• Aucun résultat trouvé

Malte et la tentation du régalisme à la fin du XVIII e siècle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Malte et la tentation du régalisme à la fin du XVIII e siècle"

Copied!
17
0
0

Texte intégral

(1)

1

Malte et la tentation du régalisme à la fin du XVIII

e

siècle

Grégory Woimbée

Celui que nous connaissons sous le nom d’Ordre de Malte vient droit des rêves de la Chrétienté médiévale en Palestine, une création de marchands amalfitains du XIe siècle devenue

un ordre militaro-religieux aux XIIe et XIIIe siècles sur le modèle du Temple après la victoire de

Godefroy de Bouillon. Son habile conquête de Rhodes sur les Byzantins en 1310 lui permit de se forger une principauté souveraine jusqu’en 1522. Le geste intéressé de Charles Quint en 1530, qui lui accorda l’archipel maltais en usufruit, s’il le plaçait dans l’imbroglio diplomatique des luttes politico-religieuses européennes sans le protéger du danger ottoman, eut au moins l’avantage d’assurer ce goût d’indépendance. Parvenant à faire prospérer une situation propice à ses instincts, il lui fallut aussi compter avec le pouvoir de ses protecteurs chrétiens. Parmi eux, il y avait le Pape, supérieur religieux de l’Ordre et son représentant sur l’île, l’Inquisiteur.

Lorsqu’il avait semblé falloir lutter contre l’émergence d’un courant crypto-luthérien au sein de l’île et jusque dans l’Ordre, Rome avait érigé un tribunal de la foi, indépendant de l’Inquisition espagnole pourtant en vigueur en Sicile, suzerain naturel du territoire maltais. Dès 1562, l’Evêque du diocèse s’était vu confier des pouvoirs spéciaux par le Saint Office romain créé en 1542, jusqu’à ce qu’au bénéfice d’un conflit entre l’Evêque et le Grand Maître de l’Ordre, il n’envoyât en 1574 son propre Délégué apostolique. Il se trouvait donc sur une île bien petite trois autorités ecclésiastiques imbriquées et concurrentes : le supérieur d’un ordre religieux international composé pour moitié de Français à la tête d’un territoire qui le faisait vassal de la Sicile ; l’évêque d’un diocèse suffragant de Palerme choisi par l’Empereur sur proposition du Grand Maître et membre du Conseil de l’Ordre ; le délégué apostolique, inquisiteur de tous et ambassadeur du Pape auprès du Grand Maître. L’histoire qui commença sous l’œil de Maltais et d’un Ordre à peine victorieux du Grand Siège turc de 1565 devait être la succession de leurs conflits, internes en raison de leur caractère d’ecclésiastiques, mais de plus en plus extérieurs en raison de ce qu’ils représentaient : des pouvoirs et des idées. Et les petites causes de Malte eurent toujours de grands effets en Europe. Les controverses courantes et naturelles dans un pareil système n’eurent rien que de très normal jusqu’au moment où les Grands Maîtres devinrent de plus en plus les princes d’un Etat et les Inquisiteurs les défenseurs des intérêts de l’Eglise, les garants des libertés maltaises et même le recours des opposants au gouvernement.

Déjà en germe dès le début du XVIIIe siècle, et affiché par les grands maîtres portugais

Vilhena et Pinto sous la forme d’un rêve monarchique, l’édification d’une légitimité civile du Grand Maître, dans son Ordre et surtout auprès de son peuple, prit la forme d’une législation d’inspiration régaliste sous le grand maître Rohan (1775-1797). L’option gibeline d’un prince ecclésiastique montre la complexité des évolutions dans l’Europe des Lumières. Interne à l’ecclésiosphère, jamais anti-religieuse et même véritablement anti-romaine, son action ne profita que peu de temps du couvert diplomatique et dût céder devant la coalition de tous ses adversaires, dans l’Ordre et hors de lui.

Lorsque le grand maître Ximenes mourut le 4 novembre 1775, il laissait l’Ordre humilié politiquement par le révolte dite des prêtres, et qui sans avoir aucune chance de réussite, avait causé beaucoup de frayeur et révélé le caractère inquiétant des conflits endémiques entre l’Ordre et les Maltais. Après une campagne électorale où il avait mêlé promesses et fermeté, Rohan commença son règne dans une atmosphère de crise. Jadis opposant à Pinto dont il n’avait cessé de dénoncer le despotisme, il était né en Espagne où son père, impliqué dans un complot contre le Roi de France, avait dû fuir. Au service du fils cadet de Philippe V, don Philippo, il l’avait suivi à Parme, le traité d’Aix-la-Chapelle lui ayant accordé en 1748 les duchés de Parme et Plaisance, et avec la mort du dernier Gonzague, le petit duché de Guastalla. C’est là que Rohan fut formé à

(2)

2 l’esprit des philosophes et probablement initié à la franc-maçonnerie par la fréquentation de ces nombreux intellectuels français que le ministre Du Tillot avait attirés à Parme, eldorado de l’esprit administratif français, du colbertisme et du gallicanisme. Rohan connut l’époque enthousiaste de réformes qui échouèrent pourtant avec le renvoi du ministre en 1771. Admirateur de Benjamin Franklin et correspondant de La Chalotais, quasi libertaire devant Pinto ou Ximenes et la ligne aristocratique d’une via antiqua, il incarna tout jeune celle d’une via moderna, qui lui vaudrait sur le tard l’animadversion de ces nobles confrères. Il était persuadé qu’il fallait tout réformer à Malte. Mais son modèle n’était pas celui du parlementarisme anglais, il s’agissait de faire en petit l’idéal étatique diffusé par les Bourbons. Il défendit la réforme par l’autorité d’un seul. En cela il n’était pas si loin de ses prédécesseurs.

La controverse se cristallisa sur la personne de l’Auditeur du Grand Maître, Nicolò Muscat. Ce dernier n’était pas tellement différent de ses prédécesseurs, Grech, Belli ou Ferrugia ; rien d’original dans son propos, rien qui permette d’en faire un meneur ou un maître à penser. Pour l’Inquisiteur Scotti, c’était même un « imbécile » imbus de lui-même et sans charisme, qui défendait un régalisme absurde à Malte. En lisant ses écrits, on ne peut se persuader d’un génie exceptionnel, car ils ne font que reprendre mot pour mot la rhétorique qui s’était développée sous le Grand Maître Perellos au début du XVIIIe siècle. Son régalisme provincial ne pouvait

faire de Muscat le héros d’une histoire, néanmoins, ce magistrat maltais rassembla sur sa personne tous les ressentiments d’un Ordre et d’une Église qui refusaient ce qui venait, mais aussi tous les espoirs d’une réforme qui passait nécessairement par le droit1.

