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Écluses, suivi de, La narration multiple dans le roman Des feuilles dans la bourrasque de Gabriel Garcia Marquez

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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suivi de

La narration multiple dans le roman:

Des feuilles dans la bourrasque de Gabriel Garcia Marquez

par

Mélisandre Gibbs

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche

en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Décembre 2003

(2)

1+1

Published Heritage Branch Direction du Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Résumé

Il existe plusieurs façons d'exploiter la pluralité d'instances narratives dans un roman; la «vision stéréoscopique», qui constitue l'une d'elles, présente un objet donné sous la loupe de diverses perceptions. C'est le cas des Feuilles dans la bourrasque (La

Hojarasca), premier roman de Gabriel Garcia Marquez qui sera au centre de notre réflexion sur la narration multiple. Nous étudierons la structure du roman à partir de la notion de «parallaxe». notion qui sous-tend la fragmentation de l'objet causée par la marginaIisation de chacun des points de vue. C'est toutefois en dévoilant le caractère «stéréoscopique» du roman à narration multiple que sera nuancé le manque apparent de cohésion du texte. L'étude conclura sur la question suivante: la structure d'un roman à narration multiple implique-t-eHe un souci éthique?

Écluses est un récit en cinq temps, composé de cinq nouvelles chronologiquement isolées mais reliées entre eUes par un contexte, des événements et des personnages communs. La narration de chacune des nouvelles est assurée par une instance narrative distincte; toutefois, c'est la somme des perceptions des personnages qui, grâce à la participation du lecteur chargé de faire dialoguer les points de vue, permet au récit de prendre forme et d'avancer.

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Abstfact

There are several ways of utilizing the plurality of narrative instances in a novel; the "stereoscopic view", which presents an object through the lens of several perceptions. is one of these ways. This is the case of Des feuilles dans la bourrasque

(La Hojarasca), Gabriel Garcia Marquez's first novel. which will be at the center of our reflection on multiple narratives. We will study the structure of the novel through the notion of "parallax", which implies the fragmentation of the object by the marginalization of each one its points of view. However, it is by revealing the "stereoscopie" character of the novel with multiple narratives that the apparent lack of cohesion of the text will be qualified. The study will conclude with the following question: Does the structure of a novel with multiple narratives raise an ethical concem? Écluses is a story in five tempos, composed of five chronologically isolated short stories, which are interconnected by a context of common events and characters. The narrative of each of these short stories is supported by a distinct character. Nevertheless, it is the sum of the characters' perceptions, due to the active participation of the reader who has the role of making the different points of view converse, that the story to takes shape and goes forward.

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Table des matières

Volet création: Écluses ... 6

I-Éda ... 7

II-Raphaëlle ... ... 17

III-Louis ... 35

IV-Frédérique ... 44

V-Pierre ... 62

Références des citations ... 68

Volet critique: La narration multiple dans le roman: Des feuilles dans la bourrasque de Gabriel Garcia Marquez ... 69

Introduction ... , ... 70

I..e désordre: la parallaxe ... , .. 74

L'ordre: la stéréoscopie ... 86

L'omniscience ... ... 99

Conclusion ... 100

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Écluses

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1

Éda

Soyons francs, on le sait d'emblée quand on se trompe, on le sait, mais sans le secours des mots qui viendront plus tard organiser les pensées confuses. Juste une sensation brutale d'abord, en plein ventre, pendant que les mots, eux, se bousculent à l'orée de la bouche, quittent difficilement le chaos pour s'ordonner.

'"

La nuit autour de nous et tu dors toujours, Frédérique.

Tu dors aussi, Louis, tu dors dans l'autre pièce, là où on a fait l'amour durant près de dix ans.

On croirait deux chats écrasés au fond de leurs lits, paisibles.

Vous dormez: ça tombe bien, après tout. Des chats? Non, non. Vous êtes des erreurs désormais, de chair et de sang, de belles erreurs qui s'éveilleront tout doucement, avec le petit matin.

Je marche d'une chambre à l'autre, m'efforce de faire le moins de bruit possible, mais je laisse la flamme de ma chandelle illuminer à tour de rôle vos visages de béatifiés; elle est douce, elle ne vous dérangera pas. Elle ne te dérangera pas, Louis. Je t'examine en premier, j'observe ton sommeil impossible à perturber, ton visage bien verrouillé pour la nuit. Toujours, tu voulais savoir si je t'aimais; demain je t'aurai enfin répondu. Je

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petite poupée Frédérique. C'est ça.

Dormez pour le moment puisque toutes les fenêtres autour de la maison sont plaquées d'obscurité; y dérive une faux de lune échappée des nuages. Par intermittence, elle tranche la noirceur en illuminant les toitures de Percy, les flancs de montagnes et le pic Vuloz aux neiges éternelles. C'est qu'il y a une panne d'électricité dans notre quartier voué jusqu' à l'aube à la cécité et au silence. Un silence inhabituel. Presque primitif. Dire que je suis là, à m' occuper de mon départ. Avec tout ce bruit de nos jours, toujours il attend, le silence, il attend, attend que l'oreille se libère et ce soir, ça y est; et je ne pense qu'à partir. Je devrais rester tranquille et profiter de cette paix pour composer quelque chose, je sais pas, une mélodie ou ... ; à tout le moins, écouter ce phénomène qu'on ne connait plus et essayer d'en conserver un signe, d'une façon ou d'une autre, en faire une collection pourquoi pas, du silence tapi dans des bocaux. Cette paix ...

Mais je dois partir. «Et pourquoi», devez-vous vous demander. Bien voilà:

Il Y a seulement quelques heures, Frédérique, tes lèvres ont mouillé chacune de mes joues. Enfouie au milieu des couvertures, tu voulais m'empêcher de te chatouiller les aisselles; tu t'es tordue comme un ver, tu as gloussé, tu as piqué ta tête lourde dans l'oreiller et puis... juste avant le sommeil, tu as lentement vissé tes yeux dans les miens comme pour dire, lourde d'une mission: «Regarde, regarde bien m'man!» et c'est là que

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j'ai constaté: JE ME SUIS TROMPÉE. On le sait d'emblée quand on se trompe, oui, mais il y a quelques heures seulement, les mots justes, bien alignés, m'ont enfin donné l'occasion de passer aux aveux. Le vert de l'iris de tes yeux est laid, Frédérique, du vert épinard des marécages. Et tes cils, ils sont trop courts; tes paupières inférieures, on dirait qu'elles se sont soudainement relâchées, qu'elles sont tombées légèrement, à bout de forces, incapables une seconde de plus de reproduire une forme qu'eUes n'ont, en bout de ligne, jamais eue. C' est décidément à un vert plus éclatant que j 1 aurais dû

m'attendre, et à une sclérotique peut-être moins bleutée. Tu n'es pas ce à quoi je m'attendais, Frédérique.

Bon sang, mais j' étais aveugle durant toutes ces années?

J'ai aussitôt compris ce que je devais faire: BOURRER MES VALISES. Quelques heures plus tard elles sont là, devant la porte d'entrée.

Vous savez, vous devriez le savoir, tout, à mon contact, se mue en gouttes d'huile. Tout glisse. Ma paume sur ta gorge, Louis. Tes confidences généreuses, Frédérique, et tes doigts au bout des miens qui me prient de t'aider, à mettre ton habit de neige, à transporter un jouet, à voir, à comprendre. Oui, d'accord, ça peut me faire hurler des fois, tellement c'est tendre ou brutal! Mais, en général, tout finit par regagner la surface et devient pellicules à épousseter. Les années, ensemble. Tout ce temps, ensemble: ça glisse. Et si facilement, que vous allez m'en vouloir.

