résilience ou résistance?
Mariana Ionescu
Collège universitaire Huron
Ru1, le premier livre de Kim Thúy, paraît en 2009, à Montréal,
trente ans après la fuite de sa famille du Vietnam, tombé entièrement sous l’emprise du communisme. Terre des affranchis2, roman de Liliana Lazar, voit le jour la même année,
vingt ans après la chute du communisme en Roumanie, pays qu’elle a quitté en 1996 pour s’établir en France. Les deux romans obtiennent plusieurs prix prestigieux, dont le Prix du
1 En exergue, l’auteure explique le titre de son roman : « En français, ru signifie "petit ruisseau" et, au figuré, "écoulement (de larmes, de sang, d’argent)" (Le Robert historique). En vietnamien, ru signifie "berceuse", "bercer". »
Gouverneur général 2010 (Thúy)3 et le Prix des cinq continents
2010 (Lazar)4.
Textes difficiles à classer dans un genre particulier, Ru et Terre des affranchis soulèvent de nombreuses questions relatives aux traumatismes individuels et collectifs, aux modalités de les représenter et de s’en délivrer. Qu’il s’agisse de la guerre et de l’exil (Kim Thúy), ou d’un régime totalitaire qui marginalise ou écrase ses opposants (Liliana Lazar), la question du sens des souffrances qui en découlent est incontournable, tout comme celle des actes qui s’imposent devant la menace de l’Histoire. Résilience ou résistance? Quelle représentation du passé et du réel? Peut-‐on se sauver par l’écriture? Ce sont les questions qui vont jalonner cette réflexion sur ces deux romans.
Ru, récit de soi alimenté par le vécu des autres
« Pour survivre, il faut…oui, il faut y être obligé. Cette vie-‐là, il faut que ce soit la dernière chance, la dernière des dernières. » Cette citation, tirée du roman Délivrance de James Dickey, placée en épigraphe à la première partie du roman de Liliana Lazar, pourrait également servir d’exergue au récit de Kim Thúy5. En effet, la narratrice de Ru, dont le nom ne coïncide pas
3 Avec la motivation suivante : « Un récit autobiographique exemplaire. Aucune
trace, jamais, de narcissisme ou d’apitoiement. Les grands moments de la déchirure vietnamienne y sont relatés par petites touches, à travers le quotidien d’une femme qui doit chercher ailleurs à se recomposer. Un parcours tragique qui sait se dévoiler dans une écriture fine et sensible, d’une parfaite retenue. »
4 Le roman de Kim Thúy a aussi figuré parmi les dix ouvrages sélectionnés pour ce prix.
5 Lors de la publication de son troisième livre, Mãn, Kim Thúy explique la signification de chacun de ses récits : « Ru, c’était survivre. À toi, c’était vivre.
avec celui inscrit sur la couverture du livre, mais dont l’identité ne fait plus de doute, se considère bénie d’avoir survécu6, elle et
sa famille, aux expériences de la guerre, de la fuite et de l’exil. Elle ouvre sa narration par le récit de sa mise au monde en pleine guerre, quand « les sons des mitraillettes » (2009, p. 11) se superposaient à ceux des pétards traditionnels du Têt. Nouvel an, nouvelle vie. Jetée dans un monde qu’elle n’a pas choisi, comme tout « être-‐pour-‐la mort » (Heidegger) qui ne maîtrise pas son origine, livrée à une temporalité inquiétante, la petite Nguyễn An Tĩnh assistera silencieusement au bouleversement de la vie de sa famille, suivi du départ forcé vers un espace éloigné mais rempli de promesses. Avant d’y arriver, tous affronteront la misère inimaginable d’un camp de réfugiés de Malaisie, se considérant pourtant chanceux d’avoir échappé à la noyade que tant d’autres boat people n’ont pu éviter.