I – Le régalisme dissimulé de la réforme du clergé de 1777

La succession du grand Evêque provençal Alphéran de Bussan avait ouvert en 1757 une crise entre le pouvoir magistral et le clergé. Mgr Rull (1757-1769), vaincu par la sénilité et l’incompétence, avait subi l’influence d’un Vicaire Général honni. Quant à l’Evêque Pellerano (1769-1780), il se mit du côté du clergé diocésain. Vice-chancelier de l’Ordre, il avait pourtant été l’un des personnages clefs de l’administration Pinto, pur produit de l’intégration des Maltais à l’Ordre par voie cléricale, et le type même de ces hommes qui à force de servir le pouvoir prennent goût à l’exercer pour eux-mêmes. Lorsque Pinto tomba malade en 1772, une insurrection fut en préparation. Dès son accession au pouvoir, Ximenes dénonça vigoureusement Pellerano qui fut convoqué à Rome. C’est durant son absence, qui devait être définitive, qu’eut lieu l’insurrection de 1775, conduite par Don Gaetano Mannarino2, un prêtre connu pour son

zèle apostolique, la qualité de sa prédication et sa conduite morale irréprochable. Le 8 septembre 1775, jour anniversaire de la victoire du Grand Siège de 1565 et fête de la Nativité de la Vierge, quelques prêtres et clercs, une douzaine au total, aidés par quelques laïcs, parvinrent à s’introduire dans le fort Saint-Elme, lieu symbolique de la résistance au Grand Siège turc. Deux caporaux de la forteresse leur ouvrirent les portes ; la petite troupe mit en prison le chevalier de Guron, commandant de la place, ainsi que les gardes et fit pointer les canons vers la ville. Les insurgés réclamaient la baisse du prix des grains et l’observance des privilèges nationaux. En d’autres termes, ils revendiquaient la restauration des droits municipaux aragonais. Le Grand Maître sembla céder, mais lorsque la situation fut rétablie, l’Ordre reprit ce que son administration « nationale » avait lâché. Il s’engagea alors dans une profonde réforme du clergé.

Au moment où le Grand Maître demandait que Rome mît fin aux abus de l’immunité ecclésiastique, pour qu’il pût à son tour faire cesser le désordre social qui en résultait, les soutiens qu’il avait débauchés du sein des juridictions pontificales comparurent pour leur appartenance

1 Gio Niccolo Muscat, La Giurisprudenza Vindicata, Malte, 1779.

(3)

3 maçonnique3. Les personnes impliquées étaient des chevaliers de l’Ordre, surtout des Français,

des membres du clergé maltais (plusieurs chanoines de la cathédrale), ou encore des membres de la noblesse maltaise à la fois affiliés à l’Ordre et au Pape et même familiers de l’Inquisiteur. Cela montrait évidemment la communication des élites et l’élasticité des appartenances, mais révélait surtout l’effritement des conflits idéologiques réels au sein des « partis » : les partis de l’Inquisiteur, de l’Évêque ou du Grand Maître était une assurance pragmatique, et non une identité affirmée. L’influence de la France sur la noblesse maltaise n’était pas nouvelle, elle se trouvait confirmée. Rohan poursuivait la politique de Pinto qui consistait à « récupérer » les élites, à les lier à la munificence et à la prodigalité du prince, élites d’origines étrangères qui assuraient leur ascension sociale en s’intégrant aux élites locales municipales et ecclésiastiques. On vit naître une nouvelle génération de lignées hybrides, séduites par le Grand Maître. Les oppositions vinrent du sein de l’Ordre lui-même, qui ne manqua pas de se servir de l’Inquisiteur à l’occasion. Ce dernier n’omit pas non plus de les utiliser pour reprendre l’avantage, au moins pour conditionner les esprits à Rome. C’était l’autorité abstraite du Grand Maître et l’honneur de l’Ordre qu’il avait soutenus contre le clergé, mais passée la peur de l’esprit de rébellion populaire, il prit le parti des frondeurs contre Rohan.

Les négociations se situèrent à deux niveaux : celui du rapport de force et celui des exigences. L’axe diplomatique de l’Ordre, très habile au départ, puisqu’il consistait à s’appuyait sur Versailles et Madrid, s’avéra avec l’avènement de Pie VI beaucoup moins fructueux. Il confirmait même les doutes de Rome sur les intentions du Grand Maître et jetait le trouble sur des revendications qui auraient bénéficié d’une écoute compréhensive. Aussi le rapport de force associé à la nature des questions en débat joua en défaveur de l’Ordre.

L’Inquisiteur Lante, au long de 1776, ressentit le délabrement croissant des relations entre l’Ordre et le clergé diocésain, et ce malgré la bonne volonté teintée de modération du Grand Maître. L’effervescence liée au nouveau règne n’avait pas effacé le contentieux. L’envoyé du Pape expliqua au Secrétaire d’État que l’une des principales exigences de l’Ordre était de réduire le nombre des clercs parce qu’il était persuadé que c’était la cause de tout4. On dispose d’assez peu

d’éléments statistiques. Il faut distinguer les prêtres des autres clercs. Lors d’un recensement du clergé diocésain effectué en juillet 1638, on dénombrait 216 prêtres, 644 clercs célibataires et 280 clercs mariés sur un total de 1140 clercs. En décembre de la même année, un autre dénombrait 273 prêtres, 655 clercs célibataires et 277 clercs mariés5, soit 1205 clercs diocésains. En 1782, on

dénombra 1091 prêtres pour 86296 habitants (Malte et Gozo), soit un taux moyen d’encadrement presbytéral de 1,25%. Ce taux moyen n’a rien à voir avec le taux d’encadrement variable. Les zones urbaines pouvaient donner le sentiment d’une surpopulation sacerdotale. Quoi qu’il en soit, le taux de prêtres, même largement inférieur aux villes italiennes, était largement supérieur au taux français. Il faut ajouter à cela la présence de 350 moines et religieux, les couvents étant situés en ville. Cette impression de surpopulation cléricale était partagée par les observateurs français6.

L’Ordre employa les grands moyens. Pour dénoncer le trop grand nombre de clercs et leur esprit d’indépendance à l’égard de l’autorité séculière et donc du Grand Maître, le bailli de Breteuil, l’ambassadeur de l’Ordre à Rome, fut chargé d’obtenir le soutien de la France et de l’Espagne. Le Grand Maître fut conduit au-delà de ce qu’il souhaitait : mettre un terme aux abus qui causaient les constants conflits de juridiction entre l’Église et son gouvernement. On choisit deux axes : le trop grand nombre des clercs et le rôle pervers du droit d’asile et de l’immunité locale. Le ministre napolitain Tanucci voulut mettre fin aux négociations. Il était inacceptable que

3 AIM Proc. « Processo Lante, avril 1776 ». Cf. John Montalto, The nobles of Malta, 1530-1800, Malta, Midsea Books Ltd,

1979, pp.339-348.

4 ASV SS Malta 137.

5 Cf. Vincent Borg, The Diocesan Priests in the Maltese Islands : 1551-1850. Some Results of a Demographic Survey, Malta,

1982, “The Eighteenth century Descrease” (source: Archivio de Simancas, Secretarias Provinciales, Legajo 1477, cart.1).

(4)

4 le Pape intervînt à Malte. Officiellement, il voulait défendre l’indépendance de Malte à l’égard de la Curie romaine. La situation était bloquée. En outre, l’Ordre n’avait plus les moyens de se froisser avec Rome. Les protections françaises et espagnoles assuraient le Grand Maître d’un résultat acceptable. Cependant, tout régalisme affiché était purement impensable. L’Ordre ne pouvait être régaliste ni défendre des positions régalistes, mais il espérait que ses protecteurs régalistes pourraient l’aider à obtenir mieux que ce qu’il demandait lui-même. Informer le ministre napolitain ne suffisait pas ; à cette diplomatie de forme, il fallait une diplomatie de fond : le bailli de Breteuil obtint de Florida Blanca, son homologue espagnole à Rome, qu’il ramenât Tanucci à la raison au nom du roi d’Espagne. Il fallait d’abord l’Espagne pour que les négociations avec le Pape eussent lieu contre l’avis de Naples, il fallait ensuite l’Espagne pour que ces négociations fussent favorables à l’Ordre. La diplomatie de l’Ordre devenait de plus en plus improbable. Tanucci resta sur ses positions et avait en outre peu goûté la manœuvre.