Voyez-vous, il est nécessaire que je me rende disponible, à tout moment, à une personne que je sais, depuis l'enfance, avoir perdue et dont l'identité m'échappe. Mais

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qui appartient, je vous le jure, à quelqu'un, en réalité. C'est à lui que je dois tous mes efforts. l'ai pourtant essayé de m' en débarrasser. Que ce regard soit le premier signe d'un enfant futur. c'aurait été magnifique, non? Une incomplète prémonition. rai cru à cette prémonition, jusqu'au bout, jusqu'à faire l'amour, faire un enfant. À ta naissance, Frédérique (j'avais dix-huit ans et tu portais la barbe, Louis, rappelle-toi), je m'attendais à ce que progressivement le regard se détache de ma mémoire suivant le rythme de l'accouchement pour se fixer à jamais à ton crâne minuscule, bella.

Toutefois, la vie, parfois ...

La présence assourdissante du regard sans corps (pendant un moment c'était monstrueux) a fmalement étouffé les hurlements du bébé neuf que tu étais Frédérique, regard demeuré vision nette entre mes oreilles, inégalée dans le réel. Insistante comme un remords. J'ai commis une erreur sans l'admettre.

La cire de la chandelle coule et durcit sur le dos de ma main, la chaleur vive me ramène à vos paupières doses.

Ah, ce silence.

Tu aurais voulu le briser, Frédérique, non? «Tu mens!»: deux mots qui te gonflent la langue, un jugement à saveur d'épices fortes. Et qu'aurais-tu dit, Louis: «Une invention, tout ça, n'importe quoi pour te défilerf». Dites, vous ne m'auriez pas traitée de menteuse si vous le pouviez, non, pas vous aussi? Vous le savez, je suis la fille d'une femme prénommée Émilie et qui avait toujours ce mot à la bouche: menteuse. Je me rappelle d'un soir ...

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- '" Tais-toi, Éda. Tu te tais maintenant, ma fille!

Ça y est, elle s'est fâchée. Chercher la sortie de la cuisine et fuir. Maman est près de la fenêtre ouverte. Elle, qui fixait la nuit au-dessus de la ville alors qu'on discutait, se retourne vers moi. Le ciel, on dirait, est resté accroché à ses yeux; maman me lance leur noirceur au visage, une noirceur telle que je n'arrive même pas à distinguer ses pupilles.

Dehors, le vent, partout, et dedans aussi, en travers de l'appartement. Maman tente désespéremment d'allumer une cigarette qui pend au coin de sa bouche; elle craque une allumette, penche la tête légèrement, rapproche la flamme de son visage, mais la flamme s'éteint. Elle craque une autre allumette, penche la tête en vain, n'abandonne pas et en craque une autre ... La fenêtre laisse trop facilement passer la brise, mais elle s'en fiche, maman, de la fenêtre. Rien que de la rancune dans ses yeux, qui transpercent un fond de teint trop clair et trahissent son dilemme: elle se demande et se redemande en réfléchissant à mon sort: «qu'est-ce que mafille mérite qu'on lui dise, lui dire quoi, pour qu'elle cesse de mentir».

Elle dépose allumettes et cigarette sur le rebord de la fenêtre et s'approche de moi. Elle s'approche, mais ce n'est pas ça qui retient toute l'attention. À l'agitation de l'air, ses cheveux préfèrent la langueur des caresses qu'ils prodiguent aux omoplates pendant que nez et bouche font saillie comme le museau d'une hyène; ses bras maigres, raides sur la poitrine, se croisent telles des épées en sautoir, ses mains se planquent sous les

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aisselles, sa ceinture de perles fait du boucan, sa robe, elle, c'est une aguicheuse au teint rose qui se soulève à chacun des courants d'air, les émoustille en gonflant. Faut faire gaffe avec maman, puisque chaque élément qui la compose, indifférent aux autres,

nefait que ce que bon lui semble.

On ne connaît pas la canicule du haut de notre onzième étage -la brise le traverse comme un jet d'eau frafche- mais chaque fois on la devine quand elle abdique, à l'agitation soudaine des gens, en bas, qui sortent dans les rues de Percy la soirée venue, comme autant de vers de terre après la pluie. Il y a les rires et les klaxons et les motocyclettes qui pétaradent .

Les quarante ans de maman n'arrivent pas à s'approprier son corps, c'est épouvantable, puisqu'il paraît toujours plus jeune, toujours plus ferme et sensuel alors que moi, à treize ans, je suis déjà lasse et mes épaules s'effondrent, se décrocheront bientôt telles deux ailes complètement fichues. Maman me nourrit «au grain et à l'eau», comme on dit. Elle a la trouille de me voir grossir peut-être, mais c' est certain qu'elle a horreur de me regarder manger.

Elle approche, et je continue de la proY'Oquer. Tout ce que j'exige, c'est qu'elle avoue que j'ai raison. Est-ce qu'on peut pousser trop fort et loin en dehors de la mémoire un être qu'on a mis au monde? Non; j lai pas raison? - Des yeux me fixent, maman, des yeux verts, jour et nuit, et c'est moi qui les ai conçus, je l'ai accouché ce regard, je le

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Mais voilà qu'elle ouvre la bouche:

- Comment peux-tu te souvenir d'une chose pareille, Éda? T'as le souvenir d'un ventre énorme? Et des contractions, tiens, t'as eu mal, TOI??? Et l'hôpital, tu peux le nommer? Le lit, la couleur des murs, les bruits et le mouvement incessant, tu te souviens de tout ça? Le bébé, le bébé ... on l'aurait peut-être caché dans une armoire ou une ... une boite de carton tant qu'il faire! Tu ne te souviens de rien, dis-le!

- En effet maman, je ne me souviens de rien. Sauf des yeux ...

- Les yeux du bébé?!? Gloutonne, va! Même les souvenirs des autres, ma foi de foi, tu

les voles et les dévores ... Le mensonge, lui, c'est une bête carnivore, fifille Éda. Il finira par te ronger la bouche!.

(Petite, j'en mettais du temps il comprendre ce que mentir signifiait, il cause de cette manie qu'elle avait ma mère de prononcer lentement le "s" de mensonge, de le faire glisser sur sa langue, de le sculpter entre ses dents pour en faire un long sifflement. Si je n'arrivais pas il saisir quoi que ce soit, c'est parce qu'un serpent (si distrayant!), chaque fois, se mettait il ramper au milieu d'un mot tronqué qui ne voulait plus rien dire du tout).

Et maman, toujours en colère, insiste. Elle me parle il l'oreille. Elle finit par mouiller mon lobe droit avec une audace erifiévrée. Ça dure longtemps, son souffle s'échauffe, ses doigts s'enfilent de plus en plus profondément dans la broussaille de mes cheveux. Puis elle s'arrête. C'est la fin de ses ébats. Elle se redresse et, je sais, elle retournera devant la fenêtre de la cuisine. Elle s'amusera il prétendre diriger en chef d'orchestre les sons de la faune, en bas, qui se rafraîchit, se livre aux bienfaisantes rafales de la

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soirée (ce jeu la réjouit; c'est pourquoi elle a choisi le onzième. Au niveau du sol, les

choses s'imposent avec une insupportable violence qu'elle seule arrive

à

percevoir).

Les yeux plissés. les bras balayant l'air, elle rira comme une enfant. Mais d'abord,

elle plonge son regard dans le mien, avec l'air de dire: «Maman seule peut contempler

les âmes

à

travers les yeu.1C, fifille. Seule maman peut savoir comment sont les gens,

menteurs ou honnêtes ou gloutons comme les porcs ... Toi

tu

ne peux pas, regarde,

essaie ...

».

Je pince la bouche et soutiens

à

mon tour le regard de la devineresse. Ses

yeux: deu.1C cailloux noirs dans une mare de lait qui, eu.1C non plus, ne veulent rien dire

du tout.

Et là, comme sous l'effet d'une crise d'amnésie, le regard de maman tombe quelque

part entre le cadavre d'une fourmi et les miettes d'un morceau

de

pain. S'y perd un

moment pour ensuite relever un visage accablé de honte, celui de quelqu'un qu'on

surprend

à

parler seul. Puis elle retourne

à

sa fenêtre comme

à

un nid. Couve l'idée

-un fait- que demain, assise dans sa boutique du cinquième étage de la section

commerciale

de

l'immeuble,

à

midi püe, elle écoutera la sonnerie du téléphone hurler

religieusement trois fois, répondra et recueillera la voix de son amant, la seule qui la

rend toute menue, peut-être jolie, et lui soutire des gloussements grassouillets.

