Lecture E.Chérel
In : Lieux Communs 13 pp. 224-226
Bruno Latour,
Sur le culte moderne des dieux faitiches suivi de Iconoclash
La Découverte/Les Empêcheurs de tourner en rond, 2009.La réédition de ces deux textes du sociologue des sciences est véritablement opportune. Le premier (paru en 1996 aux Éditions Synthélabo) était épuisé. Il développe nonobstant un concept qui n’a pas encore reçu une réception proportionnée à son importance. Quant au second, il était inédit en français.
Marquant une étape notable dans la pensée qu’élabore Bruno Latour, depuis La science en action ([1987], tr. fr. 1989), jusqu’à Changer de société, refaire de la sociologie (2005), en passant par Nous
n’avons jamais été modernes (1991) et L’espoir de Pandore (2001), ces textes défendent tous deux la
nécessité de faire une anthropologie des sociétés occidentales, en prenant pour objet d’étude deux des principales ressources que les modernes ont mis en œuvre pour se distinguer des autres : la
critique de la croyance et la croyance en la critique.
Sur le culte moderne des dieux faitiches- résultat d’une enquête de plusieurs mois en 1995 auprès de
Tobie Nathan dans la consultation d’ethnopsychiatrie du Centre Devereux à Saint Denis- travaille, par un ton malicieux, la notion de « croyance ». Son titre fait écho à celui de l’ouvrage de Charles de Brosse (Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l'ancienne Religion de l'Égypte avec la Religion
actuelle de Nigritie, Paris, 1760). Un livre dans lequel apparaît une des premières définitions du
terme « fétichisme », élaborée à partir des récits des navigateurs portugais découvrant les peuples d’au-delà les océans et, s’empressant de briser leurs idoles fétichisées pour les remplacer aussitôt par les « vraies » icônes à prier. Et, peu à peu selon Bruno Latour, les sociétés dites modernes se mirent à penser qu’elles échappaient à toute croyance (dont celle en les icônes) du fait du développement de l’esprit critique, de l’analyse distanciée et scientifique des faits sociaux et naturels.
Pour le sociologue, le fétichisme est « une tournure de l’esprit au cours de laquelle le fabricant se fait
prendre par ce qu’il a fabriqué ». L’agnosticisme, quant à lui, est « la manière la plus radicale et surtout la plus respectueuse de ne plus croire à la notion de croyance ». Mais, demande Bruno Latour,
le sauvage, qui croit au pouvoir des fétiches qu’il a fabriqué, fait-il autre chose que le savant qui construit une expérience dans laquelle il reconnaît la production d’une vérité et qui s’autorise par cette autre croyance à discréditer la première ? Quelle est la réalité de ce que nous en disons (de la réalité) ? Qu'est-ce que la science, qu'est-ce que sont les faits et les idées ?
Latour affirme alors : « Les Nègres idolâtres ne s’opposent pas à des Portugais sans images. Nous
voyons des peuples couverts d’amulettes tourner en dérision d’autres peuples couverts d’amulettes. Nous n’avons pas d’un côté des iconophiles et de l’autre des iconoclastes, mais des iconodules et d’autres iconodules. » D’une part, poursuit-il, personne n’a jamais cru naïvement dans les fétiches,
d’autre part les modernes qui agissent n’ont pas la maîtrise de ce qu’ils produisent. Ils sont eux aussi dépassés, manipulés par la langue, l’esprit du temps, la société,... Par conséquent, la croyance n’appartient pas à l’un, quand la critique appartient à l’autre. Ces sois disantes différences sont fausses et ne disent rien du rapport entre les cultures.
Dés lors « comment parler symétriquement de nous comme des autres sans croire ni à la raison ni à la
croyance, tout en respectant à la fois les fétiches et les faits ? ». Cette question l’amène à introduire la
notion de faitiche : un néologisme, au carrefour de l’anthropologie des sciences, de l’ethnopsychiatrie et de la philosophie qui permet de relier les faits observés par la Science de l’Occident moderne et les fétiches (subjectifs, illusoires agités par des « Primitifs exotiques victimes des superstitions »). C’est-à-dire les réalités dont l’objectivité n’est pas interrogée (réalisme) et les faits fabriqués par un sujet (constructivisme). Le faitiche de Bruno Latour, souligne donc qu’un fait est toujours fabriqué, comme l’est le fétiche. Et comme le fétiche, qui doit réussir à faire oublier son origine humaine et artificielle, le fait oublie qu’il a été fabriqué. Il y a en conséquence un monde rempli de faitiches face à un autre rempli de fétiches. «Les antifétichistes pas plus que les fétichistes
ne savent qui agit et qui se trompe sur l’origine de l’action, qui est maître et qui est aliéné ou possédé. »
Choisir la raison contre la croyance n’est nullement le destin moderne. Nous restons à la merci des illusions, des idoles et des fétiches. Seulement au lieu de les revendiquer, nous déclarons nous en être dessaisis.
En d’autres termes, nos nécessaires faitiches, faits et fétiches, objets sujets à double face réunissant immanence et transcendance, seraient brisés d'une double brisure par la modernité : une brisure entre objet et sujet, c'est-à-dire encore entre réalité et construction d'une part. Et une seconde brisure entre cette "forme de vie théorique qui prend au sérieux cette première distinction des objets
et des sujets, et une forme de vie pratique, toute différente, par laquelle nous menons nos existences, fort tranquillement, en confondant toujours ce qui se fabrique par nos mains et ce qui existe hors de nos mains", d'autre part. Le moderne serait donc celui qui mobiliserait le faitiche discrètement, sans
le déclarer vraiment, en acceptant la brisure entre sujet et objet, en évitant dans la pratique de trop dire que l'objet est à la fois donné et construit, produit et autonome. Il s'efforcerait sans y parvenir de distinguer faits et fétiches, tout en ne croyant pas vraiment à sa propre croyance critique à propos de cette distinction. Cette double brisure le conduit donc à réparer (recoudre) sans cesse ses croyances. Et, conclut Latour, les migrants qui eux aussi croient à des dieux déracinés, réenracinés et reconfigurés, nous obligent à observer notre réalité rafistolée.
