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Des pratiques et des goûts culturels bourgeois pendant la Révolution

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Des pratiques et des goûts culturels bourgeois pendant la Révolution

Source : Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Actes du colloque de Lille (12, 13, 14 janvier 2006),

Révolution française et changement social : vers un ordre bourgeois, Lille, Presses universitaires du

Septentrion, 2007, p. 317-342.

Résumé : Il ne s’agit pas, dans l’espace limité d’un article, de passer en revue les différents

champs dans lesquels les diverses strates de la bourgeoisie française ont pu, durant la décennie 1789-1799, exercer leurs appétits ou leurs appétences. Mais, partant d’un aperçu sur le goût alimentaire, d’inviter à un voyage forcément impressionniste qui déclinera les goûts vestimentaires et partie des goûts intellectuels et artistiques en essayant de montrer les critères de la distinction « bourgeoise », leurs attendus politiques et sociaux, dans le prolongement d’une identité ou d’identités affirmées durant le siècle.

Mots clés : bourgeoisie, goût, alimentation, loisirs, peinture, mode, théâtre, amateurs

Les deux termes principaux du sujet (la bourgeoisie, le goût) paraissent autant de pièges pour le

chercheur tant leur définition est tout sauf évidente. De manière significative, dans l’ensemble de portraits peints dans l’atelier de Michel Vovelle, qui révèlent L’homme des Lumières, le noble et le prêtre ont droit de cité, non le bourgeois, partagé sans doute entre l’homme d’affaires, l’homme de lettres ou de sciences, le fonctionnaire1. Dans son essai de définition de la nouvelle classe politique

issue de la Révolution, un aréopage majoritairement quadragénaire et urbain aux contours sociaux divers et fluctuants selon les Constitutions et le système électoral, au sein duquel elle compte « bourgeois Jacobins » et « petits bourgeois sans-culottes », Lynn Hunt souligne le poids des réseaux (professionnels, familiaux, de voisinage ou de club) et de la culture2. Mais, reprenant les éléments de définition des classes par Marx, elle pointe tout autant la difficulté à discerner la conscience politique de la bourgeoisie révolutionnaire à partir d’un certain nombre de valeurs et de positions politiques diffusées par nombre d’intermédiaires (rationalisme, exaltation de la nation, lutte contre la féodalité, l’absolutisme, l’aristocratie, par exemple) : ses adversaires ont pu un temps ou en partie les partager ; elles s’avèrent insuffisantes pour préserver quelque unité que ce soit durant toute la décennie. Le croisement des biographies accentue cette complexité. Encore est-il question ici de culture politique qui, si elle influe sur les goûts privés et collectifs, ne saurait les délimiter.

Du goût, l’Encyclopédie donne idée de la diversité des acceptions :

« Le goût est de toutes les sensations : on a du goût pour la Musique & pour la Peinture, comme pour les ragoûts, quand l’organe de ces sensations savoure, pour ainsi dire, ces objets. […] Comme le mauvais goût au physique consiste à n’être flatté que par des assaisonnemens trop piquans & trop recherchés, aussi le mauvais

goût dans les Arts est de ne se plaire qu’aux ornemens étudiés, & de ne pas sentir la belle nature. […] Le goût se

forme insensiblement dans une nation qui n’en avoit pas, parce qu’on y prend peu-à-peu l’esprit des bons artistes : on s’accoûtume à voir des tableaux avec les yeux de Lebrun, du Poussin, de le Sueur ; on entend la déclamation notée des scenes de Quinaut avec l’oreille de Lulli ; & les airs, les symphonies, avec celle de Rameau. On lit les livres avec l’esprit des bons auteurs ».

Sensation et éducation sont donc associées dans cet apprentissage du « bon goût » qui va faire les véritables « amateurs », terme tout autant problématique. Antoine Furetière parle de « celui qui aime quelque chose », offrant ensuite un territoire social et intellectuel des plus larges à cette appétence, quoique le domaine artistique ait une place privilégiée : « Il est amateur de l’étude, des curiosités, des tableaux, des coquilles, amateur de la Musique, des beaux-arts. Le peuple est amateur de nouveautez ». Paul-Émile Littré synthétisera les définitions contradictoires et les a priori

1 Michel VOVELLE, L’homme des Lumières, Paris, Seuil, 1996.

2 Lynn HUNT, Politics, Culture and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California Press, 2004 (20e

édition), p. 150 : « The new political class was defined as much by its cultural positions and relationships as by its membership in occupationally defined social groups ».

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à l’œuvre dès le XVIIIe siècle, de l’épithète flatteuse à la plus calamiteuse — en 1738 à Paris, les

statuts de la corporation des peintres et sculpteurs ne précisent-ils pas que la défense du monopole du dessin exclut les « bourgeois désireux de travailler de leurs mains lesdits Arts, mais pour leurs usages seulement, et non pour en faire vente ou commerce »3. Littré ne fait plus seulement du goût une inclination mais dans la circonstance le lie à une pratique, qu’elle soit du domaine du loisir ou de la profession, de l’obsession amoureuse ou de la médiocrité nonchalante. La pratique connote donc l’« amateur » : « 1 — Celui qui a un goût vif pour une chose. Un amateur de peinture, de musique […]. 2 — Celui qui cultive les beaux-arts sans en faire profession. C’est un amateur distingué […]. 3 — C’est un amateur, c’est un homme de talent médiocre. 4 — Homme s’occupant peu de son métier […]. Être amateur indique toujours une préférence particulière et devenue, en quelque sorte, une étude : je suis amateur de roses signifie que je les recherche, que j’en fais collection ». Notons la dérive ainsi enregistrée dans les objets d’une curiosité.

Il ne s’agit pas, dans l’espace limité d’un article, de passer en revue les différents champs dans lesquels les diverses strates de la bourgeoisie française ont pu, durant la décennie 1789-1799, exercer leurs appétits ou leurs appétences. Mais, partant d’un aperçu sur le goût alimentaire, dont découlent, on l’aura compris, toutes les définitions, d’inviter à un voyage forcément impressionniste qui déclinera les goûts vestimentaires et partie des goûts intellectuels et artistiques – en faisant taire, à notre grand dam, la musique -, en essayant de montrer les critères de la distinction « bourgeoise », leurs attendus politiques et sociaux, dans le prolongement d’une identité ou d’identités affirmées durant le siècle.

Les plaisirs des papilles

L’importance du goût alimentaire se retrouve dans son emploi métaphorique, résumant l’appétence pour l’ensemble des arts, telle que la résume Voltaire en 1764, dans son Dictionnaire

philosophique : « Le goût, ce sens, ce don de discerner nos alimens, a produit dans toutes les

langues connues la métaphore qui exprime, par le mot goût, le sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts : c’est un discernement prompt, comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est comme lui sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement ». L’évolution lexicale montre comment l’appréhension du goût (souvent confondu avec la saveur), davantage valorisé, s’enrichit aux XVIIe et

XVIIIe siècles, usant d’un vocabulaire précisé et plus étendu qu’au Moyen-Âge : seize mots environ sont désormais employés, au lieu de six auparavant, dont bon, mauvais, délicat, délicieux, meilleur, excellent, fin, raffiné, fade, insipide, friand. Si la verdeur, le piquant, la pointe, reconnus dans les traités médiévaux, se perdent au profit du terme plus vague d’« amertume », si la salaison est moins finement perçue, la couleur, autrefois retenue pour son aspect décoratif, l’est désormais aussi pour ce qu’elle révèle de la nature du mets et de sa cuisson : blanc ou jaune d’œuf, blanc ou vert de poireau, beurre blanc ou roux, aloyau « saigneux et rouge », etc4. Des traités de cuisine sont venus les premiers essais de définition du « bon goût », chez L.S.R., dans L’Art de bien traiter (1674) ou Massaliot, dans son Cuisiner royal et bourgeois (1691), l’un et l’autre opposant civilité de la Cour et manières roturières, la première voulant que les recettes princières soient abandonnées sitôt imitées. Quoique les curiosités du financier Béchameil (1630-1703) prouvent que se développe un art gastronomique bourgeois, Grimod de la Reynière (1758-1838), d’une famille de fermiers généraux, continue de le mépriser, préférant ses dîners extravagants puis, sous l’Empire, ses jurys dégustateurs, qui réunissent entre autres Cambacérès, le marquis de Cussy ou le médecin gastronome Gastaldy, selon une sociabilité de salon qui fait de nombreuses victimes parmi les fournisseurs jugés ; mais le maître de cérémonie a l’habitude de ces conflits qu’il entretient dans ses gazettes, l’Almanach des gourmands (1803) ou le Manuel des amphytrions (1808). Dans sa

Physiologie du goût, Brillat-Savarin (1755-1826), entérinant les exclusions nées de la recherche de

3 Nathalie Heinich

4 Jean-Louis FLANDRIN, « La distinction par le goût », in Philippe ARIES et Georges DUBY (direction), Histoire de la vie privée, tome III, Paris, Seuil, 1986, p. 286.

