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Forêt en construction : Identité subjective d'un espace et recherche infinie de l'histoire

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Academic year: 2021

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Forêt en construction : Identité subjective d'un espace

et recherche infinie de l'histoire

Mémoire

Stéphanie Matte

Maîtrise en arts visuels - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Forêt en construction :

Identité subjective d’un espace et recherche infinie de l’histoire

Mémoire

Stéphanie Matte

Maitrise en arts visuels - avec mémoire

Sous la direction de : Julie Faubert

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Résumé

Ce texte se veut une excroissance théorique de mon exposition de fin de maîtrise Les météores présentée à la galerie du RAB – Lieu de diffusion et d’expérimentation de la maitrise en arts visuels en septembre 2019. J’y traite de ce qui me fascine, m’intrigue et me fait réfléchir en tant que réceptrice du monde extérieur et comment certains de ces éléments influencent mon travail d’émettrice, de créatrice.

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Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Liste des figures ... iv

Remerciements ... v

Introduction ... 1

Chapitre 1 Avant la création - Réceptrice ... 3

1a Espace ... 4

1b Trajet et déambulation ... 8

1c Identité subjective d’un espace ... 10

1d Constructions égocentriques du monde extérieur ... 11

1e Narration ... 12

Chapitre 2 Création – Émettrice ... 16

2a Narration et recherche infinie de l’histoire ... 19

2b Objets sculpturaux ... 24

2d Les météores et la forêt : installation ... 26

Conclusion ... 31

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Liste des figures

Figure 1 S. Matte, Reproduction, 2018.

Crédit photo : S. Matte ... 2 Figure 2 S. Matte, Le perroquet blasphémateur de Schrödinger, 2017. Crédit photo : S. Matte ... 13 Figure 3 S. Matte, Le légume méconnaissable, 2018.

Crédit photo : S. Matte. ... 15 Figure 4 S. Matte, L’orée de la forêt, 2008.

Crédit photo : S. Matte ... 17 Figure 5 S. Matte, Quelque chose qui sèche vite, 2019.

Crédit photo : S. Matte ... 22 Figure 6 S. Matte, Vas-y, on est tous derrière toi, 2018.

Crédit photo : S. Matte ... 21 Figure 7 Amy Cutler : Embargo, 2010. Œuvre tirée de Turtle fur (2011, p. 85) ... 23 Figure 8 S. Matte, Les os cassés, 2018.

Crédit photo : S. Matte ... 25 Figure 9 S. Matte, Droit de passage, 2019.

Crédit photo : S. Matte ... 27 Figure 10 S. Matte, La forêt, 2019.

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Remerciements

Un grand merci à mes collègues d’atelier du RAB : cette expérience n’aurait pas été aussi enrichissante et agréable sans vous. Merci à Julie Faubert, qui m’a soutenue et conseillée pendant ces deux années de maîtrise en arts visuels. Merci aussi à mon gentil comité de révision pour leurs précieux conseils.

Un merci tout particulier et plein d’amour aux membres de ma famille, qui sont toujours enthousiastes à se faire participants, cobayes, complices et premiers spectateurs de mes projets. Mille mercis pour votre soutien inconditionnel.

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Introduction

Créer est pour moi une gymnastique de tout instant qui consiste à être constamment à l’affut de tout ce qui s’offre à mes sens. Cet état d’ouverture sur le monde, de réceptrice, me fournit les idées qui sont les matières premières nécessaires à mon travail de création, d’émettrice. Je crée des œuvres qui sont des assemblages de récits, objets, idées, espaces, phénomènes, découvertes et souvenirs d’expériences esthétiques. Mon identité d’émettrice est aussi alimentée par les interactions avec les gens qui m’entourent et les histoires qu’ils me racontent. Tous ces éléments sont par la suite remodelés et assemblés dans mon esprit et prennent différentes formes selon le médium choisi. Bien que ces deux états (réceptrice/émettrice) soient finement entrelacés dans ma pratique artistique et dans ma vie, j’ai choisi de les présenter en deux parties distinctes pour cet exercice de réflexion que constitue le texte d’accompagnement de l’exposition de fin de maitrise. Je ferai donc un survol de divers éléments qui touchent à mon état de réceptrice dans la première partie, et je présenterai dans la seconde partie mon travail d’émettrice et son développement au cours de mes recherches à la maitrise en arts visuels.

En scrutant ma pratique de création à la loupe, je réalise qu’il m’est difficile de la résumer autrement qu’en disant qu’elle est intimement liée à ma vie, et que ma vie est remplie par mon désir insatiable de connaitre le monde qui m’entoure. Vivre pleinement, pour moi, c’est me laisser transporter par toute la force de ce désir d’apprendre et de faire l’expérience du monde extérieur à mon individualité. Je sais que je n’aurai pas le temps d’apprendre tout ce qui m’intéresse ; c’est un projet qui dépasse l’échelle minuscule de ma vie, mais c’est un

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sentiment positif, qui me pousse à l’action. L’exposition Les météores, et ce texte qui l’accompagne, sont en quelque sorte un échantillon prélevé dans le temps, à travers ce processus de vie et de création en mouvement constant.

Figure 1

Stéphanie Matte, Reproduction, peinture vinylique et crayon graphite sur papier, 51 cm x 51 cm, 2018.

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Chapitre 1 Avant la création - Réceptrice

J’ai aux alentours de 4 ans, et je joue dans l’herbe à côté de la maison avec ma mère, mon frère et d’autres enfants. Je regarde vers la forêt au loin, de l’autre côté de la route, et je demande à ma mère :

« Qu’est-ce qu’il y a, là ? — La forêt, me dit-elle. Et moi de répondre : — Non, devant ! — C’est la route.

