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Le Rwanda après le génocide : gacaca, ingando et biopouvoir

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(1)

LE RWANDA APRES LE GENOCIDE: GACACA , INGANDO ET BIOPOUVOIR

MEMOIRE PRESENTE

COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAITRISE EN DROIT

PAR

, FREDERlC PAQUIN

(2)

Service des bibliotbeques

A vertissement

La diffusion de ce mernoire se fait dans Ie respect des droits de son auteur, qui a siqne Ie formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supetieurs (SDU-522 - Rev.01-2006) . Cette autorisation stipule que «contorrnement

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(3)

RESUME

iv

INTRODUCTION 1

PARTIE I - CADRE D' ANALYSE 10

Introduction 10

1 - Principes de methode foucaldiens 11

1.1 - Foucault, la verite et le pouvoir 11

1.2 - Foucault, la genealogie et le triple passage

a

I'exterieur 13

2 - Biopouvoir : anatomo-politique et biopolitique 18

2.1 - L'anatomo-politique du corps humain (la discipline) 18 2.2 - La biopolitique du corps-espece (pouvoir regulateur) 24

2.3 - Le biopouvoir et la thanatopolitique 26

2.4 -Le biopouvoir et la justice transitionnelle 27

PARTIE II - LA STRUCTURE ET L' ADMINISTRATION DE L' APP AREIL ETATIQUE GENOCIDAIRE ET LA STRUCTURE ET L' ADMINISTRATION

DES APPAREILS GACACA ET INGANDO 35

Introduction 35

1 - Commentaires prelirninaires concernant l'histoire rwandaise 36 2 - L'histoire de la structure et de l'administration etatiques genocidaires 38 2.1 - La structure et l'administration etatiques precoloniales 38 2.2 - La structure et l'administration etatiques coloniales et postcoloniales 40 3 - La structure et I' administration des juridictions gacaca .49 3.1 - Introduction: les premieres initiatives de justice transitionnelle .49

3.2 - Les juridictions gacaca 53

4 - La structure et l'administration des camps de solidarite (ingando) 59

(4)

PARTIE III - LES PRATIQUES ETATIQUES IDENTITAIRES ANTERIEURES

AU GENOCIDE ET LES PRA TIQUES GACACA ET INGANDO 65

Introduction 65

1 - Les pratiques etatiques identitaires anterieures au genocide 66 1.1 - Les pratiques « etatiqu es » identitaires precoloniales du Royaume central ...66 1.2 - Les pratiques etatiques identitaires coloniales 69 1.3 - Les pratiques etatiques identitaires postcoloniales (fin des annees 1950­

1994) 72

2 -Les pratiques gacaca et ingando 82

.2.1 - Les pratiques gacaca 83

2.2 - Les pratiques ingando 99

3 - Discussion sur la nature et I' objectif des normes gacaca et ingando 108

CONCLUSION 114

(5)

pied apres Ie genocide de 1994, soit les juridictions gacaca et les camps de solidarite (ingando). Nous tentons de demontrer, dans un premier temps, que ces institutions gacaca et ingando s'inspirent essentiellement de pratiques etatiques anterieures qui permirent Ie genocide, et, dans un deuxieme temps, que ces institutions constituent des pratiques de

« biopouvoir » au sens foucaldien. La partie I du memoire, consacree

a

la presentation du cadre d'analyse, resume certains principes de methode foucaldiens - notamment l'approche genealogique-, et la notion de biopouvoir et ses poles (« anatomo-politique » du corps humain et «biopolitique » du corps-espece). Ensuite,

a

travers un expose historique couvrant les periodes precoloniale, coloniale (1887-1961) et postcoloniale (1961 et s.), nous divisons notre analyse du phenornene gacaca / ingando en deux parties. Sous la partie II, nous comparons la structure et I'administration de l'appareil gacaca / ingando

a

la structure et

a

I'administration de l'appareil etatique utilisees lors du genocide, soit une structure hierarchique pyramidale, autoritaire, et omnipresente sur le territoire. Sous la partie III, la comparaison se poursuit entre certaines autres pratiques - p. ex. pratiques educatives, bureaucratiques, legislatives, religieuses, et mediatiques - qui rendirent possible Ie genocide,

et certaines pratiques gacaca / ingando, notamment: la competence d'attribution gacaca ; la procedure d'aveu gacaca; les enseignements historiques ingando; et les initiatives promotionnelles (medias et discours officiels gouvemementaux) liees aux gacaca et aux ingando.

Suivant le discours officiel du gouvemement rwandais - dirige par Ie Front patnotique rwandais (FPR) depuis juillet 1994" les gacaca et les ingando sont destines, dans differentes mesures,

a

reveler la verite,

a

punir les responsables,

a

reconcilier les Rwandais, et

a

assurer,

ultimement, la transition vers un Rwanda democratique et prospere, Cependant, apres avoir constate certaines contradictions entre ces objectifs officiels et certaines pratiques gacaca / ingando, au terme de notre analyse de I'ensemble de ces pratiques - et

a

titre d'altemative au discours gouvememental rwandais officiel -, nous soutenons que l'appareil gacaca / ingando agit

a

titre de dispositif anatomo-politique et biopolitique et vise

a

impregner Ie corps social rwandais de cinq normes (ou « verites ») principales, soit: l'invalidite des divisions identitaires entre Hutus et Tutsis; Ie bien-fonde de l'identite nationale rwandaise; la vilenie des administrations passees hutues et coloniales, seules responsables du « mal rwandais »; Ie caractere indesirable d'une presence dominante hutue au gouvemement et, plus generalement, au pouvoir; et la nature legitime et bienveillante du gouvemement rwandais en place depuis la fin du genocide. Selon nous, ces normes s'harmonisent avec l'objectif suivant: assurer la perennite du FPR (et des forces incarnees par cette formation)

a

la tete du Rwanda par I'emploi de mesures relativement douces et anonymes, mais extremement etendues, economiques et efficaces, qualites associees aux mecanismes de biopouvoir decrits par l'historien et philosophe Michel Foucault.

(6)

GACACA, INGANDO ET BlOPOUVOIR

INTRODUCTION

Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), formation politique et force militaire, s'engageait en territoire rwandais depuis l'Ouganda en vue de rapatrier par les annes des milliers dexiles Rwandais, dont une majorite de Rwandais tutsis, et de renverser le gouvemement du president Juvenal Habyarimana' , Au cours du conflit anne, qui s'est echelonne sur quatre annees, des accords de paix successifs furent negocies, mais ne purent etre menes a bien. Le 6 avril 1994, le president Habyarimana etait assassine". Cet evenement sonna la mise en branle de massacres organises par les autorites etatiques rwandaises. Pendant environ cent jours, entre un demi-million et un million de Rwandais furent tues par les autorites et les milices hutues'. Ces assassinats avaient pour but premier l'elimination complete d'un groupe de Rwandais bien precis, cest-a-dire les Rwandais identifies comme « Tutsis ». Ces dem iers furent tues en tant que tels, a l'instar des Juifs tues en tant que Juifs pendant l'holocauste. Voila pourquoi il est question, dans les deux cas, d'un genocide.

Cela dit, le cas rwandais comporte des differences importantes et souleve par voie de consequence des questions particulieres. Contrairement au projet exterrninateur nazi, le genocide rwandais ne fut pas execute a l'ecart des populations civiles , par exemple dans des

'Mahmood Mamdani, When Victims Become Killers: Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda, Princeton, Princeton University Press, 2002, a la p. 159 et s. et ala p. 186 [Mamdani] ; Stefan Andersson, A Step « Not» Beyond Ethnicity in Rwanda: Political Mythology and Social Identity,

memo ire de maitrise en sociologie,Universite Lund, 2001, [non publie], a la p.87et s. [Andersson].

2Mamdani, supra note 1 ala p. 218.