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distinction, établit pour sa part une série d’« éprouvettes gastronomiques », menus destinés à emporter l’adhésion des convives en fonction de leur milieu social : « Ainsi, l’éprouvette destinée à un petit rentier de la rue Coquenard ne fonctionnerait déjà plus chez un second commis, et ne s’apercevrait même pas à un dîner d’élus chez un financier ou un ministre »5. Comme la fourchette

des revenus pris en compte s’établit entre 5 000 F (« médiocrité ») — ce qui donne droit au dindon, aux pigeons bardés, à la choucroute et aux œufs à la neige -, et 30 000 et plus (« richesse ») – s’alignent alors les volailles truffées (dinde, cailles) ou non (ortolans), le foie gras et le pâté de foie, la carpe et le brochet, les asperges et « une pyramide de meringue à la vanille et à la rose6 -, on

imagine que peu de « petits rentiers » ont accès à ces jeux forts qui, de part et d’autre de la Révolution, continuent d’associer les oligarchies. Encore Brillat-Savarin se réjouit-il des nouveautés, dont il fait abusivement des généralités, apportées par le règne de Louis XVI et la décennie révolutionnaire : la multiplication des professions de bouche, augmentées de nouvelles spécialités (les « pâtissiers de petit four »), les progrès techniques de la conservation, de l’horticulture (rendant accessibles fruits tropicaux ou légumineuses nouvelles), la diversification des importations de vin et les adoptions de spécialités étrangères (« des mets […] comme le karik et le beefsteak ; des assaisonnements, comme le caviar et le soy ; des boissons, comme le ponche, le négus, et autres »), la diffusion du café. Il conclut sur le développement de la convivialité de table, dont il ne fait plus une valeur exclusivement noble ou bourgeoise :

« Les savants les plus distingués n’ont point cru au-dessous d’eux de s’occuper de nos premiers besoins, et ont introduit des perfectionnements, depuis le simple pot-au-feu de l’ouvrier jusqu’à ces mets extractifs et transparents qui ne sont servis que dans l’or ou le cristal […].

On a commencé à séparer la gourmandise de la voracité et de la goinfrerie : on l’a regardée comme un penchant qu’on pouvoit avouer, comme une qualité sociale, agréable à l’amphytrion, profitable au convive, utile à la science, et on a mis les gourmands à côté de tous les autres amateurs qui ont aussi un objet connu de prédilection.

Un esprit général de convivialité s’est répandu dans toutes les classes de la société ; les réunions se sont multipliées, et chacun, en régalant ses amis, s’est efforcé de leur offrir ce qu’il avait remarqué de meilleur dans les zones supérieures.

[…] On a créé les banquets politiques, qui ont constamment eu lieu depuis trente ans toutes les fois qu’il a été nécessaire d’exercer une influence actuelle sur un grand nombre de volontés ; repas qui exigent une grande chère, à laquelle on ne fait pas attention, et où le plaisir n’est compté que pour mémoire.

Enfin, les restaurateurs ont paru : institution tout à fait nouvelle qu’on n’a point assez méditée, et dont l’effet est tel, que tout homme qui est maître de trois ou quatre pistoles peut immédiatement, infailliblement et sans autre peine que celle de désirer, se procurer toutes les jouissances positives dont le goût est susceptible »7.

De fait, avec la Révolution, de bons cuisiniers de la cour et de la noblesse perdent leurs maîtres, émigrés, guillotinés, désargentés, et choisissent de fonder leurs propres maisons (Méot ou Robert, autrefois au service de Condé, Bancelin, Henneveu, Véry), privilégiant à Paris le quartier du Palais-Royal, où ils vont accueillir nombre de députés provinciaux. Si l’on en compte une centaine avant 1789, il y aura près de six cents restaurants dans la capitale sous l’Empire, et la mode s’est répandue en province au profit des commerçants, des artisans, des fonctionnaires et des rentiers8. La

multiplication de ces maisons offre à leurs hôtes des cartes riches de plats savamment montés, de vins savamment choisis, qui bouleversent l’art de cuisiner et rend caduques les anciens livres de recettes : « après 1800, aucun texte d’avant 1789 ne sera repris par les éditeurs français, à l’exception de La Cuisinière bourgeoise » (publiée par Menon en 1746) qui, comme Le Parfait

Cuisinier français, édité en l’an VII par les Libraires associés, tente de répondre aux attentes du

plus grand nombre de lecteurs – distinguant notamment morceaux dignes et indignes, la « basse boucherie » étant abandonnée au « bas peuple »9… La production révolutionnaire frappe par son

souci de vulgarisation, que prouve le Manuel du Cuisinier amateur (1798) ou La Cuisinière

républicaine, ouvrage dans lequel Mme Mérigot, digne émule de Parmentier ou des amateurs

5 BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût, édition présentée par Jean-François Revel, Paris, Flammarion, 1982, p. 164. 6 Ibidem, p. 167.

7 BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût, p. 275.

8 Jean-Louis FLANDRIN et Massimo MONTANARI (direction), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 772. 9 Ibidem, p. 655.

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européens du tubercule vantés par Engel dans le Supplément de l’Encyclopédie10, propose en l’an

III différentes manières d’accommoder la pomme de terre, avec ce seul credo : « la simplicité et l’économie »11. Un deuxième souci, d’ordre diététique, transparaît au moins dans les titres : La Cuisine de santé (1789), La Pâtisserie de santé (1790), de Le Cointe et Jourdan ; il est conduit par

l’adaptation aux contraintes du temps dans Le Petit cuisinier économe (an IV), au contraire du

Manuel de la friandise (an V). Car la petite bourgeoisie subit aussi les privations qu’imposent les

crises agricoles et la situation économique de la République. Dans sa correspondance, Nicolas Ruault, libraire parisien admirateur et éditeur de Voltaire, se plaint de la hausse vertigineuse des prix en floréal an II, qui le conduit à partager avec le peuple de la capitale les distributions quotidiennes de « tout au plus deux onces de pain par tête avec une cuillerée de riz, et quel pain, grand Dieu ! Celui que l’on donnait aux chiens, l’an passé […] était incomparablement meilleur » ; sa santé s’en ressent : « J’ai toujours mal aux yeux et des aigreurs à l’estomac »12. Mais la

production des manuels répond aussi à l’amour maintenu d’une frange lettrée et aisée de la population pour l’art culinaire. Louis-Sébastien Mercier, dans son Nouveau Paris, note les excès de ces amateurs, dont il ne s’exonère pas, jusque dans les prisons de la Terreur – les sources provinciales confirment le fait, qui connaît cependant d’importantes variantes selon les dates et l’activité des comités de surveillance et des représentants en mission13 - :

« Les victimes, dans les prisons, sacrifiaient à l’estomac, et l’étroit guichet voyait passer les viandes les plus exquises pour des hommes qui touchaient à leurs derniers repas et ne l’ignoraient point.

Du fond d’un cachot, on faisait un traité avec un restaurateur, et les articles signés de part et d’autre avec des conditions particulières sur les primeurs.

On ne visitait point un prisonnier sans lui apporter pour consolation la bouteille de Bordeaux, les liqueurs des îles et le plus délicat des pâtés.

De son côté, le pâtissier, qui sait très bien que la bouche va toujours, faisait descendre ses cartes jusqu’au fond des prisons […]. Rien n’égale la délicatesse de son art, dit l’annonce : les ramequins et les meringues, en attestant les progrès de son industrie, attesteront ceux de la friandise parisienne, libre ou prisonnière.

Sa boutique vitrée est devenue plus belle, mieux décorée : elle est aussi nette dans l’intérieur que celle du bijoutier. Les tartelettes et les brioches y sont rangées sous verre avec autant de symétrie que des curiosités d’histoire naturelle. Il a fait une étude savante de tous les goûts, de tous les tempéraments.

