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Compte rendu de l'ouvrage "Le Vers libre" de Michel Murat

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Michel MURAT, Le Vers libre, Paris, Honoré Champion, coll. « Littérature de notre siècle », 2008, 336 p.

Le Vers libre, que Michel Murat a publié en 2008, constitue l’ouvrage de référence sur la

question que l’on attendait depuis longtemps. Pour une description détaillée, je renvoie au compte rendu que j’en ai fait dans Le Français moderne (t. LXXVIII, 2010, n° 2, pp. 288-293) et que je résumerai ici, pour ensuite me concentrer plus spécifiquement sur la place accordée à Apollinaire dans l’ouvrage.

L’auteur analyse son objet à tous les niveaux, en distinguant systématiquement et clairement ce qui doit l’être. Ainsi distingue-t-il deux périodes qui font l’objet de son étude, et pour lesquelles les mêmes principes et les mêmes méthodes de description ne peuvent être mobilisés : d’une part le vers libre symboliste, qui reste en étroite relation dialectique avec la forme régulière (vers, rimes, strophes) ; d’autre part, de 1909 à 1913, l’apparition du vers libre standard des poètes modernistes, qui « se dégage du vers régulier pour atteindre sa cohérence structurelle et son autonomie ». La charnière entre les deux périodes est assurée par des poètes comme Larbaud et Apollinaire, dont le geste fondateur, la réécriture en vers libre du conte en prose « La maison des morts », est analysé avec précision au chapitre 3 (cf. ci-dessous). Confondre les deux vers libres (et donc les deux périodes) conduirait (et a conduit avant M. Murat) à certains dangers, comme de voir dans le vers-librisme symboliste « un prototype imparfait ou une branche aberrante, condamnées par les lois de l’évolution ». L’auteur veut éviter toute visée téléologique ou rétrospectivement orientée de l’histoire des formes.

Il tient en outre un compte primordial de l’hétérogénéité de pratiques, et, partant, de la difficulté de décrire un objet aussi polymorphe que le vers libre, sur la base d’un corpus qu’il serait erroné de vouloir unifier. Ses options sont dès lors de développer une approche spécifique du vers libre, de pratiquer une description scientifique de la structure de la forme, de procéder à des analyses de cas.

La première partie de l’ouvrage, « Histoire et structure », jette les bases théoriques et méthodologiques de l’ouvrage entier et décrit la structure générale du vers libre en le situant par rapport au vers régulier, dont il procède et auquel il s’oppose, dont il est tantôt une variante, tantôt une alternative. Sa définition du vers libre est simple et universelle : « Le vers libre est produit par une segmentation spécifique du discours, propre à la poésie écrite dans sa tradition occidentale moderne. En tant qu’unité, il consiste en un segment de longueur variable. Cette segmentation est marquée par une convention typographique qui est le passage à la ligne. » Le chapitre se poursuit par la prise en compte de trois aspects qui n’entrent pas dans la définition du vers libre, mais dans sa description : la scansion syllabique, le rythme et l’accentuation.

Le chapitre suivant, où l’auteur examine les conditions et le processus d’émergence de la forme dans le symbolisme, est une véritable leçon d’épistémologie, développant un modèle analytique en trois aspects : un ensemble de conditions préalables, un phénomène de cristallisation, le rôle des circonstances. L’auteur dégage ce qui distingue Kahn, Laforgue et Rimbaud sur les plans syntaxique, métrique et contextuel.

En quatre chapitres, la deuxième partie décrit « les multiples variations qui donnent au vers libre son caractère “polymorphe” », selon quatre paramètres : le vers, la rime et la strophe, la mise en page et « l’allure du poème » (définie comme « la manière globale dont le poème se présente au lecteur : soit comme un ensemble continu, soit réparti en unités intermédiaires »). C’est notamment dans cette entreprise descriptive que prend tout son sens la distinction des deux

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périodes, selon que le vers libre entretient ou non des liens avec la métrique ancienne et régulière, en termes de pression métrique ou de citation du mètre régulier.

Sans faire partie des quatre poètes auxquels M. Murat consacre respectivement un chapitre monographique dans la troisième partie (Larbaud, Claudel, Péguy et Breton), Apollinaire est assez présent dans l’ouvrage. Relevons les points principaux où M. Murat l’aborde, pour en résumer le point de vue.