) Les estimations a ce sujet varient de facon notable selon les etudes. Voir p. ex. Ie Site Web officiel de la Republique du Rwanda, sous la rubrique

«

Genocide », en ligne : <http://www.gov.rw/; Mamdani,

supra note 1 a la p.283, n. 1; Amnesty International, « Rwanda: The Enduring Legacy of Genocide and War », (6 avril 2004), en ligne: <http://web.amnestv.org/librar:y/index/engafr470082004> [AI: The Endurin g Legacy]; Gerard Prunier, The Rwanda Crisis: History of a Genocide, New York, Columbia University Press,1997,aux pp.263-265 [Prunier 1997]. Par ailleurs , il est utile de noter au passage que des allegations serieuses de crimes contre l'humanite et de crimes de guerre pesent sur Ie FPR a I'egard d'actes poses avant, pendant et apres Ie genocide de 1994. Ces actes auraient cause la mort de plusieurs dizaines de milliers de Rwandais (voir infra, note 339).Toutefois,comme nousIe verrons sous Ie point III.2.1.3, les tribunaux gacaca ne sont pas saisis de ces crimes.

(7)

camps de concentration. Les genocidaires rwandais ont plutot agi

avisage decouvert, devant

tous, et au sein meme de chaque communaute. De plus, si les technologies allemandes rendaient possible l'execution rapide d'une multitude par quelque-uns, les annes du genocide rwandais - annes

a

feu, machettes, gourdins et houes - necessitaient, pour leur part, Ie concours de centaines de milliers de bourreaux et une intense activite meurtriere de chacun. Enfin, alors que les autorites etatiques allemandes de l'epoque s'approprierent Ie plus souvent Ie role assassin, les autorites rwandaises partagerent cette fonction avec des centaines de milliers de citoyens ordinaires". Une etude de mai 2004, realisee par I'organisation Penal Reform International (PRI), evalue Ie nombre de dossiers d'accusation potentielle pour crime de genocide et crime contre l'humanite

a

761 4465• D'autres analyses estiment merne ce nombre

a

plus d'un million". Compte tenu de la population rwandaise, qui s'elevait, en aout 1991,

a

environ 7 150000 habitants", ces chiffres sont phenomenaux. Ainsi que I'affinne Marnhood Mamdani, si les historiens peinent

a

comprendre la motivation des fonctionnaires allemands

a

participer it I'holocauste, l'enigme de la participation populaire rwandaise, pour ainsi dire sans precedent historique, est peut-etre plus profonde",

Le genocide rwandais prit graduellement fin au cours du mois de juillet 1994 avec la prise de controle du pays par l'armee du FPR. Le 19 juillet 1994, un nouveau gouvernement, inspire de I'Accord de paix d' Arusha, mais domine par Ie FPR, etait mis sur pied", Depuis, la nouvelle administration s'est jure de mettre au jour la verite sur les crimes commis entre 1990 et 1994, d'eradiquer la culture d'impunite et de reconcilier les Rwandais. Toutes ces ambitions s'inscrivent officiellement dans un cadre transitionnel vers un objectif ultime :

4 Mamdani, supra note 1 aux pp. 5-6.

5 Penal Reform International, « Rapport de synthese de monitoring et de recherche sur la Gacaca : Phase pilote: Janvier 2002 - Decernbre 2005 », (decembre 2005), en Iigne :

<http: //www.penalrefonn.orglresources/r ep-ga7-2005-pilot-phase-fr.pdf>. it la p. 53 [Rapport PRJ 2005].

6 Jacques Fierens, « Gacaca Courts: Between Fantasy and Reality », Journal of International Criminal Justice 3 (2005), 896-919, aux pp. 900, 915 [Fierens].

7 Prunier 1997, supra note 3 aux pp. 263-265 (II s'agit de I'estimation gouvemementale rwandaise la plus recente it la veille du genocide de 1994). Enjuillet 2006, Ie CIA World Factbook estirnait la population it 8 648248.

A

cet egard, voir Etats-Unis, Central Intelligence Agency, « Rwanda », (rnises it jour continuelles), en Iigne : The World Factbook, rubrique concernant Ie Rwanda

<https ://www.c ia.gov/cia/publications/factbook/index.htrnl> 8 Mamdani, supra note 1 it la p. 199.

(8)

I'instauration et Ie maintien d'une societe rwandaise prospere et dernocratique'". Pour y parvenir, Ie nouveau gouvemement dit d' « unite nationale» a mis sur pied une panoplie de mecanismes judiciaires, punitifs (detentions et executions), educatifs, econorniques, urbanistiques, legislatifs, constitutionnels, institutionnels, etc. Plusieurs de ces mesures sont appelees

a

demeurer, notamment les plans de reamenagernent urbain et rural 1I, les reformes constitutionnelles adoptees en 2003 12 , et les lois regissant certains actes discriminatoires' <, les partis politiques'", la presse et les journalistes," et certains crimes internationaux".

En revanche, d'autres mesures sont, en principe, de nature temporaire, en particulier certains textes constitutionnels provisoires'", les tribunaux populaires gacaca, charges de juger la grande majorite des responsables du genocide, et les camps de solidarite, aussi appeles « ingando », destines, entre autres,

a

reeduquer la population rwandaise

a

l'ideologie de la 10 Voir ci-dessous Partie II.3.1.

II Stephen Jackson, «Relief, Improvement, Power : Motives and Motifs of Rwanda 's Villagisation

Policy», International Famine Centre, University College Cork, Ireland, (a.d.), en ligne: <http://www.ucc.ie/ucc/depts/sociology/rip/essays/rwanda.htrn [Jackson].

12 Constitution de la Republiqu e du Rwanda, adoptee par les Rwandais lors du Referendum du 26 mai 2003 tel que confirrne par la Cour Supreme dans son Arret n0772/14.06/2003 du 02/06/2003, entree en vigueur le jour de sa promulgation par le President de la Republique le 4 juin 2003, en ligne :

<http://droit.francophonie.org/df-web/publication.do?publicationId=4281> et

<http://droit.francophonie.org/df-web/displayDocument.do?id= 15841> [Constitution du Rwanda]. 13 Loi No. 47/2001 du 18/12/2001 portant repression des crimes de discrimination et pratique du sectarisme, Journal Officiel de la Republique du Rwanda, No.4 du 15/02/2002.

14 Loi organique No. 16/2003 du 27/06/2003 regissant lesformations politiques et les politiciens,

Journal Officiel de la Republique du Rwanda, no. special du 27/06/2003, en ligne :

<http://www.grandslacs.net/doc/2734.pdf>.

ISLoi No. 18/2002 du 11 mai 2002 regissant la presse ecrite et audiovisuelle, Journal Officiel de la Republique du Rwanda, 2002, no. 13 du 01/07/2002 [Loi 18/2002] ;Arrete presidentiel No. 99/01 du 12/11/2002 portant sur la structure, I'organisation et Iefonct ionnem ent du Haut Conseil de la Presse,

Journal Officiel de la Republique du Rwanda, no. 22 du 15/11/2002, en ligne :

<http://www.grandslacs.net/doc/3656.pdf> [Arrete 99/01].

16 Loi No. 33 bis/2003 du 06/09/2003 reprimantIecrime de genocide,les crimescontrel'humanite et

crimes de guerre, Journal Officiel de la Republique du Rwanda, no. 21 du 01/11/2003, en ligne: <http://droit.francophonie.org/doc/htrnl/rw/loi/fr/2003/2003dfrwlgfr l .htrnl>.

17 Accord de paix entre Ie gouvernement de la Republique du Rwanda et Ie Front patriotique rwandais,

signe

a

Arusha le 4 aout 1993 [Accord de paix du 4 aout 1993], et ses protocoles et ententes;

Declaration du Front patriotique rwandais relative

a

la mise en place des institutions, faite

aKigali le

17 juillet 1994; Loifondamentale de la Republique rwandaise, Journal Officiel de la Republique du Rwanda , 1995, no. 11 du 01/06/1995, en ligne :

<http:// 129.194.252.80/catfiles/1007 .pdf#search=%22accord%20de%20paix%20r%C3%A9publigue%

20du%20rwanda%20front%20patriotigue%20rwandais%22>; Protocole d'Accord entre les Forces

Politiques FPR, MDR, PDC,PDI, PL,PSD,PSR et UDPR sur la mise en placedesInstitutions Nationales, signe Ie 24 novembre 1994.

(9)

« Rwandanicite », Aux fins du present memoire, nous desirons analyser ces deux dernieres institutions pour les motifs suivants.