Il faut qu’au coup d’œil appétissant de ces pâtés d’ortolans et de ces tourtes aux rognons, l’étranger, le fournisseur, le nouveau millionnaire, le captif par ouï-dire, fouillent à l’escarcelle. Qui le croira ? Lorsque le sang coulait à grands flots, le pâtissier, plus audacieux dans ses conceptions que l’Arétin, se mit à pétrir la pâte en priapes, et à donner à des gâteaux la forme du sexe virginal. Tous les excès se touchent : jamais l’on ne vit plus de propension à la gourmandise que dans ces jours de calamité et d’horreur : j’en atteste les six prisons où j’ai été plongé »14.

La table indéniablement demeure le reflet du statut social, voire d’une ascension qui libère du souci alimentaire quotidien. Officier dans la garde nationale de sa section, restée fidèle à la Convention le 1er prairial an III, le maître vitrier Ménétra se contente pour sa journée sous les drapeaux d’une livre de pain et d’un bon cervelas, mais son journal est scandé par les haltes nécessaires à sa sustentation, déjeuner ou souper, aux banquets compagnonniques, à ses plaisirs de guinguettes et d’auberges, autour d’une tête de veau, d’une volaille, de petit salé, d’une matelote, d’une salade et d’un gigot, accompagnés des vins de qualités variées que lui a fait découvrir son tour de France et boire jusqu’à l’ivresse les toasts fraternels. Il aime faire valoir, au soir de la

10 Lucette PEROL, « Aux Amateurs, l’Agriculture reconnaissante », in Jean-Louis JAM (dir.), Les divertissements utiles. Des amateurs au XVIIIe siècle, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2000, p. 73-86.

11 Béatrice FINK (présentation), Les liaisons savoureuses. Réflexions et pratiques culinaires au dix-huitième siècle,

Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995, p. 173-175.

12 Christiane RIMBAUD et Anne VASSAL (présentation), Nicolas Ruault. Gazette d’un Parisien sous la Révolution. Lettres à son frère (1783-1796), Paris, Perrin, 1976, p. 379-382. Lettre du 22 floréal an III (11 mai 1795).

13 Cf. Antoine-François DELANDINE, Tableau des prisons de Lyon pour servir à l’histoire de la tyrannie de 1792 et 1793, Lyon, 1797 ; MONTGEY et POIRIER, Les Angoisses de la mort, ou Idées et horreurs des prisons d’Arras, an III ; Jean-Baptiste BROCHON, Histoire de mon arrestation et des événements qui me sont arrivés depuis la Société des

Jeunes Gens, in Anne de MATHAN, Mémoires de la Terreur : l’an II à Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, p. 162.

14 Louis-Sébastien MERCIER, Le Nouveau Paris, an VII. Présenté par Michel DELON, Paris, Robert Laffont, 1990,

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Révolution, qu’il vit « très bien » : « nous ne nous sentions point de la disette, nous étions pourvus, nous tenions bonne table »15. On l’imagine donc manger à sa faim sans forcément goûter aux condiments et aux plats recherchés. De même, quand Dominique Doncre (1743-1820) portraiture en 1791 Le juge Pierre Lecocq et sa famille16dans leur salle à manger, il montre certes la satisfaction et l’aisance d’une famille dont le père poursuit une carrière sans histoire, à défaut d’engagement fervent, mais, s’il insiste sur la richesse des panneaux peints, il ne présente du dîner que la soupière servie par un domestique. Lorsque, dans les années 1760, Chardin peignait La Pourvoyeuse, il en disait sans doute plus long sur les réalités de la petite et la moyenne bourgeoisies que bien des enthousiasmes de Brillat-Savarin : la quantité de pain, de vin rouge, de gibier, la fontaine à eau suggèrent un rang social, mais le peu de vaisselle empilé sur le buffet ne peut laisser supposer un service compliqué. Son Lièvre avec chaudron de cuivre, un coing et deux marrons, plaide pareillement pour des aliments simples, peu apprêtés ; la composition frugale du Bocal d’olives, ses assortiments de fruits, Le dessert de gaufrettes ou La brioche invitent plus à la dégustation sage et éclairée de produits de saison ou de recettes communes qu’à l’opulence des buffets à la française. Quand il remplit la table d’office (Les apprêts du déjeuner), l’abondance ne signifie d’ailleurs pas reniement de ces joies simples et des recettes de famille : salade et rôti, pâté, fromage, fruits, confitures, café et sucre n’entrent pas dans les « éprouvettes gastronomiques »… C’est d’ailleurs autour de plats semblables que le citoyen Romeau, sous le Directoire, invite ses concitoyens à fêter, en lieu et place de la Saint-Martin ou du Carnaval, les grandes heures de la Révolution dans La Tête

ou l’oreille de cochon – deux morceaux de l’animal ostracisés depuis Louis XIV des assiettes des

grands - :

« Le 14 juillet ? Nos ingénieux pâtissiers sauront nous faire des Bastilles de biscuits, que nous nous empresserons de détruire avec le même zèle que nous avons vu nos brûlans Parisiens détruire cette lourde masse.

Le 10 août ? Nous y verrons le gros et gras poulet d’Inde figurer majestueusement sur nos tables, et nous rappeler cet imbécile parjure qui s’était imaginé que ses satellites résisteraient au courage du peuple, et qui, bientôt déçu de ses espérances, se trouva le dindon de sa téméraire entreprise.

Enfin, le 21 janvier serait partout caractérisé par la tête ou l’oreille de cochon, que chaque père de famille ne manquerait pas de mettre sur sa table, en mémoire du jour heureux où celle du parjure Louis XVI tomba, et nous délivra de sa triste présence.

[…] Ne perdons jamais de vue que c’est dans les repas de famille que l’on voit la gaîté succéder à l’épanchement des cœurs et s’y associer à l’amour de sa patrie et de ses devoirs.

Il est malheureux, sans doute, que la fortune ne permette pas à tous nos frères indistinctement de mettre sur leurs tables une pièce aussi recommandable, aussi expressive, aussi commémorative que la tête ou l’oreille de cochon. Mais qu’ils se consolent de cet accident ; la providence n’a pas voulu que le pauvre soit privé de tout plaisir. Elle lui a donné, pour dédommagement de ce qu’elle lui a refusé, l’imagination avec laquelle il supplée à tout ce qui lui manque, et sans laquelle il n’existe pas une seule jouissance sur la terre. Oui, chez ceux là, le morceau de boudin, la saucisse, la crépinette même pourront remplacer la tête ou l’oreille, et il suffira d’une partie quelconque de l’animal pour être censé avoir participé à la fête »17.

Ces jeux citoyens avec la nourriture auraient sans doute contrarié le Conventionnel Gilbert Romme, attaché à une ascèse privée ; elle le ramenait au quotidien populaire qu’il aspirait à partager pour mieux le changer18. Non qu’il ignorât la variété des tables dans le milieu de robins auvergnats dont il était issu, partageant sa vie entre Riom (Puy-de-Dôme), siège d’intendance et de sénéchaussée, et, l’été venu, les campagnes voisines de Gimeaux. On sait par sa nièce, que les

15 Daniel ROCHE (présentation), Journal de ma vie de Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle,

Paris, Montalba, 1982, p. 271 et 280.

16 Huile sur toile, 0,98 x 0,82 cm, in Philippe BORDES et Alain CHEVALIER, Catalogue des peintures, sculptures et dessins, Musée de la Révolution, Vizille, 1996, p. 71.