Contrairement aux attentes du lecteur, la narratrice coupée brutalement de ses racines et de sa langue ne s’apitoie pas sur ses souffrances, ni sur celles des autres. N’ayant pas suffisamment connu l’horreur de la guerre, elle choisit d’en faire le récit à partir du vécu des autres, dont les histoires alternent avec des bribes de son histoire passée et présente. « Ce livre, ce n'est pas moi. C'est un livre de mots-‐clés. Je dis très peu sur moi et laisse beaucoup de place au lecteur pour imaginer le reste. C'est un livre pour parler de mes dieux, de mes héros, des personnes qui m'ont construite, en fait, ici et au Vietnam. C'est le livre de ceux que j'ai rencontrés », lit-‐on dans
6 « Je crois sincèrement qu’on se sent tous très bénis d’avoir survécu, mais même plus que ça, d’avoir eu cette expérience-‐là. Je crois que si on n’avait pas vécu cette expérience, on ne serait pas les personnes que nous sommes aujourd’hui. » (dans Dusaillant-‐Fernandes, 2012)
Le Nouvelliste du 24 mars 2012. Une précision similaire figure dans La Presse du 17 novembre 2009 : « Ce livre-‐là n´est pas mon histoire. Je prends l´excuse de raconter "à travers moi" l´histoire de tous ces gens que j´ai croisés. Malgré leurs souffrances, leur immense pauvreté, il y a dans leur histoire une beauté extrême. »
Une première conclusion s’impose : ce texte qui, de l’avis de son auteure, n’est pas entièrement autobiographique, est sans doute un récit mémoriel, mais les événements de sa vie, avoue-‐t-‐elle à différentes occasions, n’auraient pas suffi pour en faire un livre, d’autant plus qu’au moment de la guerre et de la fuite du Vietnam, elle était trop jeune pour en comprendre le danger. Il n’est donc pas surprenant que trente ans plus tard, bien enracinée dans son pays d’adoption, Kim Thúy constate que son récit de vie est indissociable des récits des autres, connus ou inconnus. Elle est surtout fascinée par les histoires des femmes « qui ont porté le Vietnam sur leur dos pendant que leurs maris et leurs fils portaient les armes sur les leurs » (2009, p. 47). Que ce soit l’histoire d’une « mère vietnamienne qui a assisté à l’exécution de son fils » (p. 135) ou celles des nombreuses mères qui ont préféré que leurs enfants affrontent le danger de la noyade plutôt que celui du communisme, la narratrice de Ru se fait un devoir de faire entendre « l’histoire inaudible du Vietnam » (p. 48), celle qui « ne trouvera jamais sa place sur les bancs d’école » (p. 46).
Son récit rend donc hommage à tous ceux que la grande Histoire a empêchés de dire leurs histoires. C’est un « geste de restitution » s’adressant, comme le remarque Dominique Viart, non seulement à ceux à qui on rend leur propre histoire, mais aussi « à ceux dont ce n’est pas l’Histoire » (2005, p. 217). Ce
vécu ignoré par la grande Histoire se métamorphose en un récit qui tire sa force d’un écheveau de souvenirs, tel un petit ruisseau alimenté par d’autres sources d’eau.
Donner un sens à ses souffrances
À la différence d’autres récits du même genre, la narratrice de Ru fait de ses souffrances et de celles des autres « un merveilleux malheur ». Selon Boris Cyrulnik, on peut « donner un sens à nos souffrances si on en fait un récit » (1999, p. 10). C'est exactement ce que fait Kim Thúy dans son roman, dont l’écriture fragmentée laisse voir les souffrances et les « cicatrices » (p. 143) du passé, mais aussi les « lueurs » (ibid.) d’une vie racontée au rythme de la mémoire individuelle et collective.
La première « cicatrice » est celle laissée par la fuite précipitée du Vietnam communiste. La narratrice se remémore la peur causée par le malheur de se voir arrachée à l’espace familier de son enfance et jetée dans la cale d’un bateau, véritable enfer flottant. C’est la peur de « l’être-‐là » (le Dasein heideggérien) qui ne peut plus se comprendre à partir de ses possibilités d’existence et qui, faute de se délivrer de ce qu’il n’a pas choisi, n’arrive plus à accéder à une existence qui lui soit propre. C’est « l’avoir-‐peur » décrit par Heidegger dans Être et temps, mode d’affection du Dasein, inquiétude issue de l’intérêt de « l’être-‐au-‐monde » pour ce qui est. Dans le récit de Kim Thúy, rien n’échappe au regard de l’enfant de dix ans qui, trente ans plus tard, donnera voix à sa peur à travers un « nous » immobile, incapable d’affronter ce « monstre à cent visages » (2009, p. 15) : « Nous étions figés dans la peur, par la peur […].