D'abord, Ie gouvernement rwanda is accorde une importance preponderante aces institutions", et avec raison. Les gacaca colligeront la preuve necessaire a plus de 760000 dossiers concernant des crimes graves, dont Ie crime de genocide, et jugeront la tres grande majorite de ces affaires'", Ces juridictions affecteront bien sur les inculpes, soit l'equivalent de plus de dix pour cent de la population rwandaise en 1991, mais aussi les Rwandais dans leur ensemble, tous tenus, selon la loi, de participer au processus gacaca" . En outre, comme nous Ie verrons en plus amples details sous la partie II, les createurs des juridictions gacaca ont voulu «retenir la voie de poursuite et de jugement la plus conforme

a

la facon dont les crimes ont ete commis. » 21. Ceux-ci ont ete perpetres par une masse incroyable de gens, au grand jour et devant tous, et devraient par consequent etre juges par tous et devant tous". Or, cette analogie affirmee entre les crimes commis et Ie mode de traitement judiciaire de ces crimes se revele interessante a plus d'un egard. D'aucuns pourraient s'interroger sur Ie sens, desire ou non, de cette analogie.

A

cet egard, Ie present memoire pose les questions suivantes : meme s'il est evident qu'aucun role assassin ne sera devolu aux juridictions gacaca, est-ce que la participation publique et

18 Rwanda, Office of the President of the Republic, « Report on the Reflection Meetings Held in the

Office of the President of the Republic From May 1998 to March 1999»,Kigali,(aofit 1999),en ligne: <http://www. grands lacs.netldoc/2378.pdf#search=%22Report%20on%20the%20reflection%20meetin gs%20held%20in%20the%200ffice%200fOIo20the%20president%22>, aux pp. 51-52 [Report on the

Reflection Meetings].

19 Avocats Sans Frontieres, « Monitoring des juridictions Gacaca, phase de jugement, rapport

analytique, mars-septembre 2005 », (a.d., septembre 2005?), en ligne :

<http://www .asf.be/publications/publications rwanda monitoring gacaca mars-sept2005 FR.pdf>, a la p. 6.

20 Loi organique No. 16/2004 du 19/6/2004portant organisation,competenceet fonctionnement des Juridictions Gacaca chargees despoursuites et du jugement desinfractionsconstitutives du crime de

genocide et d'autres crimes contre l 'humanite commis entre Ie I" octobre 1990 et le 31 decembre

1994, Journal Officiel de la Republique du Rwanda, no. special du 19 juin 2004, en ligne : <http://www.inkiko-gacaca.gov.rw/pdflloinouvelle1.pdf>.a I'art. 29 [Loi organique 16/2004].

21 Rwanda, Departement des juridictions Gacaca, Cour supreme, Republique du Rwanda, « Les juridictions Gacaca comme solution alternative au reglement du contentieux du genocide », Kigali,

(octobre 2003), en ligne : <http ://www.inkiko-gacaca.gov.rw/pdflsolution.pdf>. a la p. 8 [DJG :

solution alternative].

(10)

populaire souhaitee aces tribunaux sera assuree par la reutilisation des mecanismes qUI permirent une mobilisation populaire genocidaire en 1994? Si la reponse est affirmative ­ comme nous Ie croyons et comme nous tenterons de Ie dernontrer -, comment est-il possible de concilier ces mecanismes autrefois meurtriers avec une des principales institutions transitionnelles destinees (1) a reveler la verite, (2) a punir les responsables, (3) a reconcilier les Rwandais, et a assurer, uitimement, un Rwanda dernocratique et prospere ? Plus precisement, comment est-ce que des pratiques genocidaires qui creerent et perpetuerent des perceptions manicheennes, des « verites » racistes et assassines - cruellement efficaces parmi les citoyens ordinaires - pourront maintenant etre reernployees en vue d'offrir une version unificatrice de la «verite»? Permettront-elles aux participants de faire table rase, de confronter des recits opposes pour ainsi donner naissance a une nouvelle histoire, laquelle pourrait se situer en zone grise, it la frontiere entre la verite de la victime et celle du bourreau? Ou alors, serait-il plus juste d'affirmer que Ie but des juridictions gacaca sera it plutot d'offrir une nouvelle version tout aussi tranchee et violente de la «verite », mais simplement renversee ? Quelle est cette version de la verite vehiculee a travers I'appareil gacaca ?

A

qui profite-t-elle et de quelle maniere ? Ou encore, serait-il plus approprie de minimiser Ie sens de I'analogie retenue par Ie gouvemement, cest-a-dire de minimiser les liens de parente entre les gacaca et les mecanismes genocidaires et de ne retenir comme similarites que I'aspect concernant Ie caractere public (par opposition a «secret ») et populaire (par opposition a « elitiste ») du genocide et des gacaca ?

Par ailleurs, en ce qui conceme les camps de solidarite (ingando), notre interet reside en partie dans leur caractere complementaire aux juridictions gacaca. En effet, meme si ces dernieres sont affectees a la revelation de la verite, a la punition des contrevenants et a la reconciliation, elles s'inscrivent d'abord et avant tout dans une logique judiciaire destinee a trancher la responsabilite penale individuelle de citoyens ordinaires, et non a offrir un regard global sur les violations anterieures des droits de la personne au pays. Par exemple, les gacaca ne tenteront pas de mettre en lumiere les causes sociales, historiques ou politiques profondes a I' origine des massacres. Le gouvemement de transition a plutot con fie cette demiere tache aux ingando, actuellement la seule institution du pays chargee d'enseigner I'histoire rwandaise et, entre autres, les «causes» du «mal rwandais ». Tous les citoyens

(11)

doivent passer par ces camps, entendre la version « officielle » de I'histoire de leur pays et se reeduquer aux veritables valeurs rwandaises, c'est-a-dire

a

la « Rwandanicite »23. Comme nous le verrons sous la partie 1.2.4, en plein moment de rupture avec un regime politique anterieur, la version de I'histoire vehiculee

a

travers une societe et finalement adoptee par cette derniere emporte d'importantes consequences pour I'avenir. Au Rwanda, cette histoire est presentement ecrite et diffusee par le FPR et, selon certains, elle constituera la version retenue par la population, sinon par la generation actuelle, du moins par les generations futures. En I'espece,

a

l'instar des activites gacaca, les activites ingando soulevent quelques questions. Entre autres, est-ce que les ingando,

a

l'image des gacaca, emploieront des methodes similaires acelles employees par I'ancien regime,celui-la merne qui soutint et sut manipuler, comme no us le verrons, une version historique guerriere et raciste? Dans l'affirmative, les questions posees precedemment concernant les gacaca trouvent ici application, notamrnent la question relative au type de « verite » revelee

a

travers pareilles methodes.

Dans la presente etude, nous entendons demontrer que les gacaca et les ingando s'inspirent essentiellement des pratiques etatiques anterieures qui permirent le genocide de 1994. En outre, nous tenterons de demontrer que ces pratiques ne peuvent etre employees sans risquer serieusement de mettre en peril les trois objectifs de base affirmes par le gouvernement rwandais, c'est-a-dire : (1) reveler la verite sur le genocide, (2) punir tous les contrevenants et (3) reconcilier les Rwandais. En d'autres mots,

a

notre avis, les gacaca et les ingando ne trouvent pas leur coherence, leur consistance, leur regularite

a

travers ces objectifs officiels, mais plutot

a

travers l'objectif suivant: maintenir la position dominante du FPR par un controle permanent des tensions identitaires persistantes sur le territoire rwandais, potentiellement meurtrieres, sans toutefois recourir explicitement

a

une vieille hierarchic grossiere dominatrice et violente, telle la relation Tutsi/Hutu en vigueur au cours de la periode coloniale belge. Une telle domination est trop risquee. Le genocide de 1994 en constitue une preuve incontestable. Suivant notre hypothese, les activites gacaca et ingando

23 Penal Reform International, « Rapport de la recherche sur la Gacaca - PRI, Rapport VI : Du camps

a

la colline, la reintegration des liberes. », (mai 2004), en ligne :

<http://www.penalreform.org/resources/rep-ga6-2004-released-prisoners-fr.pdt>. a la p. 115 [Rapport PRJ : Du eamps ala eoUine].

(12)

peuvent s'interpreter en tant que manifestation d'un groupe, en I'occurrence Ie FPR et sa direction tutsie, affaire

a

imposer et maintenir sa domination sur I'Etat rwandais.

