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La représentation des souffrances et des horreurs de la Première Guerre mondiale dans les journaux de tranchées

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Academic year: 2021

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La représentation des souffrances et des horreurs de la

Première Guerre mondiale dans les journaux de

tranchées

Mémoire

Frédérick Bertrand

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Résumé

Ce mémoire traite des représentations des souffrances et des horreurs de la guerre dans les journaux de tranchées de la Première Guerre mondiale. S’inspirant des travaux qui croisent littérature et médias, il montre de quelle manière les soldats-journalistes expriment leur réalité à travers les pages de journaux éphémères, qui reprennent les codes formels de la presse traditionnelle, et à l’aide desquelles ils redonnent un sens à leur expérience de la guerre et trouvent là une forme d’exutoire à la violence du quotidien. Ce mémoire s’intéresse tout particulièrement à quatre titres : Le Bochofage, Le Canard du Boyau, L’Écho des

Guitounes et Le Tuyau de la Roulante, journaux de régiments d’infanterie qui constituent un

échantillonnage des centaines de titres produits par les soldats de ces unités, et dont nous proposons une lecture totale au prisme des souffrances et de la violence. En faisant usage de la notion d’abjection telle que définie par Julia Kristeva, nous proposons une analyse thématique des figures récurrentes des journaux du front (Poilus, Allemands et civils) et de leur implication par rapport aux tribulations traversées. Nous nous intéressons aussi aux principales sources de souffrance du quotidien dans les tranchées, ainsi que du traitement réservé à la représentation de la mort dans les colonnes des feuilles du front. Enfin, nous identifions les principales stratégies discursives mises en œuvre pour traiter de sujets aussi délicats, au sein de publications qui ont pour principale vocation de distraire le Poilu. En somme, nous montrons comment le soldat-journaliste, par le moyen des journaux de tranchées, se réapproprie son humanité dans un contexte qui le déshumanise, en représentant sa souffrance et son expérience de l’indicible de la guerre.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Liste des illustrations ... v

Liste des abréviations, sigles, acronymes ... vi

Remerciements ... viii

Introduction ... 1

Chapitre 1 : Une vie médiatique dans les tranchées ... 12

Survol d’un phénomène médiatique ... 12

Matérialité des journaux de tranchées ... 16

Médiatisation du quotidien ... 23

La vie du Poilu dans les tranchées ... 23

L’arrière ... 29

Face aux « Boches » ... 34

Chapitre 2 : Représenter l’abject – La souffrance et mort dans les tranchées ... 39

L’expérience collective des souffrances ... 39

Privations et conditions d’existence difficiles ... 40

La souillure : poux, rats et autres bestioles ... 55

Les éléments contre les Poilus ... 63

Une représentation édulcorée de la mort ... 69

Une fenêtre ouverte sur l’horreur ... 78

Chapitre 3 : Stratégies d’expression de la souffrance, des morts et de l’horreur de la guerre ... 85

L’humour ... 85

L’argot ... 89

L’autocensure ... 92

La projection des souffrances sur l’Autre ... 93

La mort, le devoir, l’honneur et la Patrie ... 99

L’image ... 100

Conclusion ... 111

Bibliographie ... 117

Corpus primaire ... 117

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Liste des illustrations

Illustration 1 : Le Bochofage du 28 avril 1917 ... 19

Illustration 2 : Le Tuyau de la Roulante du 20 avril 1916 ... 20

Illustration 3 : Le Canard du Boyau d’août-septembre 1915 ... 21

Illustration 4 : L’Écho des Guitounes du 1er avril 1915 ... 22

Illustration 5 : Frontispice du Bochofage, no 9, 28 avril 1917, p. 1. ... 101

Illustration 6 : Frontispice du Canard du Boyau, no 1, août-septembre 1915, p. 1. ... 101

Illustration 7 : « Les Civils », Le Canard du Boyau, no 12, mars 1917, p. 3. ... 102

Illustration 8 : « Les Vainqueurs », Le Bochofage, no 25, Noël 1918, p. 3. ... 103

Illustration 9 : « Aux Tours de St-Éloi », Le Canard du Boyau, no 3, décembre 1915, p. 3. ... 104

Illustration 10 : « La Voiture des Vaguemestres », Le Canard du Boyau, no 14, juin-juillet 1917, p. 1. ... 105

Illustration 11 : « La Cuisine roulante », Le Canard du Boyau, no 4, janvier 1916, p. 1. ... 106

Illustration 12 : « L’homme aux bidons », Le Canard du Boyau, no 2, octobre-novembre 1915, p. 1. ... 107

Illustration 13 : « « Le Canard du Boyau » voyage », Le Canard du Boyau, no 16, novembre-décembre 1917, p. 3. ... 108

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Liste des abréviations, sigles, acronymes

Abréviations :

BnF. : Bibliothèque nationale de France.

BDIC : Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, devenue La Contemporaine. R.I. : régiment d’infanterie.

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À la mémoire de ceux des tranchées, sur les rivages du « no man’s land »

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Remerciements

Je voudrais tout d’abord remercier le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et les Fonds de recherche du Québec – Société et culture, pour leur appui financier. À cela s’ajoute le support de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université Laval, de Médias 19 et de l’AELIÉS, dont le soutien m’a permis d’effectuer un séjour de recherche en France des plus fructueux.

Je remercie mon directeur, Guillaume Pinson, pour ses conseils judicieux, sa disponibilité et son soutien constant, tout au long de ma recherche et de la rédaction de ce mémoire.

Je tiens aussi à remercier le personnel de la Bibliothèque nationale de France, celui de la Bibliothèque municipale de Lyon et celui de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine pour leur aide.

Enfin, je voudrais remercier les nombreuses personnes qui m’ont encouragé dans ce projet, qui m’ont soutenu, ou qui m’ont donné le goût de la recherche. Merci à mes professeurs de l’Université Laval. Un merci bien spécial aussi à Charles, Daniel, Dominic, Marco, Michèle, Dany, et al., mes chers enseignants du Cégep de Granby-Haute-Yamaska, qui ont su attiser ma curiosité et ma passion pour la littérature, les arts et la recherche de sens.

Enfin un merci tout personnel à Sonia qui a partagé les hauts et les bas de ce travail… et à Catherine, à Laurence, à Alexandra, à Alain, à Maurice et Jacqueline, à Gaël, à Arnaud, à Dominique, à Manon, à Erika et à tous ceux qui m’ont écouté clarifier mes idées et qui m’ont conseillé depuis l’étincelle de départ, jusqu’à l’achèvement de ce mémoire. Et un petit merci à Dimi, pour les ronrons d’accompagnement…

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Introduction

L’historien Jean-Jacques Becker qualifie la Première Guerre mondiale d’« événement hors normes, stupéfiant par son ampleur, comme l’humanité n’en avait jamais connu ». Ce constat ne s’est pas fait qu’a posteriori, les contemporains l’ont « ressenti » ainsi : à peine quelques semaines après le début du conflit, on l’appelait déjà la Grande Guerre1. En effet,

le conflit est, de par son ampleur et de par sa violence, sans précédent. Sur le seul front de l’ouest, la bataille de Verdun fait plus de 300 000 victimes, sans compter les blessés ; « un obus est tombé pour chaque centimètre carré du champ de bataille2 ». Pour la seule journée

du 1er juillet 1916, environ 32 500 soldats meurent dans les combats de la bataille de la

Somme, qui dure 5 mois3. Sous ces nombres écrasants, ces statistiques vertigineuses, se

trouve une réalité humaine. Des vies, des histoires sont fauchées dans de terribles conditions : bien souvent les corps restent sur le champ de bataille et ils feront partie du décor des affrontements suivants. À cela s’ajoute une nouvelle manière de faire la guerre : une guerre de position, fondée sur le système des tranchées; et de nouveaux moyens techniques qui mécanisent le conflit : fusil-mitrailleur, usage de l’avion, du char d’assaut, des gaz asphyxiants, etc. Le simple soldat se trouve démuni physiquement devant l’ampleur des

moyens employés4. La guerre des tranchées étant impitoyable, comment rendre compte de

cette réalité et comment vivre avec elle pendant la guerre? Comment faire face à un tel déferlement de morts et d’horreurs?

