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Dans mon silence vertical

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Dans mon silence vertical

Mémoire

Geneviève Chartrand

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Dans mon silence vertical

Mémoire

Geneviève Chartrand

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

Ce mémoire se veut principalement une réflexion sur ma pratique en arts visuels. Je tente de présenter les différents concepts qui alimentent mes recherches, ainsi que la manière dont je travaille pour concevoir mes œuvres. J’évoque les notions de fragment et de récit dans l’image peinte et vidéographique. Il est question ici d’un compte rendu subjectif de ma démarche artistique ainsi que du processus de création auquel je participe. Je pose donc un regard analytique sur mon travail ainsi que sur mes inspirations, puisées à même mon expérience personnelle et intime par rapport au quotidien et au banal.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ……… p. iii TABLE DES MATIÈRES ………. p. iv LISTE DES FIGURES ………. p. v REMERCIEMENTS ………. p. ix INTRODUCTION………p. 1 CHAPITRE 9 Concepts / Ce que je vis, ce que je vois ………. p. 3 9.1 Vivre / Solitude et silence ………. p.4 9.2 Observer l’état des choses / Terreau ………. p.8 9.3 Le présent qui surgit dans le quotidien et le banal ………... p.12 9.4 Poésie et temps suspendu ………p.14 CHAPITRE 2 Procédure / Ce que je fais ………. p.16

2.1 Les notes, les listes, l’archivage : des collections de moments... p.17 2.1.1 Le journal / Les cahiers ……….. p.19 2.1.2 Le cellulaire / Capture instantanée ……….. p. 25 2.2 Les corpus : ce qui émerge………. ………. p. 28 2.2.1 Ma pratique de l’image peinte ………... p. 28 2.2.2 Ma pratique de l’image vidéographique ………p. 31 CHAPITRE ∆ Les fragments / Ce qui subsiste……… p. 34 ∆. 1 Les parenthèses ……….... p. 36 ∆. 2 L’affect, la dimension affective et la perception ………. p. 39 CHAPITRE 14 La dimension narrative / Ce qui m’incite à faire ……… p. 42 14.1 Raconter / Le récit implicite ………... p. 44 14.2 Rendre compte, témoigner ……….... p. 46 CHAPITRE 5 Exposition / Proposition ……….. p. 48

CONCLUSION ……….. p. 51 BIBLIOGRAPHIE ……….. p. 53 ANNEXE ……….………... p. 55

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LISTE DES FIGURES

Figure 1 : John Cage, À la recherche du temps perdu, photo, Guido Harari, 1970 Figure 2 : Photographie numérique, Note 138, Geneviève Chartrand, 2017

Figure 3 : Détail, acrylique sur bois, 12 po x 12 po Sans titre, Geneviève Chartrand, 2015

Figure 4 : Détail, acrylique sur bois, 12 po x 12 po, Sans titre, Geneviève Chartrand, 2015

Figure 5 : Photographie numérique, Note 33, Geneviève Chartrand, 2017 Figure 6 : Capture vidéo, Note 482, Geneviève Chartrand, 2017

Figure 7 : Acrylique sur toile, 36 po x 48 po, Souvenir de camping, Geneviève Chartrand, 2017

Figure 8 : Détail, acrylique sur toile, Geneviève Chartrand, 2016

Figure 9 : Photographie numérique, Note 224, Geneviève Chartrand, 2017 Figure 10 : Mes cahiers, 2017

Figure 11 : Note 54, cahier 5 Figure 12 : Notes, cahier 1, 2015 Figure 13 : Notes, cahier 2, 2016 Figure 14 : Notes, cahier 3, 2016 Figure 15 : Notes, cahier 4, 2016 Figure 16 : Notes, cahier 4, 2016 Figure 17 : Notes, cahier 3, 2016 Figure 18 : Notes, cahier 4, 2016 Figure 19 : Notes, cahier 1, 2015 Figure 20 : Notes, cahier 4, 2016 Figure 21 : Notes, cahier 6, 2017 Figure 22 : Notes, cahier 5, 2017

Figure 23 : Photographie numérique, Geneviève Chartrand, 2017 Figure 24 : Capture vidéo, 2016

Figure 25 : Capture vidéo, 2017

Figure 26 : Acrylique sur toile, 36 po x 36 po, Tableau sans titre réellement intéressant (J’aimerais oublier), Geneviève Chartrand, 2017

Figure 27 : Capture vidéo, 2017

Figure 28 : Photographie, Il lit Lointain souvenir de la peau de Russel Banks, 2017 Figure 29 : Capture vidéo, 2016

Figure 30 : Capture vidéo, 2016

Figure 31 : Photographie numérique, Restes de la veille, 2017

Figure 32 : Acrylique sur toile, 36 po x 72 po, Did you know you can catch a fish with a banana, 2016

Figure 33 : Acrylique sur toile, 48 po x 48 po, No more beard, Geneviève Chartrand, 2016

Figure 34 : Acrylique sur toile, 48 po x 48 po, 5,4, 3,2,…, Geneviève Chartrand, 2016 Figure 35 : Acrylique sur toile, 48 po x 48 po, Partir avant dimanche, Geneviève Chartrand, 2016

Figure 36 : Acrylique sur bois, 16 po x 16 po, Sans titre, Geneviève Chartrand, 2015 Figure 37 : Acrylique sur bois, 16 po x 16 po, 20 minutes, Geneviève Chartrand, 2015

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« À certaines heures, la campagne est noire de soleil. » Camus, « Noces à Tipasa », Noces

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« I try to live my life where I end up at a point where I have no regrets. So I try to choose the road that I have the most passion on because then you can never really blame yourself for making the wrong choices. You can always say you’re following your passion. » Darren Aronofsky

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REMERCIEMENTS

Les dernières années ont été pour moi source de bonheur et de tristesse, d’angoisse et de plaisir, à parts et à intensité égales. Si ce n’était de la présence rassurante de certaines personnes, je n’en serais pas là aujourd’hui. Sans elles, ce projet de recherche n’aurait pas été possible.

Je remercie d’abord mes parents pour leur soutien et leurs encouragements, ainsi que mes enfants pour leurs sourires et leur amour constant : malgré le fait d’avoir dû composer avec une mère souvent épuisée par le travail et les études, ils ont été des anges. (Je suis désolée de ne pas avoir construit un fort dans le banc de neige cette année et d’avoir oublié la marelle et les sorties à la piscine.)

Merci à Francine Chaîné pour son appui; un chili qui a changé le cours des choses. Merci à François Bélanger qui a cru en moi et m’a redonné envie de créer. Merci à Julie Ouellet pour sa présence bienveillante, à Hélène Bonin grâce à qui j’ai choisi de poursuivre mes études à la maîtrise. Merci à Mylène Kirouac Sanche, la sœur que je n’ai pas, à Hélène Beaulieu, Yannick Nolin, Noémie F. Savoie et Charles Fleury pour leur amitié fidèle. Merci, James, pour la plus belle histoire.

Merci à Lisanne Nadeau ainsi qu’à toute l’équipe de la Galerie des arts visuels, et à mes collègues et professeurs pour les échanges constructifs. Merci tout particulièrement à mon directeur de recherche, Jocelyn Robert, qui a tout de suite compris qui j’étais et où j’allais. Il a travaillé avec moi en ce sens, me faisant voir « ce qui est » pour comprendre qui je suis et, par le fait même, accepter ma singularité.

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CHUT

Interj. et n. m.

Interjection destinée à imposer le silence. Chut! Taisez-vous!

T L’interjection est toujours suivie d’un point d’exclamation qui est souvent repris à la fin de la phrase. Si la phrase exclamative n’est pas complète, le mot qui suit le point d’exclamation s’écrit avec une minuscule initiale.