Nous divisons la demonstration de notre hypothese en trois parties. Dans la premiere partie, nous exposons Ie cadre analytique avec lequel nous etudierons les gacaca et les ingando. Comme Ie FPR pretend vouloir decouvrir et reveler

a

tous la verite sur les crimes intemationaux commis de 1990

a

1994 sur son territoire, nous tenterons d' analyser ces institutions

a

la lumiere des enseignements d'un philosophe et historien de la verite: Michel Foucault. Nous aurons recours plus specifiquement

a

deux volets de l'ceuvre de ce philosophe, soit: l'approche methodologique « genealogique » et Ie concept de « biopouvoir ». Cette methode genealogique devrait nous permettre de mieux comprendre la genese des juridictions gacaca et des' ingando, c'est-a-dire les pratiques anterieures etatiques ou autres qui ont inspire ou, en quelque sorte, « engendre » la structure et Ie fonctionnement de ces institutions. Ainsi, dans la partie II, nous exposerons cette structure bureaucratique verticale et omnipresente - ainsi que les tactiques employees par cette derniere - qui permit l'execution rapide et efficace du genocide. Nous dernontrerons ensuite en quoi ces anciennes pratiques etatiques semblent maintenant reprises par Ie FPR

a

travers les gacaca et les ingando. Nous effectuerons Ie merne retour en arriere sous la troisieme partie, alors que nous presenterons plusieurs autres pratiques (educatives, bureaucratiques, legislatives, religieuses, et mediatiques) qui rendirent egalement possible Ie genocide, pour ensuite les rattacher encore une fois

a

certaines pratiques gacaca et ingando. C'est ainsi que nous pourrons constater Ie reemploi, par Ie FPR, de technologies particulieres employees par l'ancien regime, notamment Ie recours (1) au discours purificateur et pastoral mystique; (2) au contr61e etatique de la presse; et (3) aux enseignements historico-politiques destines

a

legitimer les politiques du regime en place.

Le second volet foucaldien employe aux fins de notre analyse, soit la notion de

« biopouvoir », nous amenera

a

dresser des paralleles entre les pratiques gacaca et ingando et ce que Foucault avait autrefois identifie comme des pratiques « anatomo-politiques » et

« biopolitiques ». Ces dernieres sont destinees

a

exercer un contr61e sur la vie humaine en vue d'inculquer

a

I'individu et

a

la population vises des regles, des verites, des norrnes,des

(13)

contraintes de pOUVOlf. C'est ainsi que nous parviendrons

a

comprendre les juridictions gacaca et les ingando, entre autres, en tant que « technologies panoptiques ». Bien entendu, nous expliquerons en plus amples details Ie sens de toutes ces notions liees au biopouvoir sous la partie I et nous en preciserons la pertinence en l'espece. Au fil des parties II et III, nous mettrons en evidence les analogies applicables, Ie cas echeant, entres ces pratiques de « biopouvoir » et les pratiques gacaca / ingando.

Enfin, I'approche foucaldienne expo see sous la partie I nous conduira aussi

a

interpreter les pratiques gacaca et ingando de maniere

a

comprendre Ie contenu des normes vehiculees par ces pratiques. En d'autres mots, nous tenterons d'identifier la nature des regles, des verites, des contraintes de pouvoir que cherchent

a

inscrire les gacaca et les ingando dans chaque Rwandais et dans la population rwandaise. Cette analyse, developpee aussi sous les parties II et III, nous amenera

aconclure que ces institutions ont pour fonction d'inculquer cinq normes

principales : (1) l'invalidite des divisions ethniques ou raciales; (2) Ie bien-fonde de l'identite nationale rwandaise; (3) la vilenie des administrations passees hutues et coloniales; (4) Ie caractere indesirable d'une presence dominante hutue au gouvernement et, plus generalement, au pouvoir; et (5) la nature legitime et bienveillante du gouvernement rwandais en place depuis 1994. En somme, d'une maniere relativement douce, Ie FPR semble vouloir assurer sa perennite

a

la tete du pays. Grace

a

des technologies de biopouvoir, soit les gacaca et les ingando, il attaque Ie probleme de son maintien au pouvoir par Ie bas, c 'est-a-dire qu'il s'adresse directement

a

la masse, instrument majeur du genocide, et l'arnene

a

participer activement

a

des institutions presentees comme devant etablir la verite et la reconciliation nationale, tout en fixant les balises assurant la decouverte de verites bien precises et les fondements tout aussi precis de cette reconciliation. Dit autrement, la justice, la verite et la reconciliation nationale doivent s'inscrire dans les termes imposes par Ie regime en place. Toute narration qui donnerait I'impression de contrevenir aux cinq normes enoncees ci-haut trouvera difficilement son chemin

a

travers les gacaca et les ingando. Par consequent, dans la mesure ou I'on considere que les crimes de genocide commis en 1994 au Rwanda ont ete executes conformement aux contraintes de pouvoir inculquees par des regimes politiques verticaux, autoritaires et actifs en tout lieu de la vie sociale rwandaise, la « voie de poursuite et de jugement » retenue correspond tres bien

a

la facon dont les crimes ont ete commis. De

(14)

la merne maniere , nous pourrions affirrner que la « voie de reconciliation» proposee par les camps de solidarite est la plus conforrne it la facon dont les regimes passes ont divise les Rwanda is, dans la mesure ou cette division se conforrnait aussi aux contraintes de pouvoir inculquees par des regimes politiques omnipotents et omnipresents,

(15)

Introduction

Nous avons annonce en introduction notre intention de scruter

a

l'aune des enseignements de Michel Foucault certaines mesures gouvernementales rwandaises employees en vue (I) de reveler la verite sur Ie genocide rwandais, (2) de punir les responsables, (3) de reconcilier la Nation et (4) de prevenir un prochain genocide. Les enseignements foucaldiens sont extrernement riches et ont inspire plusieurs champs de pratique (politique, droit, psychologie, sociologie, criminologie, philosophie, theologie, etc.) et nombre de theories nouvelles. Aussi, dans les paragraphes ci-dessous, nous exposerons quelques preceptes foucaldiens retenus aux fins du present memoire et nous expliquerons comment nous entendons les mettre en pratique. Cet expose se divise en deux volets. Dans un premier temps, nous presentons quelques principes de methode. Nous savons

a

quel point la comprehension de chacun varie concernant certains de ces principes'" et c' est pourquoi nous tenterons de limiter I' expose

a

ce qui semble etre generalement admis par Ie milieu academique, sans toutefois pretendre refleter parfaitement ce qui constituerait un consen sus de base. Dans un deuxieme temps, nous resumerons Ie resultat de quelques etudes foucaldiennes qui permirent d'etablir, au fil

des annees, la notion de « biopouvoir », Celle-ci sera bien sur explicitee en vue de determiner, dans les seconde et troisieme parties du memoire, s'il est possible de dresser quelques analogies, quelques liens de parente entre certains « dispositifs » de biopouvoir identifies par Foucault et certaines pratiques instituees par Ie gouvernement rwandais par le truchement des gacaca et des ingando. Nous designerons parfois ces pratiques comme « pratiques gacaca » et « pratiques ingando »,

24 Pour une illustration du debarconcernant la comprehension d'une des methodes employees par Foucault, soit l'approche genealogique, voir le texte de Thomas Biebricher, suivant lequel Jiirgen Habennas aurait erronement confondu l'intention foucaldienne derriere l'approche genealogique avec les pretentious liees

a

1'approche archeologique developpee anterieurernent par Foucault (voir Thomas Biebricher, « Habermas, Foucault and Nietzsche : A Double Misunderstanding », Foucault Studies, No.3, pp. 1-26, Nov 2005, en ligne : <http://www. foucault-studies.com/no3/biebricher.pdf>).

(16)

1 -Principes de methode foucaldiens

1.1 - Foucault, la verite et Ie pouvoir

L'originalite de I'etude de Foucault reside dans son approche de la « verite », en ce qu'elle opere un renversement de l'interrogation classique en philosophie, traditionnellement attachee aux methodes pennettant de connaitre ce qui preexiste. Avec Foucault, « [I]a question n'est plus: Depuis quel fondement un sujet peut-il connaitre des verites sur Ie monde? mais : Selon quels processus historiques des structures de subjectivation se sont-elles nouees

a

des discours de verite? »25 Cette interrogation emporte plusieurs consequences sur Ie plan theorique, puisque tout fondement du savoir se trouve remis en question. Plus precisement, cette conception enregistre tout savoir dans des rapports de domination qui sont reproduits au detriment d'idees et de groupes marginalises, reduits au silence. La verite n'a done rien d'objectif, rien d'universel, et constitue plutot autant de « regimes de verites » qui refletent les structures de pouvoir en place et qui peuvent etre identifies grace

a

une etude genealogique des conditions qui ont rendu possible une domination donnee, une etude genealogique du POUVOi~6.

