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Le concept de destin chez Carl Gustav Jung

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Academic year: 2021

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YANICK FARMER

LE CONCEPT DE DESTIN CHEZ CARL GUSTAV JUNG

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC OCTOBRE 1999

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L’objectif général de cette thèse est de conceptualiser la notion de destin dans l’oeuvre du psychiatre suisse C. G. Jung (1875-1961). Puisque la force du destin se révèle à travers la tension entre la volonté consciente, véritable moteur de la liberté individuelle, et les déterminismes divers qui restreignent cette liberté, notre travail comporte deux volets. Le premier consiste en une analyse qui vise à établir la structure des déterminismes définis par la psychanalyse jungienne. Ce volet de notre travail couvre les cinq premiers chapitres de cette thèse. Le deuxième volet s’attache ensuite à définir une conception jungienne de la liberté qui prend en compte la structure des déterminismes établie dans les cinq premiers chapitres. Ce deuxième volet, qui est l’objet du sixième et dernier chapitre, sert aussi à marquer la place de la pensée jungienne dans l’univers philosophique du vingtième siècle, ce qui est le deuxième grand objectif de notre thèse.

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L’objectif principal de cette thèse est de conceptualiser la notion de destin dans l’oeuvre du psychiatre suisse C. G. Jung (1875-1961), à partir de l’analyse des différents déterminismes définis par la psychanalyse jungienne, ainsi que par la définition d’une conception de la liberté qui situe d’emblée cette pensée au coeur des enjeux philosophiques du vingtième siècle. Afin d’établir une structure des déterminismes qui soit la plus précise et la plus complète possible, nous procédons à une stratification de la réalité qui correspond aux différents ordres de déterminismes définis par la psychanalyse jungienne: le niveau physique, le niveau biologique, le niveau psychologique et le niveau spirituel. Le corps de notre thèse est divisé en six chapitres qui respectent l’ordre logique émanant de cette stratification de la réalité. Les quatre premiers chapitres s’attachent donc à tracer le schéma de ces déterminismes de différents ordres qui influencent la vie humaine et restreignent sa liberté. Le cinquième chapitre, qui complète l’analyse des déterminismes, se penche plutôt sur la problématique du rapport à l’autre manifesté par le processus de transfert, puis ouvre la voie à la définition de la liberté à travers la notion d’individuation. Le sixième et dernier chapitre, qui est la conclusion, tente de situer la position jungienne sur la liberté au sein de la tradition philosophique qui, depuis l’époque moderne, s’est penchée sur cette question, afin d’en faire voir !’originalité. Il en ressort que non seulement la position jungienne est d’une indiscutable pertinence philosophique, mais qu’au surplus, elle se révèle être d’une étonnante actualité par la place qu elle fait, au coeur de sa réflexion, à des concepts novateurs, comme la synchronicité, qui sont inspirés par des découvertes majeures de la science du vingtième siècle.

M. Thomas De Koninck, Directeur de recherche

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Cette thèse est le résultat de quatre années de travail qui ont été très importantes pour moi. Autant sur le plan académique que sur le plan personnel, mes études doctorales à Québec et à Paris auront été marquantes, et je suis sûr qu’elles influenceront durablement le reste de mon parcours. C’est pourquoi je souhaite aujourd’hui remercier toutes les personnes qui ont contribué à la concrétisation de ce projet.

Pour l’aspect académique, je tiens d’abord à remercier mes deux directeurs, Monsieur le Professeur Thomas De Koninck, de !’Université Laval à Québec, et Monsieur le Professeur Michel Huhn, de l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Par leur disponibilité, leur gentillesse et leur très grande compétence, ils ont contribué à !’enrichissement de ce travail. Je remercie également les gens du Groupe d’études C.G. Jung de Paris qui m’ont accueilli chaleureusement et m’ont permis d’utiliser leurs ressources. J’aimerais aussi souligner l’aide et le soutien précieux de Monsieur le Docteur Maurice Hirsch et de son épouse Fabienne sans qui mon séjour à Paris n’aurait pas été ce qu’il a été. J’en profite pour leur témoigner tout mon respect et toute mon amitié.

Pour le reste, c’est-à-dire pour tout ce qui concerne les aspects personnels de ces quatre années, je veux en premier heu remercier mes parents, Lucie et Pière, qui ont toujours été mes plus grands alliés. À eux ainsi qu’à toute ma famille, je tiens à redire toute mon affection. Finalement, l’amitié ayant cette valeur incommensurable, je termine en remerciant mes amis, et j’en profite pour leur souhaiter la meilleure des chances pour la suite de leurs travaux. Je suis de toute façon convaincu qu’ils réussiront.

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-INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Introduction...p.2 1.1. Déterminisme et ontologie... p.2 1.2· Liberté et éthique... p.5 1.3. Pourquoi Jung?... p.6 1.4. Principaux objectifs de cette thèse... p.8 1.5. Divisions du travail... p.9 1.5.1. Les principes de l’énergétique psychique...p.10 1.5.2. La genèse biologique de la psyché humaine... p.l 1

1.5.3. L’inconscient collectif... p. 12 1.5.4. La conscience et l’inconscient personnel... p. 14 1.5.5. Transfert et individuation... p.15 1.5.6. Conclusion: résumé et perspectives philosophiques... p.16 1.6. Méthode de travail... p.l7

-PREMIER CHAPITRE: !,énergétique psychique... p.20

1. Principes de l’énergétique psychique... p.22

1.1. Définition et possibilité de !’énergétique psychique... p.22 1.2. Principes directeurs de l’énergétique psychique...p.27

1.2.1. Le concept d’énergie psychique... p.27 1.2.2. La conservation de l’énergie...p.28 1.2.3. L’entropie... p.31 1.2.4. Énergie et substance... p.33 1.3. Mouvements et formes des flux énergétiques...p.34

1.3.1. La progression... p.34 1.3.2. La régression... p.35 1.3.3. Énergétique de la progression et de la régression...p.37 1.3.4. Extraversión et introversion... p.39 1.3.5. Les déplacements de la libido... p.41 1.3.6. La formation des symboles...p.42

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-DEUXIÈME CHAPITRE: La genèse de la conscience: !’incarnation de l’esprit au fil de !’évolution... p.49

1. Organisateurs génétiques individuels et collectifs de la vie humaine.p.54 2. Matière et mémoire... p.57

3. L’évolution de la vie psychique: la phylopsychogenèse et

l’ont opsychogenèse... p.63 4. les deux premières séparations... p.72 5. La structure quaternaire de la psyché...p.78 6. La troisième séparation...p.80

-TROISIÈME CHAPITRE: L’inconscient collectif...p.93

1. Instincts et archétypes... p.96

1.1. La dissociabilité de la psyché... p.96 1.2. L’instinct en tant que fondement de Γinconscient collectif... p.101 1.2.1. La structure de l’instinct... p.l04 1.2.2. La place de l’instinct dans la vie psychique... p.l 10 1.3. La notion d’archétype... p.l 13 1.3.1. Origine de l’archétype... p.l 15 1.3.2. L’archétype en tant que forme...p.124 1.3.3. Les fonctions de l’archétype... p.127 1.3.3.1. Le pattern of behaviour: la dimension biologique de l’archétype... p. 130 1.3.3.2. La dimension psychologique de l’archétype...p. 133 1.3.3.3. L’archétype comme sens de l’esprit... p. 138

2. L’inconscient collectif et la temporalité de ¡’existence humaine... p. 145

2.1. Les archétypes fondateurs de la quatemité inférieure... p. 143 2.1.1. L’archétype de la mère...p.149 2.1.2. L’archétype du père...p.l53 2.1.3. L’archétype de l’esprit... p.156 2.1.4. L’archétype du fils ou de l’homme total...p. 160

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-QUATRIÈME CHAPITRE: Le conscient et l’inconscient personnel... p.171