Ces questions ont surgi dans la contemporanéité même du conflit et dans l’immédiat après-guerre, et elles constituent le point de départ de notre travail. Celui-ci aura pour objet de se pencher sur la part littéraire de la production artistique et médiatique de guerre. Mais plus précisément, quelles sont les représentations faites des horreurs de la guerre et des souffrances des soldats dans les textes des journaux de tranchées et quelles stratégies discursives sont employées pour en traiter? Un nombre incalculable d’études, d’analyses et de recherches ont été menées sur la Première Guerre mondiale, et ce dans divers domaines : histoire, politique, sociologie, arts, littérature, etc. Avec le centenaire de la guerre, celle-ci connaît un regain d’intérêt et cela se traduit dans tous les domaines de la recherche. Comme le fait remarquer l’historien Christopher Clark en introduction de sa somme consacrée à

1 Jean-Jacques BECKER, La Grande Guerre, Paris, PUF, 2004, p. 4.

2 Yves-Marie ADELINE, Histoire mondiale de la Grande Guerre – 1914-1918, Paris, Ellipses, 2017, p. 300. 3 Ibid., p. 310.

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l’étude des origines de la guerre, Les somnambules (2013), la Première Guerre mondiale constitue un « sujet encore neuf, plus neuf et plus pertinent qu’il y a vingt ou trente ans5 »,

les perspectives et les approches critiques ayant évolué. Jean-Jacques Becker, précédemment cité abonde dans le même sens : si la Seconde Guerre mondiale a jeté son ombre sur la Grande Guerre, cette dernière « est ressortie de l’oubli » et son étude récente permet de comprendre comment « le monde dans lequel nous vivons [est] très largement le produit de cette guerre6 ». Ce projet de mémoire s’insère dans le renouveau des études sur la Grande Guerre.

Les historiens ont surtout considéré les journaux de tranchées composant notre corpus en tant que document d’archives. Les travaux d’Annette Becker et de Nicolas Beaupré, entre autres, ont été consacrés à l’étude de l’écriture de la guerre, dont les journaux de tranchées, dans une perspective historiographique, en tant que témoignages de l’expérience de la guerre, comme document servant à mieux comprendre la vie quotidienne des soldats dans les tranchées ou encore comme objet de mémoire. Si donc les journaux de tranchées ont depuis longtemps été perçus comme d’importants documents témoignant du quotidien des Poilus et ont fait l’objet de recherche en histoire, la critique littéraire s’y intéresse depuis peu. Il a fallu attendre les avancées de l’histoire littéraire de la presse, portées entre autres par les travaux de Marc Angenot, de Dominique Kalifa, de Marie-Ève Thérenty, d’Alain Vaillant et de Guillaume Pinson, pour que la critique littéraire s’empare légitimement de ces objets. Les quelques travaux littéraires sur le sujet ont surtout été consacrés à la langue argotique utilisée dans la rédaction des textes, aux paroles des chansons et des poèmes ou encore à la place de l’humour dans les feuilles de tranchées. Parmi ces quelques travaux, ceux de Nicolas Bianchi abordent la plupart de ces sujets. Comme nous pouvons le constater, notre objet d’étude peut être abordé par de multiples angles. Toutefois aucune étude ne porte directement sur les représentations des horreurs et des souffrances des soldats dans ces publications.

La production littéraire de guerre est bien connue et a marqué l’imaginaire du XXe

siècle. Des romans écrits par d’anciens combattants comme Le feu (1916), d’Henri Barbusse,

Les Croix de bois (1919), de Roland Dorgelès ou encore La Peur (1930), de Gabriel

Chevallier permettent aux lecteurs d’avoir accès à la représentation de leur expérience de la guerre, des souffrances et des horreurs vécues et vues durant le conflit et des sentiments qui les accompagnent, et ce, au travers de fictions traversées par le témoignage. Ces romans,

5 Christopher CLARK, Les somnambules, Paris, Flammarion, 2013, p. 15. 6 Jean-Jacques BECKER, op. cit., p. 3, 4.

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issus d’une expérience personnelle de la guerre, offrent des représentations diachroniques de l’horreur et des souffrances. Si Barbusse écrit alors que la guerre fait toujours rage, il est distancié, dans le temps et dans l’espace, de l’expérience des tranchées. Son roman est, comme il le sous-titre, le « Journal d’une escouade7 », dans lequel il décrit en détail tous les

aspects de la vie quotidienne des soldats, des campements aux patrouilles en passant par la montée au feu. Le roman de Roland Dorgelès paraît alors que les anciennes nations belligérantes en sont à compter leurs morts et son texte se veut un témoignage contre l’oubli, mais aussi un souvenir douloureux « comme un acide qui mord » : il se concentre principalement sur le souvenir des vies fauchées et incorpore l’humour pour rendre vie à ses compagnons, et « rire de votre rire8 » comme l’affirme l’auteur. Le texte de Chevallier, plus

tardif, moins connu aussi9, entend rétablir certains faits en remettant la peur « au premier

plan », la peur du narrateur devant les combats où sa vie est en jeu autant que celle de ses compagnons. Le texte souhaite aussi proposer la réfutation d’une certaine posture détachée du narrateur, mise de l’avant dans les romans de Dorgelès et de Barbusse : celle d’un narrateur-écrivain « flegmatique, si occupé à prendre des notes qu’il fai[t] tranquillement risette aux obus10 ». Ces romans offrent un témoignage subjectif et souvent cru de la guerre.

Toutefois, au-delà de ce corpus très connu de roman de guerre, il existe une autre forme de production textuelle qui offre une représentation de la Grande Guerre, souvent antérieure aux romans, et à laquelle certains des romanciers que nous venons de citer ont collaboré. Ce mémoire souhaite donc se pencher sur quelques titres de « journaux de tranchées », phénomène littéraire et médiatique très particulier qu’il convient de présenter, auquel Barbusse et Dorgelès ont collaboré. Ces journaux étaient produits par des soldats et des officiers de rangs inférieurs qui les rédigeaient et qui souvent les imprimaient ou les recopiaient à chacune des livraisons. Ces publications s’adressaient à un lectorat précis, les autres soldats, et avaient pour but premier de les divertir11. Ce divertissement est centré sur

la représentation humoristique de la vie des Poilus dans une forme parodique des journaux

7 Henri BARBUSSE, Le feu, Paris, Gallimard, 2013 [1916], p. 5.

8 Roland DORGELÈS, Les Croix de bois, Paris, LGF, 2016 [1919], p. 284-285. 9 Le roman a été récemment adapté au cinéma par Damien Odoul (2015). 10 Gabriel CHEVALLIER, La Peur, Paris, LGF, 2008 [1930], p. 10.

11 Voir à ce sujet l’important ouvrage de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, 14-18, Les combattants des

tranchées à travers leurs journaux, qui traite en détail de la production et des visées de ce type de

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quotidiens, dont l’accès était difficile au front12. Les rédacteurs des journaux de tranchée

souhaitent écrire la vérité sur la vie au front, le contenu des grands titres nationaux étant souvent considéré comme du « bourrage de crâne »13. Le phénomène des feuilles de

tranchées, encouragé par l’état-major, qui se garde un droit de censure et encourage

l’autocensure14, atteint une ampleur considérable : Julien Collonges et Carine

Picaud identifient 470 titres français et 110 allemands15. Dès l’apparition de ces feuilles, la

Bibliothèque nationale de France (BnF) tente de les acquérir pour enrichir ses collections; l’institution est déjà consciente de l’importance de la Grande Guerre et du fait que les feuilles de tranchées vont témoigner de cet événement16. Aujourd’hui, les journaux de tranchées

conservés et numérisés sur les plateformes numériques Gallica de la BnF, ainsi que sur celle de La Contemporaine (ancienne BDIC), donnent accès à environ 130 titres dont 113 journaux des corps d’infanterie.