17 BnF, Lb42 912, ROMEAU, La Tête ou l’oreille de cochon, Paris, Pellier, s.d., p. 3-4.

18 Cf. Jean-Pierre GROSS, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme (1793-1794), Paris, Arcantères, 2000, p. 203 et

sqtes. Représentant en mission en Dordogne, Romme y imposera la mise en commun des grains dans des greniers communaux, la panification dans un four commun ou la distribution de farines pour la panification privée. Officiers et soldats disposent de la même ration (une livre et demie de pain, une livre de viande, une pinte de vin). Les ouvriers des mines, charbonnages et fonderies, donc des industries de guerre, se voient gratifiés d’un salaire de subsistance en pain, agrémenté de pommes de terre, riz, saindoux, vin et cochonnailles. Tous, riches et pauvres, mangent durant la période de soudure pendant laquelle brioches et pâtisseries sont interdites, le « pain de l’égalité », dont le député a fixé la teneur en son…

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agapes familiales n’ignoraient pas, en 1788, alors que le précepteur Romme avait amené en Auvergne son élève, le jeune comte russe Pavel Stroganov, les cuisses de grenouilles préparées par les traiteurs riomois, les produits de la chasse, de la pêche et de la cueillette, le veau et le mouton, les volailles de la basse-cour, le vin de Bourgogne, le champagne, les liqueurs anisées, le café, les fruits de toutes sortes, les friandises (la pâte d’abricot, notamment) ; que l’on partageait volontiers la soupe de pain blanc des mariages paysans du cru, comme les grands et cérémonieux services de la noblesse locale (ananas confit et curaçao viennent alors améliorer l’ordinaire)19. Inspiré par le

modèle spartiate, Gilbert imposait pourtant déjà un strict régime à Pavel, le morigénant s’il acceptait des côtelettes en sauce : « la dernière vaisseleuse en saurait assez pour ce qu’il lui est permis de manger : du rotis, des légumes cuits à l’eau, des œufs frais, du laits et des fruits. Jamais de vin, encore moins de liqueur et pas de café »20. En 1791, entré en Révolution comme d’autres entrent en

religion, Romme donne lui-même l’exemple : il troque ses couverts d’argent, donnés à la patrie, contre d’autres en buis, mange des pommes de terre et partage son pain avec les pauvres ; au grand étonnement de ses proches, parfois admiratifs devant ce dévouement christique, « il s’impose toute espèce de privation »21.

C’est là aller plus loin que bien des banquets républicains, concluant, quand le budget le permet, les cérémonies officielles ou, sous le Directoire, réunissant les électeurs – pratique du reste imitée en l’an V par l’Institut philanthropique. Que le repas puisse servir les négociations ou la propagande politiques est notoire, depuis le sommet du pouvoir, des antichambres de l’Assemblée aux comités de rédaction de certains journaux, tel Les Actes des Apôtres. Barras, qui est en train de promouvoir Bonaparte, se piquera de tenir table ouverte dans le Paris de l’an IV, échangeant ces bons services avec sa voisine, Melle Montansier, désormais vieille gloire du théâtre français : « Forcé de dire quelquefois, comme mon cousin Lauraguais : « Ma table est ouverte, mais toujours couverte », j’étais cependant assez heureux pour recevoir beaucoup de patriotes qui, ayant eu des rapports avec moi dans différentes positions révolutionnaires, pouvaient être assez peu gênés pour me révéler avec franchise qu’ils avaient besoin d’un dîner »22. Les repas festifs, si « frugaux » se

revendiquent-ils, reprennent, eux, des éléments des tables compagnonniques ou maçonniques, additionnant ainsi les toasts. Limité aux autorités civiles, judiciaires, militaires, aux fonctionnaires publics, celui qui clôt en l’an VI à Clermont-Ferrand la fête du 18 Fructidor, s’honore d’un coût limité à quatre livres par tête mais n’oublie pas de comprendre « le café et les liqueurs »23. Ouvert à

632 citoyens, celui du bourg de Neschers (Puy-de-Dôme), organisé quelques mois avant, le 15 brumaire an VI (5 novembre 1797), à la gloire de Bonaparte et de la paix de Campo-Formio, avait multiplié les toasts : une vingtaine, associant la République, la Constitution de l’an III, l’Égalité, la Justice, le peuple souverain, Bonaparte, Hoche, les morts « au champ d’honneur », les républiques-sœurs de Hollande, de Suisse ou d’Italie, les États-Unis, mais tout autant les martyrs de Prairial en la personne de Soubrany, « les patriotes victimes de la réaction de l’an III, de l’an IV et de l’an V », les cultivateurs « néo-jacobins » égorgés par les membres de l’Institut philanthropique cette dernière année, et, en désespoir de cause,… la charrue24. Car le banquet peut aussi être un moment

de fraternité et d’unité (fût-elle factionnelle), d’abandon des distances et des postures sociales. Le comédien Dorfeuille, un temps président de la Commission de justice populaire de Ville-Affranchie, et compagnon de route des représentants Collot d’Herbois et Albitte, sait, au milieu des sans-culottes de l’armée révolutionnaire, donner sens politique à toute scène et théâtraliser les éléments les plus populaires d’une cérémonie commune. À Saint-Étienne, devenue

19 René BOUSCAYROL, Les lettres de Miette Tailhand-Romme (1787-1797), Aubière, 1979. Lettres n° 6 de fin mai 1788,

p. 28 ; n° 16, du 19 juin 1788, p. 40 ; n° 20, du 23 juin 1788, p. 43 ; n° 21, du 24 juin 1788, p. 44 ; n° 25, du 4 juillet 1788, p. 63 ; n° 33, du 3 août 1788, p. 73 ; n° 34, du 4 août 1788, p. 74-75 ; n° 46, de mi-janvier 1789, p. 88.

20 Ibidem. Lettre n° 12, du 15 juin 1788, p. 35. 21 Ibidem. Lettre n° 74, premier trimestre 1791, p. 114.

22 Paul VERGNET (présentation), Mémoires de Barras, Paris, Le Prat, 1946, p. 203. 23 AD Puy-de-Dôme, L 665 (1). Programme de la fête.

24 AD Puy-de-Dôme, L 663. Procès-verbal de la fête. Cf. Philippe BOURDIN, Les « jacobins » du bois de Cros

(Clermont-Ferrand, an V) : chronique d’un massacre annoncé », Annales historiques de la Révolution française, n° 308, avril-juin 1997, p. 249-304.

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Commune, il organise le 25 décembre 1793 un grand charivari déchristianisateur qui fait suite au mariage d’un couple d’indigents, dotés par souscription patriotique. La fête est prolongée par un banquet citoyen, qui se veut geste philanthropique : les officiers municipaux servent les pauvres à table. « Le peuple étoit là dans toute sa pureté originelle ; c’étoit la nature, c’étoit la vertu. L’Antiquité n’a rien produit de comparable. Où es-tu, Jean-Jacques ? Tu aurois fait un bon dîner », conclut Dorfeuille, commentateur de ses propres réussites et interprète très libre des plus austères recommandations du philosophe genevois25. N’avait-il pas déjà profité, le 9 décembre précédent, d’un repas républicain pour effacer les distinctions de civilité qui lui paraissent relever d’un ancien temps :

« Des patriotes administrateurs et des militaires de tout grade se sont réunis le 19 frimaire pour dîner frugalement. Ils étoient près de 100. La fraternité la plus piquante a régné pendant ce repas vraiment patriote. Des hymnes civiques et une ode récitée avec beaucoup de véhémence ont inspiré un enthousiasme sublime dans l’assemblée. On n’y a pas juré, comme le faisoient les Muscadins, contre l’hôte de la maison et ses filles, quoiqu’ils l’eussent un peu mérité, en oubliant les haricots et les pommes de terre, qui doivent être la base d’un banquet sans-culottique. À la fin du repas, le citoyen Grandmaison, commandant de la gendarmerie, a apporté deux ou trois pintes de vin rouge dans une casserole figurant la coupe de l’égalité. Dorfeuille s’est écrié : voilà le sang des rois, Républicains buvons ! C’est ici la conjuration du peuple. Le vase a circulé, et chaque bouche, empressée, avide, croyoit, en buvant cette liqueur, dessécher les veines des tyrans de l’Europe.

Dans cette extase patriotique, tous les convives ont regretté que de pareils festins ne fussent pas plus souvent à l’ordre du jour. Pour établir l’égalité parfaite, quelques-uns ont proposé que les états-majors, que les administrateurs, que tous les fonctionnaires publics mangeassent désormais, chaque jour de décade, à la gamelle. Cette proposition a été généralement applaudie et l’assemblée, par ses acclamations, a témoigné combien elle désiroit la voir réaliser »26.