1. La notion de complexe... p.174

1.1. Origine du complexe... p.l76 1.2. Structure du complexe... p.l79 1.2.1. Les niveaux des contenus inconscients...p.l86 1.3. L’influence des archétypes sur les complexes: la persona et

l’anima-animus... p.192 1.3.1. L’anima...p. 192 1.3.2. La persona... p.l96 1.3.3. Considérations générales sur l’influence de l’anima et de la

persona dans la psychologie de l’individu... p.198

2. Les types psychologiques... p.201

2.1. Introversion et extraversión... p.197 2.2. Les fonctions psychologiques... p.209 2.2.1. La pensée...p.212 2.2.1.1. La pensée extravertie... p.213 2.2.1.2. La pensée introvertie... p.216 2.2.2. Le sentiment...p.219 2.2.2.1.Le sentiment extraverti... p.220 2.2.2.2. Le sentiment introverti... p.222 2.2.3. La sensation...p.224 2.2.3.1.La sensation extravertie... p.225 2.2.3.2. La sensation introvertie... p.227 2.2.4. L’intuition...p.229 2.2.4.1.L’intuition extravertie...p.230 2.2.4.2. L’intuition introvertie...p.232 2.3. Opposition et complémentarité des fonctions psychologiques... p.233 2.4. Conscience et temporalité... ...p.236

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1. Le transfert... p.244

1.1. Le procédé d’identification de la conscience... ...p.245 1.1.1. La projection et la tendance abstractive...p.246 1.1.2. L’introjection et !’Einfühlung...p.248 1.2. Le transfert par l’inconscient... p.253 1.2.1. La sphère collective du transfert...p.254 1.2.2. La sphère personnelle du transfert...p.258 1.3. Les étapes du processus de transfert... p.259

1.3.1. La fontaine mercurielle... p.261 1.3.2. Le roi et la reine... p.262 1.3.3. La vérité nue... p.263 1.3.4. L’immersion dans le bain...p.264 1.3.5. La conjonction... p.265 1.3.6. La mort... p.265 1.3.7. L’ascension de l’âme... p.266 1.3.8. La purification...p.267 1.3.9. Le retour de l’âme...p.269 1.3.10. La nouvelle naissance... p.272 2. L’individuation... p.273

2.1. Le premier degré de la conjonction: le retrait des projections...p.275 2.2. Le deuxième degré de la conjonction: l’unio mentalis et le corps....p.278 2.3. Le troisième degré de la conjonction: l’unus mundus... p.280

-SIXIÈME CHAPITRE: Conclusion: résumé et perspectives

philo-sophiques...p.287

1. Résumé... p.288

1.1. Monde physique et Soi... p.288 1.2. L’homme comme microcosme... p 290 1.3. L’inconscient collectif: la structure des déterminismes biologiques.p.294 1.4. La sphère personnelle du psychisme... p.302

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2. Conclusion: perspectives philosophiques... p.310

2.1. La liberté jungienne... p.310 2.1.1. Jung et Spinoza...p.311

2.1.2. L’influence de Kant... p.316 2.1.3. Un complément à la philosophie critique: Schopenhauer... p.320 2.2. Éthique et altérité...p.325

-ANNEXE... p.334

-LEXIQUE... p.346

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« H est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Π est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. »

Biaise Pascal, Pensées.

1. Introduction.

1.1. Déterminisme et ontologie.

Dans sa définition usuelle, le destin est compris comme une loi supérieure qui détermine les actions. C’est pourquoi dans la conceptualisation du destin, l’analyse des déterminismes occupe une place centrale 1. La vie humaine se démarque du reste de son environnement par son extrême complexité, et !’observation des différents facteurs qui la déterminent se confronte alors à des niveaux divers de la réalité qui, tout en se différenciant les uns des autres, s’influencent mutuellement. Comme le souligne Konrad Lorenz, l’un des plus grands biologistes de notre époque, en s’inspirant de l’ontologie du philosophe Nicolaï Hartmann, l’Être réel se manifeste à travers différentes catégories qui le stratifient. Ainsi, la réalité humaine est-elle pour lui divisée en quatre couches, à la fois distinctes et interdépendantes,

1 En psychologie, l’un des précurseurs de cette approche est certainement Leopold Szondi. De cet auteur, voir notamment: L. Szondi, Liberté et contrainte dans le destin des individus, trad. Claude Van Reeth, Paris, Desclée De Brouwer (Textes et études anthropologiques), 1975. Et L.

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l’organique, le spirituel et le culturel. Voici comment Lorenz, avec l’aide de Hartmann, décrit un schéma de la réalité duquel nous nous inspirerons en l’adaptant toutefois à notre propos:

C’est ainsi que la nature organique s’élève au-dessus de l’an organique. Elle ne vogue pas à l’aventure pour elle- même mais définit les rapports et les lois du monde matériel et se fonde sur eux, même si ces derniers ne constituent pas le vivant à eux seuls, de la même manière que l’Être spirituel et la conscience spirituelle sont conditionnés par l’organisme car c’est l’élément avec lequel ils viennent au monde et le seul élément avec lequel ils puissent y venir. Et ce n’est pas autrement que les grands événements historiques de la vie culturelle restent attachés à la vie spirituelle des individus qui constituent leurs supports respectifs. De niveau en niveau, par-dessus les failles successives, nous retrouvons le même rapport d’éléments supérieurs reposant sur d’autres éléments, d’éléments supérieurs conditionnés « d’en bas » et pourtant autonomes dans la spécificité de leur structure et des lois qui les régissent. 2

Cette conception d’une stratification de la réalité, reprise par plusieurs grands savants du vingtième siècle 3, suit la logique de !’évolution naturelle du monde: « L’anorganique est apparu bien avant le monde organique et ce n’est qu’ultérieurement, dans le cours de la phylogenèse, qu’est apparu sur les êtres vivants un système nerveux central auquel on a pu attribuer une vie subjective et une ,’âme”. Enfin la dimension culturelle n’est apparue que bien plus tard, en une phase toute récente du processus de création. » 4 Par conséquent, ce qui est censé chez l’homme être l’instrument de sa liberté et

Szondi, Introduction à l’analyse dudestin, trad. Jean Melon, Jean-Marc Poellaer et Claude Van Reeth, Bruxelles, Éditions Nauwelaerts (Pathei Mathos), 1983.

2 Konrad Lorenz, L’envers du miroir, trad. Jeanne Étoré, Paris, Flammarion, 1975, p.56.

3 C’est le cas entre autres, en physique, pour Werner Heisenberg, en philosophie, pour Karl Popper et en neurophysiologie, pour John C. Eccles. Nous aurons l’occasion, au cours de ce travail de nous référer à leurs ouvrages respectifs sur ce thème.

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la marque particulière de son humanité, à savoir la conscience de soi, est à son tour dépendante de zones inférieures de réalité sans lesquelles il est impossible de concevoir l’existence de l’univers mental. En effet, rares sont ceux aujourd’hui qui pourraient penser que l’esprit (ou la pensée) est une zone de réalité entièrement détachée du corps. Bien qu’il reste encore plusieurs mystères à éclaircir en ce domaine, le progrès des neurosciences est aujourd’hui tel que nous savons qu’il existe une relation étroite entre le corps et l’esprit; si étroite même qu’il est de bon ton parfois dans certains milieux d’affirmer la réductibilité de l’esprit à la matière. Comme on le verra plus loin dans cette thèse, on peut cependant remarquer chez Jung, conjointement à sa tentative de découvrir les racines de la conscience, une volonté de garder intacte la réalité de l’esprit, de faire de la matière et de l’esprit les deux volets indispensables à la compréhension globale de la réalité.

Ainsi l’analyse des déterminismes se meut à travers les différentes couches de réalité, de la conscience réflexive, siège du moi et de la volonté, pour aller vers ses fondements biologiques, vers les instincts, les pulsions et les affections qui sont associés aux modifications organiques que subit le corps. Et à son tour encore, la vie organique est composée d’éléments encore plus fondamentaux, de processus physico-chimiques qui mettent en évidence le rattachement de la vie humaine aux lois physiques qui régissent !’ensemble de l’univers.

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L’observation menée à travers ces niveaux de réalité pour découvrir les structures qui déterminent le destin humain conduit à la découverte de lois physiques fondamentales qui sont en relation avec la vie humaine; elle conduit aussi, du même coup, aux fondements mêmes de la réalité, donc à une réflexion proprement ontologique. À travers la partie, c’est le tout qui se révèle, c’est-à-dire l’être dans tout ce qu’il a de fondamental, au-delà des transformations et des modifications qu’il subit à chaque moment et dans chaque région du réel.