En convoquant la notion d’abjection, développée par Julia Kristeva dans Pouvoirs de

l’horreur et sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans cette introduction, nous

pourrons tout d’abord mieux cerner les éléments en jeu dans un terme aussi chargé et ambigu que celui d’horreur. Cette notion recoupe en effet tant les causes de l’horreur (cadavre, vide, destruction, violence, etc.) que ses effets sur ceux qui le confrontent (peur, sentiment d’indignité, rapprochement avec l’animalité, etc.)17. Si les horreurs de la guerre ne semblent

pas abordées explicitement dans ces publications, ce qui ne saurait être divertissant il faut en convenir, l’abjection se retrouve tout de même dans le contenu des journaux de tranchées de manière plus diffuse, soit à travers les poèmes, les publicités parodiques vantant certains moyens de protection, ou encore dans l’argot des tranchées, largement utilisé dans les textes. La boue, les rats et les poux sont aussi des objets de souffrance qui trouvent explicitement leur place dans les représentations textuelles et figuratives des feuilles de tranchées. Notre corpus se composera donc d’un échantillonnage de quelques feuilles de tranchées : Le Tuyau

12 Benjamin GILLES, « Lire en guerre. La lecture de la presse chez les combattants français entre 1914 et

1918 », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2012/3 (n° 247), p. 7 et 9.

13 Christophe DIDIER, « Conflit médiatique, conflit médiatisé », dans DIDIER, Christophe (dir.), 1914-1918

Orages de papier. Les collections de guerre des bibliothèques, Paris, Somogy éditions d’art, 2008, p. 13.

14 Julien COLLONGES et Carine PICAUD, « Médias du front », dans DIDIER, Christophe (dir.), 1914-1918

Orages de papier. Les collections de guerre des bibliothèques, Paris, Somogy éditions d’art, 2008, p. 106.

15 Id., p. 104.

16 Carine PICAUD, « Les collections de guerre aujourd'hui : la Bibliothèque nationale de France », dans

1914-1918 Orages de papier. Les collections de guerre des bibliothèques, Christophe Didier (dir.), Paris,

Somogy éditions d’art, 2008, p. 105.

17 Julia KRISTEVA, « Approche de l’abjection » dans Pouvoirs de l’horreur, Paris, Points, 1983 [1980], p.

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de la roulante, titre auquel collabora Barbusse; Le Bochofage, pour lequel Dorgèles écrivit

et dont le rédacteur en chef, André Charpentier, fut un des premiers à produire, après la guerre, une étude détaillée sur les journaux de tranchées (Feuilles bleu horizon 1914-1918);

Le Canard du Boyau, journal du 74e R.I., une des unités dans laquelle combattit Chevallier;

et enfin L’Écho des Guitounes, titre se vantant d’avoir un immense lectorat au front18, que

nous retenons pour son usage révélateur de l’humour.

Ce mémoire, fondé sur le corpus que nous venons de décrire, propose une analyse détaillée des représentations de ce que Julia Kristeva appelle le « comble de l’abjection », c’est-à-dire le cadavre, mais aussi d’autres formes de l’abject au fondement de la souffrance et de l’horreur : violence, animalité, boue, rats, poux, vision des champs de bataille, etc19. À ces éléments physiques s’ajouteront d’autres composantes permettant de

dresser un tableau complet de l’abject : éléments moraux de la conscience tourmentée du soldat, ou encore psychologiques, avec les cauchemars, la folie, la peur, la fatigue, le sentiment de persécution, etc. Ce mémoire analysera quelles sont les représentations qui sont faites de ces éléments et de la souffrance qui leur est associée et quels procédés littéraires, quelles stratégies discursives sont convoqués pour y parvenir. Dans un premier temps, nous ferons un inventaire des agents médiatisés qui influent sur la souffrance et l’horreur et sur les représentations qui en sont faites. Il s’agira par exemple de tracer le portrait que le Poilu se fait de lui-même, de son ennemi ou encore de l’arrière. L’étude des journaux de tranchée permettra de comprendre les représentations collectives et quasi instantanées des formes d’abjection et de souffrances partagées par les soldats. Ce mémoire portera en arrière-fond l’hypothèse que les journaux de tranchées n’expriment pas l’horreur directement, usant plutôt de diverses stratégies d’écriture la transmettre, mais qu’en revanche, une large place sera accordée aux souffrances du quotidien. Enfin, que le rire, si présent dans ces productions médiatiques, a une finalité concrète, celle d’aider les soldats à survivre à l’horreur et à la dédramatiser en les laissant tout de même s’exprimer au-delà de la censure et de la « parole étouffée20 » par l’indicible, le trop-plein de mort et de violence.

L’absence d’études portant directement sur les représentations des horreurs et des souffrances des soldats de la Première Guerre mondiale dans les journaux du front a de quoi

18 Tirage fantaisiste d’un million d’exemplaires selon le no 13 du 25 octobre 1916. 19 Julia KRISTEVA, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 11-12.

20 Voir André THIÉBLEMONT, « Retour de guerre et parole en berne » dans François LECOINTRE (dir.),

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étonner. En effet, dans l’imaginaire social du conflit, celui-ci est fortement teinté par la violence extrême des combats et par la vie pénible aux tranchées, alors que la mort peut surgir à tout moment. Films, bandes dessinées, jeux vidéo ayant pour cadre la Grande Guerre sont imprégnés de cette violence et du sentiment d’horreur qui l’accompagne. Toutefois, cette violence semble impensée dans la plupart des études, pris pour acquise, et les représentations de l’horreur et de la souffrance semblent être considérées comme allant de soi dans un contexte de guerre, sans être analysées ou questionnées. Un mémoire consacré entièrement aux représentations de première main de la souffrance et des atrocités de guerre dans les journaux de tranchées nous semble nécessaire afin de mieux comprendre, d’une part, l’expérience extrême de la guerre telle que vécue par les écrivains-soldats et, d’autre part, les représentations qui sont au fondement même de l’imaginaire de la Grande Guerre. Le corpus que nous proposons permet d’étudier une expérience directe de la guerre, au quotidien. Cette approche permettra de mieux comprendre comment la souffrance et l’abject s’appréhendent au quotidien et comment elles s’écrivent collectivement.

Enfin, nous croyons que notre mémoire permettra de combler une lacune dans les études actuelles et de participer, dans une certaine mesure, à l’élargissement des connaissances au sujet de la Première Guerre mondiale. En effet, il pourrait déboucher sur une étude comparative entre les romanciers que nous avons cités plus haut et les journaux du front. Un tel travail pourrait aussi servir de point de départ pour aborder les formes littéraires et médiatiques traitant d’autres conflits.

Un dépouillement détaillé des journaux de tranchées devra être effectué afin de dégager de ce corpus particulier les formes de représentations de la souffrance et de l’horreur vécues par les soldats. Il s’agira, par exemple, de repérer dans les textes les éléments d’expression de la souffrance ressentie par le soldat, ceux des tourments psychologiques ou moraux, etc., mais aussi les causes de cette souffrance. Il s’agira aussi d’identifier les moyens employés pour communiquer l’expérience de la guerre dans un contexte militaire, ce qui amène une censure, mais aussi dans le respect des sensibilités des autres soldats, ce qui suppose une forme d’autocensure. C’est pourquoi ce projet de mémoire propose une lecture totale d’un corpus restreint, mais représentatif des journaux du front des régiments d’infanterie. L’étude que nous présentons permettra, d’abord par une lecture dénotative, de retrouver à l’aide d’un découpage thématique quelles sont les représentations faites à travers les pages des journaux de tranchées des diverses sources de souffrance qui accablent les

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Poilus et des scènes où l’abject, la mort, les violences et les combats sont abordés. Un classement thématique des manifestations de l’horreur et des souffrances de la guerre sera alors effectué sur la base des éléments de ce qui constitue l’abjection, identifiés par Kristeva, tels que l’animalité, la présence du rire, le sentiment de manque ou encore la perception du corps comme déchet, qui permettra une analyse connotative des éléments qui sont à la base du sentiment d’horreur et qui sont intimement liés à la souffrance du soldat. Ce classement thématique permettra de cerner les formes et les stratégies d’expression de l’expérience du soldat au front. Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux spécificités des acteurs eux-mêmes. Comment se perçoivent et se donnent à lire les Poilus eux-mêmes? Comment décrivent-ils les autres acteurs du théâtre de la guerre : les civils et surtout les Allemands? Une analyse thématique des divers objets aux sources des tribulations des soldats sera ensuite proposée. Il s’agira de voir quels éléments (saynètes, ton, thèmes, etc.) se trouvent à être répétés entre les textes, quels motifs sont récurrents d’un titre à l’autre, etc. Enfin, nous nous pencherons sur les moyens discursifs mis en œuvre dans les journaux de tranchées afin de communiquer au soldat dans un premier temps et au public ensuite, l’expérience douloureuse de la guerre.