Nous étions engourdis, emprisonnés par les épaules des uns, les jambes des autres et la peur de chacun. Nous étions paralysés. » (ibid.) D’étranges synesthésies rendent cette peur encore palpable au moment de la narration; la narratrice se rappelle comment elle observait le groupe des boat people bercés par les vagues, mais aussi par le ru apaisant chanté par une femme vietnamienne. L’enfant écoutait leur peur, devenue même supportable, car cette peur leur révélait quelque chose sur eux-‐ mêmes. Ce n’était plus une peur en soi, mais une possibilité d’agir dans un ailleurs qu’ils paraient de toutes les couleurs de l’espoir.
Malgré cette souffrance écrasante, la narratrice de Ru a réussi à rebondir, à lui donner un sens, et cela, grâce au sentiment d’appartenance à un groupe déterminé à ne pas renoncer à ses rêves : rêve d’échapper aux camps de rééducation vietnamiens, rêve de sortir de l’espace étouffant du camp de Malaisie, rêve de remplir le vide identitaire créé par la transplantation de leurs « racines tropicales […] dans des terres recouvertes de neige » (Thúy, 2009, p. 137). Plus tard, ce sera le rêve américain réalisé par la tante Six et son mari, par les Girard et par tant d’autres immigrants que la narratrice a croisés au Québec.
Filiation, mémoire et résilience
Dans ce groupe déraciné par une Histoire impitoyable, la famille de la narratrice occupe une place centrale. Les parents, les nombreux oncles et tantes, cousins et cousines, constituent ce que Cyrulnik appelle « la partie solide du socle de notre identité » (1999, p. 144), le point d’ancrage qui nous permet
non seulement de résister à l’assaut des forces destructrices, mais aussi d’« apprendre à vivre » (p. 205). La mère de la narratrice en est un parfait exemple. Modèle de résilience, elle a eu la sagesse de préparer ses enfants « à la chute » (Thúy, 2009, p. 23) bien avant leur fuite du Vietnam. Quand ils sont immigrés au Québec, c’est toujours elle qui leur a donné « des pieds pour marcher jusqu’à [leurs] rêves, jusqu’à l’infini » (p. 50), « des outils pour [leur] permettre de recommencer à [s]’enraciner, à rêver » (p. 30). Plus tard, cette femme forte qui, pendant des années, n’a vécu que pour donner un meilleur avenir à ses enfants, « a commencé à vivre, à se laisser emporter, à se réinventer à cinquante-‐cinq ans » (p. 72). C’est grâce à elle que sa fille a compris qu’il n’est jamais trop tard pour rebondir, pour trouver de nouveaux sens aux expériences passées, pour les lier au présent, sans jamais perdre de vue l’avenir.
La filiation lui a aussi permis de garder la mémoire vivante, de sauver de l’oubli des gens et des événements qui ont marqué son devenir personnel, intimement lié au devenir collectif. Paradoxalement, elle réussit à « parler d’amour au bord du gouffre », pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de Cyrulnik (2004). L’immense capacité d’affection et de compréhension dont elle fait preuve tout au long de son parcours constitue un facteur de protection pour cette narratrice qui ne se laisse engouffrer ni par la pauvreté des premières années d’exil au Québec, ni par l’autisme de son fils cadet. L’affectivité jette un pont entre le sujet écrivant et le monde. Au cours des années, l’amour lui rappelle constamment que la vie contient des possibilités latentes, souvent imprévisibles. D’où une certaine poétisation du réel, qui ne l’empêche pourtant pas de saisir ce qu’il a de cruel et d’inacceptable. À cela s’ajoute un humour fin, parfois inattendu
dans un récit focalisé sur la peur, la mort, la fuite sans retour, des murs qui séparent et des odeurs qui rapprochent. C’est un être résilient qui observe, écoute et rend l’indicible en peu de mots, à travers un récit polyphonique dédicacé « aux gens du pays ».
Terre des affranchis, à la croisée du réel et du fantastique
Le souvenir des « gens du pays » est également présent dans Terre des affranchis, mais Liliana Lazar s’en sert pour illustrer la difficile traversée d’un entre-‐deux-‐régimes. Selon le jury du Prix des cinq continents, son livre est « un conte cruel, politique et métaphysique où, dans la lutte entre le bien et le mal, devant la brutalité des faits, il n’y a pas de rédemption ». Ce roman mi-‐ fantastique mi-‐réaliste tire sa magie de l’atmosphère créée par le brouillage des frontières entre le réel et l’imaginaire, le bien et le mal, l’amour et la haine, la folie et la raison.