1.2. Liberté et éthique.

Si l’analyse des déterminismes nous mène de la partie vers le tout, il semble que, par ailleurs, la connaissance des lois fondamentales de développement de la réalité éclaire les conditions et les motifs qui, ultimement, expliquent les actions humaines. À la réflexion ontologique succède donc une réflexion éthique qui montre comment les actions particulières s’appuient sur des lois plus générales, et de quelle manière aussi, sachant la dépendance des unes envers les autres, on peut dire que l’homme est fibre ou non. Dans la conceptualisation du destin se rejoignent donc les parties extrêmes de la réflexion philosophique : d’abord l’ontologie, qui est la plus abstraite et qui ne s’intéresse qu’à l’être en lui-même, dans son universalité et dans son éternité; ensuite l’éthique, qui s’intéresse aux êtres déterminés et finis. En fait, l’analyse du destin nous semble déboucher sur une appréhension plus globale de la réalité. Pendant que l’ontologie pose un regard objectif et désincarné sur le monde et ses fondements, l’analyse du destin tente surtout une compréhension « de l’intérieur », à partir d’une conscience individuelle

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incarnée, ce qui implique une vision qui englobe la réalité objective et l’espace subjectif engagé dans l’horizon espace-temps.

1.3. Pourquoi Jung?

Après avoir démontré que la thématique du destin offre !’occasion d’une réflexion philosophique fondamentale, il faut maintenant voir la valeur de la psychanalyse en général, et de la psychanalyse jungienne en particulier, pour l’étude du destin. Nous croyons que par sa situation dans l’histoire de l’humanité, la psychanalyse occupe une place singulière dans l’histoire de la pensée. Tout comme la philosophie avant elle, elle est largement influencée par la science moderne, de sorte qu’elle place la notion de causalité -pour ne nommer qu’elle- au centre de sa conception du psychisme. Avec Freud, à la fin du dix-neuvième siècle, elle profite des progrès faits en médecine et en biologie pour proposer un nouveau modèle de l’appareil psychique qui réévalue la position centrale de la conscience en la reliant à une base somatique inconsciente. L’instinct et la pulsion deviennent des forces élémentaires du psychisme qui enracinent l’âme dans le corps.

En suivant cette voie, la psychanalyse imprime un nouvel élan à la pensée philosophique. Elle inscrit le sujet dans un réseau complexe de déterminismes physiques et biologiques qui marquent nettement sa finitude et incite à une réévaluation de la pensée métaphysique traditionnelle. Ce nouveau cadre de pensée pavera la voie, au vingtième siècle, à une pensée philosophique qui fera de la finitude humaine un thème majeur. Ce sera en

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tout cas très clairement le cas dans la philosophie existentialiste, chez Heidegger, Sartre et Jaspers.

La pertinence philosophique de la psychanalyse est aujourd’hui indéniable, comme en témoigne la place qu’elle occupe dans les cours de philosophie, dans les livres et les encyclopédies philosophiques. Au-delà de cet intérêt maintenant reconnu, la psychanalyse jungienne propose à notre sens un élargissement du champ d’investigation de la psychanalyse et, de surcroît, un élargissement de la pensée philosophique. Hormis les différences de méthode et de conception de !’inconscient, la psychanalyse jungienne se détache de la psychanalyse freudienne par l’adjonction d’un principe nouveau d’explication des phénomènes: la synchronicité. Cette idée fait subir à la psychanalyse freudienne la même transformation que la physique quantique fait subir à la physique classique. Elle met en évidence les insuffisances de la causalité pour !’explication de la totalité des phénomènes, et relativise l’importance de l’espace et du temps. En s’inspirant directement de la physique qu antique - par !’intermédiaire du physicien Wolfgang Pauli qui fut son patient-, Jung introduit l’idée d’un ordre acausal des phénomènes qui s’apparente à l’idée ancienne d’une harmonie préétablie ou d’un savoir absolu qui guide l’univers.

C’est pourquoi la psychanalyse jungienne s’ouvre à un champ du savoir qui n’est pas traditionnellement relié à la pensée scientifique. Elle inclut dans sa réflexion des disciplines aussi variées que la mythologie, l’alchimie, l’histoire des religions et même les sciences occultes. Sous l’influence de la

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synchronicité, dont l’effectivité est assurée par les archétypes, le destin est soumis à un sens qui traverse l’histoire, et dont sont témoins, par amplification, les mythologies, les religions, les symboles de l’inconscient. La causalité explique le destin individuel et la situation présente à l’aide d’un lien matériel direct entre les événements passés et présents, et par une succession temporelle continue. Avec la synchronicité, il existe un lien qui précède le temps, qui préexiste, et qui inscrit l’existence au sein d’un drame divin et étemel qui la relie à !’ensemble des êtres du cosmos. La pensée philosophique qui s’esquisse alors ouvre la voie à une réinterprétation des notions philosophiques telles que la liberté, la vérité ou l’immortalité.

1.4. Principaux objectifs de cette thèse.

Notre thèse vise deux objectifs principaux. Le premier est de conceptualiser la notion de destin dans l’oeuvre du psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Même si le but premier de l’oeuvre jungienne est la guérison psychologique de l’homme, et qu’elle fonde ses théories sur une longue analyse clinique, le thème du destin y est quand même partout présent, en filigrane. Cette oeuvre apparaît profondément marquée du désir de comprendre le drame de la conscience humaine individuelle aux prises avec des déterminismes objectifs divers -physiques, biologiques, psychologiques et spirituels- qui peuvent briser son unité et !’affliger de pathologies graves comme la névrose ou la psychose. Au coeur de ce drame naît une tension entre la liberté, qui s’appuie d’abord sur la volonté consciente, et la nécessité, ce qui n’est autre chose que le destin.

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Le deuxième objectif découle du premier. La question du destin étant selon nous une thématique philosophique fondamentale, nous souhaitons par son intermédiaire mettre en évidence l’originalité de la pensée philosophique de Jung. L’inspiration que la pensée jungienne puise dans la psychiatrie, dans les sciences comme la physique, autant que dans les mythologies et l’histoire des religions, lui octroie à notre avis une place particulière dans la philosophie du vingtième siècle, ce que malheureusement trop peu de commentateurs ont relevé. Par le choix de la thématique de même que par les conclusions auxquelles nous aboutirons, nous espérons donc nous démarquer de la recherche jungienne traditionnelle -consacrée surtout aux aspects cliniques- pour ainsi faire ressortir un aspect particulièrement riche de la pensée de ce père de la psychanalyse.

1.5. Divisions du travail.

Le corps de ce travail sera divisé en six parties principales. Dans les quatre premières, nous établirons une structure des facteurs physiques, biologiques, psychologiques et spirituels qui contrôlent la vie de l’individu à partir des trois zones du psychisme humain que distingue Jung: !’inconscient collectif, l’inconscient personnel et la conscience. La cinquième partie sera consacrée au problème de l’individuation, qui consiste en un équilibre psychique qui survient lorsque le moi réussit à intégrer à sa vie consciente les déterminismes qui le façonnent. Avec l’individuation vient la liberté, et la cinquième partie fera un pont vers la sixième partie, qui conclura notre recherche tout en examinant les perspectives philosophiques ouvertes par

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1.5.1. Les principes de l’énergétique psychique.

Puisque pour Jung le concept d’énergie est le concept ultime de relation et que pour lui ce sont les dynamismes énergétiques qui sont à la base des phénomènes psychiques, nous tâcherons dans la première partie de notre thèse de faire une description des principes de l’énergétique psychique, en nous référant pour l’essentiel au livre de Jung intitulé simplement L’énergétique psychique.