Mais tout d’abord, revenons sur la notion d’abjection que nous avons déjà évoquée à quelques reprises et qu’il conviendrait d’approfondir. Lorsqu’il s’agit de saisir la souffrance et ses causes, les textes semblent parler d’eux-mêmes. Le soldat s’exprime clairement lorsque la nourriture est insuffisante et que la faim le tenaille. Toutefois, lorsqu’il s’agit de décrire l’horreur, l’exercice s’avère plus périlleux. Qu’est-ce que l’horreur? Quels sont ses fondements? À quoi peut-on reconnaître la présence de son spectre sur un texte, une image, une émotion? Il conviendrait dès à présent de définir l’horreur en se servant d’une notion fondamentale lorsqu’il s’agit de l’appréhender. La sémioticienne et psychanalyste Julia Kristeva a travaillé sur une certaine conception de l’horreur qui peut permettre d’aborder l’expérience relatée dans les journaux du front de notre corpus. Elle développe dans son essai

Pouvoirs de l’horreur la notion d’abjection, notion au fondement du sentiment d’horreur.

Cette notion complexe qui plonge au cœur de l’inconscient peut avoir des causes physiques et réelles ou plus psychologiques et abstraites. Une certaine prudence s’impose toutefois lorsqu’il s’agit de manier une notion de psychocritique. Nous nous imposerons donc certaines limites : nous n’avons pas la prétention de tenter de saisir la psyché des écrivains de notre corpus et l’utilisation que nous ferons de la notion d’abjection se bornera à rechercher les

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éléments directs qui causent l’horreur dans un contexte de guerre et à en rechercher les effets sur les représentations au sein du texte littéraire. Pour en revenir à la notion d’abjection, maintenant que nous avons défini les limites dans lesquelles nous comptons la manier, celle-ci comporte de multiples facettes. C’est, selon les mots de Kristeva que nous celle-citons :

une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable […] l’abject, l’objet chu, est radicalement un exclu et […] tire vers là où le sens s’effondre21.

Cette définition paraît illustrer à merveille à l’expérience de l’horreur des tranchées de la Grande Guerre : en effet, le soldat est en permanence confronté au danger, à la possibilité de sa propre mort et à l’absurdité du combat inégal entre le simple fantassin et les machines de guerre. Mais c’est surtout dans une forme qui pourrait se résumer aux multiples rencontres entre les soldats et ce que Kristeva appelle le comble de l’abjection : le cadavre, que semble se cristalliser le sentiment d’horreur. Si la notion va bien au-delà du cadavre et touche à des éléments abstraits, dématérialisés, inconscients, le cadavre en constitue toutefois le pinacle matériel par sa forme immédiatement saisissable. S’il est le comble de l’abjection c’est que de quelque manière qu’on le considère il vient se heurter à toutes les facettes de l’abjection. Cette notion recoupe tant les causes de l’horreur (cadavre, vide, destruction, violence, etc.) que ses effets sur ceux qui le confrontent (peur, sentiment d’indignité, rapprochement avec l’animalité, etc.)22. Le cadavre est, selon les mots de Kristeva, « au-delà

de la limite, […] le plus écœurant des déchets » il est « l’effondrement d’un monde23 », tout

pareil à celui de n’importe quel autre soldat, qui pourtant vit toujours, mais pourrait à n’importe quel moment devenir lui aussi cadavre. C’est dire que le soldat des tranchées confronte continuellement l’abject. Cette condition à la limite du supportable se retrouve amplement représentée la littérature de guerre, mais qu’en est-il des journaux du front? Il est a supposé que l’expression de l’horreur soit plus diffuse, plus subtile et beaucoup moins courante que dans un corpus romanesque, par exemple. Comme nous le verrons dans ce mémoire, la présence des corps morts est la pierre d’achoppement du discours et l’évocation des cadavres reste problématique pour cette forme médiatique qui veut exprimer le réel du

21 Julia KRISTEVA, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 9.

22 Julia KRISTEVA, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Points, op. cit., p. 7-39. 23 Ibid., p. 11.

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soldat tout en le divertissant, sans appesantir son quotidien par le spectre de la mort. Si le cadavre est relativement absent des textes, son souvenir le borde. En effet, cette facette de l’expérience des tranchées n’est pas totalement évacuée dans les journaux du front. Que ce soit en projetant l’ombre de la mort sur le « Boche », sur l’Autre, ou en en diminuant la portée, par exemple en l’associant à des valeurs positives telles que le devoir ou le courage, l’idée du corps mort reste présente. Par contre il n’est pas obligé d’atteindre de telles extrémités pour rendre communicable l’atmosphère de l’horreur. Kristeva joint à l’abjection d’autres caractéristiques. À l’horreur est associé par exemple à la souillure : « saleté, […] déchet, […] ordure24 ». Dans l’abjection il y a tout ce que l’humain « écarte en permanence

pour vivre » et ce qui se situe « aux limites de [sa] condition de vivant » : le cadavre bien sûr, mais aussi les excréments, les sécrétions, la putréfaction, les plaies ouvertes, etc., et ce qui connote « l’effondrement d’un monde qui a effacé ses limites25 » puisque l’abjection

« signifie les limites de l’univers humain ». L’abject n’est pas que physique, l’horreur peut être d’ordre moral puisqu’« une identité, un système, un ordre » peuvent être perturbés par un au-delà de la limite, profondément immoral26. La guerre semble être un ces événements

hors limites qui menacent la morale. Le philosophe Emmanuelle Levinas écrit au sujet de celle-ci :

L’état de guerre suspend la morale; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs. Il projette d’avance son ombre sur les actes des hommes. La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves que vit la morale. Elle la rend dérisoire.27

Si la guerre suspend la morale, elle n’efface pas des consciences l’éducation et les concepts d’humanité ou de justice. Il n’est dès lors pas étonnant de constater la présence du spectre de l’abjection morale dans les écrits de guerre. Henri Barbusse fait dire, dans Le feu, à un de ses personnages de soldat qui s’insurge contre ceux qui les verront comme des héros après le conflit : « Allons donc! On a été des bourreaux. […] Le geste de tuer est toujours ignoble28 ».

Le narrateur lui-même affirme le caractère abject de la guerre et de ceux qui la déclenche : « La morale adorable, ils la dénaturent : combien de crimes dont ils ont fait des vertus, en les

24 Ibid., p. 10.

25 Ibid., p. 11. 26 Ibid., p. 12.

27 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini – essai sur l’extériorité, Paris, LGF, 2017, p. 5. 28 Henri BARBUSSE, Le feu, Paris, Gallimard, 2013 [1916], p. 490.