J’insiste, en agitant les bras devant moi : — Non, devant ! »

Et je ne suis pas certaine de me souvenir de la réponse exacte de ma mère, qui a compris la question. Il me semble qu’elle m’a répondu : « L’air. »

J’étais fascinée. L’air, le vide, l’espace entre moi et ce que je vois. Ce qui se passa dans mon esprit à ce moment-là est encore bien clair, mais j’ai de la difficulté à l’expliquer. Ou plutôt, je n’arrive pas à exprimer précisément pourquoi cette idée me fascine. Ma vue me dit que les objets du paysage sont empilés les uns sur les autres. Le ciel sur les arbres ; les arbres sur le champ ; le champ sur la route ; la route sur notre gazon. Tout ça sur un plan à la verticale. La matière remplit l’espace jusqu’à mes yeux. Je ne vois pas des objets au loin qui réfléchissent les ondes lumineuses à travers l’air jusqu’à moi, mais plutôt une coupe transversale dans la matière compacte du paysage qui

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se rend jusqu’à mon corps. C’est à ce stade de ma réflexion que je saisis l’improbabilité de mon raisonnement : mon corps ne peut pas exister dans cet espace compact. Le paysage de ma rêverie n’admet pas de visiteur dans sa masse compacte tel un gâteau à étages.

C’est le plus lointain souvenir du genre dont je puisse me rappeler. Ça m’est arrivé maintes fois depuis, ce genre de moments où l’espace devient intrigant.

Mon intérêt pour l’espace vient bien avant mon intérêt pour la création. J’étais réceptrice bien avant d’être émettrice. Mon identité de réceptrice prend d’ailleurs toujours beaucoup de place dans ma vie, plus que mon identité d’émettrice. C’est ce dont traite ce chapitre ; un survol de ce qui m’intéresse du monde extérieur, en tant que réceptrice. Je l’ai intitulé Avant la création, mais j’aurais tout aussi bien pu l’appeler Avant, pendant et après la création, étant donné que cet état de réceptrice ne se situe pas à un moment précis par rapport à la création, mais traverse ma vie et ma pratique à tout moment. J’essaie d’avoir le plus souvent possible une attitude d’ouverture sur le monde afin de capter ces petits moments qui me permettent de découvrir, réfléchir et comprendre l’espace qui m’entoure.

Je pourrais passer des pages et des pages à décrire tout ce qui me fascine, mais j’ai choisi de m’en tenir aux sujets qui influencent le plus mon travail de création. Ainsi, outre l’espace, il y a aussi le trajet et la déambulation ; l’identité subjective d’un espace ; les constructions égocentriques du monde extérieur et finalement la narration.

1a Espace

En général, on définit l’espace comme une étendue où l’on peut se mouvoir. C’est le vide entre les obstacles. Le vide entre les astres. J’ai

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pensé pendant longtemps que je m’intéressais principalement au paysage dans ma pratique de création, mais j’ai réalisé récemment qu’il était plus adéquat de parler d’espace, qui est un terme plus englobant. Le paysage est une délimitation déterminée par le sujet qui regarde l’environnement qui s’offre à ses yeux. Mes œuvres picturales réalisées avant 2015 laissaient parfois sous-entendre une ligne d’horizon que l’on assimile souvent à la peinture de paysage, mais malgré cela, ce terme ne me semble pas permettre d’exprimer tout ce qui m’intéresse du monde extérieur. Quand j’utilise le mot espace, j’ai en tête une délimitation plus ou moins précise que j’ai moi-même choisie, et qui ne s’offre pas nécessairement à mes yeux sur un plan comme un paysage. Et je n’entends pas toujours non plus l’espace dans le sens d’un vide entre des objets. Ce que je choisis d’appeler un espace n’est pas prédéfini et délimité par des objets : la limite que je choisis peut passer à travers des murs, des arbres, des rues. Ça n’est pas spécifiquement un vide délimité par des frontières physiques. En fait, tout ce qui se trouve autour de mon corps, même ce qui est hors de ma vue, est espace. Donc j’imagine que quand je dis que je m’intéresse à l’espace, c’est une autre manière de dire que je m’intéresse au monde physique qui m’entoure.

Bien que je sois sensible à la beauté de différents paysages naturels ou urbains, ce n’est pas nécessairement la beauté (ou la laideur) des espaces qui me fascine. Je suis touchée par la beauté, oui, mais les espaces qui me restent en tête sont ceux qui m’intriguent, me font réfléchir ou me font rire. Dans le cas de l’anecdote du paysage compact comme un gâteau à étages, je réalisais, sans pouvoir mettre de mots précis sur mon impression, que c’était étrange que la couleur des objets au loin puisse se rendre jusqu’à moi. Dans ce cas, c’était donc littéralement un phénomène physique par rapport à l’espace et la

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lumière qui m’intéressait, mais ces moments d’attention à l’espace peuvent aussi mener à des réflexions sur une multitude de sujets.

Je n’ai pas l’habitude de donner une foule d’exemples des situations qui peuvent être l’étincelle de départ pour la création d’une œuvre. Je considère que l’œuvre qui est créée doit être indépendante de l’anecdote, sinon elle n’est qu’une illustration de ladite anecdote - et là n’est pas mon objectif. Cela dit, je crois que dans l’esprit de ce chapitre qui est de réfléchir et d’expliquer ce qui me fascine du monde extérieur, il est pertinent de donner quelques exemples par rapport à l’espace. Ces exemples me permettent aussi de décrire plus concrètement l’état d’estrangement dans lequel je suis lorsque je suis attirée par ces espaces. L’estrangement, tel que décrit par Carlo Ginzburg1, est un procédé littéraire qui consiste à décrire une réalité à la fois avec distance et avec une certaine naïveté, comme si on l’appréhendait pour la première fois, plutôt qu’en expliquant tout d’abord les causes de cette réalité. Ginzburg présente différentes approches de l’estrangement, dont celle de Proust, qui semble avoir pour objectif « de protéger la fraicheur des apparences contre l'intrusion des idées, en présentant les choses selon l'ordre de nos « perceptions », non encore contaminées par des explications causales.2 » Je crois que cet état d’appréhension de la réalité est nécessaire pour ressentir et réfléchir en dehors de certains cadres préétablis, que ce soit dans les champs esthétique, politique, scientifique, socioéconomique, etc. Je crois cependant qu’il est important que ce procédé demeure une amorce à la compréhension d’une certaine réalité : cela ne doit pas faire avorter l’analyse qui doit s’ensuivre à la lumière de nos perceptions.