Cette notion de « pOUVOlr », telle qu'entendue par Foucault, ne designe pas l'ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la sujetion des citoyens dans un Etat donne.

n

ne s'agit pas non plus d'un mode d'assujettissement qui, par opposition

a

la violence, aurait la forme de la regie, ou d'un systeme general de domination exerce par un groupe sur un autre, et dont les effets, par derivations successives, traverseraient Ie corps social tout entier". En outre, «[I]e pouvoir n'est pas quelque chose qui s'acquiert, s'arrache ou se partage, quelque chose qu'on garde ou qu'on laisse echapper [.] ». 28

25 Michel Foucault, Philosophie : anthologie, Paris, Gallimard, 2004, aux pp.II-12, «Introduction generale »par Frederic Gros [Anthologie Foucault].

26 Ibid. ala p. 616. 27 Ibid. aux pp. 616-621. 28 Ibid. aux pp. 616-621.

(17)

Plut6t, Foucault comprend d'abord Ie « pouvoir » cornme essentiellement relationnel : ou il y

a pouvoir, il y a resistance. Ainsi , Ie pouvoir devrait s'entendre comme « la multiplicite de rapports de force qui sont immanents au domaine ou ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation; Ie jeu qui par voie de luttes et d'affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de maniere

a

former chaine ou systeme, ou, au contraire, les decal ages, les contradictions qui isolent les uns des autres; les strategies enfin dans lesquelles ils prennent effet , et dont Ie dessin general ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils etatiques,

dans la formulation de la loi, dans les hegemonies sociales. »29

Au fi1 de I'histoire de ces « rapports de force », certains clivages sont apparus et ont donne cours

a

de « grandes dominations»

a

duree de vie variable. Ces dominations se sont succedees et, tour

a

tour, chacune a institue (ou fait siennes) et maintenu des connaissances presentees cornme constituant « la » verite, c'est-a-dire des « regimes de verite », Inversement et de la merne maniere, des connaissances percues cornme verites ont permis la naissance et la viabilite de certaines grandes dominations, c 'est-a-dire des « regimes de pouvoir ». Ces regimes de pouvoir et regimes de verite, indissociables, prennent appui I'un sur l'autre'" .

La force ou un amalgame de forces qui parvient aprovoquer un clivage par rapport aux autres forces en jeu a necessairement eu recours

a

des pratiques precises,

a

des tactiques. Celles-ci ne sont pas toutes mises en ceuvre en pleine connaissance de cause. Ces tactiques, cornme Ie souligne Foucault, sont « souvent fort explicites au niveau limite ou elles s'inscrivent ­ cynisme local du pouvoir », mais peuvent ensuite s'enchainer les unes aux autres , s'appeler et se propager, trouver ailleurs leur appui et leur condition, et dessiner finalement des dispositifs d' ensemble. Une fois ces dispositifs en place, « la logique est encore parfaitement claire, les visees dechiffrables, et pourtant, il arrive qu'il n'y ait plus personne pour les avoir concues et bien peu pour les formuler: caractere implicite des grandes strategies anonymes, presque

29 Ibid. ala p. 616; Voir aussi Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Editions de minuit, 2004, ala p. 77 et s.

[Deleuze]

(18)

muettes, qui coordonnent des tactiques loquaces dont les « inventeurs » ou les responsables . . 31

sont souvent sans hypocnsie » .

1.2 - Foucault, la genealogie et Ie triple passage

a

Pexterieur

L'identification et l'analyse de ces tactiques, des ces dispositifs, de ces « regimes » ont

necessite un angle d'attaque methodologique particulier. Ainsi, apres avoir refuse toute notion de verite universelle, apres avoir etabli le pouvoir comme rapports de force immanents, fluides et incessants, il est necessaire, premierement, d'identifier les rapports de force opposes dans un cadre spatio-temporel donne, c'est-a-dire, comme dirait Gilles Deleuze, de «dresser la carte des rapports de force »32. Deuxiemement, il s'agit d'identifier le resultat (1'«actualisation ») engendre par cette relation entre ces forces'". Ensuite, il faut identifier les methodes, les tactiques employees par ces forces pour s'imposer ou resister. Enfin, il faut revenir

a

la premiere etape, c'est-a-dire identifier les nouveaux rapports de force en jeu dans le cadre spatio-temporel subsequent, identifier ce que ces rapports engendrent, et identifier les tactiques employees pour atteindre le resultat engendre, et ainsi de suite.

Meme si l'analyse genealogique foucaldienne doit mettre de cote la recherche d 'un « etat major » qui tire toutes les ficelles du pouvoir (1a recherche d'un « agent »), il faut tout de meme choisir une porte d'entree concrete dans cette mosaique mouvante des rapports de force, un point central autour duquel gravitera l'analyse. Pour Foucault, cette porte d'entree (ou ce point central) fut,

a

certains moments, une institution (p. ex. I'hopital psychiatrique, ou la prison). En l'occurrence, comme explique en introduction, nous avons choisi comme point de depart de notre analyse une institution judiciaire transitionnelle chargee de juger des centaines de milliers de Rwandais accuses, entre autres, de crime de genocide, c'est-a-dire les juridictions gacaca. En outre, cette analyse des gacaca nous amene

a

examiner une autre institution transitionnelle intimement hee, soit l'ingando. Comme les gacaca et les ingando sont institues par l'Etat rwandais, notre etude met necessairement un accent particulier sur des pratiques etatiques. En l'occurrence, nous amorcerons et poursuivrons notre analyse par

31 Ibid. ala p. 619.

32 Deleuze, sup ra note 29

a

la p. 45. 33 Ibid .

a

la p. 46.

(19)

un questionnement de la portee (envisagee ou non par les autorites rwandaises) de cette analogie explicitement proposee par le gouvernement rwandais entre « la voie de poursuite et de jugement » retenue, en l'occurrence les gacaca, et «la facon dont les crimes ont

ete

commis. »34. Comme nous 1'illustrerons en plus amples details, il semble en effet que differents mecanismes (que nous nommerons parfois « pratiques », « ac tivites » ou

« actions ») qui permirent le genocide de 1994, notamment des institutions politiques ou sociales communautaires «traditionnelles », semblent vouloir etre reemployes au til des annees et des activites commandees par 1'Btat rwandais, notamment

a

travers les tribunaux gacaca, presentes comme coutumiers et voulus communautaires. Bien entendu, Ie point d'entree de l'analyse doit demeurer ce qu'i1 est, c'est-a-dire un element de depart, un element parmi d'autres. Pourquoi? Simplement parce que « Ie pouvoir, ce n'est pas une institution, et ce n'est pas une structure, ce n'est pas une certaine puissance dont certains seraient dotes: c'est le nom qu'on prete

a

une situation strategique complexe dans une societe donnee. » 35

C'est d'ailleurs suivant ce precepte que Foucault a analyse, par exemple, l'hopital

psychiatrique, l'ecole, la prison et I'Btat, et c'est grace

a

cette approche qu'il a su inscrire ces institutions

a

l'interieur d 'un cadre general nomrne « biopouvoir», dont nous traiterons au point 2. Foucault decrit lui-merne cette methode comme un « triple deplacement

»,

un triple « passage

a

1'exterieur ». Plus precisement, comme l'indique Foucault, il est certes possible d'etudier une institution

a

partir d'un point de vue interne (ou « institutionalo-centre »). Par exemple, on peut decrire l'hopital psychiatrique en tant que lieu de cumul et de developpement d'un savoir medical sur la maladie mentale, comme appareil de guerison des malades et comme environnement physiquement dispose de facon

a

accumuler ce savoir et

a

soigner les individus. En d'autres mots, on peut en decrire la structure, Ie fonctionnement et chercher

a

comprendre l'utilite et la logique de ses rouages dans le cadre stricte, restreint (et circulaire) de l'institution merne. Toutefois, et c'est la Ie premier «deplacement » propose par Foucault, il est aussi possible d'etudier l'institution en tant que piece d'une mecanique plus globale de pouvoir. Ainsi, I'hopital psychiatrique, plus qu 'un lieu de.guerison, peut egalernent se comprendre comme instrument gouvernemental d'hygiene publique et, comme

34 DJG : solution alternative, supra note 21

a

1a p. 8. 35 Anthologie Foucault, supra note 25

a

la p. 617.