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appelants nationales – avec un mot!29 ». Pour le narrateur de Barbusse, la guerre « viole le

bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes » et exalte « la méchanceté jusqu’au sadisme, l’égoïsme jusqu’à la férocité, le besoin de jouir jusqu’à la folie30 ». Nous

sommes bien en face d’un vertige qui plonge nos regards de lecteurs au-delà des limites morales. L’horreur atteint aussi la sphère psychologique31 : l’abject est l’objet de la peur32 et

peut mener à la « folie » comme l’indique Barbusse. Elle replace l’être face à une menace, « l’avoue en perpétuel danger33 ». En même temps, elle le « fascine34 » : l’être humain tente

de comprendre, de déchiffrer son trouble devant l’horreur, parfois de le sublimer dans l’art ou la littérature. Certains signes permettent de déceler cette présence. Outre ceux plus explicites que nous venons de nommer (cadavre, souillure, pourriture, etc.) la présence d’association entre l’homme et l’animal connote le vertige de l’horreur : l’homme rabaissé au-delà des limites de son humanité qui « erre dans le territoire de l’animal », celui d’un monde menaçant, associé à l’imaginaire du « meurtre et du sexe35 ». La symbolique de

l’animalité, que l’on peut d’ailleurs envisager comme expression d’une déshumanisation, touche d’ailleurs à toutes les sphères de l’horreur. Par exemple nous pourrions l’envisager physiquement, si le sujet est présenté dans des conditions de vie dégradantes, moralement, s’il perd ses repères et ses valeurs éthiques ou encore psychologiquement si sa raison se trouve à être affectée. Convoquer l’animal peut donc permettre d’exprimer un indicible lié à l’horreur, à savoir le sentiment de la perte d’une part de son humanité. Enfin, la présence du rire, de l’humour ou de l’ironie, peut être considérée comme l’indice d’une tentative d’expression de l’abject. En effet, pour Kristeva, « rire est une façon de placer ou de déplacer l’abjection36 ». C’est donc au prisme de cette notion que nous passerons au crible notre

corpus afin de retrouver les traces d’une expression de l’horreur dans les textes.

29 Ibid., p. 489.

30 Ibid., p. 474.

31 À ce sujet, voir les articles de Louis, CROCQ « Impact émotionnel des images de guerre. Conclusion de la

journée du 30 mai 2016 », Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, vol. 174, no 10, décembre 2016, p. 853-859 et « La psychiatrie de la Première Guerre mondiale. Tableaux cliniques, options pathogéniques, doctrines thérapeutiques », Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, vol. 163, no3-4, avril-mai, p.269-289 ou encore le chapitre « Quand tuer blesse. Réflexion sur la mort rouge » de Yann ANDRUÉTAN dans François LECOINTRE (dir.), Le soldat. XXe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2018, p. 326-348.

32 Julia KRISTEVA, op. cit., p. 14. 33 Ibid., p. 17.

34 Ibid., p. 19.

35 Julia KRISTEVA, op. cit., p. 20. 36 Ibid., p. 15.

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Notre premier chapitre s’intéressera principalement au phénomène médiatique des journaux de tranchées et à ses principaux acteurs : Poilus, Allemands et civils. Nous montrerons comment les journaux du front médiatisent l’univers des tranchées et de quelle manière les Poilus se représentent eux-mêmes en tant que catégorie particulière dans la hiérarchie militaire. Nous nous intéresserons aussi aux relations avec l’ennemi et avec l’arrière et à la manière dont ces relations se teintent de souffrance. Le second chapitre se penchera sur les conditions de vie, sur les causes matérielles de la souffrance et sur la présence de la mort dans les textes des journaux de tranchées. Le troisième chapitre, quant à lui, s’intéressera aux diverses stratégies d’expression mises en œuvre dans les feuilles de tranchées pour tenter de communiquer les tribulations des soldats et leur contact avec horreur de la guerre.

(20)

Chapitre 1 : Une vie médiatique dans les tranchées

Dans ce premier chapitre, nous aborderons le phénomène médiatique des journaux de tranchées de la Grande Guerre. Nous traiterons de l’ampleur du phénomène et des limites dans lesquelles il s’inscrit de même que les buts divers que ce type de publication se fixe dans l’espace discursif des écrits de guerre. Sur ces bases, nous nous intéresserons à la représentation que les Poilus font d’eux-mêmes, de leurs ennemis et des civils, et en quoi ces représentations sont le signe d’une souffrance et d’une présence de l’abjection dans le discours.

Survol d’un phénomène médiatique

Le phénomène médiatique des journaux de tranchées s’inscrit dans la continuité de cette « hégémonie du fait périodique37 » qui fonde la « civilisation du journal38 », marquée

par l’émergence et la consolidation de la position dominante de la presse moderne sur le discours social et dans l’imaginaire des sociétés. Cette civilisation du journal se trouve ainsi à être transplantée dans un contexte de guerre parmi le microcosme social des soldats. Les journaux de tranchées, presse du front, feuilles de tranchées ou toute autre appellation qu’on lui attribue, constituent un événement médiatique d’une ampleur relativement grande. Dans son ouvrage de 1935, Feuilles bleu horizon – Le livre d’or des journaux du front, André Charpentier dénombre 474 titres de journaux de tranchées39, « tout en avançant

hypothétiquement le chiffre d’un millier40 », chiffre colossal qui, même s’il est difficilement

vérifiable, en partie à cause des conditions de production précaires, de l’absence de dépôt légal pour les titres qui n’étaient pas imprimés, des difficultés de conservation et du caractère éphémère de ces publications, témoigne tout de même de l’importance du phénomène.

On doit donc constater l’extension de la civilisation du journal sur le front pour ce qui est de la prolifération des titres, mais aussi pour ce qui touche aux motivations profondes, humaines, derrière l’événement médiatique. Le Petit Colonial, premier titre de la presse du front, paraît dès le 23 octobre 1914, suivi de près par l’Écho de l’Argonne le 26. Ces premiers

37 Dominique KALIFA, Philippe RÉGNIER, Marie-Ève THÉRENTY et Alain VAILLANT (dir.), La

Civilisation du journal – Histoire culturelle et littéraire de la presse français au XIXe siècle, Paris, Nouveau

Monde éditions, 2011, p. 16.

38 Ibid. p. 7.

39 André CHARPENTIER, Feuilles bleu horizon – Le livre d’or des journaux du front. 1914-1918,

Triel-sur-Seine (France), Éditions Italiques, 2007, p. 35-36.

40 Carine PICAUD, « Ces « « éphémères de la tranchée » : journaux du front de la guerre 14-18 », Revue de la

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titres apparaissent alors que peu à peu, d’août à novembre, la guerre de mouvement se fige et laisse place à la guerre des tranchées41. Ces titres fondateurs ne survivront pas à l’hiver

1914-1915, mais ils seront suivis de centaines d’autres publications de même type. La stabilisation du front, qui s’incarne par un imposant réseau de tranchées s’étalant « sur sept cent cinquante kilomètres des Vosges à la mer du Nord », met fin aux marches forcées des troupes sur des centaines de kilomètres. Le visage du conflit change, il devient guerre de positions. Cette situation nouvelle est marquée par une certaine stagnation qui bouscule la perception du temps, et, les distractions se faisant rares, produit de l’ennui. Julien Collonges et Carine Picaud résument :

La guerre de positions – et le nouveau rapport au temps qu’elle suppose – n’est pas sans incidence sur la circulation de l’information entre le front et l’arrière d’une part, et d’autre part à l’intérieur même du monde de la tranchée. Les journaux du front, peut-être la forme médiatique la plus caractéristique de la Grande Guerre, deviennent un moyen de conjurer à la fois le danger et l’ennui.42

Écrits par et pour les soldats, les journaux de tranchées sont d’abord une forme de divertissement qui permet de se désennuyer. La forme du journal, adoptée instantanément pour servir d’exutoire à la situation figée du front, doit apparaître comme un choix naturel pour les Poilus, habitués qu’ils sont à un contact quotidien avec la presse durant leur ancienne vie civile…

Si nous faisions un journal? […] Je jure par les mânes de Bayard et par les ombres du Styx, que j’ignorais, que nous ignorions tous, à ce moment précis, la présence au front de confrères. Cependant, de jeunes canards de la première heure barbotaient déjà dans la glorieuse boue des tranchées. Des salles de rédaction fonctionnaient dans les gourbis aux frêles toits percés.43

Ainsi s’exprime le médecin-major Aristide-Josèphe Vève, fondateur du Poilu dont le premier numéro est daté du 15 décembre 1914. Cet exemple, parmi d’autres, témoigne de la fièvre médiatique qui semble alors s’emparer des lettrés du front ; la même idée paraît surgir de partout à la fois parmi les « civilisés du journal » au milieu du chaos de la guerre : faire un journal! L’hypothèse pourrait même être émise qu’un état de « manque médiatique » s’était installé parmi les soldats, plongés dans la quotidienneté médiatique avant leur envoi au front,

41 Voir François COCHET, La Grande Guerre, Paris, Perrin (coll. « tempus »), 2018, p. 85.

42 Julien COLLONGE et Carine PICAUD, «Médias du front», dans 1914-1918 Orages de papier. Les

collections de guerre des bibliothèques, Christophe Didier (dir.), Paris, Somogy éditions d’art, 2008, p. 104.