La culture des apparences

Le même souci d’égalité vaut pour le costume. Les gouaches des frères Lesueur sont là pour nous tendre le miroir de ces boutiquiers et maîtres artisans des sections parisiennes ou de leurs épouses, tous amalgamant, autant que leurs moyens le leur permettent, les nouveaux éléments, les nouvelles couleurs de la garde-robe aux pièces plus anciennes de leurs armoires27. Les réticences de plus d’un représentant des nouvelles instances politiques à se confondre avec la sans-culotterie sont bien connues, et chacun pense à Robespierre, portant culotte, rayures anglaises et perruque poudrée, ou à la célèbre guerre des cocardes de l’automne 1793. Moins évidemment visible qu’un représentant du peuple, Nicolas Ruault refusera ainsi de coiffer le bonnet rouge, qu’il voit se démultiplier en mars 1792 dans l’enceinte de la société mère des Jacobins, dans les rues et au spectacle, sur le crâne de Dumouriez comme sur celui d’un buste de Voltaire honoré par les comédiens du Français, avant que Pétion n’impose momentanément de remiser le couvre-chef, par crainte de troubles à l’ordre public. Ruault reprend l’argument : « pour moi, je ne l’ai point mis et ne le mettrai point ; rien ne me paraît plus maussade et moins nécessaire : il n’y a guère que la moitié de la société qui se coiffe ainsi. Il est à craindre, si cela dure, que le bonnet ne fasse schisme, entre ceux qui le portent et ceux qui ne veulent pas le porter »28. La famille Romme se divise sur ce qui est vu comme des modes, dont le sens politique n’est manifestement pas compris. Que le procureur Gilbert Tailhand affiche jour et nuit une cocarde nationale et son entourage crie au fanatisme quasi religieux29. Que Gilbert Romme donne l’exemple d’une volontaire acculturation, et ce sont moqueries rapportées par sa nièce :

25 Bibliothèque municipale de Lyon, fonds Coste, n° 116256 (1 et 2). Journal de Ville-Affranchie et des départemens de Rhône et Loire, n° 34, 5 nivôse an II (25 décembre 1793). Lettre de Dorfeuille au rédacteur.

26 Ibidem, n° 23, 23 frimaire an II (13 décembre 1793).

27 Cf. Philippe de CARBONNIERES, Lesueur. Gouaches révolutionnaires, Paris, Musée Carnavalet, 2005. 28 Christiane RIMBAUD et Anne VASSAL (présentation), Nicolas Ruault, op. cit. Lettre du 20 mars 1792, p. 280. 29 René BOUSCAYROL, Les lettres de Miette Tailhand-Romme, op. cit. Lettre n° 58, mi-août 1789, p. 100 :

« On exige que tout le monde porte la cocarde, les femmes refusent de se soumettre à cet ordre ridicule, ce qui donne lieu à des disputes continuelles. On pousse quelquefois la folie assez loin pour mettre en prison les plus récalcitrants. C’est un fanatisme révolutionnaire qui n’est pas excusable. Ce signe de ralliement est très déplacé sur la tête des femmes. Les paysannes qui le portent ne savent même pas ce que veut dire la réunion des trois couleurs.

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« Ma grand’mère se moque de nous. Elle n’entend rien en politique et tourne en ridicule tout ce que nous disons. La mode des sans-culottes a fourni une ample carrière à sa critique. Je conviens qu’elle n’est pas avantageuse. Elle donne l’air commun à tout le monde et particulièrement à M. Romme. Il n’est plus connoissable depuis qu’il a quitté la poudre, pris la veste et les pantalons. Avec ce costume il ressemble assez au cordonnier du coin »30.

« L’air commun » ? C’est sans doute le plus bel hommage que la jeune fille pouvait rendre à son oncle, mais c’est assez dire le besoin de distinction qui continuait de l’habiter, elle qui adorait créer et coudre la broderie31 et avait eu à mesurer en diverses occasions le sens social du vêtement. Ainsi avait-elle observé lors des foires auvergnates de Saint-Gervais, où affluent les montagnards désireux de vendre toiles et bestiaux, les épouses des négociants accompagnent leurs maris et font assaut de leurs toilettes : « Rien n’est ridicule comme des plumes blanches et des robes de soie dans un embarras de foire. Les paysans qui passent à côté de ces belles dames les accrochent pour se venger d’un luxe qui insulte à leur misère »32. Le conflit est en effet toujours possible : à Riom

s’affrontent, pour les Pâques de 1789, jeunes gens de la ville et paysans du bourg voisin de Ménétrol33. Bien moins qu’une lutte communautaire ancestrale, comme il en existe des centaines entre villages voisins partout en France, il faut y voir les conséquences d’une différenciation sociale marquée et revendiquée. Elle peut se faire au détriment de la jeune bourgeoise, traitée de haut par Mme de Capponi, épouse du seigneur du bourg voisin de Combronde : « Elle est aussi fière qu’il est modeste. C’est une créole qui a pris tous les ridicules du nouveau monde. Elle se fait servir par une négresse qui obéit à ses moindres mouvements […]. Elle ne se sert jamais de ses bras ; on dirait que c’est un automate. Elle ne travaille pas de peur de compromettre sa dignité. Elle a toujours des gants qu’elle ne quitte pas même pour manger »34. La famille Romme avait été d’autant plus perturbée

lorsque Gilbert Romme avait introduit en son sein le jeune comte russe Stroganov : au « sérieux qui glace » et bientôt la subjugue de l’austère précepteur s’ajoutent les modes et les mœurs des cours européennes, même contrôlées par une éducation spartiate :

« Mon amour-propre souffre d’être si simplement vêtue. J’aurais ma robe des dimanches tous les jours que je n’égalerais pas l’élégance de nos étrangers. Ils sont toujours mis comme s’ils étaient à la cour. Mon oncle a des habits de soie de toutes les couleurs, des manchettes et des jabots de points d’Angleterre. Il prend beaucoup soin de sa coiffure. Il est crépé et poudré à blanc. Il lui arrive souvent de se faire peigner deux fois par jour. La toilette du jeune comte donne beaucoup de peine à son valet de chambre. Il est très difficile et d’une propreté minutieuse. Il se lave tous les matins depuis la tête jusqu’aux pieds et change de linge tous les jours. La chemise qu’il quitte est plus blanche que celle que nous prenons le dimanche […]. Il y a si loin de nos habitudes aux leurs que tout ce qu’ils font nous parait extraordinaire. Cette différence dans leurs usages et dans leurs fortunes me met dans une position gênante » 35.

Miette, qui, sur les conseils sévères de sa grand-mère, cache ses cheveux et sa beauté sous un bonnet de dentelle (« elle voudrait que je m’enterra comme elle dans une capote »36), aura beau

tenter de se convaincre, gagnée aux lumières de son oncle : « L’esprit est une puissance qui en impose plus que les titres et les beaux habits »37, elle reviendra souvent sur son infériorité sociale : « La société des riches ne fait pas de bien à ceux qui ne le sont pas »38. Elle restera donc bouche bée

devant les fourrures russes (pelisses et manchons) distribuées à ses parents, qu’elle essaie en cachette et dont ses cousines, plus fortunées, la jalousent39 ; devant les atours de sa tante de

Mon père qui se met à genou devant tous les hochets de la Révolution a voulu avoir sa cocarde dans son lit ; il la porte sur son sein, en façon de scapulaire. Le premier jour qu’elles parurent il en fit chercher beaucoup pour que toute la maison donna l’exemple ».

30 Ibidem. Lettre n° 66, fin août 1790, p. 108. 31 Ibidem. Lettre n° 67, mi-septembre 1790, p. 109. 32 Ibidem. Lettre n° 36 du 6 août 1788, p. 76. 33 Ibidem. Lettre n° 52 d’avril 1789, p. 95. 34 Ibidem. Lettre n° 25 du 4 juillet 1788, p. 50. 35 Ibidem. Lettre n° 11 du 14 juin 1788, p. 35. 36 Ibidem. Lettre de mi-juillet 1788, p. 66. 37 Ibidem. Lettre n° 19 du 22 juin 1788, p. 42. 38 Ibidem. Lettre de mi-juillet 1788, p. 66. 39 Ibidem. Lettre n° 22, du 25 juin 1788, p. 47.

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Rochefort : parure de diamants, robes et corsets faits main, peignoir de mousseline brodée, etc.40.