(20)

nous Ie verrons plus loin au point 1.2.2, comrne lieu de maximisation des forces etatiques' ", De la meme maniere

(a

titre d'exemple supplernentaire), une ecole,

a

premiere vue lieu d'apprentissage, peut aussi se presenter comrne dispositif de surveillance des bonnes mceurs familiales au profit de 1'Eglise, notamrnent par un questionnement des eleves", Bref, il s 'agit de « passer hors de I'institution pour lui substituer Ie point de vue global de la technologie de pouvoir », et ainsi repenser la nature de cette institution".

De meme, tout comme nous pouvons inscrire la nature de l'institution dans un cadre plus global, nous pouvons operer un second deplacement, intimement lie au premier, mais cette fois par rapport

ala fonction de l'institution.

ns

'agitalors d'identifier ses taches tactiques au sein d'une strategic d'ensemble. Par exemple, outre les fonctions (plus ou moins accomplies) dissuasives et reformatrices de la prison, il est possible d'y voir un role de reperage, de delimitation et d'utilisation (de maitrise) des individus delinquants au profit d'un groupe dominant, c'est-a-dire une institution

a

fonction productrice de delinquants « utiles », notamrnent ceux qui administreront les plaisirs lubriques d'un monde interlope au profit d'« honnetes » citoyens", ou ceux qui garderont contact avec les forces de l'ordre et agiront comrne indicateurs, comme « agents occultes » 40.

Enfin, Ie dernier passage

a

I'exterieure, Ie dernier decentrement, vise l'objet de l'institution. Plutot que de s'attarder sur ce vers quoi tendent, au tout premier abord, Ies activites des institutions (p. ex. l'hopital psychiatrique et la maladie mentale, la prison et l'infracteur), Foucault privilegie un point de vue englobant et cherche ce qui, d'une institution

a

I'autre, semble vise de facon recurrente". En matiere anatomo-politique (disciplinaire), comme nous

36 Michel Foucault, Securite, territoire, population : Cours au College de France. 1977-19 78, Paris, GallimardlSeuil, 2004, aux pp.120-121 [Securite, territoire, population].

37 Michel Foucault, Surveil/er et punir, Paris, Gallimard, 1975,

a

la p. 246 [Surveiller et punir]. 38 Securite, territoire, population, supra note 36 aux pp. 120-122.

39 Foucault cite I'util isation des delinquants aux fins de gestion de differents reseaux illegaux

(prostitution, contrebande d'alcool, trafic d'annes ou de drogues) au profit d'une c1asse dominante qui jouit (qui consomme), en bout de ligne, du geste illegal, mais sans Ie poser personnellement : « la delinquance, illegalisme maitrise, est un agent pour I'illegalisme des groupes dominants. »

A.

cet egard, voir Surveiller et punir, supra note 37

a

la p.324 et s.,et plus specifiquement

a

la p.326. Voir aussi Securite, territoire, population, supra note 36

a

la p. 121.

40 Surveil/er et punir, ibid. ala p. 327 et s.

(21)

le verrons SOllS le point 1.2.1, cet objet identifie sera le corps humain et le champ de connaissance developpe sera celui des mecanismes d'assujettissement et de perfectibilite de ce corps (p. ex. pedagogic, psychologie, criminologie). En matiere biopolitique (voir Ie point 1.2.2), l'objet sera Ie corps humain en tant qu'espece, en tant que « population». Le savoir developpe sera celui des dispositifs de regulation et de normalisation de cette population (p.

ex. l'economie politique, la statistique). En somme, Foucault a refuse d'aborder I'institution

comme entite independante, unie, homogene, qui agit suivant une logique ou une force qui lui est purement sienne. Elle fut plutot replacee dans un puzzle mouvant, analysee a titre de mecanique traversee de part en part par des relations de pouvoir et au service tactique de forces plus larges, eng1obantes. Des fils conducteurs, c' est-a-dire certains dispositifs communs, certains savoirs communs, sont ainsi apparus entre ces institutions (1 'asile, la prison, l'usine, l'ecole, l'armee, l'hopital, l'Etat, etc.).

En I'espece, nous tenterons de « passer a l' exterieur » des institutions gacaca et ingando pour essayer d'y deceler la manifestation d'une technologie plus globale de pouvoir, une fonction tactique, un objet qui soit autre que celui officiellement affiche par les autorites gouvemementales. Suivant celles-ci, les gacaca et, dans une certaine mesure, les ingando s'inscrivent comme outils a trois fonctions principales : (1) mettre au jour la verite sur les actes genocidaires; (2) eradiquer la culture dimpunite; (3) et reconcilier les Rwandais, Toutefois, pourrait-on plutot y voir un mecanisme qui sinteresse moins a la verite, a la punition des coupables, ou

a

la reconciliation qu'a la necessite de tenir a l'ecart du pouvoir la population rwandaise hutue en general? En d'autres mots, devrait-on y voir un instrument de renversement de I'ordre anterieur au genocide, soit un dispositif de domination au profit du groupe FPR-tutsi au detriment des groupes hutus? Devrait-on y voir une recuperation, par Ie FPR, des pratiques etatiques (et communautaires) anterieures au genocide, pratiques qui rendirent possible l'execution du genocide? Quelle est la nature des enseignements nonnatifs vehicules a travers ces differentes pratiques?

Pour repondre a ces interrogations, nous emploierons, comme explique ci-dessus, une analyse genealogique, c'est-a-dire que nous tenterons d'inscrire lesjuridictions gacaca dans l'histoire rwandaise de certaines « techniques de pouvoir» mises en branle par l'Etat rwandais.

(22)

L'interet de I'approche genealogique et de ses differents decentrements par rapport it l'institution etudiee reside notamment dans son caractere, no us croyons, intemporel. Comme Ie souligne Ladelle McWhorter, resumant la pensee de Todd Mal2:

« Even if things are radically different from the way they were [... ], if we are to understand how they are different and what difference those differences make , we need to approach our world as Foucault approached his - genealogically, responsively, attentively, attuned to its depth and detail. » 4 3

De la merne maniere, nous sommes d'avis que cette methode n'est pas liee it une societe precise et permet ainsi un regard tant sur une collectivite europeenne que sub-saharienne, D'ailleurs, l'analyse de Stefan Andersson - axee notamment sur l'approche genealogique foucaldienne en vue d'identifier les conditions de possibilite du genocide rwandais - en constitue un exemple probant".

Dans la presente etude, sous les parties IT et III, nous chercherons it comprendre la genese des tribunaux gacaca, moins it partir de ce que fut -it un certain moment - la Gacaca traditionnelle qu 'a travers I'evolution (ou la reconduction) de certaines pratiques etatiques et sociales rwandaises, notamment certaines pratiques bureaucratiques (p. ex. une bureaucratie autoritaire, verticale et omnipresente) et communautaires (p. ex. les travaux communautaires umuganda, et l'autodefense communautaire igitero). Comme nous Ie verrons, selon plusieurs auteurs, ces pratiques auraient rendu possible l'execution « populaire » du genocide. En d'autres mots, nous verifierons comment certaines pratiques rwandaises ont ete, au cours de I'histoire, strategiquernent recuperees par certaines elites en vue tantot du genocide, tantot des gacaca (ou tantot des ingando). En outre, no us essaierons d'identifier la recuperation d'autres tactiques anterieures, notamment certaines tactiques simples de controle de la presse (point Ill.2.1.I), et certaines pratiques discursives appuyees sur une force transcendante

42 Todd May, « Foucault Now? », Foucault Studies, No 3, pp. 65-76, Nov 2005, en ligne: <http://www.foucault-studies.com/no3/may l .pdf>.

43 Voir Ladelle McWhorter, «The Technology of Biopower, A Response to Todd May's "Foucault

Now?" », Foucault Studies, No 3, pp. 83-87, Nov 2005, en ligne: http://www.foucault­ studies.com/no3/mcwhorter.pdf,

ala p. 84

[McWhorter] .