NOM MASCULIN

Mot qui demande le silence. Des chuts rageurs.1

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INTRODUCTION

Entre ici et là il y a ceci que je vois. Ça ne reviendra pas. Note no 43, cahier 2

Vous êtes sur le point d’accéder à une partie de mes réflexions. Ce texte n’est qu’une brève intrusion dans mon imaginaire, dans mes méthodes de travail et dans mes aspirations. Vous comprendrez que si je souhaite vous partager où je me situe, il n’est pas question ici d’une forme de dévoilement figée, unidirectionnelle ou scientifique.

Vous serez amenés à lire des parties qui formeront des blocs de sens, et leur place dans cet ouvrage n’a pas d’évolution précise. Il m’apparaissait logique de présenter un texte qui va de pair avec la manière dont je travaille, c’est-à-dire un espace non linéaire où s’installent des références au monde tel que je le perçois, où l’ordre n’est pas évolutif, au sens mathématique. Je vais donc mentionner certaines choses, mais pas tout. Vous serez cependant exposés au principal. Il me semble qu’il y a bien d’autres choses dont j’aurais parlé, mais je n’ai pas cet espace ici.

Dans ce document, j’aborderai la nature de mes inspirations et la phase « préopératoire » de mon travail de production. Vous survolerez ensuite les différents états qui m’intéressent, le silence notamment, et les concepts du fragment et du quotidien. Puis les corpus que j’ai explorés seront dévoilés, ainsi que les différentes parties qui les composent. Je traiterai de peinture, de vidéo et du journal personnel qui existe d’abord comme système. Bref, ce texte présente ce que j’ai fait pendant mon parcours à la maîtrise.

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Après cette lecture, vous aurez une meilleure vue d’ensemble de ce qui a animé mes recherches au cours des deux dernières années. Vous pourrez aussi entrevoir qui je suis, à travers ce que j’ai fait, ce que j’ai exploré et ce qui m’intéresse. Vous verrez ainsi émerger une constellation d’idées; peut-être serez-vous en mesure d’effectuer des liens, et les morceaux formeront alors un ensemble. Mais il faudra que vous traciez vous-même les lignes entre les points si vous désirez voir apparaître une figure.

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CHAPITRE 9

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9.1 Vivre / Solitude et silence

« Et tout le reste n’avait plus d’importance désormais. J’étais là à cet instant, il n’y avait que moi et cela, au même endroit, dans un même monde. » Note 41, cahier no 1

Fig.1 John Cage, À la recherche du temps perdu, 1970. Photo : Guido Harari2

Le moment de créer n’arrive pas seul. Il ne survient pas subitement. Certaines prédispositions sont nécessaires avant que le désir de création ne surgisse; bien avant que la possibilité d’assembler différents éléments se manifeste. Dans mon cas, c’est le silence qui me permet de pénétrer dans cette zone de réceptivité et de sensibilité au monde. Ici, je ne parle pas de l’absence de bruit. Je fais référence à mon silence. Le mien, celui auquel je m’abandonne. Ce moment où je me tais, où je suis disponible aux histoires et au mouvement de l’univers.

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Je suis prise au milieu de tant de choses dont je ne saisis pas la portée, et sur lesquelles je n’ai aucun contrôle. Il y a tant de composantes extérieures et étrangères sur lesquelles je n’ai aucune influence ni incidence : les guerres horribles, la politique corrompue, la beauté et le foisonnement des cultures des différents pays, la vitesse étourdissante et les obligations qui étouffent, puis les responsabilités ingrates, aussi distinctes les unes des autres selon le rôle que je porte. Je dois alors m’arrêter de temps en temps et « être ». Ainsi, bien qu’enveloppée dans cet état silencieux que je revêts, je ne suis jamais vraiment seule. Sensible à ce qui m’entoure, je suis submergée continuellement par les effets des sons et des mouvements qui me précèdent, par les gens qui me suivent et par ces paysages qui jalonnent ma route.

Notre monde est complexe. Nous nous plaisons à le dire, voire à le scander. Ce constat nous permet de nous confondre en excuses devant notre incapacité à le prendre à bras le corps. Nous prétextons à juste titre la course effrénée, la carrière, la famille, le trafic, les horaires et le peu de loisirs… évitant de nous engager ailleurs, dans ce qui compte vraiment. Nous répondons en nous aveuglant de tout, prétextant l’absence de prise envers la machine en marche, l’ordre préétabli, le chemin qui suit son cours. Qu’y aurait-il mieux à faire, de toute manière, dans notre vie quotidienne? Pourquoi changer quelque chose alors que tout tourne sans notre consentement? Ou plutôt par notre consentement tacite, du fait que nous n’y comprenons rien? Nous répondons au monde par un excès de silence.3

La solitude me permet cette ouverture à ce qui est autour de moi, à ce qui existe, là, ici et maintenant. L’attente (j’attends), l’errance (j’erre), les déambulations, les pauses, les rencontres, l’amitié et l’amour sont autant d’expériences qui nourrissent mes réflexions sur le monde et sur l’art, puisque c’est pareil. J’aime être seule, même accompagnée, et surtout là où je ne suis jamais allée. J’expérimente également cette solitude lorsque je suis en groupe, entourée d’amis ou dans une foule. Puis je m’installe dans une disposition contemplative.

3 Joëlle Tremblay, « Ce qui peut être fait », Scribe, 29 juin 2017,

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Habituellement, je me retrouve isolée entre les événements. Et je regarde les autres humains vivre. Et les choses qui sont là. Et je me sens à part; différente, mais semblable à la fois. Je sais que d’autres pensent comme moi. Je ne suis pas spéciale, je suis soumise aux mêmes lois et aux mêmes mouvements que tous les autres humains. Je partage une réalité culturelle probablement semblable à la vôtre et des habitudes de vie sans doute identiques. Puis les mêmes peurs et les mêmes désirs. Mais je rêve, aussi.

Fig. 2 Point lumineux sur le reflet d’un arbre dans l’eau orangée, ligne oblique et dégradé de couleur dans une forme qui ressemble à un chapeau

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9.2 Observer l’état des choses / Terreau

J’ai mentionné que la solitude et le silence constituaient une prédisposition à l’accueil de ce qui existe autour de moi. Un état nécessaire pour voir. C’est par cette disposition mentale que je peux prendre le temps de regarder. Je m’intéresse à l’état des choses; des humains, oui, mais des objets, de la nature, des constructions, et des expériences qui traversent ces mêmes choses. Parce qu’il y a toujours des histoires qui apparaissent. Il y a les relations interpersonnelles et les mouvements d’inconnus et il y a, au travers du flux continu de la vie qui va vite, constamment des détails qui méritent que mes yeux s’y déposent. Sur ces parties qui échappent à cette coordination imposée, cette structure sociale et économique dans laquelle nous baignons jusqu’à être trop ratatinés, je préfère avoir un regard attendri et adopter une position attentive à leurs petites subtilités. Celles-ci me nourrissent et m’inspirent. Comme l’amour.

À ce sujet, Maude Veilleux soulignait dernièrement de quelle manière le sentiment amoureux existe comme une expérience suspendue sur le reste du monde :

Je ne pense pas que ce soit vraiment l’amour qui m’inspire, mais l’expérience de l’amour. […] L’amour est subversif dans la mesure où le sentiment d’amour est une mise entre parenthèses du temps social, un aparté dans une époque qui appelle une espèce de participation presque permanente des forces humaines fonctionnalisée par l’économie. L’amour, c’est vraiment le contraire de ça. C’est un moment d’arrêt, de suspension. Ce n’est pas le présent productiviste.4

Mon regard sur les choses existe de la même manière. Il échappe à toute logique de consommation ou d’économie, à toute continuité rationnelle, performative ou productive. Quand on fait quelque chose en dehors de ce temps social, donc lorsqu’on est seul ou non, c’est là que la vérité qui nous échappe apparaît. Quelque

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chose dont on n’a pas le contrôle, qui subsiste indépendamment de notre propre volonté, voire de notre existence.