Mais, dans la tradition de la civilité dont Miette est l’héritière, les « honnêtes gens », chacun toutefois selon son rang, et par souci de modération chrétienne (en l’occurrence janséniste), sont invités à se détourner du luxe et des ornements. Ce, malgré les tentations d’une presse féminine en plein essor (Journal de la mode et du goût entre 1790 et 1793, Journal des Dames sous le Directoire41), qui diffuse volontiers les derniers codes parisiens, les meilleures adresses, et le rôle du colportage, des foires et des marchés dans ce que Daniel Roche considère comme une véritable « révolution vestimentaire », à inscrire dans la naissance d’une société de consommation, pour noter aussi : « Au terme de l’Ancien Régime, […] pour tous les groupes sociaux, sauf les bourgeoisies

marchandes et artisanales, la valeur des garde-robes a augmenté beaucoup plus rapidement que

celle des biens d’usage, et pour tous sans exception, plus que l’accroissement moyen des patrimoines mobiliers […]. Les catégories intermédiaires, les domestiques, les plus riches salariés, les bourgeois enrichis conduisent le bal des conquérants du paraître et de l’aisance ». Petits et moyens bourgeois maintiennent dimorphisme sexuel (au profit des parures féminines) et homogénéité du comportement quel que soit le niveau de fortune, dépensant même peut-être relativement un peu moins que leurs ancêtres de la fin du XVIIe siècle – six fois plus cependant que le compagnon ou le manœuvre salarié qu’ils fréquentent quotidiennement ; bourgeoisies d’office et de talent augmentent notoirement leurs garde-robes, sans qu’elles pèsent plus lourd qu’autrefois dans les patrimoines mobiliers, sans qu’elles tendent à l’ostentation, sinon celle des accessoires42.

Si les admirables portraits de grandes bourgeoises, parfois anoblies, peints par David entre 1790 et 1792, inaugurent chez l’artiste un style nouveau (modèles représentés aux trois quarts, fonds nus et vifs affirmant la touche du pinceau), s’ils révèlent la libération des corps, débarrassés des robes empesées de l’Ancien Régime, ils ne valorisent pourtant aucunement colliers et bijoux : Mmes Thélusson, Tourteau, Pastoret, Trudaine sont dans les apprêts simples (mais cossus) du quotidien, les trois dernières arborant seulement de larges ceintures vives, bleues ou rouges, selon la mode, sur des ensembles blancs ou noirs rehaussés du blanc des corsages. La pose est beaucoup plus libérée que lorsqu’il peignait le buste en majesté d’Antoine-Gabrielle Charpentier, première

femme de Danton : une robe noire au col de dentelle, se confondant presque avec le brun foncé du

fond si elle n’était relevée d’un fichu-menteur blanc immaculé (alors très en vogue), une sage coiffe de lingerie fine cachant les cheveux. Lorsque, en 1798, Alexandre Bally fait les Portraits de

Monsieur et Madame Cretté, il met encore en valeur la soie couleur de jais de la robe Directoire

portée par cette bourgeoise de province, son large bonnet noué par un ruban de satin, qui désormais laisse s’échapper de longues et lourdes mèches. Quant au mari, maître de pension à Orléans et propriétaire d’un cabinet d’histoire naturelle, il persiste à porter perruque poudrée et redingote marron, seul le gilet à rayures vert et orange et le jabot de mousseline orné d’une broche antiquisante sacrifiant au temps présent. Sans perruque ni gilet ostentatoire, Michel Belot, croqué en 1791 par son gendre Martin Drolling en train de lire les réflexions de Mirabeau sur la Constitution civile du clergé, se veut sévère dans son visage comme dans sa mise, une veste de velours brun à larges revers43.

Habitués aux couleurs sombres et uniformes, et revendiquant cette sobriété dans ces peintures de commande dont le nombre ne cesse de croître durant la Révolution, manière de s’inscrire dans ce monde en gésine, les membres aisés du tiers état se voient imposer le noir aux États généraux et perçoivent surtout la discrimination qui leur est faite par rapport aux deux autres ordres – il faut attendre un décret du 15 octobre 1789 pour que l’Assemblée ne tolère plus de distinction de

40 Ibidem. Lettre n° 65, fin août 1790, p. 107

41 Cf. Anne-Marie KLEINERT, « La mode, miroir de la Révolution française », in Modes et Révolution (1780-1804),

catalogue de l’exposition du Musée de la mode et du costume (Palais Galliera), Paris, Éditions Paris-Musées, 1989, p. 59-81 ; Françoise VITTU, « Presse et diffusion des modes françaises », ibidem, p. 129-136.

42 Daniel ROCHE, La culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 1989,

p. 110 et 115.

43 Cf. Nicole PELLEGRIN, Les vêtements de la Liberté. Abécédaire des pratiques vestimentaires françaises de 1780 à 1800, Paris, Alinéa, 1989, p. 157 et sqtes.

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costume et de rang sur ses bancs, « mesure propre à établir une précieuse confraternité »44. Avant

que le demi-deuil des privilèges puis le deuil du roi ne la fasse paraître suspecte, la simplicité de la teinte est perçue cependant comme une preuve de patriotisme et devient la norme : Robespierre lui-même se fait représenter par Labille-Guiard dans un de ces habits étroits en drap noir uni à la

Révolution, que les élégants ne dédaignaient pas à la fin de l’Ancien Régime, quoique les

différences sociales en fussent abolies – Calonne selon Vigée-Lebrun (1784), Lavoisier selon David (1788), ne sont pas autrement vêtus45. Pour en revenir au juge Pierre Lecocq et à sa famille, le pater

familias choisit de poser en manteau noir de juge au tribunal de district d’Arras, où il siège depuis

1790, arborant en sautoir tricolore l’insigne de ses fonctions, et tenant à la main un chapeau noir à plumet du même ton, orné d’une cocarde nationale de belle taille. Un enfant ailé portant bonnet phrygien, figurant le génie de la liberté, tire pudiquement un rideau bleu sur l’habit, le rabat et les armoiries du conseiller royal qu’il fut – « l’ambiguïté réside […] dans le fait que la toile montre ce que Lecocq prétend cacher » : est-ce là signe de regret ou de modération ? Sa femme comme ses enfants, en tout cas, ont adopté qui dans sa robe ou sa tunique, qui dans ses rubans de cheveux ou de souliers, qui dans sa ceinture, les trois couleurs de la nation46. Même démonstration chez Charles Collet, son collègue juge de paix du canton de Lenoncourt en Lorraine : carmagnole et chapeau noirs, la première, concession à la culture des sans-culottes, éclairée par le revers bleu du gilet piqué, le second par la cocarde, le père a fait tailler pour deux de ses fils et sa fille des vêtements de même coupe et de mêmes couleurs, gilets et fines dentelles blanches rappelant l’aisance et le souci de l’hygiène, tandis que le bleu, assorti aux yeux des gamins, l’emporte, et de loin, sur le rouge. L’aîné des garçons, maladroitement mis en avant par le peintre, qui le présente presque en pied tandis que ses parents sont assis, dit la fierté de l’engagement familial : il a revêtu l’habit de garde national, portant fusil et sabre47, et tendant, au bout d’un ruban tricolore, une médaille qui résume le combat de toute la maison : « Respect à la loi »48.

Le 25 floréal an II (14 mai 1794), conscient de la nécessaire rupture des costumes officiels avec des époques révolues, le Comité de salut public charge pourtant David de les réinventer et de les approprier « aux mœurs et au caractère de la Révolution », avec pour principes l’hygiène garantie par la libre circulation de l’air, la liberté du mouvement, l’égalité qui doit défendre de distinguer la fortune et le rang. L’utopie des lavis qui en résultent, fortement inspirés d’un style gréco-romain et de l’orientalisme, inspirera ultérieurement a minima les tenues officielles du Directoire, destinées à mieux délimiter la sphère du politique – Mérimée, Moreau le Jeune iront alors de leurs propres projets. La question de la symbolique politique du vêtement officiel est pourtant abordée bien avant sur le terrain et sur le vif des événements. Ainsi à Lyon, désormais Ville-Affranchie, dirigée par la Commission temporaire de surveillance républicaine. Les membres de cette dernière ont décidé d’un uniforme : un habit gros bleu avec collet rouge, culotte rouge, auquel les représentants préféreront un costume gris de fer ; une culotte en daim ; un portemanteau de peau et un manteau ; un chapeau tricorne avec plumet tricolore ; un bonnet de police ; des pistolets ; un sabre ; une ceinture à cartouchière et un baudrier noir ; des bottes « à l’américaine » et des éperons bronzés ; un ruban tricolore plissé en sautoir, avec un faisceau et une médaille ; des

44 Jean-Marc DEVOCELLE, « D’un costume politique à une politique du costume. Approches théoriques et idéologiques

du costume pendant la Révolution française », in Modes et Révolution (1780-1804), catalogue de l’exposition du Musée de la mode et du costume (Palais Galliera), Paris, Éditions Paris-Musées, 1989, p. 83-103.