Les phénomènes physiques tout comme les phénomènes psychiques peuvent être considérés selon deux points de vue différents mais complémentaires qui orienteront notre description: le point de vue mécaniste-causal et le point de vue énergétiste. Alors que le point de vue mécaniste-causal s’intéresse d’abord aux notions de substance et de causalité, qui font référence à des lois fixes et nécessaires qui modifient les mouvements, la conception énergétiste se préoccupe plutôt de la finalité des événements. Elle conçoit une énergie qui sert de base aux phénomènes, qui se maintient constante en eux et qui, par entropie, produit un état d’équilibre général.

Ces principes de l’analyse physique seront ensuite appliqués à la vie psychologique à l’aide de la notion de complexe qui, à cause de sa nature pulsionnelle, possède une valeur intensive (énergétique) qui permet une analyse objective des phénomènes psychiques. Comme dans le monde physique, la valeur énergétique des complexes, de même que leurs différences de potentiel, créent des tensions qui sont à la source de dynamismes

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énergétiques dont les finalités sont régies par les deux principes thermodynamiques bien connus: le principe de conservation de l’énergie et le principe d’entropie. L’étude de ces principes fera suite à celle de la notion de complexe.

Puis cette question nous amènera à la fin du premier chapitre à !’application des principes physiques aux phénomènes psychiques, et nous permettra de saisir tout le processus de transformation de l’énergie psychique -ou libido-, responsable de l’évolution (ou de !’involution) psychologique de l’individu. Une fois ces principes généraux compris, il nous sera possible d’expliquer la méthode d’analyse jungienne et d’étudier à partir de leurs fondements les phénomènes psychologiques complexes tels l’introversion et !’extraversión - qui ouvrent la voie à l’étude des types psychologiques-, ou la formation du symbole qui, d’après les mots de Jung, est une véritable « machine transformatrice d’énergie ».

1.5.2. La genèse biologique de la psyché humaine.

Dans le deuxième chapitre, nous essaierons de retracer l’histoire biologique de la formation des deux constituantes fondamentales de la psyché humaine, à savoir l’inconscient collectif et la conscience. Cette étape de notre recherche répondra à deux objectifs. D’abord celui qui consiste à bien faire voir les assises biologiques du psychisme humain par une étude au moins sommaire des développements phylogénétique et ontogénétique de l’organisme vivant, permettant ainsi de mettre en lumière le développement progressif de la vie psychique au fil de l’évolution, de même que l’étroite

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relation qu ’ entretiennent ensemble matière et esprit (représentée au sein de Γinconscient collectif par la dualité archétypes-instincts). Quant au deuxième objectif, il consiste à éclairer le processus de psychification ou de symbolisation de l’archétype, étant donné que celui-ci est une forme déterminante a priori du psychisme humain qui acquiert une efficacité psychologique au moyen d’images symboliques récurrentes qui l’évoquent au sein de la conscience.

Cet examen « généalogique » du psychisme humain consacrera l’inconscient collectif comme matrice de la psyché et nous rendra capable d’établir les fondements historiques de la conscience, c’est-à-dire sa dépendance à l’égard d’un passé et d’une culture historique profondément « engrammés » dans des schèmes instinctifs et archétypaux.

1.5.3. L’inconscient collectif.

Dans la mesure où il constitue la forme la plus ancienne -presque immémoriale en fait- de l’activité psychique, !’inconscient collectif ancre la conscience dans la matière organique dont elle devient indissociable, puis la relie à la « totalité », c’est-à-dire à !’ensemble des êtres du cosmos et à un temps étemel qui fait fi de la finitu de temporelle. D’une part par les instincts, qui nourrissent de leur énergie les processus mentaux (pensées, sentiments, volitions, etc.); d’autre part par les archétypes qui, semblables aux Idées platoniciennes, donnent forme et sens aux processus instinctifs, donc aussi aux processus intermédiaires de la conscience.

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Dans le but de nous en faire une image qui soit la plus précise possible, nous

étudierons la structure de Γinconscient collectif à partir de ses deux composantes fondamentales qui sont, comme nous l’avons dit, les instincts et les archétypes. La première section du troisième chapitre sera donc consacrée à l’examen de la nature de l’instinct, à son mode d’action au sein de la matière organique ainsi qu’à sa dépendance structurelle à l’égard d’une image-stimulus associée à une forme de nature archétypale. La deuxième section sera consacrée à l’étude de l’archétype, d’après les trois aspects définis par Jung: l’archétype en tant que pattern of behaviour ou en tant que sens de l’instinct (nature biologique de l’instinct); l’archétype en tant qu’idée ou forme a priori de la pensée (nature psychologique de l’archétype); l’archétype en tant que sens de l’esprit, c’est-à-dire en tant que modèle éternel de développement de la réalité (nature spirituelle de l’archétype). L’avant-demière section se penchera sur la question des « archétypes- fondateurs », à la base de toute réalité psychique. Ce sont les plus anciens et ceux dont l’influence est la plus prégnante au sein de la psyché. Ils sont au nombre de quatre: l’archétype de la mère, l’archétype du père, l’archétype du fils (Anthropos) et !’archétype de l’esprit. Pour conclure ce troisième chapitre, nous aborderons le thème, crucial pour la question du destin, de la temporalité de l’existence humaine, car comme le dit Jung, « le concept de temps [est] étroitement apparenté à celui de destin » 5. Si la dualité instincts- archétypes active tous les processus énergétiques de l’être vivant et si ceux-ci sont soumis au principe d’entropie, alors l’inconscient collectif détermine de manière générale le caractère temporel de l’existence humaine.

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1.5.4. La conscience et l’inconscient personnel.

La structure instinctueUe de l’inconscient collectif établit au sein de l’être humain des mécanismes innés de réaction qui, dirigés par des schèmes archétypaux, sont à la source de l’énergie psychique et déterminent des formes générales de comportement. À l’intérieur de ce réseau de probabilités réactionnelles prédéterminées s’érige un sous-système énergétique, nommé

moi ou conscient, et dont l’agencement particulier des formes et des

disponibilités psychiques forge le caractère et la personnalité, bref l’individu proprement dit.

Cette plasticité réactionnelle particulière, constitutive de !’individualité, forme une typologie psychologique qui façonne les modes d’agir. Cette typologie est longuement expliquée dans le célèbre ouvrage de Jung intitulé les Types psychologiques et sera l’objet principal de notre recherche dans le quatrième chapitre. Nous verrons alors que les dynamismes psychiques au sein de l’individu peuvent être soit déterminés de manière prédominante par l’objet -on parle alors d’extraversion-, soit par les dispositions internes -on parle alors d’introversion-. À cette distinction fondamentale s’ajoutent ensuite quatre fonctions psychologiques à travers lesquelles tout objet est compris: la pensée, par laquelle l’objet est connu au moyen de principes logico-rationnels; le sentiment, par lequel l’individu attribue une valeur émotionnelle à l’objet; la sensation, par laquelle l’objet est perçu; finalement

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Vintuition, qui est une fonction qui tient compte des données inconscientes

pour appréhender les possibilités cachées de l’objet.

Mais nous débuterons le quatrième chapitre par ce qui est la base de l’étude de !’inconscient personnel, à savoir le complexe. Le complexe résulte d’une collision entre la nécessité d’adaptation et l’individu incapable de s’y soumettre. Les constellations qu’ils forment engendrent une série de circuits où passe la libido et qui sont causes de sa régression ou de sa progression. Lorsque les complexes demeurent incompris par la conscience, ils se tapissent dans !’inconscient personnel et exercent une action contraignante et malsaine sur Γindividu, notamment par le mécanisme de transfert, où sont transférés dans l’objet les contenus psychiques subjectifs.

1.5.5. Transfert et individuation.

Par l’analyse du processus d’individuation, notre étude du problème du destin arrivera à son terme. Car selon nous, c’est avec l’individuation que surgit la liberté authentique de l’homme. Jung définit généralement le processus d’individuation comme un processus de différenciation qui a pour but de développer la personnalité individuelle. Au terme de ce processus, les données de l’inconscient sont « prises en compte » par la conscience, qui les intègre et les réalise au sein de la vie individuelle.