Je le sais, puisqu'elle se met

à

sourire ...

Maman. Émilie. Ses habitudes intactes après seize années écoulées. À cette heure-ci, elle se trouve sûrement à la fenêtre de son appartement du onzième. Elle pense à son homme avec une euphorie certaine ou à mon corps émacié, avec satisfaction.

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La cire jaune coule sans relâche, sur mes chaussures et sur le sol cette fois. Je revois mes valises rebondies et sages, dressées devant la porte d'entrée. Franchir cette porte. Mais pour aller où?

Heureusement, je crois à une chose: la migration du désir. Le plus grand désir d'un individu se libère du corps par les pores, se répand dans l'air et devient public. Il finit par être aspiré, goûté ou littéralement avalé par un autre individu qui participera, inconsciemment, à la réalisation de ce même désir. D'autres parleront de coïncidence. Ce qui explique ceci: après avoir quitté la chambre de Frédérique, ayant décidé de faire mes valises malgré la destination ignorée, j'ai pensé, fait absurde, aux éboueurs qui passeront demain en matinée et je me suis dit: «Il ne reste plus de sacs à poubelles». Presque aussitôt, j'avais sous les pieds une rue de Percy exceptionnellement noire et sur la tête, une bruine agaçante qui me forçait à accélérer la cadence de mes pas, à courir presque, vers un quartier illuminé, par conséquent fonctionneL À quelques pâtés de maisons, fouetté par une pluie plus dense et lourde (les stratus ont ravalé la lune), gardé par deux hauts réverbères courbés au-dessus de lui, le dépanneur

Larotte

luisait. Dedans, un caissier gaillard et un tout petit enfant accroché aux gondoles de gommes à mâcher; il y avait le père du petit qui errait entre les allées avec une attitude hallucinée et une moue triste, deux femmes aussi et une autre en particulier, celle-là qui tripotait les ignames d'Afrique quand je suis entrée, qui a fait sa curieuse alors que je la croisais, a relevé la tête et s'est écriée, excitée de raconter: «À l'est, madame, paraît qu'une

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collégienne de l'île a des yeux assez rares, tout à fait inhabituels, y paraît. Ils disent que ... ».

*

Là-bas, vers l'est et la mer. C'est là-bas que je vais. Mais dormez en attendant, dormez. J'ai assez bavardé.

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fi

Raphaëlle

En été, comme tous les habitants de la région de l'Ile de Strass et de Pointe-Nacarat, je descends sur les plages sauvages, soumise à la brutalité des herbes hautes qui sont fouets ou ongles pour les jambes, à la brutalité du sol, du sable, de ses cailloux, des coquillages brisés qui coupent, et des "couteaux" (c'est leur nom) qui n'ont pas l'excuse d'être brisés, sont fourbes de nature parce que c'est comme ça qu'ils vivent, dissimulés sous le sable, prêts à trancher tout ce qu'il y a de nu: les pieds, les bras, les épaules quand on s' étend. Comme tout le monde, je sais que ce supplice du sol ne cesse pas à l'entrée de la mer, il faut patienter, le sable n'est lisse qu'avec l'immersion et l'inquiétude de l'avoir atteint, le large. Je connais aussi les espaces vagues et l'ennui, j'admire l'oeil du pêcheur qui a le sens du lieu et qui voit la côte, là!, même quand elle est invisible pour les autres. J'ai, comme tout le monde, le souvenir de noyades et de motoneiges renversées; et une fois l'hiver installé, moi aussi je me mets à avoir peur de cet écart entre les villes, villages et hameaux, ça veut dire les routes glacées des plaines et des forêts qui peuvent tuer ...

Mais une chose me rend étrangère à tout ça: mes yeux qui, contrairement à la plupart des habitants de la région, sont d'un vert qu'on ne connaît pas ici.

*

Il est seize heures passées et qu'on jacasse, ça lui est égal au professeur. Il est assis sur le bord de sa chaise, le buste vers l'avant, prêt à déguerpir je ne sais pourquoi ni où (ce

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n'est pas l'heure encore, la cloche n'a pas encore sonné). Les derniers rayons du soleil viennent s' écraser maintenant, entre les pupitres.

-Raphaëlle veut à ce point changer de vie qu'eUe est prête à s'inventer une filiation avec la nouvelle concierge ... qui est folle, d'ailleurs!

La classe s'esclaffe. Lucas. Toujours prêt à m'énerver.

-Tu sais, Raphaëlle, les administrateurs sont au courant pour Éda ... -C'est injuste. EUe n'est pas mauvaise.

-EUe est indécente! On la mettra à la porte du Collège assez vite! -Vous la connaissez mal, elle ...

Lucas m'écoute à peine. Lui et les autres se mettent à surveiller l'entrée éventuelle du professeur qui vient de s'éclipser par la porte de la classe ouverte sur l'étroit corridor au bout duquel il yale vide si on ne baisse pas les yeux, si on ne remarque pas qu'il est juste là, l'escalier... En fait, Lucas attend toujours l'occasion parfaite -un bref silence-pour attaquer. Il me provoque à nouveau, les lèvres en pointe:

-Tu fais grand cas de la couleur de tes yeux, mais elle ne te fera certainement pas sortir de l' Histoire de la région! La Nature s'est trompée, une seconde de distraction et puis hop! C'est tout. Tu t'accroches à Éda, mais ça ne te mènera nulle part!

-Et comment le sais-tu, Lucas?, que je lui réponds.

Lucas! La jalousie l'étouffe.

Je n'en démordrai pas toutefois: une telle couleur d'oeil mérite son histoire. «Du fond de la mémoire je regarde alentourlEn soulevant une paupière avec mon doigt»; mais

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malgré l'effort, je ne vois pas sur quoi je peux compter. On m'assure que mon coeur pompe le sang de mes parents, d'autant plus que leur lignée est un seul boyau transparent, sans surprises au bout d'un tournant et qui débouche après un survol de quelques siècles, sur l'explorateur Stig (Scandinave à qui on attribue la découverte de l'île et de la région de Pointe-Nacarat) et sa femme. C'est le cas d'une bonne partie des gens d'ici. Je continue pourtant de croire qu'un regard comme le mien doit avoir sa lignée propre, oui, et pouvoir se fier à plein de mots pour le décrire, pour écrire cette histoire entamée par le médecin à ma naissance: Les pupilles de votre fille sont d'un vert qu'on ne connm"t pas ici, des yeux migrateurs, on pourrait dire ... Une couleur étrange, oui, et souvent toute belle.

*

Quelqu'un m'a doté de cette particularité: j'en profite pour briser les liens qui m'unissent à mon entourage. Faut dire qu'avec Pa et Ma, la partie est drôlement facile. Leur absence m'a ouvert la voie qui mène aux grandes surfaces vides et planes de l'isolement et aux petites surfaces à investir que sont les pages de mon Album de Bébé. À sept ans, en fouillant la bibliothèque du salon, j'ai découvert des pages entières qui m'étaient données à remplir, un espace parfait pour me créer:

NOM DES PARENTS DE BÉBÉ: aucune inscription;

POIDS DE BÉBÉ: aucune inscription;

PREMIERS PAS DE BÉBÉ: aucune inscription,

et ainsi de suite, sauf en ce qui concerne la donnée en cause, le tesson de vérité, Premier Moteur Immobile à faire valser mon monde:

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Plus tard, Pa et Ma n'ont pas su cacher leur soulagement de me voir quitter Pointe-Nacarat, de me voir traverser l'Assojusqu'au Collège Falko. Un mouvement des joues, un étirement des lèvres, quelque chose qui n'est pas encore un sourire, plus dérangeant que son aboutissement, telles certaines hésitations qui peuvent supplanter en humiliation toute parole qui les suit. Bref, ils étaient soulagés... Oui, sûrement.