45 Pierre ARIZZOLI-CLEMENTEL, « Les arts du décor », in Philippe BORDES et Régis MICHEL, Aux armes et aux armes. Les arts de la Révolution (1789-1799), Paris, Adam Biro, 1988, p. 305.

46 Dominique DONCRE, Huile sur toile, 0,98 x 0,82 cm, in Philippe BORDES et Alain CHEVALIER, Catalogue des peintures, sculptures et dessins, Musée de la Révolution, Vizille, 1996, p. 71.

47 On sait combien les petits Montmorency à coquille, modèles de sabres les plus répandus dans les gardes nationales,

inspirèrent les arts décoratifs, bronziers et sculpteurs les ornant pour mieux distinguer leurs propriétaires, nobles ou bourgeois, et la fortune de ceux-ci : emblèmes des trois ordres, feuilles de chêne et de laurier, lion, coq, bonnet, etc. Cf.

Riom, la Révolution, ses images, catalogue de l’exposition du Musée Mandet (20 septembre -31 décembre 1989), Riom,

1989.

48 LAFRANCE, Charles Collet, juge de paix du canton de Lenoncourt en Lorraine, et quatre de ses enfants, 1793.

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gants de peau à l’espagnole49. Le registre des comptes de la Commission ne laisse pas d’étonner par

la part constante et importante des dépenses vestimentaires. Drap bleu national, dizaines de chapeaux et de plumets de coq, galons, douzaines de bas de coton ou de soie, mouchoirs, décorations, bonnets de poils, culottes, fontes de pistolets, sabres, gants, bottes, sellerie, il y en a pour plus de 14 167 livres entre le 7 frimaire et le 11 ventôse an II (27 novembre 1793-1er mars 1794), soit près de la moitié de la subvention prévue pour l’installation de la Commission ! Et la panoplie ne cesse d’être complétée : chaque commissaire, à partir d’une décision du 19 frimaire (9 décembre 1793), dispose d’un « portefeuille à cadenas fermant à serrure », sur lequel est inscrit son nom, et d’un écritoire. L’accoutrement fait-il des envieux ? Des particuliers semblent le copier et provoquent le même jour les plaintes des titulaires légitimes, qui du coup rajoutent encore une ceinture tricolore portée durant les heures de travail…50. Se distinguer et distinguer, une nécessité

dans un monde perçu hostile ; jusqu’aux autorités élues, qu’il faut contrôler et qui ne peuvent dès lors s’ériger en rivales : aucun officier public ne pourra donc se rendre devant la Commission avec ses insignes nationaux, sans en avoir demandé l’autorisation aux représentants en mission à compter du 25 nivôse (14 janvier 1794) ; aucun particulier ne pourra porter une pièce d’uniforme s’il n’est sous les drapeaux, car l’on craint les rebelles qui se camouflent, à partir du 29 pluviôse (17 février 1794)51. Jusqu’aux moustaches abandonnées aux seuls militaires, « considérant que dans une commune où il reste tant de traîtres à découvrir et à punir », l’intérêt commun exige de prévenir « tous les moyens de déguisement »52.

Tyrannie du vêtement et de la mise ? N’en mésestimons pas le rôle symbolique : l’habit est l’un des signes ostentatoires du pouvoir conféré à des hommes pour l’essentiel ignorant de Lyon et de ses réalités, et d’autant plus libres de leurs gestes, désirés exemplaires et repérables. Ne déclarent-ils pas eux-mêmes aux administrateurs qu’ils contrôlent : « la publicité, magistrats républicains, est la sauvegarde et le garant de la liberté » — sous-entendant que tout acte public, fût-il simple délibération, suppose la présence et la reconnaissance du peuple53 ? Cette valeur de l’exemple, théâtrale et morale, fonde pour partie la Terreur, telle que la conçoivent l’ancien comédien Collot d’Herbois, le ci-devant préfet du collège oratorien de Nantes, Fouché, ou l’ami et subordonné de ce dernier, le ci-devant premier vicaire constitutionnel de l’Allier, défroqué, Pascal-Antoine Grimaud54. Il a bien assimilé la leçon, non sans distance ironique ; la joie fébrile qui l’étreint lorsqu’il revêt sa tenue civile officielle est un mélange de satisfaction devant l’abondance offerte, de fierté pour la puissance représentée, à peine tempérée par la peur du qu’en dira-t-on, ainsi exprimée à sa sœur :

« Je ris de bon cœur quand je pense que […] tu te fais une idée grotesque de mon costume. Dans le vrai, qui eût pu imaginer, il y a quelques années, que je serois en uniforme national un des agens moitié civils moitié militaires de la république françoise ? Mais tant il est vrai que les sentimens font tout, je t’assure que je ne me suis pas trouvé étrange à peine un quart d’heure dans mon habillement. Pour te faire rire, représente-toi ton frère en habit de drap bleu foncé, avec un grand colet d’écarlate et le tout de la plus belle qualité, gilet pareillement d’écarlate, une culotte bleue du même drap que l’habit, le tout avec des boutons jaunes nationaux et presque dorés, un magnifique chapeau avec une gance jaune et un superbe panache aux trois couleurs, un sabre à la houzarde et un collier tricolore brodé avec les attributs de la liberté, de l’égalité, quelquefois en culotte de peau, en bottes, en bonnets de discipline ou en bonnets à poil, etc. Riras-tu à ton aise ? Eh bien, je te l’assure, il me semble que je suis né dans cet état, tant je suis identifié avec la chose publique que je servirai jusqu’à la mort de toutes les manières qui seront en mon pouvoir et qui me seront offertes par les circonstances […]. Il nous a en

49 A.D. Rhône, 3 l 58. Registre des recettes et dépenses de la Commission temporaire de surveillance républicaine. 50 A.D. Rhône, 31 l 50. Registre des délibérations de la Commission temporaire de surveillance républicaine. P. v. du 19

frimaire an II (9 décembre 1793). Le 29 frimaire an II (19 décembre 1793), sur proposition du général Parein, il est décidé que seuls les membres de la Commission porteront le collet rouge sur leur habit bleu, tandis que leur secrétaire portera durant ses fonctions un collet bleu.

51 Ibidem. P. v. du 25 nivôse an II (14 janvier 1794). A.D. Rhône, 31 l 52. Arrêté de la Commission temporaire du 29

pluviôse an II (17 février 1794).

52 A.D. Rhône, 31 l 52. Arrêté de la Commission temporaire du 25 nivôse an II (14 janvier 1794).

53 B.M. Lyon, Fonds Coste, Ms 676. Adresse de la Commission temporaire au district de la campagne de

Commune-Affranchie, 25 frimaire an II (15 décembre 1793).

54 Cf. Philippe BOURDIN, Le noir et le rouge. Itinéraire social, culturel et politique d’un prêtre patriote (1736-1799),

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outre été fait cado d’une douzaine de mouchoirs de poche, de six paires de bas, de six cravates que je fais mettre en col, d’une douzaine de chemises […], d’une ceinture à faux fouraux avec deux pistolets, d’un portemanteau avec ses courroies, d’une redingote bleue, d’une veste du matin avec des pantalons de drap gris de fer, etc. Tu comprens, ma chère, que ce détail est uniquement pour toi et pour toi seule ; s’il était connu, il ne serviroit qu’à exciter la jalousie contre nous et la malveillance en profiteroit pour déclamer contre la Commission temporaire et les représentans du peuple »55.