Dans le premier chapitre, l’auteur opère un examen critique de trois ouvrages qui ont abordé la question du vers libre, davantage du point de vue de l’histoire de la poésie que d’un point de vue technique. À côté de La Vieillesse d’Alexandre de Jacques Roubaud (1978) et de La Fin de

l’intériorité de Laurent Jenny (2002), M. Murat livre aux pages 24-28 son analyse de La Poésie partout d’Anna Boschetti (2001) : il adhère à la démarche sociologique héritée de Bourdieu — il

y recourt même à plusieurs reprises, lorsqu’il examine ce qui, dans le champ, peut prédisposer les poètes à inventer le vers libre ou à le pratiquer — et aux analyses du parcours d’Apollinaire par Boschetti et de l’histoire de l’esthétique moderniste, et l’approuve sur la plupart des plans : la place des prises de positions et choix formels dans le champ, la reconversion par Apollinaire des valeurs symbolistes en un anti-naturalisme moderne, les stratégies éditoriales d’Apollinaire ; mais il la conteste dans la « systématisation qu’impose la notion même de champ littéraire » : s’il est vrai que « le point de vue sociologique peut rendre compte de stratégies de publication ou de choix génériques », « sa capacité de détermination et de prédiction s’arrête où commence la technique proprement dite » ; critique à l’égard des rapprochements qu’Anna Boschetti opère entre Apollinaire et Mallarmé, Rimbaud ou Duchamp, ou de l’analyse de choix formels tels que celui du vers libre, il pointe des analogies floues et superficielles qui ne tiennent pas assez compte de l’hétérogénéité formelle, de l’invention et de la variation, et s’inscrivent dans la perspective idéologique d’un point de vue avant-gardiste sur la modernité. On conclura avec lui que la méthode sociologique, « indispensable à une approche historique du fait littéraire », trouve ses limites au niveau descriptif, technique, analytique et herméneutique de l’étude des pratiques formelles ; elle cesse d’être opérante face au particulier, à savoir, à la fois, la singularité des formes pratiquées par chacun et le moment du geste créateur.

On l’a dit, Apollinaire est cité avec Cendrars et Larbaud comme un des acteurs clés de l’émergence du vers libre moderne. Il est plus d’une fois cité et convoqué, notamment dans les chapitres de méthodologie analytique et descriptive. Ainsi aux pages 40-44 ce sont des vers tirés de Calligrammes qui illustrent la délicate question du traitement de l’e féminin et masculin (prononcé ou non) à l’intérieur du vers libre ; M. Murat distingue pour cette aspect phonétique du vers libre un versant prosaïque et un versant poétique, l’attraction de la langue des vers induisant une diction propre au second, dans les cas où les conditions sont réunies.

Aux pages 55-56 figure une approche éclairante qui compare deux poèmes, « Cortège » et « Le palais du tonnerre » (Calligrammes) sous le rapport de la présence dominante de « groupes métriques », à l’intérieur des vers libres, c’est-à-dire de segments de rythme pair (4, 6 ou 8 syllabes), directement liés aux combinaisons courantes de la métrique classique. Il apparaît que le premier des deux poèmes est « installé dans le rythme pair », tandis que le second lui « tourne le dos » et est dégagé de tout rapport au vers.

En page 135, le cas de « Chantre » est évidemment invoqué pour redire qu’« une séquence de vers libre standard est indécidable a priori » et que « l’identification éventuelle d’une occurrence de mètre est donc mémorielle ».

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Dans le chapitre « Variations métriques », M. Murat examine le rapport du vers libre au vers régulier et dégage trois modalités ; l’analogie (un vers peut être lu comme un alexandrin), la citation (un vers se prononce sans hésitation comme un alexandrin) et l’incorporation (le poème comprend des séquences homogènes d’analogies ou de citations) ; c’est ici aussi Apollinaire qui lui sert de sources d’exemples.