43 André CHARPENTIER, Feuilles bleu horizon – Le livre d’or des journaux du front. 1914-1918, 2007, op.

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état qui devait donc être comblé par des journaux produits in situ. Ce manque paraît s’illustrer dans un texte d’André Charpentier, rédacteur en chef du Bochofage, en ce qui a trait aux journalistes et aux hommes de lettres en peine de leur profession. Dans « Comment s’envole un Canard du Front44 », il confie qu’au début de la guerre des tranchées, chacun semble

retrouver sa profession : « le ciseleur fignole […] [une] bague en aluminium; le cuisinier » prépare le repas; « le cultivateur » plante quelques légumes; « le photographe prend des clichés dans des décors tragiques; le tailleur […] met de la fantaisie aux tuniques réglementaires », etc., et « [a]insi, chacun retrouve au front, en se rendant utile à tous, la joie du travail civil ». Seuls les journalistes et les écrivains semblent être orphelins du leur; ils ont « le cafard […], le mal du pays, du foyer, mais aussi de l’emploi civil. » Charpentier ajoute qu’ils ont « la nostalgie du papier imprimé, des caractères typographiques, de l’article à faire, du croquis à publier », bref ils sont en état de manque médiatique. Celui-ci pourrait aussi se doubler d’un manque du côté de la représentation de la réalité de la guerre. En effet, comme le fait remarquer Jean-Pierre Turbergue, les journaux de l’arrière, dont le Bulletin des armées

de la République, décrivent à l’intention des civils « un front idyllique où des tranchées

modèles dotées de tout le confort moderne protègent d’héroïques pioupious en uniforme de parade » et les Allemands seraient, quant à eux, littéralement terrifiés par les Poilus; du « bourrage de crâne » pour les lecteurs en première ligne…45 Les conditions de vie réelles

contrastent fortement avec la représentation idéalisée de la guerre moderne :

Inactivité, promiscuité, conditions de vie et d’hygiène dégradantes, rupture brutale avec le passé et la vie normale, disparition des points de repères, sans oublier bien sûr la mort, l’horreur et la souffrance omniprésentes… tous les éléments sont réunis pour que se répande et se développe comme une traînée de poudre cette « maladie chronique des boyaux : la neurasthénie. » D’autant […] [que] les occasions d’oublier la guerre sont rares.46

Les journaux de tranchées comblent le trou béant de l’ennui et de la représentation de la réalité des soldats au front, mais en y introduisant un nouveau biais, celui de l’humour, puisque le découragement et le désespoir guettent le Poilu. Le haut-commandement connaît l’existence de ces publications et leur attribut une certaine valeur. Conscient de cette menace

44 Le Bochofage, no 25, Noël 1918, p. 8.

45 Jean-Pierre TURBERGUE, 1914-1918 Les journaux de tranchées – La Grande Guerre écrite par les

Poilus, Triel-sur-Seine (France), Éditions Italiques, 2007, p. 9.

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qui plane sur la santé mentale et morale des troupes, les journaux de tranchées reçoivent d’ailleurs la faveur de l’état-major :

Le Général Commandant en Chef à M. le Général commandant l’Armée.

Il m’a été rendu compte que certains journaux de tranchées avaient été supprimés par ordre des officiers généraux sous les ordres desquels se trouvent les corps où ils sont publiés.

Ces journaux ont pour but de distraire et d’amuser les combattants.

En même temps ils montrent à tous que nos soldats sont pleins de confiance, de gaîté et de courage.

Le Service de la propagande au Ministère des Affaires étrangères utilise les journaux de tranchées pour montrer aux correspondants des journaux étrangers l’excellent esprit qui anime nos troupes sur tout le front.

J’estime que leur publication mérite d’être envisagée avec bienveillance dans la mesure où elle ne nuit pas au service et à la condition que leur rédaction soit sérieusement surveillée, pour éviter l’apparition de tout article ne correspondant pas au but ci-dessus.

Je vous prie de vouloir bien inviter les chefs sous vos ordres à s’inspirer de ces dernières considérations à l’égard des journaux de tranchées qui seraient publiés par les troupes placées sous votre commandement.

Signé : Joffre47

Le texte de cette circulaire de la fin de l’année 1915, signé du général Joffre, offre une vision d’ensemble du milieu des journaux de tranchées. Les buts des feuilles de tranchées sont clairement identifiés : amuser et distraire le Poilu, ce qui ne manquera pas d’affecter positivement le moral des troupes. La gaîté présentée par les journaux du front permet d’atteindre un double objectif. D’une part il s’agit d’une sorte de retour d’investissement puisque celle-ci affectera directement le moral des soldats et leurs représentations mentales de la situation sur le front. D’autre part, le Ministère des Affaires étrangères s’en sert à des fins propagandistes, afin de montrer au monde la constance de l’esprit français, malgré les conditions éprouvantes au front. De plus, cette propagande, relayée par les correspondants et diffusée à travers un réseau médiatique mondialisé, pourrait atteindre les nations encore neutres, ou même atteindre l’ennemi. Cette circulaire permet d’ailleurs de comprendre qu’il existe des liens entre les journaux amateurs du front et les journaux professionnels de l’arrière et qu’un échange d’informations et de textes est possible entre ceux-ci. D’ailleurs, les journaux du front exposent régulièrement les liens qui les unissent à leurs confrères civils à travers des reprises et des citations qui voyagent dans les deux sens48. Enfin, malgré la

bienveillance affichée par Joffre, l’ombre de la censure et de l’autocensure plane sur les

47 Circulaire reproduite dans André CHARPENTIER, Feuilles bleu horizon – Le livre d’or des journaux du

front. 1914-1918, 2007, op. cit., p. 20.

48 À ce sujet voir, par exemple, Le Tuyau de la Roulante, no 4, p. 1 ou encore L’Écho des Guitounes, no 20,

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journaux du front. Leur publication est conditionnelle au respect de leurs buts : distraire, amuser, représenter la gaieté et participer dans une certaine mesure à la propagande.

Les journaux de tranchées eux-mêmes s’affichent comme tels : Le Bochofage, dirigé par André Charpentier, se présente comme « Organe anticafardeux, Kaisericide et Embuscophobe ». La devise du Bochofage rassemble ces impératifs : il s’oppose au « cafard », à la déprime, à la neurasthénie, en étant divertissant; il fait œuvre de propagande en s’opposant résolument au Kaiser Guillaume II, et enfin s’oppose à la lâcheté, à ceux qui souhaiteraient se soustraire à leur devoir envers la nation, les « embusqués ». Toutefois, le titre est critique envers la propagande de l’arrière et se demande au « Millième Jour de Guerre » : « Combien de fois les grrrrands [sic] quotidiens nous ont-ils annoncé que les boches crevaient de faim? Combien d’articles a pondus M. Boris Marès?49 » (Maurice Barrès,

écrivain et journaliste au quotidien de L’Écho de Paris). Le titre se moque de la presse traditionnelle et ne veut pas être dupe de la désinformation ni complice d’une propagande jusqu’au-boutiste. Il va sans dire toutefois que pour respecter ce programme sans compromettre le moral des Poilus ni le secret militaire, les journaux du front ne pouvaient se permettre d’aborder l’actualité et les nouvelles du front de la même manière que leurs homologues de l’arrière. Un paradoxe se dessine aussi, car, s’ils se refusent à participer au bourrage de crâne et à la représentation idyllique de la guerre, ils doivent dans un même temps donner une représentation plus vraie des conditions d’existence de leurs lecteurs afin de satisfaire leurs attentes, entretenir leur moral, mais aussi participer à la propagande en montrant que le soldat français reste joyeux malgré tout50. C’est là que réside tout l’enjeu de

telles publications. La solution toute désignée pour parler d’un réel difficile et souvent tragique tout en affichant le sourire passe par le biais de l’humour, souvent noir, et supporté par une ironie grinçante. C’est le pari relevé par les feuilles du front, aidé d’un soupçon d’autocensure.