*

Seize heures trente. Le prof revient vers ses étudiants pour la demi-heure restante, il nous fait taire pour la forme, se rassied après avoir intensifié l'éclairage de la classe qui ne reçoit déjà plus de lumière de l'extérieur. Je pense à Éda. Ce soir, j'en suis convaincue, elle me rassurera. Me dira:

Tu n'as rien àfaire ici, Raphaëlle. Partons.

'"

On croit parfois que le vide attire, d'abord parce qu'il embaume. Le navigateur Stig, pour justifier ses nombreux voyages, écrivit dans son

Journal des Cents Séjours:

«Chaque point cardinal offre à mon nez la senteur d'une terre vierge». Prenez ce corps éruciforme, vert-de-gris d'un bout à l'autre de ses dix kilomètres, cette terre, l'Ile de Strass: est-ce possible qu'elle ait dégagé quelque chose comme un fumet assez puissant et alléchant pour qu' Éda, des terres élevées de l'Ouest du pays, soit finalement descendue jusqu'au niveau de la mer il y a trois mois, ait traversé le chenal Asso pour se rendre sur l'île, se soit plus tard présentée à la directrice du Collège Falko,

Je

m'appelle

Éda

Moler ... ,

prête à occuper les postes vacants?

On vient de m'offrir un

poste de nuit comme conductrice du traversier mais ... concernant les heures

de

jour,

j

'souhaite devenir

la

nouvelle concierge

du

Collège, oui,

j

'veux le faire,

ça

aussi.

(22)

chercher quelqu'un. Et cette personne, ce sera moi. Le vide embaume? En fait, je préfère croire au phénomène des crevasses -sur les routes, les rochers, dans les cœurs, qu'importe- les crevasses comblées en temps de pluie.

*

Ce qu'on dit d' Éda au Collège Falko? La personne qu'elle cherche, en fait, c'est elle-même: elle est tellement maigre, pas étonnant qu'elle se soit perdue de vue! Et d'habitude, ils se mettent à rire. Les Insulaires aiment bien se moquer. Mais au Collège Lurie-Mathéo du continent, la rumeur a plus de tenue. Il est question d'un homme. Éda le cherche, irait jusqu'à soulever la poussière de toute cette terre pour le retrouver.

*

Il est seize heures quarante, la cloche va bientôt sonner et comme à son habitude, elle court Éda, vers la cafétéria! Je l'entends très bien d'ici, du deuxième étage, je l'entends traverser le rez-de-chaussé avec autour de la taille l'arsenal métallique de ses métiers, concierge du Collège le jour, passeuse, la nuit, sur le bac à câble Le Dulcé. Sûrement qu'elle court maintenant entre des étudiants sortis de leurs classes avant l'heure, et laisse son attention se répandre sur le plus de corps possibles; quand les collégiens la croise comme ça dans les corridors, certains (mais ils doivent être rares) ont sûrement envie de lui dire de belles choses, comme de lui rappeler que ses yeux sont beaux, larges, que ses pupilles ont l'éclat de cailloux givrés; mais elle, eHe ajouterait en riant doucement que tout

ça,

toute cette beauté dont vous parlez,

ça

vient de c'que je regarde... EUe court, je ne suis pas la seule à l'entendre, elle cliquète de toutes ses forces et je ne peux pas m' empêcher de sourire puisque d'en bas, est-ce qu' elle le sait?, eHe amorce un mouvement de foule déjà distraite et affamée, avec ses trousseaux de

(23)

clés qui lui marteHent la cuisse gauche: la flagellation s' envenime maintenant, c' est le signal: plusieurs étudiants se tournent vers la fenêtre de la classe qu'ils se mettent à zieuter de contentement: ils constatent que le jour s'éloigne.

Je dois être seule à le remarquer. mais une dernière leçon se donne à l'extérieur, une leçon qu' aurait pu donner Éda, du côté des êtres caducs. Regardez-les .. , Non, inutile de lorgner les sapins, pas les sapins! Chez eux c'est l'orgueil, l'allure imperturbée, les aiguilles dressées, malgré les saisons. Mais les érables. J' aime observer leurs houppiers nus: depuis l'automne, ils ont l'air d'imiter racines et radicelles. À celles-là, tassées sous terre dans l'obscurité, les érables, rien qu'avec leur tête, leur font vivre la clarté et l'espace par procuration. Et c'est de cette façon que je décrirais Éda, comme ces arbres qui se donnent comme ils peuvent. Je parlerais des branches qui ont perdu toutes leurs feuilles et qui, malgré tout, ont fait de cette perte une offrande aux racines, oui.

*

Dès les premiers jours de son arrivée au Collège, Éda me parlait de la mer (il était difficile alors, de croire qu'elle venait de là-haut). Elle me disait qu'à marée haute la mer ne fait qu'étaler son manque d'humilité: ... Étonnant, tu diras. Mais ce serait encore plus surprenant que la mer ne ressemble en rien cl la plupart des humains. Le soleil et la lune provoquent les marées pour rendre grossière la gestuelle de la mer, tout ça pour nous permettre de voir que la mer aussi, constamment, désire autre chose que ce qu'elle possède déjà: il y a les déferlantes et leur écume comme une multitude de petites mains qui grattent, grattent, grattent et creusent le sol, se laissent absorber par le sable et la glaise ... et je crois qu'elles invoquent leur Dieu à ce moment-là, " ... Faites qu'on puisse s'incarner cette fois et se joindre à l'accalmie des terres ... Ir. Bien sûr,

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c'est toujours à recommencer! Ainsi .... ainsi ....

Une pâle inquiétude, je m'en souviens, s'est dressée dans ses yeux. Pour qu 1 elle cesse de nous réfléchir, la mer,

faudrait empêcher le revif. ...

,....

Voilà, le cliquetis a cessé -on entend tout d'ici. Éda est probablement devant la baie vitrée à l'entrée de la cafétéria, en train d'observer les teintes de la fin du jour. Pour sûr, elle regarde les culs des nuages; ils se tiennent bas ces derniers temps, et veulent s'asseoir sur nos têtes. Sa dernière tâche au Collège, avant d'aller conduire le bac pour une partie de la nuit, sera de surveiller notre entrée chaotique à la cafétéria .

Ici, en classe, l 'horloge au-dessus du tableau est mille fois scrutée: seize heures cinquante. Les soupirs sont contagieux. Autour des pupitres voisins, les mouvements sont énervés. Certains étudiants frissonnent et d'autres, en se mouchant, se rappellent probablement qu'il fait si froid sur l'île en hiver, que l'administration du Collège a déjà songé à nous enfermer ici, nous les plus vieux, à partir de dix-sept heures (les plus jeunes, eux, retournent chez eux plus tôt). Une idée reliée à l'état du sol, en quelque sorte. Entièrement blanc à pareille date, le sol durcit, se gonfle et se ride sous les tempêtes qui se mettent à chialer. C'est toujours notre lot, début décembre. Au bout de sa chute, la température répand l 'hiver sur l'île, sur tout l'est du pays dont le froid se pose, s'entrepose chez les plus frileux, sur les fronts, le bout des doigts, les lobes d'oreilles: le sceau des vents maritimes.

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ya d'abord constriction des vaisseaux sanguins; le corps peine alors, pour conserver

sa chaleur. Le sang va donc moins circuler disons ... au bout des orteils. Mais le froid a

le choix des extrémités, on s'entend. Moins de sang,

il

y a donc manque de nutriments

dans les tissus ...

La peau blanchit ...

La destruction tissulaire est progressive ...

Ça peut entrafner la nécrose: c'est la mort des cellules.

Et s'il y a infection, on parle de gangraine. Nous, les administrateurs du Collège de

l'Ile de Strass, sommes responsables. On suggère ceci: que les pones de sortie soient

verrouillées ...