Inspirée d’un fait divers d’Ukraine7, l’action se déroule à
Slobozia, le village natal de l’auteure, village qui a préservé de nombreuses légendes et traditions locales. Dans cet univers clos, la famille Luca, venue d’ailleurs, choisit de vivre dans l’espace liminal séparant le monde civilisé et christianisé du village du monde sauvage et païen symbolisé par la forêt et le lac. Leur fils Victor semble protégé par les forces maléfiques de ce lac, connu sous le nom de La fosse aux lions, qui effacera les traces du meurtre de son père, ivrogne et tyrannique. Cinq ans
7 Un homme est resté caché dans sa maison pendant plus de cinquante ans pour ne pas aller à la Seconde Guerre mondiale. Selon le témoignage de l’auteure, elle aurait voulu savoir ce qu’il aurait fait une fois sorti de sa longue réclusion (Anonyme, 2010).
plus tard, un autre crime : cette fois-‐ci, le jeune homme tue une belle fille dont il était amoureux. De nouveau, le lac le protège des chiens qui l’auraient déchiré, comme Dieu avait protégé autrefois le prophète Daniel des griffes des lions affamés. Sa mère, sa sœur et le curé du village le protègent aussi. Victor copie les livres fournis par le curé sans se poser la question de l’utilité de son acte. Enfermé dans la maison familiale, il ne pense qu’à la rédemption des crimes commis. Entre-‐temps, le prêtre résistant est remplacé par un agent de la Securitate (la police secrète roumaine), le régime communiste tombe brutalement sans que le village de Slobozia en ressente trop les secousses. Trois autres personnes seront assassinées dans ces lieux difficiles d’accès juste après l’arrivée d’un étranger qui choisit d’y vivre en ermite. Celui-‐ci se fait appeler Daniel et, comme le personnage biblique du Prologue du roman, compte lui aussi obtenir le pardon de Dieu. La confession de Victor lui indique la voie du salut : changer son identité avec celle du criminel en lui confiant son journal. Grâce à la transcription des réflexions de Daniel, publiées sous le titre La Rédemption de Victor Luca, le protagoniste échappe de nouveau à la justice humaine. Il acquiert même une certaine notoriété, mais l’écriture de l’autre ne peut le protéger pour longtemps. Aura-‐t-‐ il la force de résister aux impulsions meurtrières après son retrait au monastère?
Résistance individuelle et collective dans Terre des affranchis
La question de la résistance ne se pose pas seulement en termes de combat intérieur entre l’instinct de conservation et les pulsions sexuelles de l’individu aux prises avec les forces non-‐ maîtrisables de son inconscient. Liliana Lazar s’intéresse aussi à
la question de la résistance d’un peuple contre les assauts des vagues successives d’envahisseurs. Tel est le cas des trois principautés roumaines qui, pendant cinq cents ans, ont dû constamment les repousser. Il n’est pas sans intérêt de noter que le premier chapitre du roman s’ouvre sur la description du monastère de Slobozia, dont les grosses murailles et « l’immense tour » (Lazar, 2009, p. 23) veillent encore sur cette « terre des affranchis » : « Le sanctuaire avait vaillamment résisté aux assauts des Turcs musulmans, fièrement tenu bon face aux catholiques polonais8, et longtemps supporté les
outrages des communistes athées. » (ibid.) Histoire et légende s’y côtoient : dans La Fosse aux lions, appelée autrefois La Fosse aux Turcs, des envahisseurs du XVIe siècle auraient trouvé la
mort au cours de leur retraite, poussés par les soldats du brave prince moldave Étienne le Grand (p. 2).
Aucune poétisation du réel chez Liliana Lazar. Aucune pitié non plus pour la violence, que ce soit l’abus physique infligé par un homme à sa femme et à ses enfants, l’agression externe9, ou les abus d’un régime totalitaire sur un peuple qui a
dû perfectionner ses moyens de survie au cours de son
8 Quand les envahisseurs étaient trop nombreux, « les paysans creusaient à même le sol un grand fossé qu’ils isolaient avec des briques de terre argileuse et recouvraient d’une charpente plate enduite de terre battue. Après quelques mois, ce toit de fortune était gagné par une végétation rase qui cachait complètement le bordeï. […] Au temps des grandes invasions ottomanes, les paysans moldaves ne durent leur salut qu’à ce stratagème. » (Lazar, 2009, p. 63-‐64)
9 Dans l’entretien que l’auteure m’a accordé en 2011, elle affirme qu’elle n’a eu aucune intention de mettre en parallèle la mort du père de Victor et la mort des envahisseurs turcs. Cependant, ils ont tous trouvé leur tombeau au fond du même lac. (Lazar, 2009, p. 12 et 30)
histoire10. Le narrateur anonyme de Terre des affranchis ne
présente jamais le bourreau touché par les actes de sa victime11.