Ce processus nous semble s’accomplir en deux moments qui correspondent aux deux sections de ce chapitre. Il y a d’abord le processus de transfert que nous comprenons, dans son ensemble, comme un mode d’interaction avec

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l’autre qui est au-dedans comme au-dehors de nous. Les étapes de ce

processus sont décrites dans la Psychologie du transfert à l’aide des images alchimiques contenues dans le Rosaire des philosophes, et elles seront au coeur du cinquième chapitre.

Comme, selon Jung, tout ce qui est inconscient est projeté, le retrait des projections doit normalement s’accompagner d’une désactivation des complexes inconscients qui, alors, perdent leur autonomie et leur force contraignante. Or ceci ne devient possible que par la « compréhension symbolique » que nous identifions au deuxième moment du processus d’individuation. Le processus même qui mène à l’individuation sera l’objet de la dernière section du cinquième chapitre et il mettra en valeur l’importance du symbole. Celui-ci, en tant que forme vivante de représentation qui tient à la fois compte des données de l’inconscient et de la personnalité individuelle, représente la voie médiane par excellence, celle qui réconcilie les opposés en une unité harmonieuse, ce qui correspond à l’état psychologique qui accompagne l’individuation.

1.5,6. Conclusion: résumé et perspectives philosophiques.

Le sixième chapitre sera en fait la conclusion de notre thèse. Nous y ferons d’abord un résumé, ou plutôt un schéma qui conceptualise la notion de destin en retraçant la structure des déterminismes et en l’opposant à la liberté qui se dessine à travers le processus d’individuation. Cette section nous conduira au deuxième objectif que nous nous fixons, à savoir l’ouverture des perspectives philosophiques de la pensée jungienne et sa mise

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en valeur au regard de la tradition philosophique occidentale, depuis Descartes surtout. Au premier chef, nous regarderons et tenterons de définir une conception jungienne de la liberté. Étant donné l’importance de la question de la responsabilité dans la définition de la liberté, nous serons aussi amené à proposer un fondement pour une éthique qui serait issue de la pensée jungienne. Et finalement, dans la mesure où l’éthique englobe la question de la relation avec autrui, nous dériverons vers des thèmes philosophiques afférents, comme l’intersubjectivité et la politique, desquels nous ferons partir quelques pistes de réflexions qui serviront à mettre en lumière les enjeux auxquels aboutit la pensée philosophique de Jung.

1.6. Méthode de travail.

Une part considérable de notre réflexion reposera sur une exégèse des textes jungiens et sur une lecture attentive d’ouvrages pertinents de commentateurs d’expression française, anglaise et allemande. Le but de cet exercice sera, pour ainsi dire, de faire entrer les concepts de la psychanalyse jungienne à !’intérieur du cadre de notre conception du destin vu comme une tension entre les déterminismes et la liberté. Pour y arriver, il nous sera parfois nécessaire d’emprunter aux concepts plus récents de la physique, de la biologie ou de la physiologie. Cela nous permettra d’actualiser les propos de Jung, de les rendre plus cohérent en regard de la pensée scientifique contemporaine et d’éclaircir les zones grises qui s’y dissimulent à l’occasion.

Le but de notre thèse n’étant toutefois pas une critique épistémologique, mais bien plutôt la conceptualisation d’un thème précis, cela ne nous

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empêche pas de rester conscient des lacunes qui subsistent encore dans les énoncés scientifiques de la psychanalyse jungienne et de la psychanalyse en général. Un immense travail de clarification reste encore à faire, et il nous est apparu évident que le monde de la psychologie analytique devra encore s’y attarder si on veut que cette discipline survive au développement extrêmement rapide de la connaissance que l’homme a de la nature.

Nous tenons aussi à préciser que, puisque l’oeuvre de Jung ne présente pas pour les traducteurs de problèmes particuliers -certaines oeuvres ont même été traduites du vivant de leur auteur-, nous avons cru préférable de citer systématiquement la traduction française. D’autant que cette méthode a pour avantage d’alléger le texte auquel nous aurions dû, dans le cas contraire, ajouter, en bas de page, notre propre traduction. Les citations en anglais et en allemand qui y sont contenues sont tirées de textes qui n’ont pas été traduits en français. Les notes de bas de page, pour terminer, ont été conçues pour rendre au lecteur la lecture la plus aisée possible, en ayant souci de lui éviter de continuellement se reporter à d’autres pages du travail pour qu’il comprenne le sens des renvois ou le sens des expressions qui font problème dans le corps du texte.

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Le premier niveau de réalité à partir duquel nous souhaitons entreprendre notre analyse des facteurs influençant le destin humain est le niveau physique, niveau élémentaire de la réalité. Sur le plan de l'évolution de la vie, qui part de la matière inorganique pour aller vers la matière organique, autant que sur celui de la structure des êtres vivants, dont la structure moléculaire complexe repose avant tout sur l'existence d'éléments atomiques simples, toute réalité est premièrement physique, bien qu elle ne le soit pas

uniquement. Ce qui veut dire que les lois régissant l'univers physique se

révèlent être d'une indéniable utilité pour comprendre celles qui régissent les niveaux « supérieurs » de la réalité, à savoir les niveaux biologique, psychologique et spirituel.

C'est en tout cas une idée que l'on constate bien ancrée chez Jung, puisqu'il considère les rapports énergétiques, ainsi que nous le verrons, comme étant des relations fondamentales permettant d'avoir accès aux secrets de la vie psychique. En établissant une analogie directe entre les lois de la physique (plus particulièrement celles de la thermodynamique) et les dynamismes de la vie psychique, non seulement Jung jette-t-il les bases d'une véritable énergétique psychique, mais il présuppose aussi une parenté immédiate entre la matière et l'esprit dont les conséquences sont énormes pour l'analyse philosophique que nous proposons.

Nous débuterons donc notre travail par un examen des principes de l'énergétique psychique en nous référant pour l'essentiel à l'ouvrage de Jung qui s'intitule simplement L'énergétique psychique. Ce chapitre sera divisé en

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trois grandes parties, la première portant sur la définition et sur la possibilité d'une énergétique psychique, la deuxième sur les lois de l'énergérique psychique et la troisième sur les mouvements et formes des flux énergétiques.

Plus précisément, nous verrons dans la première partie les deux principaux modèles explicatifs des phénomènes psychiques utilisés en psychologie: le modèle mécaniste-causal et le modèle énergétique. Nous verrons ensuite que l'énergétique psychique est possible, dans la mesure où on peut faire une évaluation subjective puis objective de l'intensité énergétique des contenus psychiques avec l'aide de la notion de complexe.

Dans la deuxième partie sur les lois de l'énergétique psychique, il sera question d'abord de la distinction à faire entre le concept d'énergie et de force. Puis, seront examinés deux principes fondamentaux de la thermodynamique que Jung utilise pour l'analyse psychologique, à savoir le principe de conservation de l'énergie et celui d'entropie. Nous terminerons cette partie en observant comment ces lois physiques peuvent être applicables au sein de l'organisme vivant.

Dans la troisième et dernière partie du chapitre, nous verrons dans un premier temps les différents types de mouvements de l'énergie psychique que sont la progression et la régression, pour ensuite nous intéresser dans un deuxième temps aux deux formes psychologiques à travers lesquelles se produisent ces mouvements, c'est-à-dire l’introversion et !'extraversión. La

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conclusion de cette partie et du chapitre sera consacrée à la formation des symboles, qui sont des moyens particulièrement efficaces de transformation de la libido.

1. Principes de l'énergétique psychique.

1.1. Définition et possibilité de !,énergétique psychique.

Les phénomènes physiques et, comme nous le verrons plus loin, psychiques peuvent être considérés selon deux points de vue différents, mais néanmoins complémentaires: le point de vue mécaniste-causal et le point de vue énergétiste. La conception mécaniste-causale, ainsi que l’indique son nom, insiste sur les notions de substance et de causalité qui font référence à des lois fixes et nécessaires qui modifient les mouvements. C'est pourquoi cette conception s’appuie strictement sur les liens « matériels » entre des causes et des effets qui ne peuvent se dérouler que dans un espace-temps classique où les liens acausals et finals demeurent occultés.