C'est exactement ça. Us en avaient l'intention. Les collégiens faits prisonniers à la tombée du jour comme des enfants malades. À cause du froid, toujours lui, annoncé par la belle violence du crépuscule: le ciel garde jalousement les derniers rayons du soleil, pendant qu'en bas, le monde perd ses détails dans la noirceur en attendant que nature et humains lui jettent à nouveau leur lumière respective à la figure. Nous enfermer! Ici! Mais heureusement qu'il existe la honte de ressembler aux plus mauvais de ce monde; comme pour se racheter d' avoir pondu une idée pareille, l'administration ferme les yeux quand la porte d'entrée principale du Collège demeure déverrouillée. même des nuits entières.

Seize heures cinquante-cinq et Pointe-Nacarat s'éteint là-bas. Maintenant eUe n'est plus qu'un ruban tout noir de l'autre côté du chenal Asso, en bordure du continent. À quelques kilomètres de là, je crois que les étudiants de Lurie-Mathéo ont une pensée

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pour les cinq hameaux de l'Ile de Strass: Lubbe, Quivers, Émorets, Amaloire, Piergé; ils y pensent et les méprisent comme les cinq doigts crochus de la main d'un vil magicien.

*

L • ovation maintenant, sur les étages des classes. Les dix -sept heures de la faim viennent de sonner, véritable cor de chasse aux odeurs de friture et de soupe qui nous ont déjà bourré les narines depuis les salles de cours. Une file désordonnée s'est formée dans l'escalier, me happe au passage, s'écrase comme une chute d'eau sur le parquet du rez-de-chaussée. Certains étudiants se font plus facilement bousculer, ils ont les os fins, courts, les muscles plats et mous comme les plaines de tourbe. C'est ainsi qu'on pratique la violence, les étudiants de l'île.

La

grégarité vous rend borgnes et maladroits!, nous avertit Éda du haut de son cou, maigre. Je m'arrête et observe la

queue de la file se déployer autour d'Éda. Il s'agite le carrousel, au gré des premiers tintements d'ustensils, des voix, des déglutitions. Les derniers collégiens contournent Éda avec gaucherie; avec sur quelques lèvres cette moue silencieuse.

L'écœurement.

*

L'écœurement, oui. Parce qu'au collège Lurie-Mathéo du continent, ils ont tout faux à propos d'Éda. Les hommes, c'est pas sa tasse de thé. EUe fait plutôt concurrence aux bernard-l'hermite et s'entiche des coquines â l'abandon. L'écoeurement, donc, â cause de l'odeur d'Éda. Ça dure depuis près d'un mois: il suffit qu'un étudiant emprunte l'un ou l'autre corridor désert du Collège pour qu' Éda se tienne parfois en embuscade et se mette â rêver de maternité. Ainsi, lorsque l'occasion se présente eUe n'hésite pas, elle

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abandonne sa besogne, s'approche du collégien piégé et... Quand le relent fait déjà tourner de l'oeil certains, en inquiète ou faitjubHer d'autres qui savent très bien ce qui va suivre, Éda a déjà déboutonné son chemisier. Sa main gauche glisse alors sur l'humidité de son front, puis sur sa nuque et sa poitrine. Elle est grave le plus souvent et demande à l'étudiant:

Tu le reconnais ce sein? Te souviens-tu, tu étais bébé, combien

tu

l'aimais, ce sein?

Alors eHe soulève doucement son sein avec sa paume; il brille dans le creux de sa main, elle l'arbore et en est fière comme d'un trophée, irait jusqu'à l'astiquer... L'écoeurement, oui, et l'impatience, chez plusieurs collégiens, de voir l'administration chasser Éda du Collège. Moi, je ne lui en veux pas, à Éda. Je ne lui en veux pas de s'approcher de moi. Je lui en veux encore moins d'aller vers les autres car je sais qu'elle finira par me choisir. Ce soir, ce soir elle me dira:

Tu n'as rien

à

faire

ici

Raphaëlle. Partons.

Si eHe va vers les autres, c'est pour se racheter. Je le pense vraiment. Elle m'a dit que là-bas d'où eHe arrive, un homme et une fillette souffrent, depuis trois mois, de son absence.

Frédérique. C'est le nom de la p'tite.

*

Lucas, lui, il en raffole des corridors déserts. Sûrement à cause des ecchymoses qui lui colorent les bras et des plaies sur son visage chaque fois qu'il revient d'un séjour chez lui. Il veut nous faire croire qu'il abhorre Éda, mais dès qu'il en a l'occasion, il erre dans les corridors en quête d'affection. Je le surveille, alors je sais. Mais il s'en tire assez mal. Il a beau faire preuve d'assiduité, se garer tous les jours ou presque dans les encoignures, y rester enfoncé de longues minutes, jamais Éda ne se montre à lui.

"There's always a child/A mother doesn

't

see",..

Quelqu'un chantait cela, j'ai oublié

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qui.

*

Vous êtes borgnes et maladroits ... !

Borgnes! Elle a raison la grande Éda. Et à dix-sept heures, cette vérité a encore plus de poids. Toutefois, l'embouchure par laquelle se déverse maintenant le flot des collégiens dans la cafétéria est trop étroit pour tout ce monde, c'est évident. C'est pourquoi vous vous cognez les uns les autres, non? Mais s'Hs n'arrivent pas à voir la source du chaos là où eUe se trouve réellement, c'est d'abord à cause de moi et ils me le font savoir. Postée au seuil de la cafétéria, obnubilée par les paroles d'Éda, je ralentis la course des collégiens. Devant moi c'est la pagaille, les remontrances, les trébuchements pour m'éviter. Puis tout se confirme en une seconde: de ses mains il la position parfaite, l'esprit brise la parure; la coquille de l'indulgence est bien fragile. Certains ont le meilleur des prétextes maintenant, l'occasion parfaite pour ces insulaires de se dévoiler, d'être durs et orgueilleux devant tout le Collège. Et là, Lucas s'élance: Hey la Folle, tasse-toi ... ! Ses yeux brûlent, sournois comme l'huile chaude, m'enduisent le visage de

leur transparence. Lucas connaît mes intentions de quitter le Collège en soirée, pour une nième fois. Ses yeux clairs me fusillent. C'est fou comme il est en colère ...

*

Lucas, Lucas. On lui donne des coups à la maison. Il est en colère et se mêlent à sa colère ses peurs et ses jurons. Les saisons pendant lesquelles les routes sont sèches, je n'ai qu'à ouvrir la fenêtre de ma chambre vers minuit, et j'entends les soûlards au volant faire crisser les pneus de leur voiture. C'est à ça, je pense, au frottement des pneus sur le pavé, que doit ressembler le cri latent de Lucas, appel incessant où tout à la

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fois se dit: colère, peur et jurons proférés contre Éda qui ne fait que l'ignorer.

*

Que fait Raphaëlle quand elle sort le soir?, que Lucas se demande souvent, qu'est-ce qu 1 elle fait? Il affiche alors une colère visible, prête à faire saigner. Chaque fois, je lui

dis que seule m'intéresse la goélette. Je lui dis: «Te rappelles-tu la Ana Nout!»

Mais comme toujours, ses oreilles sont sèches. Il n'y reste rien, que des gerçures peut-être, mais rien des mots de ce capitaine accroupi ce matin-là sur le brise-lame de l'île:

J'le croyais pas, pourtant elle échouait bel et bien devant mes yeux la goëlette, elle approchait bien tranquille, comme si elle y pensait; sa coque a grincé, puis elle s'est ouverte sur les roches et le varech détrempés... La marée était basse, le bord de l'île suintait comme des marécages. Une goëlette brisée, vide ... !, et à cause d'elle, l'exode des badauds, le mouvement de tout Pointe-Nacarat; c'est une toute petite ville des côtes Est du continent, d'accord, mais fallait voir la folle traversée du Dulcé ce jour-là!, fallait voir le bac rebondir jusqu'au ridicule entre deux destinations! Une île surpeuplée en un jour pour voir cette Ana Nour, et qu'on a quittée le soir même, parce que la brise se levait. Il y avait aussi cette houle pour la première fois inattendue... L'échouement, peut-être, annonçait une tempête qui s'approchait... On commençait à s'inquiéter, et si on ne pouvait plus rentrer? Les cheveux dans le visage, tout le monde s'en voulait, ne pouvait rien contre cette curiosité atavique des petites agglomérations. Des gens pensaient soudainement à ce qu'ils avaient laissé en suspens, les ronds de la cuisinière qui chauffent encore, les fenêtres laissées entrouvertes, l'impossibilité de prendre une décision à propros de ... , les enfants dans la cour ...