Matérialité des journaux de tranchées

Les journaux de tranchées reprennent des formes usuelles déjà bien connues : celle des journaux quotidiens ou de la revue, mais en les pastichant et en détournant leurs rubriques habituelles de façon parodique. On y retrouve donc des formes conventionnelles et déjà

49 Le Bochofage, no 9, 28 avril 1917, p. 2.

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codifiées auxquelles sont associées des attentes du lectorat51 : articles, feuilleton (sans la

ligne de séparation, puisque presque tout est déjà de la fiction), critique littéraire, chronique, faits divers, reportage, interview, publicité, petites annonces, spectacles, rubrique pour rire, revue de presse, courrier des correspondants et des agences de presse, courrier des lecteurs, jeux, etc. La lecture des journaux de tranchées révèle l’omniprésence de la guerre au sein des textes, presque tous la prennent pour sujet et en explore une facette. Nous y retrouvons, par exemple, des portraits du front où est dépeinte la figure du téléphoniste ou de l’homme de soupe et des descriptions du gourbi ou de la cuisine roulante type. Certaines rubriques se penchent sur l’argot du front ou encore sur la vie à l’arrière. Peu importe la rubrique, une constante se détache : la présence continuelle de la guerre, qui inonde les pages et traverse, comme un fil conducteur, tous les textes. Ce fait pourrait paraître paradoxal puisque la presse du front se propose de distraire le Poilu, mais ce qui regroupe ces hommes issus de divers horizons autour de la lecture de ces journaux, c’est précisément le conflit qui les a mis en présence. La mise en scène de la vie dans les tranchées, les difficultés partagées pour se nourrir, se loger, les rigueurs de l’armée, etc., se trouvent représentées dans la poésie des Poilus et dans toutes sortes de récits, plus ou moins longs, d’anecdotes, de jeux et de farces. Colloges et Picaud affirment que ces sujets récurrents de la vie quotidienne et la grande liberté de ton qui caractérisent ces textes créent une sorte d’« entre-soi » dans le microcosme de la tranchée, ce qui permet de « retisser des liens humains dans l’univers destructeur de la guerre.52 » Les journaux de tranchées témoignent d’une grande variété dans la représentation

de l’expérience de la guerre puisque tous les corps d’armée, et d’autres groupes encore, produisent des journaux de tranchées : infanterie, cavalerie, artillerie, aviation, marine, infirmerie, prisonnier, mutilés, etc. Chaque soldat peut donc reconnaître sa propre expérience de la guerre à travers les pages des journaux de tranchées au sein d’une expression collective, partagée et produite, élément crucial, en synchronie de celle-ci. L’ensemble des soldats vivent le même type d’expérience au même moment et produisent à chaud un discours sur cette expérience de la guerre. Comme l’expliquent Laurence Reibel et Marie-Claire Waille, « la menace permanente et l’omniprésence de la mort autour d’eux contribuent à créer une

51 Dominique KALIFA et Marie-Ève THÉRENTY, « Ordonner l’information », dans Dominique KALIFA,

Philippe RÉGNIER, Marie-Ève THÉRENTY et Alain VAILLANT (dir.), La Civilisation du journal –

Histoire culturelle et littéraire de la presse français au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p.

879.

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culture commune aux Poilus, à ceux qui vivent la guerre en direct sur le front53 »; c’est de

cette culture commune que témoignent les journaux de tranchées. À cela s’ajoute l’absence de signature qui caractérise les textes, à quelques exceptions près (poèmes ou courtes pièces de théâtre), et confère aux journaux de tranchées un caractère résolument collectif.

Les journaux de tranchées sont produits et dupliqués dans des conditions souvent difficiles. Rédigés sur le front, souvent en première ligne54, ils peuvent être recopiés à la main

avant d’être distribués, comme ce fut le cas de L’Écho des Guitounes à ses débuts. Divers procédés de reproduction mécaniques furent ensuite utilisés, à mesure que le phénomène prenait de l’ampleur et que les lecteurs se faisaient plus nombreux. Parmi les moyens techniques utilisés, citons la polycopie à la pâte qui permettait d’obtenir quelques dizaines d’exemplaires et la reproduction au limographe dont la production pouvait se monter à quelques centaines d’exemplaires. Enfin, les feuilles de tranchées financées par des mécènes pouvaient se permettre une impression professionnelle à l’arrière, sur du papier de qualité, parfois même sur papier glacé comme ce fut le cas de Bellica et de Marmita55. Un tirage limité, la précarité de la production et de la périodicité sont « un gage d’authenticité et la traduction matérielle des conditions très difficiles de la vie au front56 » pour les rédacteurs de

ces feuilles.

Une étude littéraire de ces journaux s’avère nécessaire pour mieux comprendre le sens et la valeur de ces objets médiatiques. En effet, s’ils s’opposent au « bourrage de crâne » présent dans de nombreux journaux de l’arrière, les journaux de tranchées présentent eux-mêmes, le plus souvent, de fausses nouvelles à caractère humoristique qui restent chargées d’un sens véritable pour le Poilu, surtout lorsqu’elles ironisent au sujet d’actualités réelles. En fait, le journal entier, à quelques exceptions près, pourrait être considéré comme une œuvre de fiction ou un objet littéraire, prenant pour forme le journal. D’autre part, comme c’est le cas pour l’étude de la presse en général, même les textes plus sérieux, qui ne travestissent pas le réel, mais tracent des portraits de la réalité des soldats, usent de procédés littéraires pour communiquer. Enfin, la poésie et les chansons, qui remplissent une grande partie des colonnes, sont essentiellement des textes littéraires. Il en va de même pour tous les

53 Laurence REIBEL et Marie-Claire Waille, « Journaux de tranchées », dans Christine WAILLE, Laurence

REIBEL et Emmanuel GUIGON, Impressions du front, Besançon, Musée du Temps, 2014, p. 30.

54 Id.

55 Julien COLLONGE et Carine PICAUD, «Médias du front», dans 1914-1918 Orages de papier. Les

collections de guerre des bibliothèques, op. cit., p. 107.

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autres jeux de mots et détournement d’expressions, qui sont de véritables petites créations langagières.

Le corpus étudié dans le cadre de ce mémoire est volontairement restreint, une telle recherche dans le cadre d’un mémoire ne pouvait envisager raisonnablement l’étude des centaines de titres des journaux du front. Les titres sélectionnés dans l’échantillonnage de ce mémoire sont les journaux d’infanterie suivants : Le Bochofage, Le Tuyau de la Roulante, Le

Canard du Boyau et L’Écho des Guitounes. Il conviendrait maintenant de les présenter et

d’en offrir une brève description57.

Illustration 1 : Le Bochofage du 28 avril 1917

Le Bochofage [Illustration 1] est un journal de tranchées lancé en juillet 1916 par des

soldats du 68e régiment d’infanterie et dirigé par André Charpentier. Imprimé à l’arrière en

57 André CHARPENTIER, Feuilles bleu horizon – Le livre d’or des journaux du front. 1914-1918, 2007, op.

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format 24x35 et financé par l’artiste et mécène Agnès Rossollin, le tirage du journal s’élevait à un total variant entre 1000 et 2000 exemplaires. Il comptait 25 numéros faisant entre quatre et huit pages chacun, avec une mise en page sur deux colonnes. Notre corpus est plus retreint que la publication d’origine puisque seuls trois numéros ont été préservés dans les archives de la Bibliothèque nationale de France. Il s’agit des numéros 9, 23 et 25, respectivement datés du 28 avril 1917, 20 août 1918 et du jour de Noël 1918, alors que l’Armistice a été signé, mais que les armées belligérantes occupent toujours leurs positions.