La vie […] comporte cette passivité ou cette dimension impersonnelle. Pensons aux battements de cœur, à la respiration, à tant de phénomènes physiques et chimiques involontaires et inconscients. Nous nous abandonnons à la vie qui se déroule. Comme nous nous sommes abandonnés à l’existence en naissant et comme nous nous abandonnerons à la non-existence en mourant. Exister est déjà participer à une réalité qui nous dépasse. Les choses ont existé avant nous et vont exister après nous. Ce constat de notre finitude nous rend modestes. La modestie est une vertu et une force. Elle nous permet de nous ouvrir à ce qui est plus grand que nous.5

Je fais donc une observation sensible dans un premier temps, attentive à comment je me sens, et à la globalité de la chose vue, c’est-à-dire dans son ensemble. Mais je porte également un regard attentif à l’espace dans sa relation avec ce qui arrive avant et après. Si je capte une photo ensuite, c’est avec un regard de peintre que je fixe mon attention sur la composition des éléments dans le cadre.

Fig. 5 Main et motif sur une masse plus pâle dans le coin droit/contraste de jaune et de noir

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« Lui-même errant dans sa propre existence, curieux de l’autre.6 »

Wim Wenders parle dans son cinéma de ce qui est. Ainsi, il s’attarde aux parties, aux spécificités de l’environnement et de ce qui se produit comme phénomènes naturels ou soumis à la volonté ou au refus des humains qui existent, là. Il met à l’avant cet intérêt pour l’état des choses. Il en va de même lorsque je m’attarde à cette panoplie de détails qui m’apparaissent comme une chance, puisque c’est le hasard (ou appelons cela la fatalité) de mon passage et de ma condition, ici et maintenant, qui me permet de saisir cet instant.

Paul Auster fait également référence à cette idée de la contingence, c’est-à-dire ce qui pourrait ne pas être.

C’était ça, le problème. Le pays est trop vaste, là-bas, et après quelque temps il commence à vous dévorer. Je suis arrivé à un point où je ne pouvais plus l’encaisser. Tout ce foutu silence, tout ce vide. On s’efforce d’y trouver des repères, mais c’est trop grand, les dimensions sont trop monstrueuses et finalement, je ne sais pas comment on pourrait dire, finalement cela cesse d’être là. Il n’y a plus ni monde ni pays, ni rien. Ça fait cet effet-là […] à la fin tout est imaginaire. Le seul lieu où vous existez est votre propre tête.7

Je ne m’attarderai pas aux notions de vérité et de réalité ici. On s’est posé la question maintes fois déjà : existe-t-il une ou des réalité(s)? Ce que je regarde est-il réellement ce que j’observe, ou bien la chose vue passe par le fest-iltre de ma perception? L’intérêt ici ne consiste pas à savoir si cela est vrai ou non, car même si le seul lieu où j’existe est ma propre tête, le désir de m’approprier les formes de l’existence continue de me suivre.

6 « À propos de Wenders », Séquences : la revue de cinéma, numéro 296, mai, 2015, p. 50. 7 Paul Auster, Moon Palace, p. 191.

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Fig. 6 Reflet lumineux bleuté dans une obscurité presque complète sur un bol de verre

Fig. 7 Souvenir des reflets bleus, soir de camping avec Audrey qui parle de Marc

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9.3 Le présent qui surgit dans le quotidien et le banal

« Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-mêmes de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. » Rainer Maria Rilke

Ainsi, je trouve mes inspirations dans ce qui est sans grand artifice. Ce qui n’est pas spectaculaire. Ce qui existe, tout simplement, et qui parfois se trouve là, par accident. (Ou alors c’est moi qui suis là par coïncidence.)

On a vite fait de qualifier « les petites choses » de banales et sans grand intérêt : ce qui est là, sans raison, sans but précis, « ce qui existe », qui n’est pas soumis à une volonté de briller, de se faire valoir, de se démarquer, ce qui n’a pas d’utilité. Pourtant, voilà selon moi tout ce qui en a, de l’intérêt.

On peut penser : pourquoi est-ce intéressant si ce n’est pas utile? Nous évoluons dans une société menée par des règles, par des normes, par une presque dictature de ce qui doit être apprécié, valorisé, cautionné, avec des gens étourdis par la consommation et la vitesse et les achats et le paraître. Nous savons que plusieurs personnes vivent constamment enracinées dans une attitude de représentation. Ces gens se meuvent dans la ville entre leur maison et leur travail, toujours plus vite, suivant leur horaire chargé et rigide. Dans une puissance qui ne vient pas d’eux-mêmes, régis par la force économique, sociale, la pression de ce qui doit être, la pression d’une morale définie, usée par l’histoire, par la norme, par la peur. Heureux est celui qui s’ouvre les yeux sur un détail. Sur l’ombre qui danse. Sur le rayon de soleil qui gît sur le béton encore mouillé par l’averse violente.

Le présent est un défi et souvent une épreuve. Il étonne, nous surprend, nous ébranle et nous heurte. Nous nous transformons parfois en machines rationnelles et efficaces afin de nous protéger de lui. Nous faisons alors comme si nous étions en dehors de la vie, la dominant

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d’une position de surplomb, mais le présent se rappelle à nous, car quoique nous voulions, fassions ou pensions, nous sommes emportés par lui. Nous sommes vulnérables au présent, à tout ce qu’il apporte de bon ou de mauvais. Cette vulnérabilité forme le noyau de notre humanité. Celle-ci n’est pas d’abord faite de langage et de rationalité, de performance et d’efficacité, mais d’ouverture et de questionnement.8

Fig. 8 La fois où j’ai cassé mon verre de vin chez Hélène. Détail, acrylique sur toile, 2016

Cette posture d’ouverture à ce qui se passe me permet de porter un regard observateur. Je suis disponible à ce qui survient avec un pas de recul : je contemple d’abord, en accueillant ensuite la poésie qui se dégage ou qui m’envahit.

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9.4 Poésie et temps suspendu

« Comme il est bon alors de se perdre ailleurs. Dans une zone oblongue. » Note 13, cahier no 1

Tous les jours, je suis soumise à la même loi du temps qui passe. Tous les jours, je me réveille dans cette pièce dont je connais les moindres détails, je me lève dans la même cuisine et je me lave dans la même douche. Nous mangeons à la table, que j’essuie et que je dresse, et la poésie me suit. Elle se trouve dans le dégât de lait qui dégouline sur le plancher de bois, dans l’orage qui passe, dans l’homme étouffé par la solitude qui croise mon chemin sans que nous échangions même un regard, et dans les cris violents de mes enfants qui font valoir leur point lors de discussions autant enfantines que réfléchies. Parce que tout part du cœur. Et si autant de banalités et de désordres me font vibrer, je m’applique à en préserver le moindre détail. Le moindre son, l’ombre et la couleur.

Catherine Dorion, dans son récent essai Les luttes fécondes, pose cette question : « Qu’est-ce qui se cache en dessous de nos conditionnements? La moindre découverte est passionnante. On peut s’entraîner à y voir mieux en cultivant un regard neuf sur l’ordinaire. En misant sur la sobriété, pour faire du ménage dans notre univers mental […] En cherchant la matière.9 »

Le monde n’est pas fixe; il est mouvant, il se transforme sans cesse. Pourquoi se fasciner pour le flamboyant, le sublime, le merveilleux, le sensationnel, alors que tout cela n’est que de passage, éphémère et très vite obsolète? Puis on s’en lasse, de toute façon. Je suis davantage fascinée par ce qui reste, par les choses laissées là, par ce qui était présent avant moi et qui existera après mon passage.