Avec la notion de faitiche, Latour défend l’anthropologie symétrique : c’est-à-dire une position agnostique, symétrique donc échangeable et réciproque, qui réconcilierait l'homme avec ses pratiques actuelles malgré ses discours et ses croyances modernes. La position d’autorité et d’indépendance de l’observateur occidental, s’y trouve, une nouvelle fois mise à la question. Car elle se révèle impropre à la saisie et à la complexité du monde. Ainsi, écrit Latour, rien ne prouve que le monde commun, objet de la politique, ressemble à la globalisation (et ses « globalivernes »). « Dans
un monde qui ne va plus de l’aliénation à l’émancipation mais de l’intrication à l’encore plus intriqué, qui ne va plus du prémoderne au moderne, mais du moderne au non-moderne, la répartition traditionnelle des déterminations et libérations ne sert plus à rien pour définir « une globalisation » dont la difficulté défie, pour le moment l’entendement politique ». Pour lui, il est temps de
« désépistémologiser » les objets des sciences dites exactes. Il ne s’agit pas là de renoncer à la science en l’accusant de falsification. Il s’agit au contraire de la respecter mais de comprendre qu’elle est indiscutablement science humaine. C’est en définitive la constitution du savoir et la révision de l’esprit critique qui se trouvent ainsi mis en évidence.
Le second texte est l’introduction au catalogue de l’exposition Iconoclash dont Bruno Latour a été le co-commissaire en 2002. A l’occasion de cette exposition sur l’iconoclasme, la notion d’iconoclash, en se distinguant du geste destructeur de l’icône, proposait de suspendre le geste critique pour en étudier l’impact. Latour suggère ainsi d’éviter la posture iconoclaste du moderne, du critique qui, croyant en la raison, se permet de condamner d'autres croyances. Il identifie ici le moment de la crise, de la reconnaissance du non savoir, bref de l’indéterminé.
Pourquoi les images ont-elles suscitées tant de haine ? Leur production obéit souvent à des motifs religieux, tout comme sont religieuses les crises de destruction qui se veulent purificatrices. Comment comprendre les images scientifiques qui prétendent livrer la réalité même et non son interprétation ? Au nom de la nouveauté, de la critique et de l’originalité permanentes, l’art moderne, est-il intrinsèquement destructeur d’images ? Quelles sont les motivations des destructeurs d’images ? Purification par la destruction de toute image ? Ou seulement des images répréhensibles ? Celles de l’adversaire ? Destructions involontaires ? En faveur d’autres constructions... ?
Iconoclash, « cabinet de curiosité », est d’abord une « exposition de pensée ». Par le terme image, B.
Latour entend « tout signe, oeuvre d’art, inscription ou peinture servant de médiation pour accéder à
autre chose ». Prier, savoir, voter, nous rassembler. Et si l’humanité tend souvent à rechercher ses
origines, en une réalité pure, par la distinction absolue entre le vrai et le faux, il est pourtant indéniable que le monde est composé d’intermédiaires et de « médiateurs d’origine humains impurs
mais fascinants » qui en permettent la réalité. Ils sont eux aussi faitiches. Les images interdisent, en
effet, tout accès à l’original. Il n’y a pas d’image de la vérité.Autrement dit, il est plus que nécessaire, enfin, de dépasser les distinctions entre monde invisible et visible, entre constructivisme et réalisme, artificialité (monde construit du dedans) et authenticité (monde du dehors).
En puisant ses exemples dans un dispositif triangulaire interrogeant la fabrication des images produites par la religion, la science et l’art, l’auteur propose de « documenter, d’exposer, de faire
l’anthologie d’un certain mouvement de la main » - qualifiant de la sorte le mouvement destructeur
du briseur d’idoles. En mettant en évidence la multiplication des médiations, il entend illustrer l’axiome qu’il propose : « plus le travail humain est montré, meilleure est l’appréhension de la réalité,
de la sainteté, de l’adoration ». Il révèle aussi les interférences créées entre religion, science, art.
Alors que domine aujourd’hui un simplifiant discours sur la nécessité de la « transparence », Latour propose de porter une attention aux régimes d’opacité. Il s’agit de prendre conscience de l’importance des médiations qui produisent - ou pas - un éclairage, un point de vue, orientant ceux qui les reçoivent et signifient en laissant place à l’interprétation. C’est dans le moment de la critique que jouent ces effets de sens salvateurs. Il faut donc, par « cascade », aller d’une image à l’autre, conduire le regard vers une image différente, en soulignant l’intertextualité, en montrant que la construction et l’inscription des images sont artificielles et ambiguës. Et par là même regarder, au delà des guerres des images, leur transformation, par des chaînes de modifications et de « re-représentation » qui altèrent les régimes scopiques. Une réflexion qui se densifia, en 2005, lors de l’exposition Making Things Public- Atmosphère of Democracy, au ZKM Karlsruhe.
Pour le champ de l’histoire de l’art, comme celui de l’anthropologie, il est urgent de se plonger dans la pensée de ce chercheur inventif, et dans l’intelligence de ces pages, véritables controverses pour la méthode, à partir du moment où on la considère « non comme des combats, mais comme des
moments où l’on commence par ne pas savoir, et où on discute : pour entrer dans l’activité scientifique ».