1Ginzburg, C. (2001). L’estrangement : Préhistoire d’un procédé littéraire dans À distance : neuf essais sur le

point de vue en histoire. Paris : Gallimard, pp. 20-36

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L’an dernier, en attendant l’autobus dans le quartier St-Roch à Québec, je me suis approchée du grand cône lumineux bleu qui occupe la Place de l’Université-du-Québec depuis quelques années pendant le temps des fêtes. Le cône, dont la structure en métal est recouverte de plusieurs dizaines de milliers de lumières bleues, est d’une hauteur qui rivalise avec les édifices environnants. L’effet est assez convaincant le soir. En m’approchant, je réalise qu’on a disposé des barrières en métal tout autour de la base du cône. Je suis intriguée : pourquoi ces barricades ont été installées ? Pour empêcher les gens de toucher au cône ? De le vandaliser ? D’y grimper ? Et c’est là que je commence à être amusée : si quelqu’un est assez motivé et confiant en ses talents de grimpeur pour escalader la haute structure conique, les petites barrières de trois pieds de hauteur sont très peu dissuasives ! Finalement, on a bloqué l’accès à l’espace entourant le cône lumineux, de manière peu convaincante, pour parer à des éventualités peu probables, qui pourraient se produire de toute façon, même avec des barrières.

L’humour est souvent présent dans mon rapport à l’espace. Le fait que ce moment ait été marquant pour moi ne réside pas seulement dans la beauté de ce qui s’offrait à mes yeux, mais dans l’analyse du contexte social qui a contribué à la création de cet espace qui m’amusait. Il ne faut toutefois pas confondre l’humour, dans mon rapport au monde, avec la dérision et le mépris. Je fais partie de cette ville, de ce « nous », qui utilise souvent des dispositifs de sécurité et de prévention qui peuvent sembler inutiles. Mon amusement était plutôt celui d’une personne qui prend un pas de recul pour voir son monde d’un autre œil. Ce prochain exemple ne vient pas de moi, mais d’une personne qui répondait à ma requête, plutôt vague, de me parler d’un espace qui l’aurait marquée :

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Quand j'étais enfant, il y avait une maison abandonnée en campagne, à Authier. Elle était verte avec une porte grise. Devant la porte, j'ai vu qu'il y avait un arbre de 2-3 pieds de haut. Je me souviens m'être dit à ce moment-là que, si l'arbre continuait à pousser, personne ne pourrait jamais emménager dans la maison et elle resterait abandonnée.

Une vingtaine d'années plus tard, je suis repassée par hasard devant la maison. L'arbre est devenu plus haut que la maison, et elle était effectivement toujours inhabitée. 3

Ce qui m’amuse dans ce récit, c’est la naïveté d’une enfant qui pense que parce qu’un arbre commence à pousser devant la porte principale, il n’y a plus de possibilité d’avoir accès à l’espace de la maison. On ne peut pas couper l’arbre, passer par la porte arrière ou par les fenêtres. Et puis, surtout, il y a le hasard de retrouver cette maison inhabitée une vingtaine d’années plus tard et l’étonnement de l’adulte qui réalise que sa réflexion d’enfant s’était matérialisée. Dans un sens, cette naïveté enfantine dans l’appréhension du monde se rapproche de l’état particulier d’attention, d’estrangement, dans lequel je suis lorsque je suis intriguée par différents espaces.

1b Trajet et déambulation

J’aime donc être attentive au monde qui m’entoure, mais cela n’est pas toujours facile. Parfois j’ai l’impression de me réveiller soudainement et de réaliser que ça fait des minutes, des heures ou des jours que je ne suis pas vraiment consciente de ce qui est extérieur à moi. J’ai l’esprit occupé par des choses à faire, et je me déplace avec en tête seulement l’objectif final de mon déplacement. C’est pourquoi j’essaie toujours de faire un petit effort, même lorsque je suis occupée à autre chose, pour garder une petite portion de mon attention libre de saisir un bon prétexte pour réfléchir ou rêver à partir de ce qui existe en dehors de moi-même. Je crois que cet effort est important pour enrichir ma

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compréhension du monde et ne pas m’engluer dans des automatismes stériles qui peuvent s’insinuer dans mon quotidien. C’est une sorte de gymnastique intellectuelle et émotionnelle qui me permet de préserver un regard vivant et frais sur le monde qui m’entoure.

La déambulation, soit le fait de marcher sans but précis, favorise beaucoup plus cet état d’attention que je recherche. Il ne faut toutefois pas croire que je déambule pour trouver à tout prix des idées qui pourraient être des matières premières pour de potentielles œuvres. J’adore déambuler dans le sens même du terme : sans but précis… si ce n’est celui de découvrir de nouveaux petits recoins, en ville, à la campagne ou dans la nature ! J’ai en tête une vue à vol d’oiseau du monde, plus ou moins précise, selon les souvenirs de toutes les cartes que j’ai regardées dans ma vie. Quand je déambule, c’est comme si je remplissais de détails des petites sections jusqu’alors inconnues de cette immense carte. Parfois je suis émerveillée de découvrir tel ou tel recoin, qui pourrait sembler à prime abord insignifiant, juste parce que je suis surprise de constater que je ne m’étais pas du tout imaginé cet endroit comme cela. Ce sont des moments magiques pour moi.

Certains trajets que je répète souvent me font parfois aussi cet effet, dont le trajet entre la maison et l’atelier, ainsi que celui entre la maison et le travail, auxquels je suis profondément attachée. Ces deux trajets croisent et recroisent la rivière St-Charles ; entre son embouchure près de Limoilou et un de ses méandres près de Duberger. J’aime cette rivière, qui trace une diagonale zigzaguant à travers les rues de la ville. La répétition permet un autre type d’attention ; aux petits détails que l’on n’a pas perçus même après la centième fois que l’on parcoure ce trajet. On accède ainsi à un filon sans fin de micro-découvertes.

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1c Identité subjective d’un espace

Je m’intéresse depuis plusieurs années à la manière dont s’accumulent différents éléments pour former la complexe identité d’un espace que l’on voit évoluer au cours de nombreuses années. Soit, entre autres : l’image mentale que l’on se fait d’un espace avant de le voir ; la première perception réelle d’un espace et toutes les autres perceptions subséquentes (réelles, imaginées ou rêvées) ; etc. Toutes ces perceptions d’un même espace sont bien distinctes, mais se superposent pour former ce que j’appelle l’identité subjective de cet espace.