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Je souhaiterais tant m’éloigner du trop, de la surenchère, de l’artifice, du fabuleux. Rester sur la ligne, dans la marge, en dehors de toute construction tracée à l’avance. À l’extérieur d’un temps cérébral, au-delà des mots qui dictent les sensations et qui racontent, normalisent, dépouillent le ressenti de sa juste expérience vivante. Loin d’un ensemble de références normatives, en dehors de toute justesse et de toute rigidité de pensée intellectuelle. Mais bien que je me raconte toujours en mots quand même (je sais que je ne peux y échapper), je me laisse parfois émouvoir, car la poésie est déjà là; je ne l’invente pas. Je ne fais que la rendre visible en la sortant de son contexte.

Fig. 9 Pluie sur l’escalier de bois chez Isabelle, quatre lignes verticales à gauche et cinq sections horizontales de largeurs différentes/bande noire dans le bas

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CHAPITRE 2

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2.1 Les notes, les listes, l’archivage : des collections de moments

Je me gave de ce qui m’entoure comme si je devais tout mémoriser. Et je note. J’écris, je peins, je photographie et je filme. Je veux garder la trace de ce temps asocial, cet espace de solitude. Cette solitude collective. Dans des cahiers, parfois, là où je dessine, note, grafigne et gribouille, ou dans mon cellulaire, petit objet à portée de main, avec lequel je photographie, filme ou souligne.

Fig. 10 Mes cahiers

Si de cette ouverture à la réalité naît la volonté de garder une trace, est-ce par souci de pérennité? Ou plutôt par désir de faire durer le temps plus longtemps? Mes notes agissent comme un album de famille dont on se plaît à tourner et retourner les pages pour revivre le passé. Mélancolie ou nostalgie? Désir de préserver la vie ou peur d’oublier? Peut-être parce que j’ai peur de m’éteindre. Si je meurs, que restera-t-il de moi? Je ne répondrai pas à ces questions aujourd’hui; je me contenterai de raconter ce qui me motive dans l’acte d’évoquer des fragments du quotidien à l’intérieur de mes carnets.

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« Un jour, dans dix ans, peut-être moins, alors que les larmes couleront en rivière pour d’autres raisons, et que les arbres auront grandi, je n’aurai que pour seul souvenir cet instant violet. » Note 18, cahier no 3

J’écris, bien entendu. Je raconte, je dresse le portrait de ce qui m’habite, de ce dont je suis témoin. Je vois en chaque chose une source d’inspiration. N’est-ce pas le fardeau de l’écrivain? Aussi, j’épie les autres; j’entends d’abord, j’écoute, je scrute, et je note. Je note. Encore. Je traverse la ville comme un imposteur.

Anonyme, je suis cette caméra cachée qui observe, non pas à la recherche de maladresses ou de délits. Mais à l’affût de poésie. Que puis-je faire sinon collectionner les instants, aussi brefs soient-ils parfois? Les instants partagés, les instants aperçus, les instants volés. Ceux auxquels je participe, ceux auxquels je suis insoumise. Ceux qui m’avalent comme ceux dont je souhaite me défaire. Animée par l’amour ou la peur. Encore. Selon les jours, selon les heures. Mais toujours portée par cette constatation d’être. D’être. (Vivante.)

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2.1.1 Le journal / Les cahiers

Je tiens un journal de bord. Chaque jour. C’est avant tout un système qui me permet de garder une trace, mais il ne s’agit pas d’une manœuvre laborieuse ou d’une recette figée et contraignante. D’abord un outil de travail, mes cahiers et mes notes sont devenus la principale partie de ma démarche. Un passage obligé. C’est un système.

À l’intérieur d’un désordre, nous instaurons des systèmes de probabilités purement provisoires, hypothétiques, complémentaires d’autres systèmes que, dans le même temps ou par la suite, nous pourrons également assumer; ce faisant, nous jouissons précisément de l’équiprobabilité de tous ces systèmes, et de la disponibilité ouverte du processus pris dans son ensemble.10

Il y a toujours un cahier dans mon sac; un pour écrire, un pour dessiner. Il existe déjà tant de compositions abouties partout où je vais, je me dois de conserver des traces de ces agencements. Partout, des tableaux vivants, des couleurs parfaitement assorties, des formes et des motifs qui dialoguent et se répondent. Chaque chose est prétexte à trouver sa place plus tard dans une composition en peinture. S’ils incarnent un système de collectes de données, ces recueils deviennent aussi des petits dictionnaires visuels. Ils existent d’abord comme outil de référence, mais demeurent des objets autonomes qui, au-delà de posséder une fonction d’archivage, deviennent un peu des livres d’histoires. En marge du récit, souvent, ils ouvrent cependant à des bribes, à des murmures et à des chuchotements. Ils existent de la même manière que les albums de vacances et les carrousels de diapositives que je regardais, enfant. Dans les cahiers se trouvent des mots, des dessins, des phrases déconstruites, des idées, des citations. Mais aussi des croquis. Garder une trace demeure une fixation.

10 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, p. 106.

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Écrire (noter), c’est prendre une distance, se placer dans un état d’interruption momentanée avec l’action de marcher ou de se trouver dans une logique de production ou d’efficacité. C’est demeurer disponible à la contemplation du monde.

Fig. 12 Notes, cahier no 1

L’aventure aléatoire du journal produit un texte non organisé, sinueux, décousu, ressassant, dont le mouvement laisse toutefois percevoir un rythme ténu et insaisissable. […] L’enchaînement et la fragmentation ne sont pas sans laisser percer la mélodie particulière d’une existence […] qui coule, s’étire et rend la mélodie singulière.11

Si les mots permettent d’étaler un récit intérieur, il arrive aussi qu’ils soient utilisés en description, sans aucune dimension subjective ou romancée. Les dessins et les croquis, dans ces cahiers, constituent également le reflet d’une transposition de la chose vue, où l’interprétation passe seulement par l’écart entre le réalisme et le résultat dessiné.

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Fig. 13 Notes, cahier no 2

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Fig. 15 Flots. Au bord du fleuve, 15 mai 2016

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Fig. 17 Notes, cahier no 3

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Fig. 19 Notes, cahier no 1

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2.1.2 Le cellulaire / Capture instantanée

Des photos, des vidéos. L’instant mordu. Vif. Pris en otage. Volé. Figé. Du matériel à garder pour plus tard. Ce qu’il reste : une référence de la stabilité du passé. Encore des questions. Pourquoi suis-je donc à ce point terrorisée par l’idée de disparaître? Pourquoi vouloir à tout prix garder/laisser une trace? Est-ce une espèce de dimension narcissique morbide? J’ai plutôt envie de croire à un désir criant de partager une vision du monde.

De la même manière que mes collections de croquis ou de textes existent, les photographies et les vidéos possèdent cette fonction d’archivage dans un premier temps. Si je m’installe facilement dans une situation d’écriture, où il est évident que le contexte demande une prédisposition calculée, je me positionne différemment lorsque vient le temps de filmer ou photographier. En fait, je vais davantage choisir un cahier lorsque je suis en mode contemplatif et que j’ai le loisir d’être immobile. Toutefois, si je me trouve en déplacement, je prioriserai mon cellulaire pour prendre une photo ou effectuer une capture vidéo. Il en va toujours ainsi : je m’en remets au hasard, je ne cherche pas à trouver. Parce que de toute façon, on ne trouve que rarement ce que l’on cherche. Il reste néanmoins possible que je puisse rapidement déposer des mots dans un cahier, mais rarement je prendrai le temps de dessiner si je suis en mouvement. L’appareil photo engendre ce rapport avec la vitesse. La prise de vue soudaine, accessible me rend ce service et m’obsède.

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Bien sûr, la rapidité d’exécution est à considérer lorsque j’utilise mon téléphone pour prendre une photo. Il s’agit d’une manière facile de saisir l’instant, avec toutes ses qualités. La photographie et la vidéo m’offrent une relation à la réalité plus directe. Une porte d’entrée vers une presque exactitude de la vie, dans sa singularité. Un moyen de m’approprier le reste : les morceaux de ce qui existe en dehors de moi et dont j’ai envie de capter l’ambiance particulière, la lumière spécifique, le mouvement distinctif ou l’aspect quelconque.