La conception énergétiste, elle, se préoccupe plutôt de l'aspect final des événements, en partant de l'effet pour aller vers la cause. Elle conçoit une énergie qui sert de base aux phénomènes, qui se maintient constante en eux et qui, par entropie, produit un état d'équilibre général. La conception énergétiste insiste moins sur l'idée de substance que sur celle de relation entre ces substances et sur les différences de potentiel qui engendrent les processus énergétiques. En tournant son attention vers les liens finals, la conception énergétiste vient, selon Jung, compléter une conception mécaniste-causale trop partielle, en mettant en relief les liens acausals entre

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les phénomènes et en relativisant un cadre spatio-temporel insuffisant pour

expliquer certaines manifestations de la psyché.

Pour Jung, ces deux conceptions se complètent pour décrire l'ensemble des facteurs qui composent la vie psychique. La conception mécaniste-causale s'attache de plus près aux substances, ce qui fait que son analyse s'oriente vers une compréhension de l'aspect qualitatif des phénomènes psychiques. Tandis que la conception énergétiste est plus en mesure de saisir leur aspect quantitatif, étant donné qu'elle s'intéresse d'abord aux relations. En fait, le caractère exclusif mais néanmoins complémentaire de ces deux conceptions permet d’introduire en psychologie la notion de complémentarité, si importante en sciences, notamment en physique 1. Elle facilite une représentation de l’appareil psychique qui, à côté de la causalité inférée à partir de la base somatique des phénomènes, insère le concept d’une énergie qui ne dépend plus seulement du corps, mais aussi de finalités, de tendances et de probabilités qui font place à un pôle spirituel en face du pôle matériel. Et l’on ne saurait négliger l’impact de la complémentarité pour expliquer la radicale divergence entre la conception freudienne de la libido -de nature sexuelle, donc somatique- et la conception jungienne, davantage attachée à faire comprendre, aussi, la nature spirituelle et nettement finalisée de la libido.

1 En vertu ce principe, découvert par le physicien danois Niels Bohr (1885-1962), il faut, pour avoir une compréhension globale de certains phénomènes physiques, adopter deux modes d'interprétation qui s'excluent mutuellement mais se complètent. Dans le cas de la physique atomique, la complémentarité se manifeste par l’idée que l'on doit tantôt considérer l'objet quantique comme une particule et tantôt comme une onde.

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Toutefois, avant d'aller plus loin dans l'exposition de la théorie de l'énergétique psychique, il importe de se poser la question de la possibilité d'une application des principes de l'énergétique physique aux phénomènes psychiques. « Bien que je sois certain que l'énergie psychique est reliée très étroitement, de quelque manière, au processus physique, il nous faudra bien d'autres expériences et bien d'autres études pour pouvoir parler avec compétence de cette relation. » 2 Pour Jung, même si l'on ne peut en être certam, tout porte à croire qu'il existe une étroite relation entre le monde physique et le monde psychique qui permet une application du concept d'énergie. C'est pour cette raison qu'« en attendant, la psychologie n'a pas à s’arrêter à cette difficulté et peut au contraire considérer la psyché comme un système relativement clos. » 3 Par système relativement clos, il faut entendre que, malgré l'inéluctable érosion que subit l’organisme vivant en raison du vieillissement, et malgré aussi la rupture partielle des équilibres qui s’ensuit, il est tout de même permis de considérer la permanence, la stabilité et !’autonomie relatives du système psychique comme des motifs justifiant !'application à l’analyse psychologique des principes fondamentaux qui règlent les flux énergétiques, à savoir, par exemple, le principe de conservation de l'énergie.

L'analyse énergétique des phénomènes, dans la mesure où elle s'intéresse à l'aspect relationnel, présuppose la possibilité d'une évaluation quantitative

2 C.G. Jung, L'énergétique psychique, trad. Yves Le Lay (3ième édition), Genève, Librairie de !'Université, 1981, p.23.

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de ceux-ci. Cette possibilité repose sur deux facteurs: l'évaluation subjective de la valeur et l'évaluation quantitative objective.

Le système subjectif de valeur concerne les évaluations subjectives que nous faisons des valeurs psychologiques et de leur force relative. Cette évaluation peut se traduire par le fait d'aimer ou de ne pas aimer quelque chose, mais aussi par la valeur que l'on attribue à une idée ou à une pensée quelconques. Toutefois, il devient difficile de mesurer des valeurs qui se rapportent à des faits psychologiques qualitativement différents comme par exemple une impression sentimentale et une pensée scientifique. Cette difficulté s'avère d'autant plus grande lorsqu'il s'agit de mesurer des valeurs inconscientes, surtout si elles le sont devenues par refoulement, car à ce moment, l'évaluation subjective devient biaisée par une sorte d'autocensure.

La limitation évidente de l'évaluation subjective appelle à rechercher la possibilité d'une évaluation objective des phénomènes psychiques qui permettrait même l'analyse des contenus inconscients. Chez Jung, la notion qui permet cette objectivité, c'est celle de complexe:

Ce contenu affectivement accentué, le complexe, se compose d'un élément central et d'un grand nombre d'associations secondaires constellées. L'élément central est fait de deux composantes: premièrement, une condition, donnée par l'expérience, événement vécu par conséquent, causalement relié à ce qui l'entoure; et deuxièmement, une condition de nature dispositionnelle, immanente au caractère individuel. 4

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Le complexe, selon la définition qu'en donne Jung, est formé de deux facteurs, l'un subjectif et l'autre objectif. Le facteur subjectif est celui du caractère de l'individu qui, par son attitude (introvertie, extravertie), sa typologie psychologique (pensée, sentiment, etc.) ou même son sexe (masculin, féminin), crée une condition, une disposition qui influera sur la qualité du complexe. Quant au facteur objectif, il semble avoir pour origine le choc du monde intérieur et du monde extérieur, constituant par leur opposition un noeud pulsionnel qui donne au complexe sa valeur intensive. Aimé Agnel, dans les Cahiers jungiens de psychanalyse, suggère une intéressante définition de la notion de complexe, qui précise la nôtre et qu'il emprunte à Françoise Dolto:

Un complexe est une liaison indissociable entre:

- d'une part des pulsions, à buts différents, parfois contradictoires, dont chacune prétend à gouverner,

״ et d'autre part des interdictions d'ordre culturel, s'opposant à la réalisation de certaines pulsions.

Les pulsions («poussée») sont des élans premiers, de source physiologique, vers un but; elles demandent un assouvissement.

Certaines pulsions se heurtent à des interdictions.

Ces pulsions et ces interdictions étant inconscientes, leur liaison ־ le complexe ־ est inconsciente. 5

L’évaluation objective de la force d'un complexe se base sur l'évaluation de sa

force constellante. Celle-ci correspond à la valeur intensive du complexe,

autrement dit à son énergie, et elle peut se mesurer par différents moyens que nous n’expliquerons pas par le détail, mais que nous signalerons simplement. Jung en distingue trois: le nombre relatif des constellations provoquées par l'élément central; la fréquence et l'intensité relatives des

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indices de trouble ou de complexe; l'intensité des phénomènes affectifs concomitants.

Nous n'irons pas plus loin en ce qui concerne la théorie des complexes, puisque nous y reviendrons dans la partie de notre travail sur le conscient et l'inconscient personnel. Mais nous voudrions cependant souligner, d'après ce qui a été énoncé plus haut, que la structure du complexe évoque une séparation entre un sujet et un monde extérieur, et que sa composition contient le secret de la ré-union de ce qui était antérieurement séparé. L'autonomie et la force constellante du complexe marquent une « distance » entre le sujet et son objet qui doit être comblée si on veut lui faire perdre sa force aliénante. Le complexe est une espèce de symptôme de la « maladie du destin » qui appelle à la liberté afin que les oppositions s'effacent, ce qui sera rendu possible si le sens de leur opposition est compris.