Celui qui, presque vingt ans auparavant, regardait avec les yeux de l’envie les chasubles de ses confrères, ne peut dans ses fonctions présentes et au milieu des sans-culottes ignorer les risques à s’amuser de colifichets, à vanter le superflu. Frère et compagnon attentif, on le verra pourtant, primesautier, parcourir avec un évident plaisir les rues de la cité des canuts, à la recherche du tablier bleu commandé par sa servante moulinoise, « la Janeton », à laquelle il a déjà envoyé un coupon « aux couleurs nationales » et deux mouchoirs de soie. Que sa sœur lui dise exactement ses désirs, et il fait la « commission avec exactitude ». De ces achats fraternels, dressons l’inventaire : un manchon, « un mouchoir de soie très grand pour les jours de décade », un autre à fond gris, deux de linon brodé, un d’indienne à fond blanc « qui sera pour le printemps » et pour un caraco plusieurs aunes de cette même indienne (car « on est fort mal assorti dans ce genre actuellement ; c’est pourquoi je n’ai pu choisir à mon aise »), de la dentelle pour deux bonnets, une coiffe « à la mode lyonnoise », trois pièces de lin blanc de différentes largeurs, dont l’une pour border les jupes, du lacet bleu, un cordon de montre tricolore et un chapeau de castor56… Et Pascal-Antoine de regretter que sa cadette ne lui fournisse pas la mesure de son pied « par un fil mince qui marque la longueur et la largeur », puis, une fois sa demande honorée, de courir les boutiques à la recherche d’introuvables babouches : « peines inutiles » et désolantes puisque les souliers « sont devenus bien plus chers qu’à Moulins »57. Car, autant qu’un commissionnaire zélé et qu’un consommateur averti,

Grimaud est un observateur attentif des tendances vestimentaires. D’où ses remords multiples pour le « manchon bariolé qui est de la grande mode et que le bon marché » lui a fait acheter en négligeant, erreur incompréhensible, la conjoncture politique qui en explique le prix et l’obsolescence brutale :

« Le règne des muscadines est un peu passé ; voilà la cause de la baisse des manchons. J’ai même pensé, mais un peu tard, que ce n’étoit pas le moment de le porter à Moulins ; tu en jugeras toi-même sur les lieux. Au surplus, tu es au-dessus de ces misères. Si il venoit à ombrager les véritables républicains, tu n’hésiterois pas à en faire le sacrifice »58.

Contre les négligés des sans-culottes, la réserve des patriotes, l’uniforme des commissaires de la République, Muscadins et Jeunesse dorée — cette « voyoucratie » définie par sa réaction violente à la Terreur, par le jeune âge de ses membres, par leur appartenance entre autres à la petite bourgeoisie à talents et du commerce de luxe, aux réquisitionnaires59-, affichent « l’orgueil de leurs

élégances »60, associant passion antiquisante et anglomanie, exagération et dérision. Bosio, Isabey, Vernet en ont gravé des portraits bien connus. Tresses, collets verts ou noirs et cravate dite « écrouélique » (cornet de mousseline mouchetée de rouille dont émerge à peine le visage), souliers pointus, flot de rubans, bas chinés, linge éclatant et verbe haut, prononciation travaillée, tous s’enorgueillissent du contrôle privé de leur apparence, à rebours des modes officielles… mais aussi des symboles nationaux. L’habit vert bouteille ou couleur de crottin » compte dix-sept boutons de nacre pour rappeler l’orphelin du Temple, le col de velours noir se veut hommage au défunt roi,

55 Pierre FLAMENT, Lettres inédites de Pascal-antoine Grimaud, vicaire épiscopal de l’Allier, membre de la Commission temporaire de Lyon (décembre 1793-mai 1794), Moulins, 1911. Lettre du 24 nivôse an II (13 janvier

1794).

56 Ibidem. Lettres des 24 frimaire, 13, 18, 26 nivôse, 21 pluviôse an II (14 décembre 1793, 2, 7, 15 janvier, 9 février

1794).

57 Ibidem. Lettre du 13 nivôse an II (2 janvier 1793) et lettre du même mois, non datée. 58 Ibidem. Lettre du 24 frimaire an II (14 décembre 1793).

59 Nicole PELLEGRIN, op. cit., p. 106 ; François GENDRON, La jeunesse dorée. Épisodes de la Révolution française,

Sillery, Presses universitaires du Québec, 1979, p. 13 et sqtes.

60 Daniel ROCHE, « Apparences révolutionnaires ou révolution des apparences », in Modes et Révolution (1780-1804),

catalogue de l’exposition du Musée de la mode et du costume (Palais Galliera), Paris, Éditions Paris-Musées, 1989, p. 105-127.

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tandis que le gourdin plombé, qui parfois renferme un stylet, serré par une main blanchie à la pâte d’amande, devient l’antithèse de la pique populaire. Les « nudités gazées » des Me’veilleuses aux hautes perruques blondes accompagnent ce monde dont la masculinité est d’abord affirmée par la violence et une forte odeur de musc… Cette liberté des mœurs, éprouvée publiquement (dans les bals, les fêtes et les thés), cette impudence de l’argent étalé par des nouveaux riches sortis d’un monde interlope, suscite au demeurant nombre de satires et de réprobations. Ainsi en l’an VIII chez Pinière, pourfendant la décennie écoulée pour mieux exalter Bonaparte :

« Dignes de tels époux, sous de pompeux habits, Leurs femmes, s’écrasant et d’or et de rubis, Ornant leurs fronts hâlés de perruques énormes, De leurs charmes épais mettant à nu les formes, Dans ces lieux autrefois à Terpsicore ouverts, S’amusent un moment de leurs plaisans travers ; De leur grosse gaîté font retentir les voûtes […] Et, portant au Salon le ton de l’antichambre, Exhaltant, à-la-fois, des vapeurs d’ail et d’ambre, Dans leur danse pesante ou leur luxe odieux, Elles révoltent l’âme et fatiguent les yeux »61.

Sans doute le temps des Inc’oyables est-il fort bref et leur influence sociale strictement limitée. Mais il induit une extrême versatilité dans la culture des apparences que le Directoire, quels que soient ses projets d’habits nationaux, ne remettra jamais en cause. Le vêtement est plus que jamais le reflet des distinctions de tous ordres (politiques, morales, économiques, géographiques), y compris au sein d’une bourgeoisie dont se détachent par leur outrance et leur affichage nombre de parvenus, agioteurs et pourvoyeurs notamment. Ce désaveu de l’habit égalitaire, tel que le souhaitaient les sans-culottes, est aussi une remise en cause de la Révolution, une manière d’affirmer qu’elle est, quoi qu’en disent ses thuriféraires, bel et bien achevée. Plus encore, et il faut replacer ce fait dans un contexte intellectuel général de remise en cause des idéaux et des réalisations révolutionnaires, l’attaque est portée contre la sensibilité des Lumières. L’identité olfactive du Muscadin est choisie à dessein, en rupture avec les légèretés florales appréciées des élites éclairées, quelles que soient les contradictions sociales qui en découlent. On sait combien partie de la médecine de la fin du XVIIIe siècle théorise sur le diagnostic sexuel, géographique et social permis par la bonne interprétation de l’odeur de l’individu, distinguant notamment le corps du pauvre (ainsi Haller, en 1769, dans ses Élémens de physiologie, ou Bordeu, en 1775, dans ses

Recherches sur les maladies chroniques). Au nom de l’hygiène corporelle, de la pudeur nouvelle, et

du nécessaire démarquage par rapport à l’homme de peine, l’odeur offusquante des parfums trop lourds, trop musqués, qui révèle le corps et l’animal plus qu’elle ne le cache, a été remplacée par un florilège de parfums, savons et pâtes aux fragrances florales ou fruitées. Eau de rose et pâte d’iris parfument ainsi la bouche. Flacons, cotons imbibés, sachets de poudre camouflés dans le déshabillé, assurent la présence discrète mais constante de ces parfums au plus près du corps, boîtes et corbeilles de senteurs, savants pots-pourris poursuivant dans les appartements cette quête olfactive mise en musique par Jean-Philippe Rameau dans sa Gavotte pour les fleurs. Tandis que les élégantes cultivent giroflée et basilic en pot, la nature exulte jusque dans les imprimés des vêtements, les motifs des papiers peints – parures et guirlandes de fleurs, vases ou paniers débordants de bouquets de jacinthes, de muguet, de liserons, de renoncules, de jasmin, de jonquilles et surtout de violettes, de plus en plus finement dessinés sous le règne de Louis XVI62. Tout est bon pour se défaire des miasmes urbains réputés corrupteurs. « L’unité entre la nature et l’homme, note Robert Mauzi, donne l’illusion d’une unité intérieure à l’homme. La sensation restaure entre le cœur

61 BNF, Ye 30 125, Le Siècle. Cf. Philippe BOURDIN, « Entre deux siècles, l’impossible bilan : la Révolution au crible

de la satire littéraire », in Michel BIARD, Terminée la Révolution…, actes du IVe colloque européen de Calais, n° hors-série des Amis du Vieux Calais, 2002, p. 25-42.

62 Cf. Alain CORBIN, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Aubier,

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