Fig. 23 Lignes horizontales et obliques qui s’entrecroisent sur un fond gris (J’attendais de tes nouvelles, mais tu étais loin et ici il faisait brume.)

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« Chaque note est un petit projet d’écriture de soi dans le dessein d’ensemble du journal. » Michel Braud À propos de la photographie, on a quelques fois parlé de la possibilité de figer l’instant de manière instantanée, de permettre la pérennité du moment, de garder l’image de « ce qui est » dans sa totalité visuelle, ce que la peinture ne permet pas tout à fait.

Cette possibilité de capter le « réel » et de conserver une image du monde observé me fascine. Je l’ai déjà exprimé clairement : si je photographie ou filme, c’est pour tenter de capter l’essence de ce que je vois. C’est pour arracher des morceaux de possible. Je cadre, bien sûr, je choisis de pointer vers une direction suivant un regard personnel sans doute, et subjectif il va de soi, mais ce qui est là est là. Et je me permets de saisir l’occasion, à tout moment, pour figer la nature de ce que mes yeux aperçoivent. La marge devient moins floue entre la manière dont j’esquisse des prises de vue et le geste de peindre. Avec mes photographies et mes vidéos, je me trouve plutôt dans une position de réception. J’adopte un état de présence, contrairement à la peinture où je m’y réfère pour le rendre visible. Ici devant l’immédiat, il n’existe pas de croisement de sens. Pas de dégradation, peu d’écart. Je suis face à l’état des choses. Simplement. Je suis plus près du rapport au temps. J’attrape ce qui tend à fuir. Lorsque je présente ces images, il m’intéresse davantage de proposer un « je » qui devient « nous » parce qu’il interpelle. Je souhaite ensuite établir un regard de « ce qu’il y a », tout en permettant la rencontre avec un univers sensible qui évoque sans tout dire. Que le regardeur puisse se raconter sa propre histoire à travers l’image proposée et entrer en contact avec l’être ailleurs, « l’être ailleurs étant l’être là par rapport à un ensemble concret de choses ustensiles.12 »

12 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, p. 391.

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2.2 Les corpus / Ce qui émerge

Dois-je déclarer maintenant que mon parcours comme artiste se manifeste principalement au travers de cet intérêt pour l’image? Dois-je annoncer que mes préoccupations formelles et expressives s’y rapportent directement, et que c’est principalement là que réside le résultat d’un long processus vivant? Comme Andreï Tarkovski le résume de manière limpide : je cherche à trouver le sens du temps dans l’image, qui s’intègre réellement à ma perception de la vie non pas représentée, mais comme le reflet de ma perception de celui-ci13.

En ce sens, j’ai d’abord peint pendant toute une année. L’atelier représentait pour moi la possibilité de rendre visible des « morceaux de vie », mais sans tout montrer. La matérialité de la peinture me permettait de créer un univers imaginaire dont j’étais la seule à comprendre le sens. Je me cachais dans les lignes et les couleurs et les motifs. Je pouvais témoigner d’une histoire et raconter des moments personnels sans avoir à utiliser des mots, sans avoir à me dévoiler.

2.2.1 Ma pratique de l’image peinte

Avec de la toile montée sur faux-cadre comme support, ou du bois ou encore du papier, j’ai joué à assembler des formes. L’acrylique, les crayons, le pastel m’aidaient à former des espaces. J’ai travaillé de manière à créer des univers picturaux durant une année complète. Je pouvais voir émerger des compositions picturales dont les référents étaient ces détails empruntés à un élément important d’une histoire, à une conversation entendue, à une expérience vécue ou un objet aperçu; toutes ces petites choses dont j’ai évoqué l’intérêt précédemment. Ainsi, un rideau, une partie d’une chaise, une trace sur le plancher ou le mur d’un immeuble en ruine devenaient la source, la référence à l’histoire que j’avais envie de créer. Peu importe leur nature, ces éléments étaient réinventés, transformés

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en taches, en lignes, en textures diverses. Des codes en quelque sorte cohabitaient dans un même espace pour garder des bribes d’un univers désormais disparu. Je savais, au début de mon parcours à la maîtrise, que je souhaitais poursuivre une pratique en peinture, et je ne travaillais pas de cette manière avant. Je procédais plutôt de manière intuitive pour peindre et ne possédais pas de but précis quant à mon propos. Je me suis toutefois vite lassée d’appliquer des pigments colorés sans but et sans intention. Bien entendu, j’ai toujours considéré les compositions formelles et la relation entre les éléments de la surface peinte, mais ce n’était pas assez, et je m’ennuyais. Quand j’ai compris que ma collecte de données pouvait servir à rendre mes créations plastiques plus vivantes, j’ai vu s’opérer un changement dans la nature de mon travail.

Les dispositifs que je mets en place pour évoquer ce qui m’habite ou ce que j’observe, en amont, se présentent dans l’image parfois avec des signes isolés, parfois dans un univers plus chargé. La transposition d’une vision de la réalité dans une création, en peinture particulièrement, nécessite un contact avec le support, et la matière implique des gestes, pour que tranquillement la composition s’installe et propose l’évocation. Comme Merleau-Ponty l’a habilement dit : « Le tableau n’offre pas les traces de la vision du dedans à l’esprit pour lui donner une occasion de repenser les rapports constitutifs des choses, au contraire c’est au regard que le tableau offre les traces de la vision du dedans afin que celui-ci épouse les choses.14 »

Je veux créer des images qui réfèrent à cet instant singulier par des signifiants particuliers. Ce qui m’entoure, ce qui m’habite, ce que je vois, ce qui arrive, je veux le transposer en une sorte de mise en abîme. Ainsi, « l’infini dehors est rabattu sur l’infime dedans15 », non pas dans un désir de transposer « la vraie vérité vraie »,

14 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 18. 15 Pierre

Bertrand, Ouvert à ce qui nous dépasse, p. 96.

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mais de l’utiliser comme prétexte pour que quelque chose de nouveau arrive. Un écho.

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2.2.2 Ma pratique de l’image vidéographique

« Si l’image peinte est construite par moi, l’image vidéo n’a rien d’une construction, elle est là. » Note 6, cahier no 1

D’abord un outil de travail, comme je l’ai mentionné plus haut, ces notes vidéographiques sont tranquillement devenues matière. Ce n’est en fait qu’au terme d’une année de travail que j’ai commencé à utiliser les images vidéos, recueillies dans mon cellulaire, pour les assembler en collage. Jointes en séquences (où aucun souci de qualité photographique ne prédomine), ces images deviennent elles aussi les composantes d’un récit non linéaire dont les indices participent à l’évocation du temps passé. Aussi, bien souvent, elles constituent de simples compositions de lignes et de couleurs. Encore une fois, une certaine disposition émotive et personnelle alimente la structure et le rythme des séquences. Mais une fois le montage terminé, elles deviennent autonomes et se répondent l’une l’autre.

La vidéo, si elle existe pour moi comme témoignage, demeure avant toute chose la trace de ce qui a été. Sortie de son contexte, elle se présente ensuite comme une illusion du réel. Parce ce que les images sont placées entre d’autres images provenant d’un lieu différent, et appartiennent à une autre histoire, elles agissent alors comme ce qu’elles sont en réalité dans leur essence la plus singulière : des fragments de quelque chose de plus grand. Des morceaux indépendants, dont chaque partie fonctionne désormais dans un ensemble, qui ne correspondent plus à une réalité chronologique. Cela me permet de délier le fil conducteur du moment continu pour en extraire les parties et les révéler en images nouvelles.

Ces « scènes » ainsi assemblées présupposent une boucle sans fin dont l’univers ne s’avère plus tout à fait discernable, comme dans un rêve.

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« Le flux filmique ressemble davantage au flux onirique que ne lui ressemblent d’autres produits de la veille.16 » Peut-être à cause de l’impertinence qui choque ou de la non-continuité.