Le bailli de Breteuil trouva la solution. On baserait les négociations sur les prescriptions du concordat de 1741 entre le Saint Siège et Naples. Le texte avait selon lui l’avantage d’être conforme aux dispositions de Trente et du droit canonique, puisqu’il rappelait que seuls les hommes qui avaient les qualifications requises pouvaient recevoir la cléricature. Il limitait aussi le droit d’asile et avait créé un tribunal mixte composé de prêtres et de laïcs pour régler les conflits de juridiction. Rohan accepta l’idée et le fit savoir à Tanucci par le biais de Carignani : la réforme serait basée sur le concordat de 1741. Breteuil obtint le soutien des ambassadeurs de France et d’Espagne.

Un concordat n’est jamais qu’un traité international, un compromis pour des puissances qui ont intérêt à négocier plutôt qu’à rompre. Ce que Rome avait consenti à Naples, il n’entendait pas le donner à Malte, d’abord parce qu’il n’y était pas obligé7. Rome n’offrait pas une concorde

entre le Saint Siège et l’Ordre, mais au terme d’un accord politique avec les protecteurs de l’Ordre, elle offrait un arbitrage entre l’Ordre et le clergé, pour ainsi dire entre l’Ordre et Malte. Le concordat concernait l’Ordre et Malte ; il s’agissait de rétablir la paix à Malte, non de céder à des revendications de nature politique, au moins pas directement. L’Ordre obtint simplement un

motu proprio, un acte unilatéral qui confortait surtout le rôle politique de Rome à Malte. Cela

expliqua la lenteur des négociations : il fallait compter avec le clergé maltais et ses appuis romains. Pour éviter l’élargissement du concordat de 1741 à Malte8, Pie VI finit par publier la lettre motu

proprio Ea semper fuit le 25 juillet 1777 : on pourrait dire religieuse per accidens et politique per essentia. Au-delà de dispositions religieuses et disciplinaires, elle fut le fruit d’un compromis

politique trop général, trop abstrait, la réponse volontairement tridentine à une question involontairement des Lumières, et surtout une loi arrachée par le spectre de Naples, et consenti par un Pape qui supportait de moins en moins les difficultés diplomatiques dans lesquelles les politiques aventureuses du Grand Maître le mettaient.

II – Un « concordat » précaire

Mgr Zondadari (1777-1785)9 fut le principal artisan de la réforme du clergé maltais, au

moins jusqu’à l’arrivée de Mgr Labini en 1780. Rome l’avait spécialement chargé d’appliquer les

7 Pie VI refusait notamment l’idée d’un tribunal mixte revêtu de l’autorité apostolique. Cf. Alain Blondy, op.cit., p.213. 8 Cf. Alain Blondy, ibid. ; l’auteur montre que la ligne anti-romaine de Madrid défendue par Azara (qui avait succédé

à Florida Blanca en février 1777) fut tempérée par Bernis. Les menaces associées à la douceur firent se dénouer la situation.

9 Né à Sienne en 1740, fils du Marquis de San Quirino, il appartenait à la famille du Grand Maître Zondadari

(1720-1722) et du pape Alexandre VII qui avait été en son temps Inquisiteur de Malte sous le nom de Fabio Chigi (1634-1639). Après avoir obtenu son doctorat en droit à l’université de la Sapienza à Rome, il fut envoyé en 1767 comme Gouverneur de Rieti et de Bénévent.

(5)

5 dispositions du « concordat »10. Pour limiter la surpopulation cléricale, nomment de clercs non

prêtres, le patrimoine requis pour recevoir la tonsure passa de 45 à 80 écus maltais. En outre, les exemptions furent rassemblées selon quatre familles. La première comprenait tous les clercs séculiers (à partir de la tonsure) à condition de se conformer au port de l’habit ecclésiastique et de la tonsure, d’être attachés par l’Évêque au service d’une église, pour les célibataires se préparant au sacerdoce, de résider au séminaire de Mdina ou dans un lieu d’étude choisi par l’Évêque, de se présenter une fois par an chez l’Évêque. Ces clercs devaient être inscrits sur une liste officielle. Autrement dit, la définition purement juridique du clergé était complétée par une définition morale. L’Évêque en était le garant et aussi l’obligé. Le deuxième groupe comprenait les religieux hommes et femmes. La troisième catégorie regroupait tous les « vrais et effectifs » serviteurs de l’Évêque, tous les laïcs de son administration. Le nombre de ses curialistes laïcs était limité à dix, et comme pour les clercs séculiers, ils devaient être inscrits sur une liste publique à la chancellerie épiscopale. Durante munere, ils bénéficiaient d’une immunité strictement personnelle (qui ne pouvait s’étendre à leurs familles) qui prévoyait aussi le port d’armes non expressément interdites par les lois de l’État. En cas de crime, ils devaient être condamnés à mort ou aux galères à perpétuité, leur cas étant jugé par l’Évêque en première instance et par la Congrégation des Immunités ou par un juge délégué par elle en appel (l’Inquisiteur ou pourquoi pas un tribunal laïc si la circonstance l’exigeait). Pour éviter la prolifération de laïcs exemptés de la juridiction laïque, le texte prescrivait l’emploi exclusif de clercs dans l’administration épiscopale. Le texte n’excluait pas qu’il y eût d’autres laïcs exemptés à condition qu’ils le fussent en vertu d’un autre supérieur, par exemple grâce à une patente de l’Inquisiteur. Enfin venaient dans la quatrième section l’ensemble des clercs mariés qui bénéficiaient de l’immunité à condition de porter l’habit et la tonsure, de servir dans une église leur ayant été assignée, de n’être marié qu’une fois à une vierge, et d’obéir aux dispositions canoniques du Concile de Trente, de ne pas pratiquer de métier s’apparentant aux arts mécaniques, au commerce et au négoce. Les clercs mariés revêtus des ordres mineurs devaient se présenter une fois l’an pour examen de leur obéissance aux dispositions canoniques tridentines et signer une déclaration pour renouveler leur immunité. Avec les laïcs, les clercs mariés étaient les plus concernés par la réforme de 1777. Leur immunité était aussi strictement personnelle ; en étaient exclues leurs épouses et leur progéniture. En outre, l’immunité ne s’étendait qu’aux affaires criminelles et dans le cas où ils étaient incriminés. Pour les affaires civiles, ils dépendaient des tribunaux civils. Ils bénéficiaient donc d’un statut inférieur à celui des laïcs de l’Evêché. Rome ne voulait surtout pas encourager de quelque manière que ce fût l’existence de clercs mariés.

Le motu propio n’avait rien de révolutionnaire. Il ne faisait que rappeler dans la ligne disciplinaire de la réforme tridentine une définition morale et pastorale venue sauver le statut juridique de l’indépendance ecclésiastique. Il réduisit fortement les privilèges des clercs mariés, insistant sur la responsabilité morale de l’Évêque et sur la transparence et la visibilité du clergé. Le mode de vie devait correspondre au statut juridique et le statut juridique de la personne devait être garanti par une forme canonique et une inscription officielle. D’une certaine manière, la question de l’immunité personnelle était la plus simple. Plus complexe et délicate était l’immunité locale qu’on appelait le droit d’asile, il touchait à des habitudes et à des pratiques anciennes où la piété se mêlait à la coutume et au prestige de l’Église, du Pape, de l’Évêque, de la paroisse elle-même.