Ce sont mes nombreux déménagements et voyages, au cours des vingt dernières années, qui m’ont permis d’amorcer cette réflexion. En quittant la maison de Palmarolle4 où j’ai grandi, la perception que j’avais de l’espace environnant continuait d’évoluer. C’était lié à différents facteurs : les nombreux rêves que je faisais de cet espace après mon déménagement ; mon contact avec de nouveaux espaces, les changements presque imperceptibles de ma personnalité et de mes valeurs ; l’évolution visible de cet espace à chaque fois que je revenais visiter ma famille par la suite ; etc.

Je porte donc maintenant une attention particulière à toutes ces différentes perceptions lorsque j’appréhende un espace. J’essaie de me les remémorer et de les superposer à l’espace réel lorsque je me déplace. Je reviendrai plus en détails dans le prochain chapitre sur ces différentes perceptions qui se superposent pour former l’identité subjective de la forêt de mon enfance, qui est un élément central dans la création de mon exposition de fin de maitrise.

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1d Constructions égocentriques du monde extérieur

Je crois que chaque humain est un récepteur, à différents degrés, en étant plus ou moins engagé dans la construction de sa vision du monde extérieur. Une réceptrice peut être définie comme une « personne qui

reçoit et décode le message (par opposition à émetteur)5. » Au début de

ma maitrise, j’utilisais l’expression spectatrice active, mais j’ai récemment découvert que le terme réceptrice convenait mieux pour décrire une personne qui est à la fois attentive au monde qui l’entoure, mais qui est active dans l’analyse de tout ce qui se présente à ses sens. Chaque personne reçoit donc, tout au long de sa vie, une infinité d’informations, qu’elle filtre et organise (consciemment ou non) pour construire sa vision du monde.

Ma vision du monde se construit à partir de ma propre interprétation de ce que je perçois, et chacun de mes semblables construit aussi sa propre vision du monde dont il est le filtre. Ces constructions incluent une multitude d’informations sur la manière dont une personne interprète le monde : les activités humaines vers lesquelles elle est attirée, ce qu’elle juge important ou non de connaitre et d’apprendre, ses opinions politiques, ce qu’elle trouve beau ou laid, les espaces qui l’intéressent, ce qu’elle trouve amusant, triste, désolant, etc. La curiosité face à l’inconnu et le désir de comprendre comment fonctionne le monde sont parmi les caractéristiques, typiques à l’être humain, que j'apprécie le plus. On pourrait prétendre que tout être humain pourrait avoir accès à la même réalité commune, mais en fait chacun choisit de préserver ou de rejeter certains éléments du monde extérieur. J’imagine chaque personne comme étant le noyau au centre de tous ces fils qui se

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tendent vers les éléments qui constituent sa propre perception de ce qui l’entoure. J’utilise donc l’expression « constructions égocentriques » du monde extérieur dans un sens littéral où le « moi » est au centre du monde qu’il construit lui-même. Je n’utilise pas le terme égocentrique dans le sens péjoratif qui lui est généralement attribué. Je suis fascinée par le fait que ces constructions me soient presqu’inaccessibles : je ne peux en aucun cas avoir totalement accès à l’intériorité d’autres êtres humains, et à leurs constructions personnelles du monde. En discutant, il arrive parfois que j’aie une fugace impression de comprendre en partie comment mon interlocuteur perçoit ce qui l’entoure : ces moments sont pour moi à la fois intrigants et très précieux. Mon intérêt pour cette infinité de constructions égocentriques du monde est aussi influencé par l’ambivalence que j’éprouve à l’égard de notre vision anthropocentriste du monde : elle me semble inadéquate à plusieurs égards, mais en tant qu’être humain, c’est la seule vision du monde extérieur à laquelle nous ayons réellement accès.

1e Narration

J’adore quand une personne me raconte des tranches de vie. Ces histoires sont en quelque sorte des reflets de sa construction égocentrique du monde extérieur. Les histoires que les gens autour de moi me racontent peuvent parfois faire partie des nombreux éléments qui deviennent des matières premières nécessaires à la production de mes œuvres. Ces éléments ne sont toutefois pas enregistrés et utilisés de manière systématique pour la création de mes œuvres. Je ne les classe pas, ils habitent – et se perdent parfois – dans le gros fouillis organique de ma mémoire.

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Figure 2

Stéphanie Matte : Le perroquet blasphémateur de Schrödinger, crayon graphite et peinture vinylique sur papier, 40 cm x 40 cm, 2017.

Lors d’un séjour en Nouvelle-Écosse en 2016, je participai à quelques reprises aux rencontres d’un club de tricot. Une dame y racontait un jour que lorsqu’elle était jeune, sa famille avait adopté un perroquet d’un vieux marin. Le perroquet avait acquis dans son ancienne demeure un vocabulaire des plus colorés… ce qui lui avait valu le sobriquet de swearing parrot. Lorsque le pasteur venait en visite à la maison, la famille s’empressait de couvrir la cage du perroquet afin qu’il se taise. Lors du même séjour, je joignis les élèves d’une middle school pour la marche Terry Fox. Un élève de sixième année ramassait différents objets au cours de la marche, objets qu’il s’amusait à assembler de différentes manières : un élastique bleu ciel, une plume d’oiseau et une

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petite branche. À la fin du trajet, il me montra fièrement le résultat final de son jeu d’assemblage.

Ces deux moments font partie des six éléments que j’ai assemblés pour construire l’œuvre Le perroquet blasphémateur de Schrödinger, que j’ai réalisée un an après mon séjour en Nouvelle-Écosse. Je n’avais pas en tête de réaliser une œuvre lorsque j’ai vécu ces moments. C’est au fil du temps que ces éléments ce sont amalgamés dans mon esprit, jusqu’à ce que j’aie finalement l’idée d’en faire une œuvre.