1.2. Principes directeurs de l'énergétique psychique.

1.2.1. Le concept d'énergie psychique.

Le concept d'énergie psychique doit, selon Jung, être distingué de celui de force psychique. La force psychique est aussi de l'énergie, mais sous une forme actuelle et dynamique qui apparaît dans des phénomènes mentaux spécifiques, comme les tendances, les désirs, les vouloirs, les affects, !'attention et autres de cet ordre. Tandis que l'énergie psychique, à proprement parler, est plutôt la possibilité d'actualiser cette force. Elle est donc potentielle et apparaît dans ce que Jung nomme les possibilités, les

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disponibilités, les attitudes, qui sont des conditions. Selon le schéma déjà tracé, les forces psychiques révèlent l'aspect causal des phénomènes psychiques, alors que l'énergie présente sous forme de conditions représentent leur aspect formel ou final 6.

L'énergie qui, sous différentes formes (forces, conditions), anime la vie est l'énergie vitale que Jung appelle libido. C'est pourquoi il faut comprendre ce terme dans un sens très large et non exclusif. Par libido, Jung veut signifier !ensemble des processus énergétiques, qu'ils soient sous forme actuelle ou potentielle, et lui enlever la stricte, et trop étroite, connotation sexuelle que d'autres lui ont donnée.

1.2.2. La conservation de !énergie.

L'un des grands principes qui commandent les phénomènes énergétiques et qui permettent leur compréhension est celui de la conservation de l'énergie:

Si nous entreprenons de considérer le processus de la vie psychique du point de vue énergétiste, nous assumons en même temps la charge, non seulement de nous en tenir au concept même, mais aussi d'éprouver sa possibilité d'application au matériel d'expérience. Il ne servirait à rien de chercher à considérer énergétiquement les choses, si la proposition essentielle, à savoir le principe de la conservation de l'énergie, se montrait inutilisable. 7

Le principe de la conservation de l'énergie, incontournable si on veut comprendre !énergétique des phénomènes psychiques, doit être compris à

6 La terminologie qu’utilise ici Jung cache en fait la dualité fondamentale de sa psychologie. La force psychique est d'origine somatique, donc pulsionnelle; l’énergie représente ici le potentiel de nature archétypale. Nous expliciterons la nature de cette opposition dans le troisième chapitre.

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partir de deux autres principes: le principe d'équivalence et le principe de constance. Selon le principe d'équivalence, « pour chaque énergie utilisée ou consommée où que ce soit pour produire une situation, apparaît ailleurs un quantum d'énergie de même grandeur et de même, ou d'une autre forme. » 8 Le principe de constance énonce quant à lui que « la somme d'énergie reste toujours égale à elle-même et ne peut ni augmenter, ni diminuer. » 9 Cependant, précise Jung, seul le principe d’équivalence possède une valeur heuristique véritable. Comme il le dit, et on le comprend facilement, le principe de constance est une conséquence logique du principe d'équivalence (si, en effet, il apparaît toujours une énergie compensatoire de même grandeur, de même intensité, alors la somme totale de l'énergie qui compose un système sera toujours constante) qui est trop générale, toutefois, pour nous aider à saisir concrètement les transformations que peuvent subir les phénomènes psychiques comme les complexes, par exemple. Ainsi, dans la conception énergétiste de la vie psychique, c'est à travers le principe d'équivalence que seront appliqués les principes de constance et de la conservation de l’énergie.

Contrairement au principe de constance dont l'énoncé reste très général, le principe d’équivalence exprime l'idée que, si la somme des intensités demeure constante, la forme que prennent ces intensités peut être différente, laissant ainsi entendre que les processus énergétiques ont aussi un aspect qualitatif. Autrement dit, le principe d’équivalence reprend la notion de complémentarité déjà évoquée: il englobe l’idée qu’au-delà de son aspect

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purement relationnel, l’énergie prend racine dans un milieu matériel et qu’en ce sens, il est bien normal qu elle prenne les diverses formes spécifiques à ce milieu. Ainsi, le concept d'énergie comporte un facteur intensif et un facteur

extensif. Le facteur extensif correspond, dans le monde physique, à l'idée

d'une masse qui adhère à une forme (matière, éther, etc.). Or, tout comme dans le monde physique, lorsqu'il y a transfert d'énergie, le facteur extensif psychologique fait qu'une forme d'énergie ne peut être transférée « en une forme nouvelle sans que soient aussi transférés des parties ou des caractères de la forme antérieure. » 9 10 Cette particularité, comme le rappelle Jung, implique que « la libido n'abandonne pas une formation, en tant qu'intensité pure, pour passer entièrement dans une autre, mais qu elle transfert dans la nouvelle fonction les caractères de la précédente. » 11

Nous trouvons, dans les Métamorphoses de l'âme et ses symboles, un bon exemple du caractère que revêtent les transformations de la libido. Dans son livre, Jung explique la cérémonie des Watschandies par laquelle la fécondation sexuelle de la femme se transforme en une fécondation de la terre-femme. Dans cet exemple, la connotation sexuelle de la fécondation est transférée dans le cérémonial de la fécondation de la terre, en ce que les Watschandies attribuent à la terre les caractères de l'organe sexuel féminin, exprimant clairement ainsi que la nouvelle forme d'écoulement de l'énergie a conservé le caractère de la précédente (la connotation sexuelle). « Dans la cérémonie des Watschandies, comme il s'agit d'une libido liée à un objet, la

9 Idem

Ibid., p.39.

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sexualité, cette libido emporte dans les nouvelles formes comme caractère essentiel au moins une partie de cette destination première. » 12

1.2.3. L'entropie.

« Le principe d'équivalence est la première des propositions d'importance pratique de l’énergétique; l'autre principe nécessaire, qui le complète, est celui d'entropie. » 13 Le principe d'entropie est une tendance d'un système énergétique clos à combler les différences d’intensité, qui créent un désordre et une lutte d'opposés, pour les faire tendre vers un état d'équilibre qui abolit ces différences. Dans un système énergétique physique, la chaleur se transforme en travail quand elle passe d'un corps plus chaud à un corps moins chaud. Mais ce faisant, le corps qui a transmis sa chaleur diminue d'intensité, et celui qui la reçoit augmente, de sorte qu'un équilibre est atteint. Cet état fait qu'un travail n'est plus possible, par suite d'un équilibre des températures. Cet état équivaut à une « mort calorique » qui laisse le système dans une situation de stabilité relative. Ainsi que nous l'avons déjà expliqué, on peut considérer la psyché comme un système relativement clos; on peut donc y appliquer le principe d'entropie. C'est la tension des contraires qui, au sein de la psyché, est à l'origine des processus énergétiques. Et tout comme dans un système physique, plus cette tension est grande, plus est grande aussi l'énergie qui s'en dégage. L'énergie psychique est donc une résultante du conflit des opposés.

Plus est forte la tension entre les contraires, plus est grande l'énergie qui s'en dégage; et plus est grande

12 Jung, Métamorphoses..., p.276. 13 Jung, L'énergétique..., pp.44-45.

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l'énergie, plus est puissante sa force attractive et constellante. À cette plus grande attraction correspond une plus vaste étendue du matériel psychique constellé, et plus grandit cette étendue, plus diminue la possibilité des troubles ultérieurs qui pourraient résulter de différences avec le matériel non constellé auparavant. C'est pourquoi une attitude résultant de vastes équilibrations est particulièrement durable. 14

La tension énergétique entre les contraires s'accompagne d'une constellation du matériel psychique dont l’étendue est proportionnelle à la grandeur des oppositions. La constellation consiste en une activation de l'intensité des complexes psychologiques résultant d'une tension entre le conscient et l'inconscient. Le complexe, selon son importance, accapare le psychisme, comme par attraction, laissant ainsi peu de place à des matériaux psychiques tournant autour d'autres complexes. L'autonomie et l'intensité d'un complexe peuvent dissocier pathologiquement la psyché, mais !'équilibration résultant d'un conflit résolu permet une stabilité psychique beaucoup plus sûre, car à ce moment, la plus grande partie du psychisme est impliquée dans la situation d'équilibre, laissant peu de possibilités de trouble aux systèmes complexuels parallèles. Il faudra donc toujours comprendre les systèmes énergétiques psychiques qui composent la vie humaine comme étant fondamentalement soumis au principe d'entropie. C'est donc dire qu'une tension déterminée entre des opposés est à la source de l’énergie vitale, de la libido, et qu'il faudra poser comme finalité essentielle aux différents processus énergétiques humains un état d'équilibre où les opposés sont réunis.