Le privilège du droit d’asile se fondait à l’origine sur le respect que l’on devait aux lieux sacrés, principalement les églises, les monastères et les cimetières. Le problème naquit lorsque le droit de sanctuaire ne fut plus seulement le droit du sanctuaire mais le droit de celui qui s’y trouvait, lorsque le droit passa du lieu à la personne, lorsque l’immunité locale devint en fait une

10 Nous employons ce terme car il était utilisé à l’époque ; mais il ne s’agit pas d’un concordat au sens contemporain

du terme dans la forme, puisqu’il s’agit d’un motu proprio et non d’un traité international bilatéral entre le Saint-Siège et un Etat.

(6)

6 immunité locale personnelle11. L’Ordre eut souvent à s’en plaindre, car le nombre des églises à

Malte, près de 500, rendait presque impossible les opérations de police et l’arrestation des délinquants, qui prenaient leur quartier de manière stable dans ces sanctuaires. Ces abus manifestes n’étaient pas défendus non plus par l’Inquisiteur12.

Le motu proprio de 1777 limita le droit d’asile aux églises paroissiales et à leurs annexes ayant un usage exclusivement pastoral, c’est-à-dire consacrées régulièrement à l’intendance des sacrements et à la prédication et d’autre part aux églises et aux chapelles ayant habituellement le Saint-Sacrement. Aucune autre église ne pouvait bénéficier du droit d’asile. Il y avait 30 églises paroissiales à Malte et 8 à Gozo, et peu d’églises ne dépendant pas d’une paroisse ou d’un institut religieux conservait le Saint-Sacrement. L’aire de l’asile fut aussi réduite : l’usage disait que l’asile s’étendait à l’extérieur de l’église aux porches, clochers, cimetières, jusqu’à 40 pas de la cathédrale et 30 des autres églises. Désormais, le privilège commençait à l’entrée de l’église, jamais à l’extérieur. Les chapelles et oratoires privés, les campaniles ou clochers séparés étaient exclus du droit d’asile. Le droit d’asile s’étendait aux résidences des curés de paroisse à condition que la porte d’entrée ne fût pas ouverte sur la rue et que la maison fut reliée directement à l’église. Pour les couvents et les monastères, l’asile se limitait à la clôture.

En outre le droit d’asile ne s’appliquait pas aux crimes. On fit la liste des « crimina

excepta » : le rapt, le racket, l’achat, la vente et l’usage de poisons, l’attaque d’une maison ou d’une

boutique, le vol et le pillage qui s’ensuit, l’abus du droit d’asile (la récidive après un premier bénéfice du droit d’asile). A ces exceptions habituelles, Pie VI ajouta la trahison, le faux monnayage, l’abus de bien social ou fraude publique, l’incendie volontaire et la violation de l’immunité ecclésiastique locale. Il ajouta à la fois les crimes contre l’État et les crimes contre l’Église, attendu que celui qui avait violé l’immunité locale ne pouvait s’en prévaloir pour lui-même ; c’était une manière indirecte de rappeler à un Ordre religieux qu’il avait intérêt à respecter l’immunité ecclésiastique en général s’il voulait pouvoir s’abriter derrière la sienne. Etaient aussi exclus de l’asile les auteurs d’embuscade entraînant des blessures, les fauteurs de viols et les meurtriers avec préméditation. D’une manière générale, le Pape voulait redonner au droit d’asile sa vocation première qui était la protection des lieux saints et non l’impunité des criminels. Les choses devenaient bien plus délicates quand il y avait suspicion et présomption de crime. Le texte défendait en ce cas une étroite collaboration entre les juges ecclésiastiques et les juges civils. On revenait donc au point de départ. Rome condamnait les abus mais refusait qu’il n’y eût pas d’autre moyen pour les corriger que d’accorder la primauté au pouvoir civil. Le pouvoir séculier était un « bras » et non une « tête ».

L’Ordre aurait pu se satisfaire néanmoins d’un texte qui admettait les abus du passé et du présent et qui entendait rétablir la discipline ecclésiastique, si son application n’en avait pas été confiée à l’Inquisiteur. Le paragraphe 28 de la lettre lui laissait l’interprétation des cas pratiques ; à lui de spécifier et d’adapter ce qui avait été énoncé à titre d’orientations générales. C’était donner à l’Inquisiteur le bénéfice de tout l’effort diplomatique de l’Ordre. La réforme était certes accordée, mais laissée aux mains de l’homme du Pape. Au moment de la signature de la lettre en forme de motu proprio par le pape Pie VI, le 25 juillet 1777, Mgr Zondadari venait juste de partir pour prendre ses nouvelles fonctions à Malte. Le 14 décembre 1777, il en fit la lecture devant le Conseil de l’Ordre13.

11 Le droit de sanctuaire fut particulièrement critiqué au XVIIIe siècle par les penseurs italiens des Lumières

(Muratori, Beccaria, D’Aguirre…etc.). Ce droit fut aboli en Toscane en 1769, restreint en Lombardie en 1782 (il devint une exception) ; à Malte, il est restreint une première fois en 1761, puis en 1777 (NLM Arch.273, ff.163v-166v), puis aboli par le gouvernement britannique le 18 avril 1818 après une négociation directe avec le Saint Siège.

12 ASV SS Malta 111, f.42r, Passionei au Secrétaire d’Etat, Malte, 22 février 1744. 13 ASV SS Malta 138, f.183r, l’Inquisiteur au Secrétaire d’Etat, 22 décembre 1777.

(7)

7 III – Le régalisme dévoilé de la Pragmatique de 1786

Il est intéressant de noter ensuite comment le Grand Maître avançait prudemment mais sûrement ses réformes. Il mit d’abord en avant la juridiction laïque comme l’arbitre d’exception, ce fut l’étape de 1778, puis lui ajouta un arsenal juridique cohérent, ce fut le code municipal de 1784. À ce stade, la juridiction ecclésiastique n’était pas théoriquement concernée. Mais dès lors qu’un travail de codification était entrepris, comment éviter le problème de son caractère universel et normatif ? S’il était norme jurisprudentielle, il devenait le critère ; en ce cas, la juridiction civile n’était plus l’arbitre d’exception, elle devenait la juridiction ordinaire, de tout l’ordinaire. Ce fut l’étape de l’exequatur. Ce n’était plus seulement l’arbitre qui changeait en cas de conflit juridique, c’était la règle du jeu. L’exequatur soumettait le for ecclésiastique à sa propre bienséance : le problème n’était plus de révérer l’institution ecclésiastique ou de respecter son droit, n’était plus l’immunité ecclésiastique, mais le bon gouvernement. Rome avait consenti en 1777 à une réforme morale d’optique tridentine. Corriger moralement les abus ne suffisait pas, le Grand Maître visait une forme de l’organisation sociale qui pût calmer cette passion dispendieuse de la procédure et de la chicane judiciaire. Il ne s’agissait pas d’attaquer la religion ou la foi mais de les promouvoir sans que l’Église n’eût besoin d’en décorer le prestige d’une souveraineté juridique, vieux rêve de Tanucci que celui de réformer sans révolutionner, brisé lors de sa chute en 1776, que l’Ordre reprenait avec un peu de retard, déjà en retard sous Pinto lorsqu’il s’était agi d’imiter les fastes royaux louis-quatorziens.