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Puis soudain, tu te souviens, Lucas, de l'accalmie des pensées?

La brise s'infiltrait entre les fentes de la coque brisée qui sifflait sous le grand vent. Un instant pendant lequel la Nature repose absolument, faisant des préoccupations humaines des miettes pour les mouettes. Si seulement eUe pouvait toujours siffler, la

Ana Nour ...

:;.

Lucas est affamé, mais il tient à savoir. Il connaît mon désir de fuguer

ce

soir et il veut maintenant m'en empêcher, c'est évident. Je devance sa question:

-La goélette, Lucas.

-... (Son visage lutte contre l'irritation, se froisse). Puis: Dis plutôt que tu vas rejoindre Éda sur sa marie-salope de ferry!

-Quoi?!?

-J'veux dire ... C'est rien que de la saleté qu'il transporte, le Dulcé ... Il finit par me tourner dos, son pas est lent, vers l'intérieur de la cafétéria.

*

La cafétéria s'égrène. Un à un, les étudiants se retirent dans leur chambre ou ailleurs, jusqu'au couvre-feu. Éda a déjà quitté le Collège pour rejoindre son traversier. Moi, j'en profite pour aller chercher mon anorak et mes mitaines. Dans quelques heures, les étudiants s'effaceront tous sous les draps,

y

compris Lucas.

n

baissera les bras devant ma vigile, trop épuisé comme HIe prétend (il est un tantinet lâche tout de même) pour enfiler ses bottes et prendre mes talons en filature. Après tout. .. sa lâcheté me convient. Bien sûr, qu'il ya Éda.

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Je ne sais pas depuis combien de temps je me cache dans ce coin du halL Le soir se fait doucement nuit à mes côtés: les bruits les plus grossiers se rangent et, avec eux, les oreilles se posent bien à plat sur les matelas et les langues, épuisées, s'écrasent contre les dents.

Constant comme une basse continue, le vent cogne les murs. Depuis plusieurs nuits, il fait écho au sommeil des Insulaires. Il s'agite, s'abat sur nous. Mais quand, de connivence avec les rumeurs de la ville, le vent veut m'impressionner comme maintenant, quand il siffle langoureusement pour me vanter son âme Ge serais sur le point de perdre la mienne. c'est ce qu'on raconte à Pointe-Nacarat, c'est ridicule .. .!), je le déteste vraiment.

Je scrute les alentours.

The coast is clear.

Je me jette dehors, finalement.

*

Derrière moi, les portes du Collège et leurs poignées qui m'écrasent le dos. De l'autre côté, les rêves se poursuivront jusqu'à ce que les néons bourdonnent et qu'ils fracassent l'obscurité des chambres. Forcent les Insulaires au réveil. Devant, les heures défendues m • apparaissent inoffensives. Des choses affranchies du regard se nomment dans la pénombre:

je suis la glace qui craque au large, je suis la brise agitée, je suis la

poudrerie et je fouette tout au passage, le silence. toujours, à l'intérieur des murs, et là

tu

entends?, un chevreuil sûrement...

C'est bête. Une bourrasque vient d'emporter mes éclats de rire. J'entends à peine le bruit de mes semelles sur le ciment des escaliers. encore moins le crissement de mes enjambées dans l'allée (qu'on oublie toujours de déblayer) qui mène à la route principale, là où la neige est déjà meurtrie, souillée par le

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gravier.

Enfin ma lignée tricotée

croiser les aiguilles fines et souples qui me rappellent l'échine

d'Éda.

*

*

Déjà, la pointe acérée de l'île, enneigée et lugubre, que j'arrive à entrevoir là-bas, entre quelques branches décharnées. Derrière la pinède (côté île), on dirait que la pointe se verse dans le chenal Asso, non!, que le détroit tire la pointe lentement, comme on inspire. Le bras de mer est brisé par un couloir mouvant, passage épargné par les glaces qui mène au continent; normalement. Mais j'ai beau m' exorbiter les yeux ce soir, c'est presque impossible de les voir, ses contours. La lune bien grasse, rouge et basse, suffoque, on dirait, à cause de secrets il porter; mais comme chaque fois qu'elle est gonflée il bloc, une fois il son zénith, elle finit par cracher tout ce qu' eUe sait: Asso est pudique en décembre, il lèche sous les bordages la rive du continent alors que de mai à octobre il se vautre comme une pute sur la grève... Et ces vieilles cabanes à éperlans, comme drossées une fois la glace fondue, laissées-pour-mortes sur la grève, elles s'affaissent d'un côté, ploient, empruntent les airs de cette touriste blasée, le coude sur la table du Café, la tête sur la paume, la bouche qui articule mollement: "This is my life"; le quai illuminé, sa forêt de mâts qui étirent, étirent le cou; de"ière le quai, la pinède (côté continent), la ville derrière la pinède. reconnaissable à son bonnet

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sépia et ... tiens!, Raphaëlle enfin de course, sur la pointe de l'fie ...

*

On n'a jamais eu à construire une gare maritime: le Dulcé ne se fait presque jamais attendre. Sur le lieu d'embarquement, la rampe est déployée. À sa gauche, la Ana Nour s'élève en partie au-dessus du sol, surprend. Muette évidemment, enfoncée dans une bordée de neige et les hurlements du vent. Éda est bel et bien à son poste noir. La

cabine de contrôle, le rouf, a un cou et une tête pentagonaux avec, tout autour, cinq grands yeux, des fenêtres rectangulaires. Le buste d'Éda en est la pupille sombre qui glisse de l'une à l'autre. EUe m'a vue venir.

À l'intérieur, assise dos au tableau de bord, Éda al' air taquin, tout est sourire chez elle, jusqu'aux plis de sa peau. Par principe uniquement, je la connais bien et je l'aime, elle fait clapper sa langue: Raphaëlle! Que je ne t'y reprenne plus!, sur un ton men.reilleusement faux. Elle retire son manteau, pivote en m'invitant à s'asseoir à ses côtés. Le continent s'étale devant nous, pris en sandwich entre le ciel éclairé et le détroit aux lames qui se hissent vers ce même ciel, les crêtes et les creux se passant sa lumière. Éda étire la main droite, la serre autour du levier de contrôle qu' elle pousse vers l'avant, le déloge de sa verticalité. Du compartiment des machines, le système hydraulique se met en marche, le ventre du Dulcé vrombit, la rampe remonte, les barrières se referment. Le traversier quitte l'Ue de Strass lentement, se déplace de plus en plus vite le long du câble fixé aux rives, à chacune des extrémités de la traverse. Le

bruit du moteur. Le tapage du vent contre le rouf. Éda m'amène faire un tour. C'est pour de bon.

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Elle le dit une première fois, mais ses paroles, accompagnées du moteur bruyant du

Dulcé, sont inaudibles.

(),,' ?

-"luOl ••••

-Ce n'est pas toi, Raphaëlle. Tu n'es pas ceUe que je cherche. Je quitte le rouf en trombe.

'"

La température n'a donc pas cessé de baisser. Appuyée sur la rambarde, je me rappelle les cris des passagers. Il y a quelques jours, comme ça, le Dulcé a stoppé au milieu de l'Asso. Personne n'aime à se retrouver au milieu de ce chenal avec sa profondeur sous la plante des pieds.

'"

Ce soir même je raconterai tout à Lucas. Lui dirai qu'entre Éda et moi, il n'y a plus rien, je le lui dirai pour qu'il se sente moins seul et calme sa hargne.