Je m’intéresse à l’anecdote et au fait que, bien qu’elle semble parfois banale, elle est souvent chargée de sens et de préoccupations plus profondes chez la personne qui raconte : « Les histoires survivent à la fois parce qu’elles nous rappellent ce que nous savons et parce qu’elles

nous ramènent à ce que nous jugeons important.6 » Les choix que l’on

fait de raconter telle ou telle anecdote témoignent en quelque sorte de ces constructions égocentriques du monde extérieur qui m’intéressent. Cette forme de narration implique une certaine posture de la personne qui écoute, afin de pouvoir en dégager et interpréter le sens. Écouter quelqu’un qui raconte une tranche de vie demande de l’empathie, et parfois de la patience, puisque la personne qui raconte explique le contexte en détails, mais n’explique pas toujours d’emblée ce qui l’a touchée par rapport à cette anecdote. Plutôt que d’exprimer seulement les conclusions de sa réflexion par rapport à celle-ci, la personne place tous les éléments de l’histoire, et c’est souvent à la personne qui écoute de tirer des conclusions sur l’importance de cette histoire pour la personne qui raconte. J’aime découvrir les intérêts et opinions des gens qui m’entourent, qu’il s’agisse de mes proches ou d’inconnus avec lesquels je commence à discuter par hasard. Je trouve que la richesse

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de découvertes qu’offre le monde extérieur est amplifiée par la multitude d’êtres humains qui en partagent avec autrui leurs perceptions singulières.

Tous les éléments décrits dans ce premier chapitre font partie de mon expérience du monde en tant que réceptrice, et sont à la base de ma pratique de création – ma pratique d’émettrice - discuté dans le prochain chapitre.

Figure 3

Stéphanie Matte : Le légume méconnaissable, peinture vinylique et crayon graphite sur papier, 51 cm x 51 cm, 2018.

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Chapitre 2 Création - Émettrice

La première fois que je suis allée marcher dans la forêt à l’arrière de la maison de Palmarolle, je devais avoir 6 ou 7 ans. Mon père avait demandé la permission au propriétaire de cette portion de la forêt pour construire un petit camp en bois. Avec mon père et mon frère, nous avons traversé le petit ruisseau au bout de notre terrain, et nous sommes entrés dans la forêt. Mon père ouvrait la marche, traçant un sentier à travers les hautes herbes et les arbustes en faisant d’amples mouvements en forme d’infini de son bras droit muni d’une grande machette. J’étais vraiment impressionnée. C’était la jungle derrière chez moi, et mon père nous guidait à travers cet immense espace avec un sens de l’orientation qui me mystifiait à ce moment-là. En vérité, le site de la future cabane n’était pas très loin de l’orée de la forêt : tout au plus à une vingtaine de mètres !

Je suis retournée à la cabane à quelques reprises après sa construction, au cours de mon enfance et de mon adolescence, et ce court trajet fût pendant une dizaine d’années la seule infime portion de la forêt que j’avais réellement vue… mais autour de cette petite parcelle de réalité s’est construite dans mon esprit toute une forêt imaginée pendant cette décennie. Je rêvais aussi à la forêt la nuit, et la géographie de ces rêves était une couche de plus qui se superposait à l’idée de la forêt que j’avais construite dans mon esprit lorsque j’étais éveillée.

Lorsqu’à dix-sept ans je suis partie de la maison familiale, les rêves à propos de la forêt ont continué, en y entremêlant des éléments de mon nouvel environnement de vie urbaine. En retournant visiter mes parents l’été suivant, je décidai d’explorer pour la première fois la forêt plus en profondeur. C’était un étrange moment. J’ai eu une petite hésitation en m’enfonçant dans la forêt : est-ce que ce contact avec la réalité allait

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couper le jeu des différentes constructions de la forêt qui foisonnaient dans mon esprit depuis plusieurs années ? Ce premier été à explorer et à me perdre dans tous les coins et recoins de la forêt eu finalement l’effet contraire : cela contribua à ajouter de nombreuses strates supplémentaires à l’identité subjective de la forêt et renforça le profond attachement que j’éprouve à l’égard de cet espace. Celui-ci poursuit sa constante évolution dans mon esprit depuis presque trente ans maintenant.

Tout ce qui me fascine en tant que réceptrice du monde peut ressortir d’une manière ou d’une autre dans ma pratique d’émettrice : tant les éléments qui composent ma construction égocentrique du monde, que les éléments composant les constructions d’autrui qui me sont racontées. Je crois que mes préoccupations quant à l’espace influencent toutes mes œuvres sans exception. Une expérience d’un certain espace peut devenir le fil conducteur principal d’une œuvre, contribuer à la création d’un certain motif ou influencer le choix d’une composition particulière des éléments assemblés. Je vois aussi des liens entre mon intérêt pour la narration et l’expérience esthétique que je souhaite générer par mes œuvres. Je reviendrai plus en détails sur ce point dans la prochaine section (2a).

Figure 4

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Après ma première année de maîtrise à travailler principalement à la création d’œuvres sur papier, je commençai à penser à la construction de mon exposition de fin de maîtrise. Je trouvais vraiment important de tenir compte de l’espace concret de la galerie, qui est en quelque sorte le support de l’œuvre installative finale. J’avais envie d’avoir beaucoup de temps pour explorer différentes mises en espace possibles pour les éléments de mon installation. C’est pourquoi la galerie du RAB – Lieu de diffusion et d’expérimentation de la maitrise en arts visuels était pour moi le choix le plus pertinent d’espace d’exposition. J’avais accès à la galerie presqu’en tout temps l’année précédant l’exposition, ce qui me permettait de faire de nombreux exercices de disposition des œuvres dans l’espace – ce que je n’aurais pas pu faire dans un centre d’artistes en une ou deux semaines. En faisant des tests d’installation au cours des mois précédant l’exposition, je pouvais me déplacer dans la galerie et analyser si le choix des éléments présentés et la disposition de ceux-ci permettaient une expérience qui me semblait intéressante. Je ne voulais pas seulement faire un accrochage au mur de mes œuvres sur papier : j’avais envie que l’ensemble des œuvres habitant la galerie soit une construction qui fonctionne un peu comme une de mes œuvres sur papier.

Mes œuvres sur papier résultent d’assemblages pouvant comprendre des récits, objets, idées, lieux, phénomènes, découvertes et souvenirs d’expériences esthétiques. J’assemble souvent ces éléments autour d’un ou de plusieurs espaces de référence qui agissent comme fil conducteur lors de la création de l’œuvre. Ce fil conducteur n’est toutefois pas entièrement accessible pour les gens qui font l’expérience de l’œuvre finale ; il s’agit plutôt pour moi d’un outil de création. Ainsi, pour l’exposition de fin de maîtrise, j’ai choisi de travailler à partir de l’identité subjective de la forêt de mon enfance. Une personne qui se

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balade dans mon exposition pourra percevoir des références à une certaine forêt, ou à des forêts, mais mon objectif n’est pas de proposer un parcours strictement autobiographique. Je ne considère pas non plus mon exposition comme une représentation, une illustration, de la forêt de mon enfance. Je tente plutôt de générer chez le récepteur un état d’infinie recherche de l’histoire qui semble être présente dans mes œuvres.