C’était une entreprise paradoxale pour un ordre religieux qui vivait au rythme de ses propres immunités et des concessions des États. Comment la conduire sans risquer de se détruire ? Comment concilier réforme morale et réforme politique, associer en une même construction sociale le cœur et la raison ? Comme pour le persuader du contraire, le 10 juin 1779, dans sa bulle Pastoralium nobis, le pape Pie VI dispensait l’Ordre de toutes les juridictions ordinaires et extraordinaires du Saint Siège ainsi que de toute ingérence des cardinaux. Mais le cadeau cachait la ferme intention de reprendre la situation en main. Pour la première fois, l’Ordre ne parvint pas à peser sur l’élection du successeur de Mgr Pellerano14. Rome et Naples

décidèrent que l’épiscopat reviendrait à Vincenzo Labini, religieux théatin calabrais, confesseur de la reine de Naples et ami de Pie VI. Ils imposèrent à Rohan son entrée dans l’Ordre comme chapelain conventuel. Labini fut admis dans l’Ordre puis sacré à Rome le 25 juin 1780. L’Ordre était dépossédé de son Évêque, et Malte obtenait un Évêque religieux issu d’un ordre habitué à fournir des Évêques réformateurs à l’Italie. A son arrivée à Rome, l’Évêque commença une visite pastorale. Il dénonça l’état chaotique du diocèse, de fait abandonné depuis 1757, mais se déclara assez surpris par l’état moral du clergé, visiblement moins terrible que ce que l’on croyait.

Il démentit les accusations traditionnelles de l’Ordre. Le clergé n’était pas pire qu’ailleurs. C’était dire implicitement, mais très clairement, que ses attitudes belliqueuses et hostiles à l’Ordre ne venaient pas de sa faiblesse. C’était penser qu’elles venaient de sa force, de sa capacité à représenter les revendications d’un peuple. Le nouvel Évêque écarta des fonctions administratives et judiciaires les moins instruits de ses prêtres, offrit à son clergé des conférences hebdomadaires de théologie, fit la promotion du catéchisme, et enseigna dans ses lettres pastorales que l’éradication des abus se ferait par la force de l’exemple. Il se réclamait du célèbre archevêque de Milan pour former une nouvelle génération de prêtres zélés. Le siège de Malte devint archiépiscopal en 1797 par décision de Pie VI, qui entendit ainsi récompenser le « bon Évêque » réformateur15.

14 Il renonça à sa charge contre une pension de 7000 écus maltais et le titre d’Archevêque de Rhodes. Il mourut à 81

ans le 17 avril 1783.

15 Mario Rosa, Settecento religioso. Politica della Ragione e religione del cuore, Venezia, Marsilio, 1999, Chap.7 « Tra

(8)

8 Le 13 janvier 1784, L’Inquisiteur Zondadari fut averti des tractations secrètes que le bailli Pignatelli, l’ambassadeur de l’Ordre à Naples, conduisait en faveur de la suppression du Saint Office maltais16. Avec la suppression de l’inquisition en Sicile, l’Ordre pouvait espérer en faire de

même et réitérer l’épisode des Jésuites cette fois-ci sans y être contraint. Il fallait obtenir des ordres de Naples et n’avoir ensuite d’autre solution que de les suivre. Le nouvel ambassadeur de l’Ordre à Rome, le bailli de La Brillanne, protégé de la reine Marie-Antoinette imposé à Rohan, estima qu’il y avait à Rome une « ouverture intéressante ». Pour se justifier auprès de Mgr Zondadari, le Grand Maître avait attribué la manœuvre à Mgr Labini ! Les 800 cents écus annuels que l’Évêque devait payer pour l’entretien de l’Inquisiteur qui étaient passés avec le temps à 2.000 écus auraient été, selon le Grand Maître, le parfait mobile. Or il n’y a pas de trace d’une telle entreprise épiscopale dans les archives. C’était un leurre. L’Inquisiteur de son côté savait bien que tout se jouerait à Naples et non à Rome. Rempart contre l’influence napolitaine, il se disait fort habilement que seule la France avait intérêt à conserver le Saint Office. À Naples, on n’était pas non plus enclin à se lancer dans un litige avec le Saint Siège pour si peu, dans la mesure où l’Inquisiteur était aussi un rempart contre l’autorité du Grand Maître et donc un allié objectif. Le Saint Office maintenait un équilibre. Ce n’était plus l’Ordre qui mettait dos-à-dos Rome et Naples comme à l’époque de Pinto, c’était désormais le Saint Office qui garantissait un équilibre entre les protecteurs de l’Ordre, à qui il assurait de contenir l’influence napolitaine, et Naples pour qui il contenait les tendances régalistes du Grand Maître. Naples n’avait jamais promu autre chose que ses propres droits à travers le Grand Maître, elle ne l’avait soutenu que pour l’inféoder. L’analyse que faisait Mgr Mancinforte en 1768 restait toujours valable : il n’y avait pas pire ennemi pour la souveraineté du Grand Maître que Naples, et il y avait un seuil au-delà duquel l’Ordre ne pouvait pas aller, et quand bien même lui viendrait l’idée de se jeter dans les filets de Naples, les protecteurs de l’Ordre se chargeraient de l’en dissuader. Rohan, sans doute vexé, et qui connaissait suffisamment le pouvoir politique du Saint Office pour en avoir joué contre Pinto, voulut être informé de tout ce qui s’y passait. Il mit l’Inquisiteur sous surveillance en attendant des jours meilleurs.

La conjoncture se prêta à un durcissement rapide des positions. Pie VI avait été humilié durant son séjour à Vienne, la Toscane était sur le point d’établir une Église nationale, le Roi des Deux-Siciles étaient en conflit ouvert avec le Pape au sujet d’un nouveau concordat projeté par Caracciolo. A Malte, les signes avant coureurs laissaient présager du pire. Il était clair qu’une nouvelle offensive se préparait : il y avait eu l’application difficile du motu proprio de 1777, il y eut la tentative de faire supprimer le Saint Office de Malte en 1784 puis de choisir le successeur de Zondadari en 1785 et il y avait eu le nouveau droit municipal qui laissait présager des réformes successives. Le nouveau premier ministre des Deux-Siciles, Domenico Caracciolo avait aboli l’Inquisition espagnole en Sicile et voulait un concordat moins favorable à l’Église que celui de 1741 : les membres du clergé devaient passer du statut de « colons romains » à celui de « citoyens napolitains ». Le 18 octobre 1787, le cardinal Buoncompagni dut se rendre personnellement à Naples pour négocier. Rome pouvait craindre que le Grand Maître n’en profitât pour faire « imposer » par Naples les mêmes dispositions qu’à Naples. C’était bien son projet.

Mgr Scotti sentait venir ce vent de régalisme sur Malte17. Il était né 38 ans plus tôt dans

une illustre famille milanaise. Sa mère était une Spinola. Tonsuré à l’âge de huit ans, il avait obtenu son doctorat en droit à Pavie, puis commencé sa carrière diplomatique comme Vice-Légat de Ravenne. Il quitta Rome pour Cività Vecchia le 3 septembre 1785, resta quelques jours à Naples avant de s’embarquer sur un vaisseau français en partance pour Malte. Il y arriva le 20 septembre vers huit heures du soir. Mgr Zondadari l’accueillit au port et le conduisit au palais

16 Le bailli Pignatelli était chargé de la manœuvre à Malte. Mgr Zondadari fut au courant le 13 janvier 1784. Le bailli

de Loras était aussi suspecté.

(9)

9 apostolique. La nuit même il était invité chez le Grand Maître. Rohan lui fit bonne impression notamment lorsqu’il fit l’éloge du Secrétaire d’État, le cardinal Buoncompagni.