Dans le pénitencier réservé aux ennemis du régime communiste, le tortionnaire se montre impitoyable envers sa victime : « Dans son regard de brute, vide de tout sentiment, aucune émotion ne filtrait. » (p. 73) C’est là où le prêtre résistant Ilie Mitran va finir ses jours, torturé par les défenseurs d’un régime qui n’osait déclarer une guerre ouverte à l’Église dans un pays connu pour sa croyance millénaire. « Une vague de persécutions s’était abattue sur l’Église » (p. 62), note le narrateur. Des représentants de la Securitate l’infiltraient, tel Ion F„tu, le nouveau ´ pope [prÍtre] » de Slobozia.
Au cours de ces années éprouvantes, des prêtres patriotes avaient mis leur vie en danger en diffusant des livres interdits par la censure. Faute d’imprimerie, ces livres étaient copiés à la main et distribués clandestinement dans les villages roumains. « C’est notre manière à nous de résister » (p. 62)12,
explique Ilie Mitran à Victor Luca au moment où il lui donne comme pénitence d’écrire nuit et jour, à l’abri des soupçons des informateurs du régime. Pendant de longues années le jeune homme copie des vies de saints et des livres de dissidents, mais ce travail de copiste n’a aucun impact sur lui. Ce n’est qu’au
10 Nombreux sont les commentaires de l’auteure au sujet d’un certain caméléonisme manifesté par ceux qui savent profiter de tout régime politique, surtout en période de transition (voir Lazar, 2009, p. 95, 175, 176 et 179). 11 La narratrice de Ru raconte comment son père, pendant que leur maison était occupée par les soldats, a essayé d’« établir une communication avec eux » (2009, p. 41) en leur faisant écouter de la musique. « Après cet incident, dit-‐elle, nous ne savions plus s’ils étaient des ennemis ou des victimes, si nous les aimions ou les détestions, si nous les craignions ou en avions pitié. » (ibid.) 12 À un autre moment du récit, une paysanne montre à Victor un des cahiers qu’il avait copiés : « Pendant la dictature, c’est aussi grâce à cela que nous avons tenu, dit la femme, les yeux mouillés de larmes. » (p. 178)
moment où l’ermite Daniel lui fait don de son journal que l’écriture touche Victor au plus profond de son être. En lui donnant symboliquement la vie, Daniel accueille la mort afin de se garantir le salut divin. Cependant, l’écriture de l’autre ne protège que temporairement Victor. La rédemption n’est-‐elle donc pas possible dans un monde soumis au mal métaphysique?
L’écriture comme forme de résistance dans Ru et Terre des affranchis
Les personnages de Liliana Lazar, placés aux confins de l’Histoire et des histoires, ne trouvent pas de réponses aux questions existentielles qui les tourmentent. Cependant, au cours de mon entretien avec l’auteure, elle n’a pas hésité à affirmer qu’elle « [avait] volontairement fait le choix de présenter l'écriture comme une forme de résistance » (Ionescu, 2011). S’il est vrai que l’idée de la résistance contre toute forme de tyrannie est bien illustrée dans ce roman, il n’est pas moins vrai qu’une autre forme de résistance se manifeste au niveau de l’écriture de ce livre : celle du réel contre l’assaut de l’imaginaire. Le village décrit par Lazar, bien qu’ayant une existence réelle, semble se soustraire au temps historique. La vie de ses habitants se déroule dans un espace sacré, ordonné par les rites de la religion orthodoxe, mais de nombreuses superstitions montrent les traces d’un paganisme ancestral qui continue à hanter leur imagination. Si l’auteure de Terre des affranchis place l’histoire de Victor Luca dans les lieux familiers de son enfance, c’est pour mieux plonger dans cet entre-‐deux qui ne cesse d’interpeller son imaginaire. La venue à l’écriture, facilitée par la distance et le recul temporel, lui a permis de donner libre cours à son imagination, mais aussi d’analyser
avec lucidité et même avec un certain cynisme le comportement des gens, bousculant par moments les certitudes et les habitudes de ses lecteurs.