Fig. 27 Cercle lumineux dans une section plus foncée découpée au quart, ligne courbe dorée dans le haut et objet triangulaire presque au centre. Détail d’une séquence vidéo.

À ce sujet, Jean-Pierre Esquenazi précise qu’il ne s’agit pas de confondre ou d’associer film et rêve; il amène tout simplement l’idée de présence, qui conduit à un état similaire :

[L] e rêve est une pure présence, où le rêveur est entièrement situé, sans possibilité de s’en dégager. Le rêveur est immergé dans le rêve. S’il y a un sujet dans le rêve, celui-ci s’y trouve enfermé. Et, justement, l’analyse du rêve consiste à obtenir du rêveur qu’il s’en détache par le procédé des associations. Par contre […] le film, s’il construit effectivement un « sujet-dans-le-film », offre en même temps une perspective sur ce sujet. C’est-à-dire que ce sujet, quelle que soit la forme qu’il prenne, est en même temps vécu et contemplé : c’est l’articulation entre « voir » et « se voir » au lieu de la suture qui détermine la place complexe du spectateur.17

16 Christian Metz, Le signifiant imaginaire, p. 153.

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Mais si je peux me permettre ces rêves éveillés, j’aime en garder les indices. Et transformer mes visions en souvenirs. Gaston Bachelard, en 1954, analysait les concepts d’image et d’imagination, et comment ils surgissaient avant l’idée :

Nous connaissons tous cette zone moyenne où les songes nourrissent nos pensées et où nos pensées éclairent nos sens. [...] Nous sommes des dormeurs éveillés, des rêveurs lucides, nous vivons un instant comme si la dimension humaine s’était agrandie en nous. Nous nous expliquons notre propre mystère.18

Des semblants d’histoires émergent, des séquences assez longues sans mouvement de caméra se suivent dans un ordre non linéaire. Je suis dans une posture qui tend vers l’idée du film, sans en maîtriser les composantes attendues. Je suis sur le chemin d’une histoire dont la continuité et la linéarité s’avèrent inexistantes. J’effectue un travail de description d’abord, mais dont la finalité ne consiste pas à décrire. Il s’agit plutôt de suggérer des parties du monde extérieur qui nous renvoient à nous-mêmes. C’est-à-dire à notre relation au monde. Au difficilement nommable, à ce qui relève du domaine de l’impression de cette expérience suspendue.

« J’aimerais croire à une vérité au-delà de l’illusion, mais j’en suis venue à la conclusion qu’il n’y en a pas. Parce que, entre la réalité d’un côté et le point où l’esprit la heurte de l’autre, il y a une zone intermédiaire, un liseré irisé où la beauté vient au monde, où deux surfaces très différentes se mêlent en une masse indistincte pour offrir ce que n’offre pas la vie; et c’est l’espace où tout l’art existe, et toute la magie. » Donna Tartt

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CHAPITRE ∆

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« Je me sens comme un prisonnier qui, de retour d’une longue peine, débarque soudain parmi les fracas, les hurlements de la vie. Je suis pris d’une curiosité impossible à réfréner. Je note, j’observe, je regarde partout, tout est irréel, fantastique, effrayant ou ridicule. J’attrape une poussière qui vole dans l’air, c’est peut-être le début d’un film — quelle importance? » Ingmar Bergman

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∆. 1 Les parenthèses

« Une quête de l’approfondissement de l’ennui non comme l’amour de rien, mais l’acceptation et le goût de ce qui se répète jusqu’à l’insignifiance. Compromettre mon corps aux lois de l’inéluctable. Éviter un rapport immuable. Loin du réel. Suggérer un état de vide proche

du non-être qui crée un rapport de séduction avec le quotidien. » Pierre Beaudoin Je considère chaque chose comme un élément unique. Et éphémère. Lorsque je transpose en création, je crée cette mise en parenthèse. Tel un aparté, je me parle à moi-même, je divulgue une pensée, un regard sur ce qui participe à une étendue plus vaste. Bien souvent, la réalité me glisse entre les doigts. Elle fuit. Et encore une fois, je suis prise avec la tâche de reconstruire, de tenter de redonner vie à un moment quelconque en le figeant comme je peux.

Cependant, une fois de plus, ce n’est pas tout à fait ça. Parce que c’est moi qui en parle, parce que c’est moi qui traduis, qui transpose, qui évoque, qui perçois, qui partage de manière subjective l’impression d’un état vécu, subsiste une sorte d’incomplétude. Ce sur quoi je fixe mon attention constitue seulement le morceau de quelque chose d’immense, qui me dépasse.

Je perçois aussi mon travail comme un amalgame de parenthèses, ou une série de bouts d’histoires. Qu’est-ce que la vie de toute façon, sinon une suite d’épisodes, de souffles entre deux choses? Chaque moment, dans sa singularité, existe en constante suspension entre un avant et un après. Dès que mes yeux se posent sur une situation ou que je pose un regard observateur, analytique ou voyeur sur le temps qui passe, je suis soumise simplement à cette constatation du temps qui coule, qui se détend, qui m’amène vers cet ailleurs.

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7 juin 2017

Pendant que j’écris ces lignes, un homme siège sur le même banc de parc que moi. Il boit un café sûrement devenu froid, tiède peut-être. Il se trouve là depuis longtemps. J’observe ses vêtements, la peau de ses jambes. Des taches de rousseur. Il porte une chemise avec des imprimés de feuilles tropicales. Il a choisi cette chemise ce matin, parmi tous ses vêtements. Il affiche une soixantaine d’années, une barbe blanche et des cheveux fraîchement rasés. Je me demande où il vit. S’il a une famille, une amoureuse. Il tousse beaucoup.

Fig. 28 Il lit Lointain souvenir de la peau de Russel Banks

Tout à l’heure, il partira et je ne saurai rien de plus de lui. Je ne saurai rien de tous ceux qui passent devant moi. Et je suis prise d’un vertige. Des rires se perdent plus loin. Quelques femmes dans la quarantaine mangent ensemble. C’est une réunion amicale; elles ont laissé leur quotidien pour se rejoindre. Plus tard, ce soir, je vais peindre. Une feuille comme celle de la chemise de cet homme. Puis quatre formes dont des rires s’échappent. Et des lignes plus foncées pour faire référence aux éléments de l’installation qui se trouve juste là.19

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In between

Je n’avais pas cette conception de mon travail jusqu’alors; à travers cette constatation que tout ce qui m’entoure existe en instants figés. Souvent, je me dis que je me trouve en plein souvenir. Je l’ai déjà énoncé plus haut, ce travail d’archivage peut rappeler un album de famille, où une pile de polaroids qui deviennent des preuves de ce qui a été, entre un avant et un après.

Bien entendu, ces parenthèses sont constituées de morceaux : des fragments du flux continuel vivant. Des détails, d’infimes parties d’un ensemble plus vaste, plus grand, qui n’ont pour seul lien que d’appartenir à ma réalité, du moins à la perception que j’en ai et au regard que je pose sur elle.

J’essaie de simplifier ces histoires dont je suis témoin par des mises en récits picturales : en peinture grâce aux propriétés formelles et matérielles ou par la succession d’images vidéos en collage. Par des assemblages, j’arrive à composer ces juxtapositions de moments. Mes créations peuvent ainsi se lire simplement. Sans prétention. Le mini fragment qui renvoie à une zone plus large et mystérieuse, qui nous rappelle cet ailleurs inconnu, suggère un avant effacé. Ici, les fragments existent pour reconstruire. Ils résonnent les uns avec les autres pour créer du sens. Ils sont un milieu.

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∆. 2 L’affect, la dimension affective et la perception

En réfléchissant au traitement de l’image, je me demande alors comment, à partir de l’idée du saisissement20, je procède pour témoigner de cet état. L’affect agit

comme moteur de la création, il s’avère déterminant dans ce qui reste du moment en question. Parce que la charge émotionnelle survit et perdure dans le temps. Elle existe dans la mémoire.