Il eut pourtant à soutenir une véritable opposition contre le Grand Maître, non pas tant à l’occasion d’incidents précis que dans le cadre d’une controverse juridique générale. Lorsque Rohan avait promulgué son code municipal en 1784, il avait prudemment mis une clause qui protégeait la juridiction ecclésiastique du Saint Siège. Le Diritto municipale di Malta prévoyait que les documents qui émanaient d’autres autorités que celle du Grand Maître n’avaient force de loi qu’après avoir été examinés et enregistrés par l’avocat général de la Châtellenie. Les documents étrangers n’étaient valides que marqués du vidit. La disposition avait été volontairement limitée aux actes civils. Et d’une manière générale, les Grands Maîtres avaient toujours nié vouloir introduire l’exequatur à Malte. C’était ni plus ni moins qu’une approbation et une validation, l’un des deux éléments de l’arsenal régaliste avec l’appel comme d’abus. C’en était aussi l’arme la plus puissante. Le placet ou exequatur ou jus retentionis, ou pareatis en Lorraine, était apparu en Angleterre et était devenu le droit coutumier des souverains à l’époque du schisme d’Occident, à savoir que le chef de l’État avait le droit d’examiner les décrets ecclésiastiques, y compris ceux qui émanaient d’un autre territoire, selon le critère de la raison d’État, avant d’admettre leur promulgation. Les théoriciens de ce placet le rangeaient au nombre des Iura circa sacra, c’est-à-dire des droits fondamentaux du souverain. C’était donc un droit souverain détenu en propre et non une concession ou une délégation ecclésiastique.

Le placet était l’un des deux aspects de la politique régaliste des princes avec l’appellatio ab

abusu ou recursus ab abusu, recursus ad principem, appel comme d’abus, recurso de fuerza. Il s’agissait

d’un recours à l’Etat contre un prétendu abus de pouvoir de l’Église. Si de son côté l’Église avait dans sa théorie des deux glaives vulgarisé la primauté du spirituel sur le temporel, et finalement du Pape sur les Princes (avec le droit de déposition), les légistes royaux avaient développé l’idée d’un possible recours au Prince qui s’opposait directement au traditionnel appel au Pape. La juridiction de l’Église était reconnue immune, indépendante et souveraine pour autant qu’elle ne fut pas abusive. Dans ce cas, il appartenait Prince d’intervenir. L’Etat devint une juridiction suprême. Ces usages remontaient à la fin du Moyen Age. La pragmatique sanction de Bourges institua en 1438 l’appel comme d’abus en France, confirmé par Léon X et le concordat de Bologne en 1516, réglementé par l’édit de Villers-Cotterêts en 1539 et condamné en 1581 par la bulle In coena Domini . Ce placet fut l’expression de la souveraineté territoriale de l’Etat (l’Etat se définissant comme souveraineté territoriale protégée par ses frontières) et contribua à ce que le Pape évitât le recours à un concile général.

Il y avait à l’origine de ce droit la théorisation d’une pratique qui prévoyait, selon les prescriptions des décrets conciliaires, la concession catholique de l’Etat : l’Église confiait à l’Etat l’exercice de certaines tâches mais elle en demeurait la source et le fondement. Au XVIIIe siècle,

le droit n’était plus fondé sur une concession religieuse mais sur le droit naturel. Le jusnaturalisme se substitua au droit canonique. La théorie du placet avait pour référence Van Espen, canoniste de Louvain qui le définissait comme un moyen de limiter l’indépendance de l’Église, mais un moyen concédé à l’autorité par Dieu pour maintenir l’ordre politico-ecclésiastique, c’est-à-dire un droit divin. Il influença fortement la science canonique du joséphisme. Innocent X et Clément XI s’opposèrent au placet. Tout avait déjà été dit dans la bulle

In coena Domini (1581) qui fut interdite en Espagne en 1763, en Lombardie autrichienne, en

Bohême à Parme, Venise et Naples en 1768, en représailles au monitum papal contre Parme. En France, le placet sur les décrets pontificaux remontait à 1475 ! Au XVIIe siècle, de nombreux

intellectuels le défendirent comme Richer. Il ressortissait aux libertés de l’Église nationale. D’abord concession de l’Église universelle devenue droit régalien, ensuite droit régalien devenu

(10)

10 liberté de l’Église locale, le placet était au cœur de la double problématique de la juridiction universelle de l’Evêque de Rome, ad intra vis-à-vis des Evêques et ad extra vis-à-vis des Princes.

Le Grand Maître, après tous les souverains, s’il voulait qu’on le reconnût leur égal, partageait leur conception du gouvernement : le bon souverain était celui dont la mesure était son État. Ce fut la défense de ce principe (nouveau à Malte) de « bon gouvernement » qui valut à Rohan de s’exposer à l’exaspération du pape Pie VI. Ce que le Saint Siège ne pouvait que tolérer partout ailleurs et depuis longtemps, il ne voulait l’admettre de la part d’un ordre religieux dont il n’avait soutenu si fort l’indépendance et la souveraineté que pour le faire échapper au contrôle des princes et le soumettre au sien. C’était l’Ordenstaat contre le Staatkirchentum et ce combat divisa l’Ordre. L’Inquisiteur fut chargé de défendre le premier au nom de l’idéal qui l’avait fait naître et d’organiser le Couvent contre le second promu par le Grand Maître qui y voyait le moyen de sauver le premier. Il avait la conviction qu’il incarnait bien plus que le Saint Office, car le Saint Office ne représentait que la partie visible des droits du Saint Siège. Il rappelait qu’il avait des droits, pour ne pas dire un monopole, sur tout ce qui concernait le Saint Siège ; s’attaquer à lui, c’était s’attaquer à Rome et s’attaquer à l’Église. Plus qu’un malentendu ou qu’un différend sur la méthode, c’étaient deux visions qui s’affrontaient.

Le 6 novembre 1786, le Grand Maître promulgua une pragmatique par laquelle il instituait l’exequatur sous cet autre nom de vidit. 18 Il étendait en d’autres termes son code municipal aux

affaires ecclésiastiques qu’il intégrait à une autorité gouvernementale unique, la sienne. Il avait procédé par étape. Le contexte de 1786 favorisait la deuxième étape. L’exequatur, s’il était une banalité ailleurs, était une révolution à Malte. Ce combat avait pris jadis le nom de gallicanisme, d’anglicanisme, de vénétianisme, de fébronianisme ou de joséphisme. En Italie, on parlait de

giansenismo et la République de Gênes avait été le premier État italien à l’imposer à l’Église et aux

actes pontificaux en 1760.

La Pragmatique fut immédiatement dénoncée par Mgr Scotti et Mgr Labini. Ils y voyaient la négation de l’autorité des tribunaux romains dont les sentences n’avaient plus force de loi à Malte sauf à recevoir du pouvoir séculier le vidit, visa soumis au caractère non préjudiciable de la décision à l’autorité du Grand Maître. Les sentences ne s’imposant plus d’elles-mêmes, elles n’avaient plus qu’une valeur relative à un acte administratif et à un accord politique. Le Secrétaire d’État espérait que jamais le Grand Maître, qui était d’abord le chef d’un ordre religieux soumis au Pape, n’en viendrait à considérer les tribunaux pontificaux comme étrangers. Malte devait montrer l’exemple d’une totale soumission au Saint Siège et ne pas être tentée d’imiter les monarchies catholiques, en tout cas il était exclu que le Grand Maître s’en prévalut. Il n’était le Prince de Malte que parce qu’il était élu Grand Maître. La principauté décorait son autorité religieuse, donnait une base qui devait servir à sa mission. Il n’était pas un prince comme les autres. Le Secrétaire d’État ne se contenta pas de vœux pieux ; il ordonna à Mgr Scotti de faire signer au Grand Maître une note qui précisait l’interprétation juste de la pragmatique qui ne pouvait s’étendre à Rome. Rohan, lors d’un entretien avec l’Inquisiteur, donna l’assurance que les documents romains ne seraient pas soumis au Vidit.19 Et le bailli de La Brillane fit les mêmes

engagements au nom du Grand Maître. Officiellement, c’était pour éviter les conflits entre Naples et Rome que le Grand Maître avait agi et donné la préférence à Rome. Le texte ne pouvait être spécifique sur ce point pour ne pas éveiller les récriminations napolitaines. La Brillanne présenta la nouvelle loi comme un instrument de pacification et de limitation des litiges intentés par Naples et la Sicile20.