(23)

religieuse (ou ancestrale) (points III.2.1.1, III.2.2.l) et sur l'histoire rwandaise (point III.2.2.2). Enfin, notre analyse nous amenera

a

cons tater que les juridictions gacaca et les camps de solidarite font usage de certaines tactiques apparentees

a

ce que Foucault nommait les « techniques disciplinaires » et, plus generalement, des techniques de biopouvoir. Dans les paragraphes qui suivent, nous exposerons ce concept foucaldien de « biopouvoir » et ses concepts lies de « biopolitique » et d'«anatomo-politique ».

2 -Biopouvoir : anatomo-politique et biopolitique

2.1 - L'anatomo-politique du corps humain (la discipline)

Au cours d'une etude sur l'evolution du chatiment inflige au condarnne, Foucault s'est interroge sur les conditions qui ont perrnis l' abandon graduel, au cours des l8 e et 1ge siecles, des supplices (pilori, ecartelernent, carcans, cremation, etc.). Foucault explique cette transformation du chatiment par une substitution d'objet de la justice punitive. Peu

a

peu, l'acte pose par l'individu a pris, en lui-merne, moins d'importance. En revanche, I'interet de l'administration penale s'est porte sur ce que l'acte devait reveler, c'est-a-dire « des passions, des instincts, des anomalies, des infirmites, des inadaptations, des effets de milieu ou d 'heredite. » 45 On s'est mis

a

punir « des agressions, mais

a

travers elles des agressivites; des viols, mais en merne temps des perversions; des meurtres qui sont aussi des pulsions et des desirs. » 46 En d'autres mots , on s'est interesse

a

la nature du contrevenant et

a

ce qu 'il etait capable de faire, et non plus seulement

a

ce qu'il avait effectivement fait". Dans cette logique, Ie chatiment reserve au contrevenant devint tributaire du profile psychiatrique de ce dernier'".

Seion l'etude de Foucault, cet interet porte

a

Ia nature (normale ou deviante) de I'individu n'est pas propre au domaine de la sentence penale et se situe plutot au coeur d'un cadre plus general qu 'est I'« economie politique du corps ». En citant Foucault, nous pouvons affmner

45 Surveiller et punir, sup ra note 37 aux pp. 24-25.

46 Ibid.

47 Anthologie Foucault,supra note 25

aIa p

. 592. 48 Ibid., aux pp. 493-497 .

(24)

que cette economie constitue « un « savoir » du corps qui n'est pas exactement la science de son fonctionnement , et une maitrise de ses forces qui est plus que la capacite de les vaincre : ce savoir et cette maitrise constituent ce qu'on pourrait appeler la technologie politique du corps.» 49 C'est grace

a

cette technologie que Ie pouvoir, par Ie truchement de I'ame de l'individu, investit Ie corps (prisonnier de l'ame), Ie manipule, Ie faconne, Ie dresse, majore ses aptitudes, I'assujettit et l'integre

a

des systernes de controle efficaces et economiques. Ainsi, cette technique, par l'intermediaire de I'esprit, soumet Ie corps et Ie rend « utile »50.

2.1.1 -Une technique anatomo-politique : I'examen

Cette technologie du corps ne peut s'identifier avec une seule institution ou un seul appareil. « Elle est un type de pouvoir, une modalite pour l'exercer, comportant tout un ensemble d'instruments, de techniques, de precedes, de niveau d'application, de cibles; elle est une « physique» ou une « anatomie» du pouvoir [... ] »51. Outre la prison, elle s'est revelee

a

travers diverses institutions disciplinaires - armee, ecole, usine, asile, hopital, universite et ainsi de suite - et a pennis de reguler I'acceptable et I'inacceptable, Ie nonna1 et Ie deviant, de meme que les pratiques productives". Selon Foucault, I'« exarnen

»

constitue Ie cceur des procedures de discipline. II s'agit d'un pouvoir de surveillance qui s'organise autour de la nonne avec sa fabrication et son controle de l'individu",

Trois fonctions assujettissantes sont typiques

a

I'e xamen. D'abord, I'examen intervertit l'economie de la visibilite dans I'exercice du pouvoir. Longtemps, Ie pouvoir s'est caracterise cornme ce qui se voit, ce qui se montre, ce qui se manifeste, par exemple,

a

travers des ceremonies fastes et somptueuses. Plus grandiose etait la ceremonie, plus grande etait la manifestation du pouvoir. Ceux sur qui celui-ci s'exercait demeuraient dans I'ombre. En revanche, « [d]ans la discipline, ce sont les sujets qui ont

a

etre vus. Leur eclairage assure 49 Surveil/er et punir, supra note 37 a la p. 34.

50 Anthologie Foucault, supra note 25 a la p.628; Surveil/er et punir, ibid. aux pp. 162, 201,244-245. 51 Surveil/er et punir, ibid. ala p. 251. Voir aussi Michel Foucault, « II faut defendre la societe )) : Cours au College de France. 1976, Paris, GallimardiSeuil, 2004, a la p. 223 [llfaut defendre la societe].

52 Surveiller et punir, ibid. aux pp. 159-166; Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Londres, Harvard University Press, 2000, ala p. 23 [Empire].

(25)

I'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C 'est le fait d'etre vu sans cesse, de pouvoir toujours etre vu qui maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire », et c'est l'examen qui a permis cet assujettissement par une visibilite inversee, elle-meme rendue possible, entre autres, par une seconde fonction assujettissante, soit I' entree de 1'individu dans un « champ documentaire »54 :

« L'examen qui place les individus dans un champ de surveillance les situe egalement dans un reseau d'ecriture; il les engage dans toute une epaisseur de documents qui les captent et les fixent. Les procedures d' examen ont

ete

tout de suite accompagnees d'un systeme d'enregistrement intense et de cumul documentaire. Un « pouvoir d'ecriture » se constitue comrne une piece essentielle dans les rouages de la discipline. a"

L'examen dresse des archives precises concernant chaque sujet. Celui-ci est identifie (traits physiques et moraux), compare aux autres, situe par rapport

a

la norme (normal ou deviant), et classe dans une ou plusieurs categories. Toute une serie de codes se sont ainsi developpes et ont permis l' etude de 1'humain: « code physique du signalement, code medical des symptomes, code scolaire ou militaire des conduites et des performances. » 56

Enfin, toutes ces archives, tous ces registres, toutes ces techniques documentaires ont permis de faire de chaque individu un « cas

».

Encore une fois, il s'agit d'une forme de renversement. Alors que, traditionnellement, le recit ecrit de la vie d'un homrne etait reserve aux plus puissants, I'examen, pour sa part, sinteresse

a

chaque individu dans sa singularite, dans son ecart par rapport ala norme. II ne s'agit plus d'heroiser un homrne et de dresser un monument pour les memo ires futures, mais plutot de creer un dossier pour une utilisation eventuelle. Dans ces dossiers, et dans l'examen en general, le malade , le fou et le delinquant revetent plus d'interet que l'individu sain, normal ou non-delinquant". En l'espece, comrne nous le verrons au cours de notre analyse, l'initiative gacaca et ses mecanismes connexes ne semblent pas avoir genere ces « cas

»,

c'est-a-dire ces dossiers construits

a

partir

54 Ibid. aux pp. 219-220.

55 Ibid . ala p. 220.

56 Ibid. aux pp. 221-222. 57 Ibid. aux pp. 224-226.

(26)

d'infonnations colligees au regard d'un individu bien precis et ayant pour objectif un decodage de celui-ci et de son anomalie propre (Ie malade, Ie fou, l'inadapte social). Pour l'instant, probablement en raison de I'ampleur de la tache et du peu de temps disponible, le processus gacaca semble plutot chercher a recueillir des donnees statistiques generales, par exemple Ie nombre et l'identite des habitants de chaque cellule (avant et apres Ie genocide),

des victimes (mortes ou vivantes), des residents demenages, des coupables, et des biens

endommages.