Il n’y a de simultanéité entre passé et présent que subjective, puisque Bergson l’a montré dans matière et mémoire, toute mémoire est mémoire d’une perception, inscrite dans l’espace et dans le temps. Le souvenir se prolonge dans le mouvement qui correspond à la perception et se fait adopter par elle.21

La réalité, elle, demeure ouverte à d’autres points de vue. Jamais elle ne sera complètement découverte, puisqu’elle ne cesse de devenir et d’engendrer d’autres formes de vie, porteuses d’autres sensibilités et d’autres intelligences, d’autres intérêts et d’autres désirs. Chaque individu humain est un devenir et traverse par conséquent une multitude de points de vue. L’affect par l’excellence du vivant est l’étonnement. Le vivant ne cesse de découvrir une facette ou une dimension de la réalité qu’il ne soupçonnait pas. Il s’ouvre à une puissance de vivre qui était demeurée latente. Il voit les choses autrement. Ce qui était connaissance devient ignorance, ce qui était vérité devient illusion. Naissent de nouvelles vérités, de nouvelles visions. Réalité et vie sont surabondance et prolifération.22

Ces collections de notes servent donc un but premier : transposer en création plastique ou vidéographique cette vision initiale, cette perception personnelle et subjective du temps et de l’espace. Je n’avais pas remarqué que je collectionnais de la matière. Mais j’ai vite fait de découvrir que mes vidéos et mes photos nourrissaient mes compositions picturales. Et que, à l’inverse, j’abordais ces dernières comme des tableaux. En peinture, mes façons de procéder renvoient à cet affect; avec la vidéo, c’est aussi celui-ci qui fait surgir l’image.

20 C’est Anzieu qui, dans Le corps de l’œuvre, amène cette idée du saisissement dans le processus créateur. 21 Marie-Hélène Boblet Viar, L’incandescence de l’immuable ou les paradoxes simultanéistes du Dialogue intérieur,

Université Paris III, Sorbonne.

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Fig. 29 Deux cercles dans un rectangle sous un motif fleuri près d’une tache bleue

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Bien sûr, ce dont je garde les traces, les souvenirs, la mémoire, ce sont des éléments qui revêtent une dimension affective pour moi. Des choses dont l’expérience intime existe par ma perception et par la charge émotionnelle immanente qui s’y rattache. Je n’affirme pas que tout se rapporte à moi, et à mon expérience, mais assurément à la réaction que produit en moi l’observation de telle ou telle chose.

C’est là, à partir de cette dimension affective, que noter, transcrire, évoquer et transposer s’impose. Pour ne pas oublier, pour donner le temps de porter son regard vers ce qui passe inaperçu d’abord, puis pour se permettre d’y revenir. Considérant d’abord le temps qui estompe, mais prenant également en compte la dimension poétique qui ouvre à une nouvelle lecture. Parce que le simple fait d’accorder de l’importance à quelque chose qui, a priori, n’en a pas, c’est sublimer cet état initial pour lui donner de la valeur.

Ces recueils, une fois remplis, consignés, immobiles, ressemblent à des artéfacts. Ils sont les restes de ce qui fut. Ils sont les indices d’un temps passé, ils existent comme objets de la mémoire.

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CHAPITRE 14

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« Ce jour-là. Tout a commencé ce jour-là. C’était un 7 avril. Il neigeait à peine. Mais aussi. » Note, cahier no 2

« Comme elle est lourde soudain la pluie Sur le parapluie que j’ai volé À l’épouvantail » Kyoshi23 « Ne pas chercher à remplir ce qui doit rester accueillant au vide. Ne pas chercher à émonder ce qui ne demande qu’à éclore librement. » Maurice Coyaud

Si je me permets de solliciter, d’emprunter, de me vautrer dans ce que je vis, ce n’est pas par prétention d’avoir quelque chose à dire de mieux ou de plus. Je procède méticuleusement à la décortication des différentes parties de la vie, la mienne en l’occurrence. Un peu à la manière de Sophie Calle, je participe à puiser dans les moments intimes les composantes des œuvres que je propose.

Je ne saurais dire si j’agis par nostalgie ou par mélancolie. Je reviens de nouveau avec cette question. Il y a peut-être un peu des deux, ou pas. Je comprends que ce recensement vers la présentation agit en continu : je me sers des composantes des événements et je garde un ou des détails pour révéler ensuite une partie d’histoire. Que je place ailleurs. Et que je mélange. Car je vois la vie en séquences.

Comme les haïkus qui célèbrent l’évanescence des choses, mes créations sont le reflet de simples morceaux et n’ont pour seul intérêt d’exister parce qu’elles ont l’humanité d’avoir été faites. Si le désir de récolter des images à foison s’avère déterminant pour la collecte de données visuelles, ainsi que pour la création d’images, le désir de raconter demeure également une issue fragile. Si je ne compose pas d’histoires à proprement parler où des rôles et des personnages s’entremêlent ou s’animent, il reste que je propose des strates de sens qui incitent à référer à ce qui a été. Il s’agit pour moi d’une sorte de jeu.

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14.1 Raconter / Le récit implicite

Je m’approprie donc ce qui ne m’appartient pas à la base pour en faire des compositions narratives. Nécessairement, ces collages de moments assemblés proposent une lecture contemplative; plus précisément, une partition de parenthèses qui ouvrent sur une réalité perdue. L’image qui reste s’avère stable. Elle demeure pour toujours. Elle est figée, contrairement à l’instant auquel elle renvoie.

Paul Ricœur dit ceci : « L’éternité est toujours stable par contraste avec les choses qui ne sont jamais stables. Cette stabilité consiste en ceci que dans l’éternel présent rien ne se passe, mais tout est tout entier présent, tandis qu’aucun temps n’est tout entier présent.24 »

Je crois que cette idée de la pérennité m’obsède inconsciemment. C’est pour cette raison que je me plais à composer des récits, souvent implicites cependant, des

compositions qui suggèrent une structure narrative parfois floue ou absente. À propos du sens du récit, Marie-Pascale Huglo25 amène plusieurs idées qui restent

pertinentes pour moi et à travers desquelles j’essaie encore de me positionner, car elles m’apparaissent cohérentes avec ma production artistique et ma démarche. Elle parle de mémoire, de perceptions, de dérives, de fictions et de fabulations. Elle dit que ces lieux communs de l’imaginaire ne constituent que de faux-semblants, là où la réalité et la vérité ne sont plus discernables et où il n’est plus important de savoir ce qui est vrai ou pas. Je souhaite étudier ces questions. Parce qu’il n’est effectivement plus important de savoir ce qui est vrai ou non, en bout de parcours. Je ne montre pas le monde; je montre ce que je vois en lui, et déjà, cela engendre du nouveau, comme une sorte de rêve dont j’impose les limites.

24 Paul Ricœur, Temps et récit, p. 46.

25 Marie-Pascale Huglo, Le sens du récit. Pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine, Presses

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Un ensemble d’images, donc, assemblées sans envolée tragique et sans dramatisation croissante. Une sorte d’ode à la mémoire.