2a Narration et recherche infinie de l’histoire

La narration est présente à différents niveaux dans ma vie et dans ma pratique artistique, soit dans le fait de raconter ou d’écouter une histoire, ou dans le fait de créer des assemblages d’éléments qui donnent l’impression que l’œuvre raconte une histoire, même quand celle-ci demeure inaccessible. J’utilise le terme narration qui englobe pour moi deux aspects - en tant que réceptrice et en tant qu’émettrice - qui impliquent tous deux l’idée d’une suite d’évènements. En tant que réceptrice, je prends le temps d’écouter attentivement lorsque des gens me racontent des histoires portant sur des évènements vécus, des réflexions qu’ils ont eues, des livres qu’ils ont lus, etc. Je m’intéresse à leur construction égocentrique du monde, tel qu’expliqué dans le premier chapitre, et les écouter narrer ce qui les préoccupe est pour moi un moyen privilégié d’avoir accès à ces constructions.

En tant qu’émettrice, je conçois la narration comme une suite d’évènements se produisant dans mes œuvres. Dans un récit traditionnel en littérature, la narration consiste à raconter une suite d’évènements, qui est très souvent orientée autour des actions des personnages. Dans mes œuvres, la figure humaine n’est pas représentée : les suites d’événements que je qualifie de narration ne sont pas construites autour d’un être humain identifiable qui réalise des

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actions et qui fait évoluer un récit. Il s’agit plutôt d’une accumulation de micro-évènements qui semblent se positionner dans le temps et ainsi donner une impression de narration. Dans l’œuvre Les os cassés (voir figure 8, p. 25), le dôme cassé implique qu’il a été fracassé à un certain moment. Les formes à motifs représentées au crayon graphite, qui pourraient être des morceaux de tissus ou des vêtements, semblent avoir été déposés ou être tombés sur le dôme. Ces deux évènements se positionnent dans le temps, sans que l’on puisse précisément savoir dans quel ordre, à quel moment ou pourquoi ils se sont produits. Le fait que ces objets – le dôme, les tissus à motifs et les escaliers ovales – soient clairement fabriqués de mains humaines ajoute aussi un événement se positionnant dans le temps.

Ces éléments assemblés, s’entrechoquant les uns aux autres, créent une suite d’évènements se positionnant dans le temps, qui n’est pas élucidée et ne mène pas à une fin précise et unique. Mes œuvres sur papier permettent au récepteur d’émettre une multitude d’hypothèses sur le sens de l’œuvre, sur l’histoire qu’elle semble potentiellement contenir, mais sans pouvoir fixer de manière définitive laquelle de ces hypothèses est la bonne. Le souci de générer cette expérience esthétique, de recherche infinie de l’histoire, est central dans ma pratique.

Je joue donc avec l’habitude qu’ont la plupart des gens de chercher du sens dans un objet qu’ils ne comprennent pas à prime abord. Cette recherche de sens peut se manifester à travers une de ses plus simples expressions par un « Qu’est-ce qui se passe? » devant une image qui représente un objet qui n’est pas immédiatement reconnaissable. Par exemple, dans les œuvres Vas-y on est tous derrière toi (figures 5 & 6, pp 21-22) et Quelque chose qui sèche vite (figure 6, p. 22), les différents éléments ne peuvent donner de réponse à cette question au

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premier coup d’œil. Le récepteur doit analyser les suites d’évènements présentes dans les œuvres et tenter de tirer du sens de celles-ci : la lampe de poche allumée déposée sur la table, les deux prismes, l’arc-en-ciel sur la feuille de carton fixée au mur, les pyramides vertes sur socles bronze, les socles bronze dont les pyramides sont absentes, la masse de petits cercles gris, le point de fuite qui sous-entend que les pyramides sont posées au sol et que la masse grise flotte dans le ciel…

Figure 5

Stéphanie Matte : Vas-y, on est tous derrière toi, crayon graphite et peinture vinylique sur papier, 40 cm x 40 cm, 2018.

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Figure 6

Stéphanie Matte : Quelque chose qui sèche vite (vue de l’installation), prismes, lumière et feuille de papier fixée au mur, dimensions variables, 2019.

(À gauche : Vas-y, on est tous derrière toi, 2018)

Bien entendu, une personne qui se balade dans mon exposition pourrait simplement faire l’inventaire de ce qu’elle voit et passer à autre chose sans se demander ce qui se passe dans ces œuvres. Cela dit, beaucoup de récepteurs tenteront de fournir leur propre explication à cet assemblage d’éléments. Bien que ce soit un peu cliché de dire de mes œuvres qu’elles représentent tout ce que le récepteur y voit, je crois que c’est un des éléments centraux de l’expérience que je propose, cet état de recherche infinie de l’histoire qui ne peut pas être élucidée seulement par les éléments visibles dans l’œuvre. Je suis consciente que la plupart des œuvres d’art peuvent permettre cette ouverture de sens qui m’intéresse. Même dans les œuvres où une multitude d’éléments de compréhension sont donnés clairement au récepteur, un artiste ne peut jamais complètement prévoir comment une personne vit l’expérience d’une œuvre et en tire du sens. Toutefois, de nombreux artistes

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renforcent un peu plus cette ouverture de sens, qui n’est pas uniquement liée à la volonté de libre interprétation des récepteurs. L’émetteur a aussi son rôle à jouer pour soutenir cette ouverture de sens dans une œuvre. Je suis captivée par le fait que les œuvres de l’artiste Amy Cutler nous disent qu’elles renferment une histoire, mais qu’en vérité les histoires qu’elles évoquent n’existent pas vraiment à la source :

In their precision and specificity, her paintings tell us that there is a story, yet the story they evoke does not exist. Strangely, her work contains the possibility of multiple narrative interpretations in the same way that a mythological or biblical text contains the possibility of many pictorial interpretations.7

Par un assemblage surréaliste d’éléments figuratifs, Cutler nous plonge dans un état de recherche du récit qui serait à l’origine de l’œuvre. Les motifs détaillés des vêtements nous poussent à nous questionner sur le pays et l’époque ou prend place l’histoire. Les personnages sont très souvent affairés à des tâches étranges qui nous encouragent à chercher l’allégorie que nous devrions déduire de ces actions.