18 NLM Libr.429/8, ff.189r-190r, AAM Corr. XIX, ff.189r-190v), cité in extenso dans Frans Ciappara, « Gio. Nicolò

Muscat : Church-State Relations in Hospitaller Malta during the Enlightenment, 1786-1798 », in Hospitaller Malta

1530-1798 (Victor Mallia-Milanes éd.), Malta, Mireva Publications, 1993, pp.650-651.

19 AIM Corr.74, ff.36r-37v, Le Secrétaire d’Etat à l’Inquisiteur, 12 février 1787. 20 Id., f.225, Copie de la note adressée au Secrétaire d’Etat.

(11)

11 Il pouvait bien sûr tenir le même langage diplomatique en Sicile. Son but était qu’on laissât passer sa pragmatique, son utilisation pourrait être ensuite fonction des circonstances politiques. On était loin de l’idéal proclamé dans le préambule de la pragmatique. Ce texte rigoureux et net, d’un style juridique régaliste à l’intérieur était à l’extérieur à géométrie et à diplomatie variables. C’était une dissimulation qui coûta bien plus qu’elle ne rapporta, puisque le texte était politiquement inapplicable et contre Naples, et contre Rome, et qu’il servait à ridiculiser celui qu’il entendait porter au triomphe de la royauté. Le texte banal pour un véritable souverain dans un véritable État devenait un motif de scandale à Rome et une cause de moquerie à Naples.

Lorsque l’Inquisiteur s’aperçut que les documents pontificaux avaient été examinés et revêtus du vidit, il protesta vivement chez le Grand Maître contre « l’impostura del Ministero

Magistrale, o sia dell’Avvocato Muscat. »21 Il s’entendit répondre que le Grand Maître ne s’était pas

engagé explicitement à ne pas soumettre les actes pontificaux à l’examen et au vidit, mais à ne pas leur refuser l’enregistrement ! Seule la forme comptait. Il ne pouvait s’en tenir à l’interprétation du Saint Siège sans s’exposer à entrer en conflit ouvert avec le gouvernement napolitain. Mgr Scotti prit sa réponse pour un acte suprême de mauvaise foi22.

Mgr Scotti entra dès lors en guerre avec le promoteur de toute cette politique. Ne pouvant attaquer directement le Grand Maître, il se tourna vers son nervi, l’Auditeur Muscat. Nicolas Muscat était né à La Valette le 8 mars 1735. Issu d’un foyer très modeste, son oncle prêtre lui fit faire des études et l’auditeur Belli, l’homme du Grand Maître Pinto, aida le nouvel avocat à acquérir sa clientèle. En 1763, il épousa Maria Salomone, une veuve désargentée plus vielle que lui et déjà mère de trois enfants. Il travailla pour des ecclésiastiques et notamment pour le Vicaire général de Mgr Rull, le fameux chanoine Giovanni Maria Azzopardi Castelletti23. Il fit

ensuite toute sa carrière à la Châtellenie jusqu’à être nommé Avvocato del Principato par Rohan. Il représentait le ministère public, c’est-à-dire le Grand Maître. Il était donc le rouage exécutif essentiel des réformes administratives de Rohan. Il partageait les idées des officiers de la Châtellenie qui considéraient les tribunaux ecclésiastiques comme préjudiciables à la souveraineté du gouvernement civil. Mais, chez lui, cela n’avait rien d’un parti pris antireligieux. Il était simplement animé de ses thèses bureaucratiques dont s’enveloppaient toutes les juridictions de l’île qu’elles fussent civiles ou ecclésiastiques. Comme les officiers de la curie épiscopale, comme les officiers du Saint Office, ou ceux des tribunaux palermitains, ou ceux de la curie romaine, ils étaient atteints du syndrome technocratique, à cette différence près que la juridiction civile pouvait se fonder sur des thèses contemporaines en vogue. Mais faire de l’auditeur Muscat un représentant des Lumières est excessif. L’examen des controverses qu’il engagea avec l’Inquisiteur montre qu’on en était loin. Il était davantage l’héritier un peu malhabile de thèses gallicanes de l’Ordre et du régalisme pro-napolitain qu’il transposait à son administration que l’esprit des Lumières importé dans la vie maltaise. Muscat était un professionnel zélé prompt à servir son employeur du moment comme il avait jadis servi le clergé.

Lorsqu’il se fut agi de défendre à nouveau la Pragmatique, il écrivit lui-même au bailli de La Brillanne24. C’était la première fois, semble-t-il, qu’un magistrat maltais s’adressait directement

à un ambassadeur du Grand Maître en lui donnant des instructions au nom de « mio sovrano » ! Il n’hésita pas non plus à écrire dans un mémoire où il disait au Pape que l’ambassadeur n’avait pas bien compris les instructions de Rohan et qu’il n’avait jamais été question de ne pas apposer le

21 AIM Corr.101, ff.218v-219r.

22 AIM Corr.101, ff.207v-209r, L’Inquisiteur au Secrétaire d’Etat, 15 septembre 1787. 23 Il lui dédia un sonnet. NLM Misc.303, f.31).

24 Après le départ de La Brillanne en 1790 pour Paris, ce ne fut plus que Ramundi, le Procurateur de l’Ambassade de

l’Ordre à Rome qui fut son interlocuteur et qui fut chargé des affaires pendant l’intérim. NLM Arch.1373, f.227, Muscat à Ramundi, Malte, 6 janvier 1787.

(12)

12

Vidit sur des documents pontificaux, mais plutôt de l’apposer systématiquement, c’est-à-dire

d’accepter automatiquement les textes pontificaux. Dans ses explications, Muscat mettait ensemble l’examen des actes et l’apposition du Vidit. L’examen se justifiait par la vérification de l’authenticité des actes présentés, car il y avait de nombreux faux. En revanche, le Vidit n’était pas une authentification de l’acte ou même seulement sa licéité, il en assurait la validité. Sans lui, l’acte était nul. C’est ce qui passait difficilement à Rome. C’est pourquoi, l’Avocat du Principat eut l’idée de montrer que le Vidit n’était pour les documents romains qu’un acte d’authentification qui permettait d’éviter toute réclamation ou toute contestation notamment lorsqu’ils seraient en concurrence avec les tribunaux ecclésiastiques siciliens.

Si la juridiction épiscopale était contestée, surtout parce qu’elle mettait à l’abri du Grand Maître un clergé qui pouvait à tout moment saisir Palerme ou Naples d’affaires maltaises et faire payer à l’Ordre une propagande qui le présentait sous son plus mauvais jour partout en Europe, et ainsi favorisait la menace indirecte d’une ingérence de tribunaux étrangers, la juridiction de l’Inquisiteur présentait la spécificité d’incarner in situ une ingérence étrangère. Elle était même le symbole de toute forme d’ingérence étrangère puisque tout ce qui la concernait pouvait à un moment ou un autre faire s’immiscer dans les affaires maltaises une Cour étrangère, qu’il se fût agi de questions ecclésiastiques ou d’intérêts commerciaux, au point même que l’Ordre ne pouvait espérer sa suppression quand bien même elle était presque partout abolie en Italie. En outre, depuis 1775, il avait fallu sans cesse négocier avec l’Inquisiteur après la révolte des prêtres et puis lorsque Rome l’avait chargé de l’application des réformes du diocèse jusqu’en 1780. Il avait fallu tempérer le code municipal en 1784, puis profiter d’un raidissement des relations entre Naples et le Saint Siège pour établir l’exequatur, que l’Inquisiteur avait immédiatement dénoncé comme l’état d’esprit de nouveauté insufflé par Rohan sur la majesté léguée par Pinto. L’Inquisiteur devenait un frein aux évolutions institutionnelles de l’île, non seulement par l’inertie que représentait le Saint Office, mais aussi par sa diplomatie active. Il suivait certes les instructions romaines, mais il savait aussi les exciter.