La mémoire, ce qui reste de l’expérience passée, a la faculté d’amplifier ou de dissoudre certains éléments et de modifier les contours. En rendre compte dans une création permet la pérennité de celle-ci, dans l’évocation bien sûr. En un certain sens, le passé est plus réel, ou en tous cas plus stable, plus constant que le présent. Le présent fuit, glisse entre les doigts comme le sable, et n’a de poids matériel que par le souvenir. […] Le temps en effet peut disparaître sans laisser de traces dans le monde matériel, car il est une catégorie subjective, spirituelle. Le temps que nous vivons se dépose dans nos âmes comme une

expérience dans le temps.26

Fig. 31 Restes de la veille, triangle central et masse plus foncée à droite

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14.2 Rendre compte, témoigner

Cette représentation que je fais, mon désir de montrer, passe donc par la transposition de la chose vue. À propos de la représentation : les peintres s’installent devant un paysage pour en transposer le visuel dans une nouvelle composition, figurative ou non. Je fais un peu la même chose. De mon côté, toutefois, j’emprunte à plusieurs paysages et situations des éléments qui n’ont pas de liens entre eux, sauf celui d’appartenir à des choses que j’ai vues. Ce sont ces éléments qui composent la surface peinte ou dessinée. Je crois que mes créations constituent des collages de moments. « Des espèces d’histoires.27 »

Fig. 32 Did you know you can catch a fish with a banana, acrylique sur toile, 36 x 72, 201628

Dans mes peintures, la matérialité se trouve au service de l’évocation. Ainsi, nous sommes placés en tant que spectateurs devant une sorte de récit implicite, où nous pouvons imaginer n’importe quelle histoire, ou tout simplement apprécier les assemblages de couches et de couleurs pour leurs qualités sensorielles,

27 Terme emprunté à Michel Braud dans son ouvrage La forme des jours.

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matérielles et formelles. Je souhaite autoriser l’ambivalence, laisser la place à l’interprétation. Permettre l’équivoque. Et si l’œuvre est insaisissable, tant mieux. La charge symbolique qui existe en amont s’avère donc personnelle et subjective, et demeure vivante pour moi uniquement. Si elle constitue le moteur de la création, elle n’est toutefois pas disparue, puisque les signes et les codes demeurent visibles pour le regardeur dans une forme nouvelle qui ne m’appartient plus. Puisque dire quelque chose de précis ne représente pas une finalité, ces images fixes fonctionnent donc comme l’évocation d’un univers, où le jeu des textures et de la matière fait circuler le regard dans un mouvement aléatoire de va-et-vient. Ce témoignage reste flottant.

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CHAPITRE 5 Exposition / Proposition

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Proposition d’exposition

« This sentence should not be read by more than one person at the same time. » Eric Anderson, Opus 46, 1963

Alors j’ai choisi de dire. De partager, de montrer ce qui m’habite, d’allumer une petite veilleuse afin que quelques-uns puissent entrevoir un souffle. Un souffle de ce qui est caché, secret, qui m’appartient, que personne ne soupçonne alors que je traverse la rue pour aller acheter un peu de café.

Des images se succèdent, passent tranquillement et vibrent dans un assemblage en forme de séquences qui ne racontent rien d’autre que le temps. Qui suggèrent, et témoignent de ce qui a été.

L’exposition que je propose en accompagnement de ce texte prend la forme d’une installation vidéo. Trois projections vidéographiques se succèdent pour présenter des images en collage de moments précieux pour moi. Des lieux et des instants figés et en mouvement jouent en boucle, comme le souvenir de cet instant perdu qui tourne dans nos têtes quand on se remémore le passé. Ce sont ces notes, ces moments vécus, des lieux, des actions, souvent des instants entre deux choses. J’ai déjà évoqué les notions de nostalgie et de mélancolie; ce n’est pas dans une position de tristesse ou de perte que je garde et que je montre, mais plutôt comme le sentiment ressenti pendant un matin brumeux.

L’ensemble d’images que je propose est bien sûr choisi, mis en scène, exposé. Elles sont ainsi dénaturées, en quelque sorte. Très clairement, le montage des « entrelacs de ces fragments entre eux29» présente une succession de moments qui propose une relation au temps passé. Des images d’environ cinq secondes

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défilent comme si nous étions placés devant ce carrousel du projecteur de diapositives.

Au cours de la dernière année, je suis partie faire une « quête de sons pour film muet ». Pour moi, il s’agit d’un travail de récitation silencieuse. J’ajoute ainsi à la projection vidéo des sons trouvés lors de mes déambulations, qui agissaient alors comme des cadres. Les cloches de l’église, celle derrière chez moi, qui sonnent l’angélus. Une respiration, celle de l’être que j’aime d’amour. Une goutte d’eau dans le lavabo, quand plus personne ne se trouve à la maison et que la musique s’estompe. Puis le tic-tac de l’horloge. Ce sont des sons qui marquent des pauses, où la relation au temps qui passe m’affecte plus particulièrement. Je veux me situer dans l’espace qu’occupe ce souvenir/événement à l’intérieur de moi et sa possible manifestation — sans qu’il y ait d’équivalence — pour l’autre. Son évocation est un effleurement.

Je souhaiterais qu’une seule personne à la fois puisse avoir accès à la salle, pour se trouver isolée devant ce temps présenté. Ceci n’est pas un spectacle.

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CONCLUSION

Voilà que vous arrivez à la fin de ce que je perçois comme un témoignage. Je ne prétends pas avoir tout dit ni construit quelque révélation innovatrice. Je vous ai fait part de mes réflexions, de ce qui m’habite, de ce qui m’intéresse, de ce qui motive mes recherches et mes créations, que je vais continuer d’explorer. Tout ceci n’est pas stagnant; au contraire, mon travail s’avère en constante évolution. Il participe à un mouvement guidé par la plus simple des actions. Là où mes pieds avancent et où mes yeux se posent.

Si je pense à ma démarche, qui est parfois médiatique, plastique et parfois littéraire, je me console d’arriver à un point où j’ai envie d’explorer davantage plusieurs de ces dimensions. Mon travail me fait penser à une sorte d’autobiographie permanente. Même si mon regard se pose sur des choses à l’extérieur de moi, elles constituent le centre de ma vie. L’écriture prend de plus en plus de place dans mon travail, et le cinéma m’interpelle également. Les artistes, auteurs, cinéastes qui m’inspirent ou qui possèdent une démarche similaire continuent de me nourrir chaque jour. Ceux que je fréquente dans ma vie ou virtuellement. L’écriture, les mots d’auteurs qui racontent la vie. Je pense à Anaïs Barbeau Lavalette et Marguerite Duras, par exemple. Le surréalisme, l’écriture automatique, le cinéma de Wenders et de Tarkovski. Comme eux, je souhaite ouvrir une brèche… capturer le temps. Et rendre justice à ce qui existe dans sa plus simple expression.

Mon parcours à la maîtrise s’est modifié au fur et à mesure que j’ai pris conscience de mon processus de création, et des parties qui composent mes inspirations et mes réalisations. S’il existe un écart entre mon plan initial et le résultat, je n’en suis que plus heureuse.

À la lumière de ce qui a fonctionné et de ce qui n’a pas été concluant, en pensant à ce vers quoi je me suis tournée afin de suivre une certaine ligne directrice, j’ai

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pu percevoir dans ma manière de travailler un système qui m’est propre et qui peut exister dans sa singularité. Au lieu de tenter de reproduire ce qui m’émeut ou me fascine ou me séduit, j’ai pris conscience de mes propres limites ainsi que de mes propres besoins à travers la genèse de l’œuvre.

Ce que je percevais d’abord comme un système qui servait un but est devenu un territoire autonome. Ce que je croyais de vulgaires notes est devenu la matière brute de mon travail : mes cahiers, les photos et les vidéos dans mon téléphone, puis les dessins, les mots et les phrases qui se mélangent et cohabitent dans cet espace minimal.

Maintenant que je porte un regard sur ce que je fais, je comprends que je suis au début de quelque chose qui s’articulera de plusieurs manières. Je me sens plus libre d’explorer différentes avenues quant à l’expression intime de mon regard sur le monde et ce qui le compose. J’ai perdu la trop grande gêne qui me bloquait pour avancer, j’ai envie d’être plus directe et plus ouverte. Je désire assumer davantage une identité narrative et quand même travailler sur l’idée d’altérité qui induit l’équivoque dans mon travail.

Au terme de ces deux années d’expérimentations et de recherches, je suis d’avis que je ne fais que commencer une pratique artistique qui tend à s’installer de manière plus honnête et assumée que je ne l’aurais imaginé. Je vais continuer de fabriquer des images.

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Références

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