À la différence de Liliana Lazar, le désir d’écrire de Kim Thúy remonte à l’époque des premières années vécues à Montréal. Au restaurant où travaillait son père, la narratrice de Ru fait la connaissance de Monsieur Minh, diplômé en littérature française qui, après des études à la Sorbonne, avait passé plusieurs années dans un camp de rééducation vietnamien. C’est l’écriture qui l’avait sauvé de la folie qui le guettait dans cet espace carcéral. Pour y échapper, raconte-‐t-‐il à l’adolescente de 16 ans, il avait écrit plusieurs livres sur un seul morceau de papier, véritable palimpseste qui ne gardait que peu de temps chaque page de cette écriture-‐vie. Sans cet exercice quotidien, note la narratrice de Ru, « il n’aurait pas entendu aujourd’hui la neige fondre, les feuilles pousser et les nuages se promener » (p. 97). Elle se rappelle également comment elle écoutait Monsieur Minh réciter des mots de dictionnaire qui éveillaient en elle le désir de les mettre à son tour sur un bout de papier.
Bien des années plus tard, la narratrice suivra la trace de tous ceux qui lui ont ouvert un monde plein de possibilités. Bercée par leurs histoires, elle aura la révélation du pouvoir de l’écriture de les sortir du silence et les sauver de l’oubli, de jeter un pont entre présent et passé, pays d’accueil et pays d’origine, rêve et réalité. C’est l’écriture d’un entre-‐deux douloureux dont la traversée n’est jamais finie pour quiconque s’est éloigné de son lieu d’origine. Il suffit à la narratrice de Ru de voir les cicatrices de vaccins sur le bras d’un inconnu pour que le passé surgisse avec toutes ses odeurs et couleurs, révélant leur
histoire commune, mais aussi leur « ambivalence », leur « état hybride » (p. 137). Cette trace corporelle est à elle seule une forme d’écriture qui se laisse déchiffrer uniquement par ceux qui ont une « origine en partage » (Sibony, 1991), dont ils n’arrivent jamais à se dégager en dépit de tous leurs déplacements.
*
Que peut-‐on conclure sur les premiers romans de ces deux auteures au parcours si singulier? À première vue, leur écriture n’a rien en commun : le récit de vie minimaliste de Kim Thúy, narré à la première personne, alterne avec les récits de ceux qui ont rendu possible sa venue à l’écriture; un narrateur anonyme raconte l’histoire à la fois réaliste et fantastique du protagoniste de Liliana Lazar en même temps que celle d’un peuple écrasé par l’Histoire. Ton poétique, empreint de musicalité, dans le récit polyphonique de Thúy; ton sérieux, aux inflexions bibliques, dans les histoires imbriquées du roman de Lazar. Cependant, qu’elle soit ancrée dans le réel ou dans l’imaginaire, leur écriture est essentiellement sensorielle, ce qui lui permet de capter les pulsions de l’être confronté à son historicité. Les deux auteures ont réussi à représenter, chacune à sa manière, un vécu personnel et collectif que le lecteur peut entendre, sentir et toucher grâce à la force de leur écriture. En dépit des différences thématiques et stylistiques, au cœur des deux récits se trouve le questionnement ontologique, étroitement lié à la place qu’entretient l’être avec son histoire, les histoires des autres et la grande Histoire. Qu’il s’agisse de la vie ou de la mort, de l’amour ou de l’amitié, du bonheur ou du malheur, ces
écrits donnent un sens aux souffrances individuelles et collectives, sans que leurs auteures en soient toujours conscientes. « Comment est-‐ce qu’on définit le mot résilience? se demande Kim Thúy. Dans ma tête, c’est toujours quelqu’un qui a une volonté, alors que moi je n’avais pas la volonté de devenir plus forte, c’était naturel. » (Dusaillant-‐Fernandes, 2012) « Quand j’écris, affirme Liliana Lazar, [j]’essaie simplement de raconter des histoires qui permettent au lecteur un moment d’évasion, un lâcher-‐prise avec la réalité du quotidien. » (Ionescu, 2011). Il revient donc au lecteur la tâche de se mettre à « l’écoute de l’être » (Sibony, 2006, p. 323), de se laisser emporter par la légèreté ou l’épaisseur de l’écriture, d’en déceler les sens cachés.