Illustration 2 : Le Tuyau de la Roulante du 20 avril 1916

Quant au Tuyau de la Roulante, feuille du 231e R.I. [Illustration 2] dirigée par José

Germain, son existence fut beaucoup plus courte. Le journal parut de mars 1916 à mai 1916, soit quatre numéros ou, comme l’écrit André Charpentier dans sa présentation du titre, « entre

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le calvaire de l’Artois et l’hécatombe de Verdun58 ». Le tirage était d’environ 300

exemplaires polycopiés, soit un « par gradé », les caporaux étant chargés de le faire circuler dans leur escouade. Les numéros faisaient quatre pages et le texte était présenté en deux colonnes. Comme pour Le Bochofage, nous n’avons pu lire qu’une partie de toutes les livraisons du titre, la BnF n’ayant que 2 numéros sur 4, soit le numéro 2 daté du 20 avril 1916 et le numéro 4, non daté (mais dont le supplément est daté du 25 mai 1916).

Illustration 3 : Le Canard du Boyau d’août-septembre 1915

Pour ce qui est du Canard du Boyau, journal attaché au 74e R.I. [Illustration 3] dirigé

par Gaston Coroyer, il fut fondé en juillet 1915 et parut pour la première fois daté d’août-septembre 1915. Le titre tirait de 1000 à 2500 exemplaires pour chaque livraison. Les textes

58 André CHARPENTIER, Feuilles bleu horizon – Le livre d’or des journaux du front. 1914-1918, 2007, op.

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écrits au front étaient imprimés à l’arrière, à Rouen, dans les mêmes installations que le

Journal de Rouen. Les numéros, tirés en format 25x33, comportaient 4 pages et la mise en

page, d’abord en deux colonnes, passa dès le second numéro à trois colonnes. L’équipe de rédaction produisit 18 numéros, le dernier étant daté d’octobre-décembre 1918. Les archives ont conservé la totalité des numéros, disponibles en libre accès sur Gallica.

Illustration 4 : L’Écho des Guitounes du 1er avril 1915

Enfin, L’Écho des Guitounes, organe du 144e R.I. [Illustration 4] et dirigé par Marcel

de Maisoncelle, est né sur papier crayonné en décembre 1914, en un unique exemplaire que se passaient « une douzaine de lecteurs59 », et finit par devenir un autre des nombreux titres

écrit au front et imprimé à l’arrière. Le journal imprimé parut jusqu’en novembre 1918, en 38 numéros. 5 numéros de l’édition imprimée du journal sont manquants dans la collection

59 André CHARPENTIER, Feuilles bleu horizon – Le livre d’or des journaux du front. 1914-1918, 2007, op.

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de la BnF : les numéros 1, 2, 3, 5 et 36, en plus des numéros crayonnés, non comptés dans la numérotation. Le journal couvrait quatre pages sur deux colonnes, dans le format 20x27.

Ces titres formeront la base de notre analyse, forcément partielle, du phénomène des journaux de tranchées et des représentations qu’ils offrent des souffrances des soldats et des atrocités de la guerre au sein de la médiatisation de la vie des soldats qu’ils proposent. Ce corpus relativement restreint, concentré sur les feuilles de tranchées des régiments d’infanterie, en offre un échantillon représentatif et permet une lecture littéraire totale. Celle-ci offre l’avantage de pouvoir saisir les subtilités du discours et des représentations présentes dans ces publications et d’en tracer les grandes tendances.

Médiatisation du quotidien

Les journaux de tranchées laissent peu de place dans leurs pages à l’action de la guerre : les combats, les assauts, les retraites, les « coups de main », les relèves et le creusement des tranchées sont presque absents des divers textes de notre corpus. Il en va de même de l’actualité de la guerre, présente dans les journaux traditionnels, mais presque absente de la presse du front. Comme le fait remarquer L’Écho du Grand Couronné de juillet 1915 cité par Carine Picaud, « ceux qui jouent la pièce n’ont pas besoin qu’on la leur raconte60 ». Mises à

part les raisons liées au secret militaire, c’est probablement parce que les Poilus tentent de s’extraire d’une actualité trop violente et cruelle que les journaux de tranchées font une large place au simple quotidien. Les textes représentent le plus souvent le Poilu dans des scènes de vie de tous les jours. On le retrouve dans son gourbi ou à la cuisine, faisant une halte ou écrivant une lettre, en permission ou à la gare. Ces moments hors d’un temps et d’un espace précis de la guerre permettent de tendre vers l’expression d’une expérience commune du conflit. Et même si ces textes n’abordent pas directement l’actualité de la Grande Guerre, ils ne sont pas exempts de souffrances et de morts.

La vie du Poilu dans les tranchées

Le Poilu est donc principalement représenté dans les aléas de ses habitudes, parfois marquées par la dureté de la guerre, d’autre fois caractérisées par des moments de détente

60 Carine PICAUD, « Ces « « éphémères de la tranchée » : journaux du front de la guerre 14-18 », Revue de la

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qui viennent atténuer les difficultés du quotidien. Cette vie de tous les jours, qui n’est justement pas la vie de tous les jours telle que pourrait se la représenter une personne ne connaissant rien de la vie des tranchées, est médiatisée dans les journaux de tranchées dans de multiples facettes et à travers un grand nombre de récits, de saynètes, de jeux de mots, etc. Il semble s’agir surtout d’un jeu pour mettre en scène le soldat dans une forme qu’il reconnaît, le journal, et lui offrir une tribune qui justifie son langage, sa façon d’exister durant la guerre, ses problèmes, une reconnaissance par lui-même et par ses pairs de sa vie aux tranchées, un miroir tendu sur ses espoirs et ses souffrances. Attardons-nous à présent sur certains de ces éléments de la vie au front qui se trouvent à être médiatisés par les journaux de tranchées.

Le langage tient une grande place dans les feuilles de tranchées. Leur lecture permet de comprendre que ces publications s’adressent principalement aux soldats, puis qu’elles utilisent, sans soucis premiers de vulgarisation, l’argot de tranchée. Les récits, poèmes et autres jeux de mots en usent abondamment. Le soldat au front comprend cette facette de l’« entre-soi », langage qui paraît naturel dans ce microcosme. Toutefois, les journaux de tranchées semblent s’amuser à médiatiser ce langage, à en rire, et à feindre de le vulgariser pour l’arrière ou pour les nouvelles recrues, à travers leurs pages. Le Canard du Boyau et

L’Écho des Guitounes offrent ainsi des rubriques linguistiques, respectivement nommées le

« Dictionnaire de l’Académie (Édition de Guerre 1914-19..?) » pour le premier et « Langage du Front » puis « La Langue poilue » pour le second. Ces deux sections exposent les termes usuels de la vie dans les tranchées concernant la nourriture, les armes, les abris, les rôles au sein des compagnies, les expressions courantes, etc., et en offrent des définitions souvent polysémiques.

Les portraits de Poilus ont aussi une grande importance dans la médiatisation de la vie au front, en offrant au lecteur des archétypes. L’« Histoire Naturelle61 » du Poilu publiée dans

Le Bochofage donne une image du Poilu type dans un pastiche de l’ouvrage de Buffon,

l’écrivain signant « Buffon II. » On y décrit la physionomie du Poilu comme celle d’« un bipède qui tient du kangourou et du gorille » et dont le « pelage est d’un bleu sale ». Ses mœurs sont qualifiées de « curieuses ». En effet, il habite « de profonds caniveaux appelés « tranchées », en bandes nombreuses ou « compagnies ». De plus, il s’oppose farouchement à d’autres « bipèdes au pelage gris » nommés « boches » et « qu’on a placés devant lui dans des caniveaux parallèles ». Soldats français et allemands sont représentés comme des

61 Le Bochofage, no 9, 28 avril 1917, p. 3.

Figure

Illustration 1 : Le Bochofage du 28 avril 1917
Illustration 2 : Le Tuyau de la Roulante du 20 avril 1916
Illustration 3 : Le Canard du Boyau d’août-septembre 1915
Illustration 4 : L’Écho des Guitounes du 1er avril 1915
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