Aux pages 186-189, dans le chapitre consacré à « l’allure du poème », M. Murat livre une analyse stylistique fine et pertinente de la forme typographique et métrique de « Zone », dont il compare les deux versions, la première étant typographiquement distribuée en distiques, la seconde (celle d’Alcools) disposée « en séquences typographiques sans modifier la structure des rimes ni celle des vers ». Après avoir identifié dans Le Latin mystique de Rémy de Gourmont la source de la forme première, partagée par « Les Pâques à New York » de Cendrars, M. Murat note que la forme en distiques rapprochait le poème de la chanson (la ballade) et devait tendre, par son « caractère simple et séquentiel » à souligner trop fortement un « éthos dépressif » présent dans le texte, tandis que le remaniement « modifie profondément l’allure du poème » en réintroduisant « le principe de variabilité » et en lui imprimant « un dynamisme ascensionnel ». Mais le passage le plus important où M. Murat convoque Apollinaire concerne la « réécriture » de « La maison des morts » (pp. 110-118), en laquelle l’auteur voit avec raison un moment décisif de l’histoire de la forme vers libre et de son autonomisation, et le passage datable du vers libre symboliste au moderniste.

M. Murat reprend d’abord brièvement la question de l’antériorité de la version en prose (le conte « L’obituaire » publié en 1907) sur la version en vers, question délicate, puisqu’elle amène tout critique tenant de la chronologie des publications à s’exposer à « démentir l’auteur lui-même ». Après avoir souligné que « sur le plan de la stratégie d’auteur et de l’inscription des formes dans le devenir du champ littéraire, c’est [de toute façon] l’ordre des publications qui est déterminant », il tire essentiellement ses arguments (en faveur de l’antériorité de la version en prose et donc du découpage, le « geste ») de l’examen du texte lui-même, et d’une subtile et éclairante comparaison avec un poème antérieur, la « Rhénane d’automne » dans sa version de 1901-1902. Par-delà une thématique proche et une répartition des longueurs de vers assez similaire, il relève plusieurs différences marquantes entre les deux poèmes, qui sont autant d’arguments à l’appui d’une origine prosaïque de « La maison des morts ». Relevons les plus importants. La syntaxe de celle-ci est plus complexe (ce qui est propre à la narration), les phrases y sont plus longues ; sur le plan de la relation entre syntaxe et vers, l’autonomie de celui-ci y est moindre, « on perçoit beaucoup plus nettement le geste même de découpage, son arbitraire », maints segments-vers y étant dépourvus de consistance syntaxique. Le vers de « La maison des morts » possède une impulsion rythmique que n’a pas le vers libre symboliste de la « Rhénane ». Celle-ci présente un réseau de rimes typique de cette forme — la rime y joue un rôle sensible dans l’invention et la teneur lyrique du poème —, alors que « La maison des ports » en est quasi totalement dépourvue, hormis dans le poème enchâssé dont la différence souligne justement la spécificité du nouveau vers libre produit par le découpage de la prose.

À l’issue d’une démonstration méthodique et convaincante, on retiendra surtout qu’est ainsi décrit, dans sa naissance même, le vers libre moderniste dans ce qui l’oppose au symboliste. On suit aussi l’auteur dans les conséquences capitales qu’il en tire. À cet égard, l’auteur mentionne sa dette envers l’étude de Lionel Follet, « Apollinaire entre vers et prose » (Annales littéraires de

l’Université de Besançon, n° 347, 1987, p. 147-167), sur laquelle il s’appuie, pour conclure que

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non comme hypothèse critique mais comme geste créateur ») est « le moyen le plus simple, mais aussi le seul qui permette de modifier le statut générique du texte et l’horizon d’attente de la lecture, sans altération du matériau ».

Le vers libre moderne est ainsi créé du seul fait que « la segmentation par passage à la ligne est nécessaire et suffisante pour produire le vers libre » ; Apollinaire assume « la pleine autonomie de la forme, et sa définition nécessaire et suffisante par la segmentation du discours et sa présentation typographique en lignes inégales. L’invention du vers libre est acquise ; sa tradition commence » (p. 29) ; « il met en évidence avec une simplicité provocante la structure de la forme en même temps que le caractère « anti-naturel » de l’art » (p. 66). M. Murat va jusqu’à affirmer que « les décennies suivantes n’apporteront aucune modification substantielle » « aux bases théoriques de ce qui deviendra le standard moderniste » — ce que les études monographiques de la troisième partie confirment en grande partie, même si, selon nous, il faut borner cette hypothèse à l’horizon du surréalisme et de la 2e guerre mondiale.

On conclura ce compte rendu d’un livre décisif et passionnant en relevant que, si Apollinaire n’y fait pas l’objet d’un chapitre spécifique, on voit que sa place capitale dans un processus historique est largement et méticuleusement prise en compte, cette importance innervant et nourrissant toute la réflexion de l’auteur.

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