>1<

Le matin déjà, et le Collège Falko n' est plus le même. Les étudiants doivent tous avoir l'air d'enfants qui regardent nulle part et attendent, le corps lâche glissant au-devant des pleurs. Au fond d'un couloir, quelqu'un a retrouvé le corps sans vie d'Éda, étrangement amaigri. Sur sa tempe gauche, une large contusion et à l'intérieur du crâne, une hémorragie certaine.

-Je ne sais pas qui a fait le coup, mais moi, à sa place, j'aurais fait en sorte qu'Éda se noie dans le chenal.

C'est la voix de Lucas; eUe me chatouille l'hélix avant de pénétrer l'oreille:

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filet. Le treuil, utilisé pour le levage et le chargement aurait peut-être lâché, à cause du poids. Mais il est beau le nom qu'on lui aurait donné: le haleur d'âmes.

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lU

Louis

Ce que j'ai trouvé de mieux à faire, c'est de lui demander de me décrire sa tristesse. Elle a répondu: «ça ressemble à ... quelque chose comme ... l'érosion des nerfs». Quelque part entre onze heures et midi, un jour de la mi-octobre, un jour de rayons de soleil frisquet qui coulent dans les cous offerts à l'air libre, les élèves de quatrième année avaient sûrement le ventre qui gargouillait quand en classe de géographie, on leur a mis un nouveau mot en bouche: érosion. «Altérations de l'écorce terrestre provoquées par les eaux et agents atmosphériques»; «usure du lit et des berges des cours d'eau par les matériaux entraînés». À l'annonce de la mort de sa mère, Frédérique utilisait le mot avec aisance.

«C'est ça, papa. L'érosion de mes nerfs».

J'ai cru que que tels seraient les seuls mots échangés. Je croyais que Frédérique aurait enroulé sa langue en boule, pour la donner en offrande à un oiseau des sommets. Je berçais la petite; nous étions seuls, forcés à se débattre en plein coeur d'une révolution imprévue. À neuf ans, le corps de Frédérique est déjà rond, c'est une boulotte un peu pâle. Une rouquine qui porte sa tignasse aux épaules, d'habitude. Mais cette journée-là, tout son dos était incendié.

Soudainement elle s'est crispée et une enfilade de phrases s'est échappée de sa bouche; une prière. Très longue. Qui se résumait à cela: «Que la pareille soit rendue à ma mère». Je n'ai pas compris sur le champ. J'ai fait exprès ensuite, et joué à celui qui n'a rien entendu. Mais chaque fois qu'elle en avait l'occasion, cette petite me susurrait la

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prière â l'oreille, avec un sérieux accablant. EUe avait raison. -T'as raison, Frédérique, ta mère ne reviendra plus.

Éda ne reviendra plus.

-Il ne faudrait pas tarder â lui faire comprendre ce qu'on pense de son départ, sinon, je suppose que ça nous passera.

*

L'Ile de Strass est coquette, étend autour d'elle sa traîne d'eau immobile dont l'ourlet se retrouve à plusieurs mètres de la rive du continent. À partir de là, l'eau libre devient un lac précaire avec une rive nord de glace.

-L'île en entier ...

Ma bouche, si près du sol cassonade. On croirait que j'l'e baise. Et tous les sons de ma gueule s'y jettent à corps perdu, s'y enfoncent comme sous un drap, deviennent sourds, mais la fille sursaute, malgré tout.

-... elle dérivera peut-être avec la débâcle et on l'oubliera ma cocotte, c'est certain. Là-bas, sur l'île, des gens qui grouillent dans les hameaux. Mais là-bas aussi il y a autre chose. d'immobile cette fois, d'essoré et de raide. Juste au bord, sur la berge, il y a une croix cerclée de bouleaux. On la voit assez bien d'ici. Ça veut dire: introduite dans le flanc de l'Ile de Strass, la mort d'Éda en décembre. Mais pour nous, sa fugue est plus âgée: c'est depuis septembre qu'elle nous a quittés. D'où notre départ de Percy en direction Est, le voyage -étemel- en train, notre refus de traverser jusqu'à l'île, par conséquent notre présence ici depuis ce matin: couchés à plat ventre sur une grève encore mouillée de neige fondue, écrasés; mêlés au varech qui borde l'Asso, à se laisser glacer les mains et les poignets par le sable figé. On observera tout d'ici,

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Éda me manque, surtout maintenant qu'eUe est tout près. En particulier son échine nue, un suivez-moi-jeune-homme couleur peau, et son fou rire de timide: en silence, son visage se convulsait, ses épaules se mettaient alors à tressauter comme quand le prêtre avait annoncé lors d'une cérémonie du Jour de l'An, les yeux bourrés d'onction mais voulant faire taire les rumeurs des désoeuvrés une fois pour toutes: «Non, je ne me suis pas marié samedi dernier à trois heures».

La cause du départ de cette femme, on aimerait la renvoyer hors de nous-mêmes, la fille et moi, mais c'est impossible, vraiment; alors on se cache derrière la ronde des mois et on attend que Mère Nature accomplisse le souhait de Frédérique.

-... Fin avril, cocotte. C'est pour bientôt, la débâcle.

Qu'elle nous quitte, ta mère, mieux encore qu'elle ne l'a déjà fait, sans qu'on ait à ramener son corps avec nous dans les montagnes. Puisque nous ne sommes rien de ce qu'eUe cherchait, ma cocotte, eUe y serait malheureuse.

Ce que nous prévoyons alors, c'est un beau spectacle. Une distraction pour les oreilles d' abord: les glaces qui craquent et sifflent, un son aux jambes de verre qui court sur des largeurs et des longeurs infinies. La plaque pétrifiée jusqu'alors se brise en mille pièces qui tanguent et jasent entre elles en attendant le grand bouleversement: une vague, un chat aquatique qui fait le dos rond, un soulèvement. Quand c'est le moment, les glaces obéissent au mouvement, se laissent entraîner par la houle roulante, commencent à glisser sous nos yeux, mais nos yeux ne suivent plus le courant, ils s'accrochent à la

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berge de l'Ile de Strass. On regarde avec soulagement -Frédérique surtout, c'est son idée- les glaces cogner la berge et l'user de leurs tranchants. Elles la rasent sur plusieurs mètres, déracinent les bouleaux, jusqu'à atteindre le cercueil d'Éda. La boite s'ouvre sous la pression, le corps se fait happer par toute cette eau, le corps glisse. Peau translucide, os minuscules, Éda la maigrichonne, hareng saur de son vivant, hareng saur à la mort. Il flotte à son tour le corps, on le confond avec tout ce qui est diaphane autour de lui, puis le corps, immergé. La mort prend le large. Quitte terre et mémoire.

C'est ce que nous prévoyons.

Mais j'avertis Frédérique et lui dit que parfois il y a échec, ce qui signifie que malgré tOu.s les efforts, les morts ne vont nulle part .

-Tout ce qu'ils attendent à ce moment-là, c'est qu'on leur ouvre la porte à nouveau. Suffit alors de retenir ceci: que ta tête, ton p'tit crâne, représente une porte.

-Une porte.

-C'est bien. Et surtout, surtout quoi, Frédérique? Faire en sorte ... -... faire en sorte de ne pas huiler ses gonds.

>1<

La fille, ma baie des montagnes, n'a pas l'habitude de la mer juste là, en face. Frédérique la regarde comme si la nappe ondulante menaçait de lui lancer le pire au visage -qui lui, se plisse, irait jusqu'à s'enfoncer dans le crâne. Elle a l'habitude de la servilité, ma fiUe. C'est comme ça, ma tortue, quand on est haut perchée ...

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Son regard fait ricochet sur les vaguelettes (que ça, des vaguelettes, depuis que le vent est tombé). Je lui propose une promenade en attendant l'événement, eUe ne bronche pas; ses yeux tremblotent, eux. Je me redresse tout de même. Ce que Frédérique prend pour une indifférence momentanée à ce qui peut se passer sur le chenal d'une minute à l'autre, l'énerve. EUe se met à crier, me donne des coups.