Bibliographie
ANONYME. (2010), « Liliana Lazar. Terre des affranchis »,
entretien, Le Télégramme, 19 avril,
<http://www.letelegramme.fr/ig/dossiers/prix_lecteurs_20
10/liliana-‐lazar-‐terre-‐des-‐affranchis-‐21-‐03-‐2010-‐
808318.php>.
CHAUDEY, Marie. (2010), « Kim Thuy raconte sa renaissance »,
La Vie, <www.lavie.fr>.
CYRULNIK, Boris. (1999), Un merveilleux malheur, Paris, Odile
Jacob.
—. (2004), Parler d’amour au bord du gouffre, Paris, Odile Jacob. DUSAILLANT-‐FERNANDES, Valérie (2012), « Habiller le vécu de mots et d’images : le projet de Kim Thúy », entretien, Voix plurielles, vol. 9, nº 2, <http://www.apfucc.net/>.
FORTIN, Marie-‐Claude. (2009), « Ru de Kim Thúy : À fleur de
peau », La Presse, 27 novembre,
<http://www.lapresse.ca/arts/livres/200911/27/01-‐ 925704-‐ru-‐de-‐kim-‐thuy-‐a-‐fleur-‐de-‐peau.php>.
HEIDEGGER, Martin. (1985 [1927]), Être et temps, traduit de
l’allemand par Emmanuel Martineau,
<http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf>.
IONESCU, Mariana. (2011) « Terre des affranchis de Liliana
Lazar : À la croisée du réel et du fantastique », Voix Plurielles, vol. 8, nº 2, p. 180-‐187, <http://www.apfucc.net/>.
LAPOINTE, Josée (2013), « Kim Thúy : survivre vivre aimer »,
La Presse,
<http://www.lapresse.ca/arts/livres/entrevues/201304/05
/01-‐4638023-‐kim-‐thuy-‐survivre-‐vivre-‐aimer.php>.
LAZAR, Liliana. (2009), Terre des affranchis, Montfort-‐en-‐
Chalosse, Gaïa Éditions.
MONTMINY, Marie-‐Josée. (2012), « Les nombreuses vies de Kim
Thuy », Le Nouvelliste, 24 mars, <http://www.lapresse.ca/le-‐ nouvelliste/week-‐end/201203/23/01-‐4508591-‐les-‐
nombreuses-‐vies-‐de-‐kim-‐
thuy.php?utm_categorieinterne=trafficdrivers&utm_contenu
interne=cyberpresse_B2_week-‐end_467_section_PO>.
SIBONY, Daniel. (1991), L’Entre-‐deux : L’origine en partage, Paris,
Seuil.
—. (2006), Lectures bibliques, Paris, Odile Jacob. THUY, Kim. (2009), Ru, Montréal, Libre Expression.
VIART, Dominique. (2005), « Topiques de la déshérence. Formes
d'une “éthique de la restitution” dans la littérature contemporaine française », dans Adélaïde Russo et Simon Harel (dir.), Lieux propices. L’Énonciation des lieux / Le lieu de l’énonciation, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « InterCultures », p. 209-‐226.
Résumé
Ru (2009), le premier roman de Kim Thúy, rend compte de la difficile (re)construction identitaire de ceux qui ont subi le traumatisme de la guerre et de l’exil du Vietnam au Québec. Terre des affranchis (2009), roman de Liliana Lazar, projette l’histoire de son protagoniste aux prises avec des pulsions meurtrières incontrôlables sur la toile de fond du dernier régime totalitaire de la Roumanie natale de l’auteure. Résilience ou résistance? Quelle représentation du passé et du réel? Peut-‐ on se sauver par l’écriture? Ce sont les questions qui jalonnent la réflexion sur ces deux romans.
Abstract
Ru (2009), Kim Thúy’s first novel, focuses on the difficult identity (re)construction of those who suffered the traumatism of the Vietnam’s War, followed by the exile to Quebec. In Terre des affranchise (2009), Liliana Lazar’s novel, the story of a troubled young man struggling with his uncontrollable murderous drives is projected on the backdrop of Romania’s last totalitarian regime. Resilience or resistance? What representation of the past and the reality? Could the act of writing? These are the main questions in this analysis of the two novels.