Figure 7

Amy Cutler : Embargo, 2010. Tirée de Turtle fur (2011, p. 85)

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Bien que les œuvres sur papier d’Amy Cutler soient très différentes de mon travail, j’y vois une parenté par rapport à cette idée d’une narration ouverte ; ce que j’appelle la potentialité d’une histoire. J’assemble différents éléments, reconnaissables ou non, qui donnent l’impression que l’œuvre renferme des liens logiques qui mèneraient à une seule solution… mais en fait cette solution, « l’histoire unique », n’existe pas. Moi-même, je me surprends à trouver des liens entre les différents éléments après avoir conçu l’œuvre.

Il y a aussi des similitudes dans l’utilisation des titres qui viennent soutenir cette impression d’une possibilité de narration qui demeure inaccessible, en tout ou en partie. Mes titres sont souvent construits de telle sorte qu’ils sous-entendent qu’un évènement, passé ou à venir, est contenu dans l’œuvre : La lesbienne et le momificateur de poulets ; Je ne voulais pas marcher sur un ours ; La construction d’un désert ; La mort du serpent-jambon déguisé en ananas ; Les fermières sont daltoniennes ; Vas-y, on est tous derrière toi ; La chasse maritime du chevreuil ; etc. Je considère mes titres comme faisant partie intégrante de l’expérience d’une œuvre. Je crois que pour la plupart de mes œuvres sur papier, l’impression de potentialité d’une histoire serait beaucoup moins forte sans le titre.

2b Objets sculpturaux

Une partie des œuvres présentées lors de l’exposition Les météores sont des œuvres sur papier, alliant peinture et dessin. Elles sont constituées d’assemblages qui prennent la forme d’objets sculpturaux déposés au centre de l’espace sans décor de la feuille de papier, comme un nouvel élément qui vient potentiellement exister dans le monde extérieur. Pourquoi « objets sculpturaux » et pas seulement « objets » ? Je crois que j’utilise cette expression parce que ces représentations évoquent la

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possibilité d’être fabriquées/sculptées pour exister dans le monde tridimensionnel… mais à l’instant même où ces assemblages sont pensés sur la surface du papier, les fabriquer en trois dimensions perd tout son sens pour moi, puisque d’une certaine façon, on pourrait dire qu’ils existent déjà.

Figure 8

Stéphanie Matte : Les os cassés, peinture vinylique et crayon graphite sur papier, 51 cm x 51 cm, 2018.

Je vois ici un parallèle à faire avec ce qui m’intéresse par rapport à la forêt de mon enfance. Lorsque je rêve ou j’imagine cette forêt, j’y construis des nouveaux trajets, des nouvelles architectures, des nouveaux reliefs, etc. Cette forêt est un espace qui peut potentiellement tout contenir et se transformer à l’infini. C’est précisément cette potentialité d’existence – d’espace multiple, d’histoire multiple – qui m’intéresse lorsque je crée une de mes œuvres sur papier. La potentialité d’existence d’un objet sculptural est pour moi plus

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intéressante que la réelle construction d’un de ces objets. Faire l’expérience d’un de ces objets réalisés en trois dimensions et posé sur le sol d’une galerie n’aurait rien à voir avec l’expérience faite de sa représentation sur papier. Les objets sculpturaux sur papier, par leur potentialité d’existence, créent une ouverture, un appel à l’imagination qui me semble plus fort que dans une sculpture effectivement construite en trois dimensions.

2d Les météores et la forêt : installation

Il insistait sur le sens propre qu’il convient de restituer au mot météore – qui n’est pas comme on le croit communément une pierre tombée du ciel – ce qui s’appelle un météorite – mais tout phénomène ayant lieu dans l’atmosphère, grêle, brouillard, neige, aurore boréale, et dont la météorologie est la science.8 À travers les différentes œuvres de mon exposition, les références à l’idée de la forêt et des météores cohabitent. Les météores représentent pour moi des espaces qui sont changeants, multiples et indéfinis. Les météores habitent la forêt de mon enfance de matins brumeux, de neige et d’arcs-en-ciel suivant des orages. Au-delà de leur présence visible dans mon exposition, les météores symbolisent pour moi l’identité en mouvement que j’attribue à cette forêt. Une forêt est généralement considérée comme un élément changeant moins rapidement qu’un météore, mais dans ma genèse personnelle, l’identité subjective de cette forêt est tout aussi changeante, multiple et indéfinie qu’un météore. La forêt change à un rythme beaucoup plus rapide dans mon esprit que le rythme de croissance habituel des végétaux d’une forêt.

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Figure 9

Stéphanie Matte : Droit de passage, projection vidéo (2 min 10, en boucle), 2019. En haut : Vue de l’installation. En bas : 2 détails de la vidéo.

Le titre de mon exposition est aussi un emprunt à l’auteur Michel Tournier. Son roman Les météores m’a beaucoup touchée par son utilisation des espaces comme éléments symboliques liés à l’identité des personnages. Les météores n’y sont pas vus seulement comme des phénomènes physiques ou des objets habitant le paysage, mais plutôt comme des éléments ajoutant des strates de richesse et de complexité aux personnages. Ceux-ci s’identifient à des caractéristiques de certains éléments météorologiques pour se définir en tant qu’humain et exprimer leur vision singulière du monde extérieur.

L’exposition Les météores comprend différentes œuvres réalisées au cours de mes deux années de maitrise, que j’ai pensé comme un tout, en fonction de l’espace de la salle d’exposition : huit objets sculpturaux représentés sur papier disposés à plat sur des tables ; une projection

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fixe sur un rouleau de papier au sol ; une projection vidéo au mur ; trois installations sculpturales ; une œuvre sur toile présentée au sol et une œuvre sonore que l’on peut entendre dans tout l’espace d’exposition.