Suivant Foucault, les trois fonctions asservissantes precitees (I'interversion de la visibilite, l'individu partie d'un champ documentaire et I'individu en tant que « cas »), propres

a

l'examen, savoir du corps qui permet de soumettre I'individu et le rendre « utile », se sont disseminees a travers une multitude d'institutions, creant ainsi une certaine continuite disciplinaire panni ces demieres. Conune disait Foucault :

« Que la prison cellulaire, avec ses chronologies scandees, son travail obligatoire, ses instances de surveillance et de notation, avec ses maitres en normalite, qui relaient et multiplient les fonctions du juge soit devenue I'instrument moderne de la penalite, quoi detonnant? Quoi d'etonnant si la prison ressemble aux usines, aux ecoles, aux casernes, aux hopitaux, qui tous ressemblent aux prisons? »58

L'examen a merne su percer ces institutions pour traverser Ie corps social tout entier, dont I'institution etatique'", Celle-ci, par I'Intermediaire de son appareil de police, est devenue une institution disciplinaire

a

fonction complexe, « puisqu'elle joint le pouvoir absolu du monarque aux plus petites instances de pouvoir disseminees dans la societe; puisque, entre ces differentes institutions fermees de discipline (ateliers, armees, ecoles), elle etend un reseau intermediaire, agissant la ou el1es ne peuvent intervenir, disciplinant les espaces non disciplinaires; mais qu'elle recouvre, relie entre eux, garantit de sa force armee : discipline interstitielle et meta-discipline. « Le souverain par une sage police accoutume le peuple a l'ordre et l'obeissance, » »60 Le summum de ce pouvoir d'examen, l'ideal de ce pouvoir de surveillance, si I'on puit dire, serait un « instrument d'une surveillance permanente,

58 Ibid.

a

1a p. 264.

59 Ibid. aux pp.246-253. 60 Ibid.

a

1a p. 250.

(27)

exhaustive, omnipresente, capable de tout rendre visible, mais a la condition de se rendre elle-rnerne invisible. Elle doit etre comme un regard sans visage qui trans forme tout Ie corps social en un champ de perception: des milliers d'yeux postes partout, des attentions mobiles toujours en eveil, un long reseau hierarchise [...] »61. Bref, il s'agirait d'un tout puissant instrument « panoptique », dont les fonctions sont ainsi utilement resumees par David Lyon:

« The panoptic urge is to make everything visible; it is the desire and the drive towards a total gaze, to fix the body through technique and to generate regimes of self-discipline through uncertainty. The inmate cannot evade the eye of the inspector because the prison cell is open to view and back-lit so nothing can be hidden. At the same time, the inspector's eye cannot be seen by inmates, because it is shielded with a system of blinds. You never know when the inspector's eye will be on you so you modify your visible behaviour in order to avoid negative sanctions. This is the soul­ training characteristic of disciplining power. »62

En l'occurrence, tel qu'il en sera question sous la partie II, les juridictions gacaca et les camps de solidarite nous semblent exercer cette fonction panoptique par leur omnipresence sur Ie territoire rwandais (omnipresence structuree et flexible), par I'intense attention portee a toutes les couches de la population (aucun Rwandais ne doit echapper ala fois aux gacaca et aux ingando) et par l'ultime controle dont elles font l'objet par une autorite centrale, en I'occurrence l'Etat rwandais, qui recueille une foule de donnees sur ses citoyens tout en essayant de se faire le plus discret possible.

Une discipline ideale devrait ainsi permettre la satisfaction de trois objectifs: « rendre I'exercice du pouvoir le moins cofiteux possible (economiquernent, par la faible depense qu'il entraine, politiquement, par sa discretion, sa faible exteriorisation, sa relative invisibilite, Ie peu de resistance qu'il suscite); faire que les effets de ce pouvoir social soient portes

a

leur maximum d'intensite et etendu aussi loin que possible, sans echec, ni lacune; lier en fin cette croissance « economique» du pouvoir et Ie rendement des appareils

a

l'interieur desquels il

61 Ibid. ala p. 249.

62David Lyon, « 9/11, Synoptic on, and Scopophilia: Watching and Being Watched » dans Kevin D. Haggerty et Richard V. Ericson, The New Politics a/Surveillance and Visibility, Toronto, University of Toronto Press, 2006., 35,

a

1ap. 44 [New Politics a/Surveillance].

(28)

s'exerce (que ce soient les appareils pedagogiques, militaires, industriels, rnedicaux), bref faire croitre

a

la fois la docilite et I'utilite de tous les elements du systeme, »63

Par exemple, I' interet porte

a

la nature du criminel plutot qu'a ses actes et la relative douceur du chatiment impose tireraient moins leur source d'un souci humaniste que d'un desir de

« mieux punir

»,

c 'est-a-dire d'une volonte « d'etablir une nouvelle economie du pouvoir de chatier, d'en assurer une meilleure distribution, de faire qu'il ne soit pas trop concentre en quelques points privilegies, ni trop partage entre des instances qui s'opposent; qu'il soit susceptible de s'exercer partout, de facon continue et jusqu'au grain Ie plus fin du corps social. La reforme du droit criminel do it etre lue comme une strategic pour Ie reamenagement du pouvoir de punir, selon des modalites qui Ie rendent plus regulier, plus efficace, plus constant et mieux detaille dans ses effets; bref qui majorent ses effets en diminuant son cout economique ['0'] et son cout politique (en Ie dissociant de l'arbitraire du pouvoir monarchique). »64

A

ce chapitre, sous la partie II, notre etude tentera de demontrer en quoi les gacaca et les ingando cherchent

a

repondre aux trois objectifs typiques aux disciplines, et notamment

a

ce desir de « mieux punir », illustre, entre autres, par un abandon apres 1998 des executions publiques et exemplaires des genocidaires.

En resume, les technologies disciplinaires se composent de dispositifs complexes de surveillance et de normes dont la surveillance assure Ie respect. Cette surveillance et ces normes repondent au besoin de certaines dominations qui cherchent

a

maximiser l'utilite (docilite et efficacite) des corps sur lesquels celles-ci s'exercent. D'apres Foucault, la propagation et la standardisation des mecanismes disciplinaires

a

travers tout le corps social constituent un des poles de ce qu 'il nomme Ie « biopouvoir »,

a

savoir I'organisation du pouvoir sur la vie. Dans les paragraphes qui suivent, nous presenterons Ie second pole de ce biopouvoir, soit la « biopolitique », concept aborde pour la premiere fois par Foucault en 197665 et plus tard explicite, entre autres, au cours et autour d'une analyse de la notion de

« gouvernement ».

63 Surveil/er et punir, supra note 37

a

la p. 254. 64 Ibid.

ala p. 96

.

(29)

2.2 - La biopolitique du corps-espece (pouvoir regulateur)

Dans ses lecons dispensees en 1978 au College de France, Foucault presentait la genese de cette prise de conscience, par I'Etat, de l'existence d'une masse de corps humains, c'est-a­ dire d'une « population», en tant qu'elernent constitutif de la force de I'Etat. Cette notion de « population» ne signifie pas simplement la somme des sujets qui habitent un territoire . La population constitue plutot un acteur en soi, une variable, une donnee, « un ensemble d'elernents qui [...] se rattache au regime general des etres vivants », c'est

a

dire I'espece humaine, dont I'existence et les caracteristiques dependent d'une multitude de facteurs. Peu

a

peu, on a decouvert que ceux-ci peuvent s'analyser rationnellement et etre artificiellement modifies par des interventions concertees, notamment par des « campagnes» destinees

a

changer les attitudes, les habitudes, et par des modifications de I'environnement

, hilque66. geograp

Ainsi,

a

partir du 17esiecle,I'Etat prit

a

charge de creer une «police », entendue,

a

I' epoque, comme I' « ensemble des moyens par lesquels on peut faire croitre les forces de I'Etat tout en maintenant Ie bon ordre de cet Etat. »67 Ces moyens prirent la forme, entre autres, de controles regulateurs de cette « population », nouvelle variable sur laquelle agir : controle des lieux d 'habitation (coexistence, circulation), de I'hygiene publique, de la mortalite, des epidemics, des endemies, des naissances, de la duree de vie et de toutes les conditions qui peuvent agir sur les processus biologiques humains". De cette facon, l'Etat a peu

a

peu maximise ses forces en passant par une normalisation de la population, soignee, eduquee, deplacee, relogee, augmentee, urbanisee au besoin, et amenee, autant que possible,

a

grossir les rangs de l'armee et des ouvriers,

a

travailler,

a

contribuer

a

la richesse du commerce et, finalement,

a

la puissance de I'Etat69 • En somme, la biopolitique constitue un « savoir

66 Ibid. aux pp. 375-376. 67 Ibid.

a

1a p.321.

68 Anthologie Foucault, supra note 25 ala p. 386; Securite, territoire, population, supra note 36 aux

Ff'

319 et S., 341 et s.

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