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1.2.4. Énergie et substance.

Il s'agit maintenant, si on veut acquérir une compréhension concrète du concept d'énergie, de voir avec Jung comment évolue l'énergie psychique dans un milieu organique, substrat de toute vie humaine:

[L]e concept psychologique d'énergie n'est pas un concept pur; il est concret et appliqué, se présente à notre connaissance sous forme d'énergies sexuelle, vitale, spirituelle, morale, etc., c'est-à-dire, en d'autres termes, sous forme de pulsions dont la nature, de toute évidence dynamique, nous autorise à établir un parallélisme conceptuel avec les forces physiques.

L'application du concept pur au matériel de l'expérience entraîne nécessairement une concrétisation, ou réalisation, de ce concept, par suite de quoi il semble que le concept

pose également une substance. 15

On ne peut, dit Jung, concevoir un quantum d'énergie sans l'imaginer comme étant un quantum de quelque chose. Ce quelque chose est une substance qui, dans le corps humain, se manifeste par des instincts divers (sexuels, moraux, etc.). À ce moment, évidemment, on rejoint la vision causaliste qui s'attachait plus spécialement aux substances. C'est que les phénomènes s'appréhendent selon les deux aspects: le point de vue mécaniste-causal et le point de vue énergétiste. Il s'agit toutefois d'en bien comprendre les perspectives et d'être conscient de leurs limites épistémologiques. Le point de vue causal prend comme point d'appui la relation chronologique cause-effet (A produit l'effet B qui vient après, etc.), de laquelle il abstrait le concept dynamique de leur relation. La limite de cette conception vient de ce que l'effet B est entièrement déduit de la cause A, ce qui laisse dans l'ombre non seulement l'idée de la finalité, mais aussi celle

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d'un lien signifiant entre B et ce qui l'entoure, mais qui n'est pas lié à lui par un lien de causalité. À l'opposé, le point de vue énergétiste part de la relation abstraite entre A et B, dans laquelle chaque membre est un état intermédiaire qui s'achemine vers une finalité déterminée. Ici la limite est celle de !'abstraction qui méconnaît la substance concrète et ses qualités en se concentrant sur la relation. D’où l’intérêt, pour la résolution globale des problèmes psychologiques, d’appliquer le principe de complémentarité. En prenant conscience des limites épistémologiques de ces points de vue, le psychologue est mieux à même de comprendre la réalité psychique à travers la totalité complexe de ses composantes, ce qui, on s'en doute, est absolument essentiel pour lui.

1.3. Mouvements et formes des flux énergétiques.

1.3.1. La progression.

Un des phénomènes les plus importants de la vie de l'âme est celui de la progression et de la régression 16. Par progression, dit Jung, il faut entendre la quotidienne marche en avant du processus psychologique d'adaptation. La progression est un mouvement énergétique par lequel la libido se déplace principalement du sujet vers l'objet avec pour but l'adaptation au monde extérieur. L'adaptation est conditionnée par l'attitude (introversion, extraversión) ou par ce que Jung appelle l'habitus réactionnel. Et l'écoulement progressif de la libido s'effectue lorsque cet habitus (cette attitude) est bien coordonné aux exigences du monde extérieur.

16 À ce sujet, et pour une introduction sérieuse à la psychologie jungienne, voir ]'incontournable ouvrage de Jolande Jacobi, La psychologie de C.G. Jung (4e édition), trad. V. Raillods et Jacques Chavy, Genève, Éditions du Mont-Blanc, 1964.

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Cependant, comme l'a jadis écrit Machiavel en d'autres circonstances et pour d'autres raisons, l'attitude est durable alors que les conditions extérieures sont changeantes, et il peut arriver que les conditions du monde extérieur ne soient plus coordonnées à l'attitude consciente. Par exemple, l'attitude sentimentale qui cherche à satisfaire aux exigences du réel peut se trouver aux prises avec une situation qui ne peut se résoudre que par une attitude intellectuelle. Alors, l'attitude sentimentale s'avère insuffisante. À cet instant, la progression s'arrête et il y a une accumulation de libido qui crée une tension entre les opposés due à leur désunion et une dissociation de la psyché. « Les actes issus de cet état sont incoordonnés, pathologiques même, et prennent l'aspect d'actes symptomatiques; quoique leur détermination soit en partie normale, ils s'appuient pourtant par ailleurs sur l'opposé refoulé qui, au contraire de ce qui se passe lors du déroulement progressif, n'exerce plus une action équilibrante mais une action d'opposition, ce qui ne favorise pas l'effet mais au contraire le trouble. » 17 La progression, d'après cet extrait, s'accompagne d'une harmonisation des opposés, qui quand elle manque, contribue à dissocier la psyché, par l'action malsaine de complexes autonomes qui ensorcèlent la volonté et restreignent la liberté.

1.3.2. La régression.

« La lutte des contraires se continuerait inutilement si l'explosion du conflit ne mettait en branle le processus de régression, la marche rétrograde de la libido. Le choc des contraires a pour effet de dévaloriser peu à peu leurs

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couples. Cette perte de valeur croît sans cesse: c'est la seule chose que

perçoive la conscience. Elle signifie régression. » 18 L'inhibition de la conscience par une orientation exclusive de ses contenus fait augmenter !'importance des contenus obscurément conscients ou complètement inconscients. Ceux-ci se font sentir indirectement en prenant la forme de complexes. Ces contenus sont d'abord inhibés parce qu'ils n'entrent pas en ligne de compte pour l'adaptation. C'est pourquoi ce sont des tendances de nature infantile ou incompatible, c'est-à-dire qu'ils prennent souvent une forme inesthétique, irrationnelle ou immorale, à contre-courant des impératifs de la conscience.

L'adaptation exige une attitude consciente dirigée. Toutefois, l'affirmation de cette attitude, -prenons pour exemple une attitude axée sur la pensée-, jette dans l'ombre sa fonction opposée (pour la pensée ce serait le sentiment). Il arrive alors que la conscience ne retienne pour l'adaptation que les contenus compatibles avec une attitude propre à la pensée, ceux qui satisfont ses lois logiques et rationnelles; tandis que les contenus plus proprement affectifs et sentimentaux sont relégués dans l'inconscient par une soustraction de leur libido et sont donc, conséquemment, moins adaptés et moins raffinés. La fonction qui est utilisée pour l'adaptation est plus différenciée et elle est dite supérieure, alors que la deuxième, celle qui est inconsciente, est dite inféñeure. Ce sont les fonctions inférieures qui sont activées par la régression.

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« Si nous nous rappelons que la cause de la stagnation de la libido, c'était l'échec de l'attitude consciente, nous comprenons dans quelle mesure les contenus activés par régression sont des germes de valeur: c’est qu'ils contiennent les éléments de l'autre fonction exclue par l'attitude consciente défaillante. » 19 La régression, dit Jung, confronte la conscience avec le problème de l'âme au moment même où se pose le problème de l’adaptation au monde extérieur. Ainsi, la régression va dans le sens d'une adaptation au monde intérieur, alors que la progression allait dans le sens contraire, celui de l'adaptation au monde extérieur. En voulant compenser l'unilatéralité de l'attitude consciente, la régression active non seulement des contenus inconscients et primitifs, mais elle permet à la fonction inférieure de se faire une place au sein de la conscience et de compléter ses insuffisances:

Si la pensée échoue dans le rôle de fonction d'adaptation parce qu'il s'agit d'une situation à laquelle on ne peut s'adapter que par Einfühlung, c'est dans le matériel inconscient activé par régression que l'on trouvera précisément la fonction affective manquante, mais sous une forme embryonnaire, voire archaïque et non développée. De même chez le type opposé, la régression activera une fonction intellectuelle compensant efficacement VEirýiïhlung consciente qui échoue. 20

1.3.3. Énergétique de la progression et de la régression.

De cette idée, il faut retenir que progression et régression ne riment pas nécessairement avec évolution ou involution, mais qu'elles sont des mouvements de libido conservant un caractère stationnaire, et dont la finalité est d'unir des attitudes opposées constituant au sein de la

19 Ibid., p.57. 20 Idem.

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