Figure 10

Stéphanie Matte : La forêt, projection sur rouleau de papier d’une photographie satellite tirée de Google Maps, dimensions variables, 2019.

Je perçois l’exposition comme un tout, qui fonctionne comme une de mes œuvres sur papier, mais à plus grande échelle… comme un assemblage de différents éléments qui mettent le récepteur dans un état de recherche infinie de l’histoire qui semble être potentiellement contenue dans l’exposition Les météores. La plupart des parties composant cette exposition ont des titres distincts. J’ai hésité longtemps à rendre ces titres accessibles aux visiteurs, soit par des cartels ou par un plan apposé à l’entrée de la galerie. Les titres sont très importants dans l’expérience des œuvres lorsque celles-ci sont présentées séparément. Toutefois, j’avais l’impression qu’en les assemblant, elles

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prenaient plutôt ensemble une nouvelle forme, et que cette nouvelle œuvre ne pouvait avoir qu’un seul titre, Les météores.

J’ai réalisé toutes les œuvres sur papier lors de la première année de la maitrise. Ces œuvres furent parmi les 45 œuvres sur papier présentées en juin 2018 lors de mon exposition Je ne voulais pas marcher sur un ours, au Centre d’exposition d’Amos. Bien que j’aie été satisfaite des œuvres en elles-mêmes, je fus très déçue lorsque que j’eus terminé mon montage, au point de prendre trois mois de pause de production par la suite afin de réfléchir à ce qui ne me convenait pas du tout dans cette exposition. Je suis arrivée à la conclusion que mes œuvres n’étaient pas faites pour être présentées à la verticale sur des murs. L’expérience d’une de ces œuvres présentée à plat sur une table correspond beaucoup plus à ce que je recherche. Ce mode de présentation met en relief la référence au projet en cours de création, à l’esquisse, à la potentialité d’existence des objets sculpturaux.

La présence de la déambulation et du trajet est tellement importante dans ma vie, que de parcourir l’exposition d’Amos en faisant le tour de deux pièces, où les œuvres sont alignées en rangs d’oignons sur les murs, semblait dénaturer mon travail.

Je souhaite que la disposition des tables et les différences d’orientation des œuvres sur papier brouillent les pistes et proposent plus d’un seul trajet pour visiter l’exposition Les météores.

En terminant le montage de l’exposition d’Amos, j’avais aussi l’étrange impression d’être une usine à dessins. Bien que j’apprécie le fait qu’une série permette d’explorer d’infimes variations sur un même thème, j’éprouvais le besoin de repousser les limites de mon exploration, afin de couper cette désagréable impression d’énumération. Lors de ma

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deuxième année de maitrise, j’ai donc choisi d’explorer différents médiums, tout en gardant le fil conducteur de la forêt et des météores. Les entrevues réalisées avec les membres de ma famille qui ont vécu près de cette forêt furent très enrichissantes. Elles sont à la base de l’œuvre sonore qui enveloppe l’espace et relient les œuvres de l’exposition Les météores. J’ai extrait de ces entrevues des bribes de descriptions de la forêt, auxquelles s’entremêlent des récits de cette forêt imaginée et rêvée - par les membres de ma famille et par moi-même. L'amalgame de ces descriptions issues de souvenirs et de rêves crée une certaine ambigüité dans l’œuvre sonore finale. Il est difficile de déterminer si ces personnes décrivent la même forêt, ou différentes forêts, et si celles-ci sont réelles ou non.

J’ai été sensible à ce que les différentes parties de l’installation Les météores proposent toutes une certaine ouverture de sens. Je ne voulais pas que l’on perçoive l’ensemble de mon exposition strictement comme un récit autobiographique ou chaque œuvre décrit la forêt de mon enfance. Cela aurait coupé l’expérience de recherche infinie de l’histoire qui m’intéresse. Tel qu’expliqué précédemment, l’idée de la forêt agit plutôt comme un fil conducteur autour duquel j’ai assemblé les éléments composant Les météores. Bien que l’exposition laisse transparaître des éléments autobiographiques, je tenais à ce que cet aspect ne soit pas central dans l’installation. J’espère ainsi que le récepteur, dans sa quête de sens, y cherchera l’histoire/les histoires et non pas mon histoire comme explication des œuvres.

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Conclusion

En guise de conclusion, j’ai envie de citer mon amie Julie Bellavance, qui m’a affirmé avec enthousiasme pendant la maitrise : « Toi, tu es comme moi, tu aimes raconter des histoires sans punch! » J’oublie systématiquement la fin de tous les romans que je lis. J’aime créer des œuvres qui mettent dans un état de recherche infinie de l’histoire. En amoureuse du trajet que je suis, j’avoue que j’accorde beaucoup plus d’importance à la distance parcourue qu’à la chute finale du récit. J’ai d’ailleurs l’impression que le mot conclusion va un peu à l’encontre de ma vision d’un projet de maitrise. Je disais au début de mes études de deuxième cycle que ces deux années seraient l’occasion de faire une parenthèse dans ma pratique de création pour réfléchir, comprendre et définir celle-ci. Il ne s’agit donc pas de mettre un point final, mais plutôt de refermer cette parenthèse et de poursuivre mon chemin.

Ce texte ne fait qu’effleurer ce que j’ai découvert et compris pendant ces deux années. Découvertes faites sur moi-même, sur ma pratique de création, sur mes collègues artistes, sur le monde… J’aurais voulu réussir à exprimer, dans ce texte et dans mon exposition, toute la délicatesse, la complexité et l’amour profond que je porte à la forêt de mon enfance, et à tous ces espaces riches et infinis qui existent dans nos esprits humains. Je ne crois pas avoir réussi, mais avec mon bel enthousiasme caractéristique, je ne déclare pas forfait devant des idéaux, et je poursuis ma déambulation, à la fois en tant que réceptrice et en tant qu’émettrice dans ce monde qui me fascine.

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Bibliographie

Cutler A., Steward L. & Bender A. (2011). Turtle fur. Ostfildern : Hatje Cantz Verlag pp 11 à 25.

Fulford, R. (2001). L’instinct du récit. Saint-Laurent, Canada : Bellarmin, 207 p.

Ginzburg, C. (2001). À distance: neuf essais sur le point de vue en histoire. Paris : Gallimard, 248 p.

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