«MAIS ATTENDS! LES GLACES VONT CHASSER MAMAN DE LÀ!!!», et eUe continue de me frapper. Je dois la calmer.

Ses yeux ronds méprisent ma main, innocente de mollesse maintenant, métamorphosée une seconde plus tôt en une claque ferme. Elle dit, penaude:

-Tu feras comme eHe, maintenant?

C'est eUe qui se lève finalement. Frédérique provoque la risée, soulève aussi l'eau libérée du chenal qui s'agite doucement. Je l'épie par-dessus mon épaule. EUe s'arrête, fascinée un moment par la transformation du moutonnement en crêtes de coqs, puis se dirige vers nos deux valises bien droites, collées l'une contre l'autre au pied de la dune, derrière nous. «Tu feras comme eHe?», qu'elle demande. À l'extérieur de l'hôpital, entre ciel et terre, des trombes d'eau mouillaient tout. Le médecin se déplace de côté, il

m'avertit: il ne m'accorde que quelques secondes; il me laisse, le visage entre les jambes d'Éda, à la vision des chairs distendues autour de ce qui doit être le crâne étriqué de Frédérique. Je tremble comme une trille puis eHe pousse, mon Éda, et juste comme ça, les eaux mêlées au sang m'éclatent au visage. Un nouveau Papa baptisé dans une faible odeur d'excréments. «Tu feras comme elle, maintenant?» -ma fiUe est insensée. Entre les murs de la chambre d'hôpital, c'est une joie collante, ceUe qui ne lâche plus, qui est tombée à verse.

(41)

*'

Midi. Le ciel s'éclaire sans s'occuper des nuages (si fins que la lumière, de toute façon, les déchire). Debout, j'observe le chenal. rien n'y bouge, sauf le Dulcé au loin qui s'est frayé un chemin jusqu'à l'île, La fine mange un sandwich, se distrait des larmes qu'eUe refuse de faire rouler devant son père.

EUe était encombrée ma femme. c'est drôle à dire. Pas au début, quand il y avait la passion et que tout ce qui était extérieur au couple s'est tassé sur les rebords. À la longue plutôt, je dirais ... avec l'ennui, elle s'est encombrée de paroles tues. Elle avait un amant, enfin, c'est ce que ma fille et moi croyons.

n

s'appelait R. (il ne voulait pas qu'on connaisse la suite, il est prudent), et vient d'ici. Il a retrouvé ma trace pour m'annoncer la mort d'Éda, s'est ensuite occupé de l'enterrement de ma femme sur les berges de l'île avec mon accord écrit que je n'ai pas hésité à lui envoyer. Je ne voulais pas la revoir. Frédérique non plus. R. a ensuite envoyé une missive après l'enterrement, marque de sympathie obligée enfouie sous une écriture de jeune fiUe .

... Vous en faites pas, Éda n fa pas été inhumée dans le silence. Ici, les mouettes sont

nos pleureuses ... -R.

Ce type est prudent, c'est clair. -«R.», pour Reynald ou Robert ...

Entre deux bouchées, la voix de Frédérique pleine d'une réconciliation souhaitée et qui me liquéfie de l'intérieur, royalement.

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-Roger, René, Rémi, Renato, Reno, Roland, Robert ... j'l'ai déjà dit ... , Régis, Ray, Ray, Ray, Raymond, Ralph, Richard, Ringo, RINGO!!!

Elle éclate de rire. Elle trempe sa nervosité dans une goulée d'eau qu'elle prend à même la bouteille. Puis elle se lève et vient me retrouver en récitant sa leçon: «Nous prévoyons un beau spectacle, une distraction pour les oreilles d'abord: un son aux jambes de verre qui court sur des longueurs et des largeurs infinies ... Papa?».

Elle s'assied.

-Tu crois vraiment qu'on peut être malheureux là où se trouve maman, sous les bouleaux?

Surtout, lui faire croire cela.

-Rappelle-toi Évelyne, celle qui enseignait la musique à ta mère. Une béké. Elles avaient le même âge... Elle était venue s'installer à Percy avec sa mère âgée il y a plusieurs années. EUes fuyaient l'instabilité de leur pays à l'époque. Mais la mère d'Évelyne est morte subitement et sa fiUe n'a pas eu le choix de l'enterrer à Percy et les semaines suivant le décès, je ne reconnaissais plus Évelyne, eUe passait tout son temps sur la tombe de sa mère à s'excuser, s'excuser interminablement. En fait, son mea

culpa s'est prolongé sur deux ans. Elle refusait de me voir. J'ai rencontré ta mère entre temps. Plusieurs années plus tard, j'ai revu Évelyne qui m'a avoué que chaque soir, depuis l'enterrement, sa mère lui disait en rêve qu'elle était malheureuse, qu'elle ne connaissait personne là où eUe se trouvait, qu'elle avait tenté de visiter les siens de l'autre côté de l'eau mais en vain, le voyage était trop long ...

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-... Alors tu vois, Frédérique, les gens enterrés loin de chez eux ils... Je crois qu'ils souffrent.

J'ai honte.

*

Le Dulcé revient tranquillement vers le continent, l'après-midi fait son bonhomme de chemin, tout est serein aux alentours et je pense â notre projet qui fera chou blanc de toute façon, que nous restions ici une journée de plus ou encore un mois. Il existe trois cas de figure possible, concernant les glaces du chenal Asso en cette période de l'année. Le courant de l'Asso n'est pas très fort; ce n'est pas un hasard si le Dulcé se déplace par le truchement d'un câble. Le courant n'est pas fort, donc ce sont les vents qui détennineront le mouvement des glaces. S'il Y a absence de vent ou si la brise est trop faible pour faire bouger quoi que ce soit, si de surcroît la pluie tombe, au bout de sept â dix jours la glace aura complètement fondu sur place; dissoute comme le sel.

Par ailleurs, un vent moyen poussera gentiment les glaces â la dérive, sans fracas. Les glaces se laisseront faire, et seront pleines de douceur et de prévoyance pour les rives. De son côté, un vent très fort, un vent de l'ouest par exemple, videra le chenal de ses glaces à une vitesse hallucinante. Le flux, trop rapide, empêchera les glaces de s'attarder sur les berges, eUes les raseront de quelques centimètres tout au plus, mais eUes ne feront pas plus de dégâts; manque de temps ...

*

La représentation n'aura pas lieu, je l'ai toujours su, mais étrangement tout cela m'a apaisé. Manifestement, et c'est ce qui compte, ça fait du bien â Frédérique aussi. Elle

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se recouche sur le sable. Je crois qu'eUe ne voudra plus partir d'ici. Sinon, pour sûr, elle reviendra.

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IV

Frédérique

Viens me rejoindre sur la plage! Claudelle

L'injonction de Claudelle ne m'est pas adressée, mais je m'y plie avec Mariam, au dam de Mariam, sa soeur, vers qui convergent presque tous les faits et gestes de Claudelle, ses blagues sibyllines, ses mots travestis et ses ordres de plomb. Mais il arrive parfois que les rapports s'inversent.

Mes filles. EUes ont douze ans .

Alors je lui dis à Mariam de mettre ses sandales, de se dépêcher, que je l'attends. Elle me dévisage, m'invective des yeux. Ils s'injectent peu à peu de déception:

-Quoi? Tu viens aussi? -Ben oui.

Décidément, Éda, décidément ...

Vas-y! Aller! Contemple ta réussite! Papa me disait:«Ils ne vont nulle part, Frédérique, tout ce qu'ils attendent c'est qu'on leur ouvre la porte à nouveau ... ». Il parlait de toi, Éda, la morte à oublier. Le corps sec à chasser. Mais Papa a menti. Traquer la débâcle, qui devait te mettre hors d'état de nuire, s'est avéré absurdement vain. D'autant plus que tu es tenace, Éda, avec plus d'un tour dans ton sac. Tout ce qu'ils attendent, c'est qu'on leur ouvre la porte à nouveau ... Toi tu n'attends même pas, tu

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