Dans sa « Responsio super Nunciaturis » (1789), Pie VI défendait fermement le droit de légation, à partir d’une démonstration historique, théologique, juridique du droit du Saint Siège d’envoyer des nonces extraordinaires ou ordinaires dotés d’une juridiction ecclésiastique stable25 .

De Dominis, Richer, Febronius ou Eybelius ne niaient pas le droit du Saint Siège d’envoyer des légats

extraordinaires munis d’une juridiction lorsque les exigences le réclamaient, mais ils soutenaient que l’envoi de nonces et de légats stables et ordinaires avec pouvoir de juridiction, était un abus du Saint Siège infligé aux Evêques. Les nonces ne devaient avoir qu’un rôle d’ambassadeur auprès des princes, avec une mission strictement diplomatique, se tenant à l’extérieur de la vie de l’Église et privés d’autorité auprès des religieux du pays. Pie VI rappelait que ce droit de légation venait de son statut d’Evêque de Rome, de son primat spirituel sur l’Église et de son primat de juridiction. La question portait sur la notion de pouvoir, des droits du pontife romain ; pour lui cette plenitudo potestatis soutenait l’autorité et l’indépendance des évêques. Le respect des nonciatures était lié au respect du primat.

Muscat tenta de prendre fait et cause pour les familiers du Saint Office qui étaient en conflit avec l’Inquisiteur. Il exploita aussi les divisions internes à l’Ordre de Saint Jean, ce qui lui valut l’inimitié des uns et le mépris des autres. Mais il y avait aussi d’autres raisons qui pouvaient déterminer les chevaliers à s’opposer à Rohan : ses choix géopolitiques. L’amitié avec Naples était dangereuse parce qu’elle supposait l’amitié avec Saint-Pétersbourg. Une guerre fratricide opposa deux éminents personnages de la Langue d’Auvergne, le bailli de Loras du côté russo-napolitain et son adversaire le commandeur de Dolomieu.

25 Cf. Mario Oliveri, Natura e funzioni dei legati pontifici nella storia e nel contesto ecclesiologico del Vaticano II, Vatican, Libreria

(13)

13 En 1783, Catherine II s’était approchée de Rohan et avait envoyé à Malte le comte Psaro, au grand dam du Grand Maître, qui craignait que la France ne vît d’un œil sombre la présence sur sa chasse gardée d’un espion à la solde des Russes et des Napolitains. L’homme avait trouvé l’appui du bailli de Loras, l’agent officieux de Naples. En 1785, le commandeur de Dolomieu avait dénoncé ouvertement leur collusion. De son côté, le bailli Michele Sagramoso luttait à Naples contre la politique du ministre Acton et mit en garde Rohan – dont il soutint à Rome le projet de création d’une Langue anglo-bavaroise – contre la Russie. De nouveau, en 1788, la tsarine tenta en vain d’entraîner l’Ordre dans sa guerre contre la Turquie.

Tout naturellement, lorsqu’en 1787, Dolomieu avait posé sa candidature à la Grand’ Croix, il s’attira la violente opposition de Loras. Au cours de la réunion houleuse, le jeune chevalier d’Andellare eut des mots malheureux contre Loras qui le fit arrêter. Dolomieu lui-même fut mis aux arrêts par le Grand Maître. Il porta plainte chez l’Inquisiteur, et dès la fin de sa mise aux arrêts, cet ennemi du bailli de Suffren – ce qui lui interdisait le soutien français – se rendit à Rome pour attaquer Rohan. En France s’ouvraient les États Généraux. La même année, le comte de Cagliostro fondait une loge maçonnique à Rome à laquelle appartenait le bailli de Loras, qui était lui aussi arrivé à Rome. Découverte par le Saint Office, tous ses membres furent arrêtés le 27 décembre 1789 excepté Loras qui n’osa plus sortir de l’ambassade de l’Ordre. Il appela au secours le cardinal de Bernis, implora la clémence du cardinal Zelada, mais l’enquête suivit son cours. Dolomieu, au courant de l’affaire, ne manqua pas d’en répandre le bruit dans les salons romains. Après la perquisition de sa résidence, Loras prit la fuite pour Naples et fut finalement accueilli à Malte par Rohan, qui subit le discrédit de toute cette affaire. L’Inquisiteur sut habilement exploiter le ressentiment personnel de Dolomieu et du parti anti-napolitain. Rome se trouvait accidentellement du côté des Français, ce qui avait déjà expliqué l’échec de la suppression de l’Inquisition en 1785. Le Saint Office avait été sauvé par la conjoncture internationale. Elle l’aidait dès lors dans son combat pour défendre les immunités ecclésiastiques.

IV – Le dernier combat de l’Inquisiteur et la chute du « ministre » Muscat

Dans une lettre du 5 juin 1792, Pie VI demanda officiellement la révocation de Muscat26.

Le 15 juin, Mgr Scotti informa le cardinal Zelada27, Secrétaire d’État depuis 1789, que Muscat

avait donné l’ordre à la Châtellenie de ne pas recevoir les actes juridiques produits par l’avocat Debono, parce qu’il avait présenté un document romain à la curie épiscopale sans l’avoir présenté avant à la cour civile pour l’apposition du Vidit. Avec l’aide du chevalier Grimaldi, Castellan, Sicilien, il en avait obtenu pour lui-même de Naples des éloges écrits. Le Saint Siège protesta et Mgr Scotti se lança dans une véritable cabale diplomatique contre l’Avocat du Prince. Il écrivit à Miari, l’ambassadeur de Venise à Malte, pour demander sa médiation et, avec son aide, réussit à obtenir du Grand Maître qu’il se rangeât au moins en apparence aux exigences romaines. Muscat devait être révoqué et quitter l’île. Ce qu’il fit à la fin du mois de juillet. Mais ce n’était pas un exil définitif. Il continua à siéger et il réunit le conseil pour laisser ses instructions avant son départ. Cela n’avait rien d’un adieu. Le Vidit continua à être apposé durant son absence et conformément à ses directives. Son passeport comportait tous ses titres : « Avocat général de Malte, Auditeur, Ministre du Grand Maître, Président du Supremo Magistrato di Giustizia et Syndic de l’Università de La Valette ». Le Grand Maître lui fournit des lettres de recommandation et de l’argent pour le voyage. Mgr Scotti s’attendait à un retour triomphal de l’auditeur. Il s’agissait plus d’une mission officieuse que d’une disgrâce.

A Naples, Muscat rencontra Acton, le ministre des Affaires étrangères. Il fut surveillé par le Nonce prévenu par le Secrétaire d’État. Le Saint Siège ne pensait pas que Naples irait jusqu’à protéger un « nemico dichiarato del Papa »28. Muscat résida quelque temps à Messine avant de rentrer

26 AIM Corr.79, ff.128r-131r.

27 Etait issu du camp anti-jésuite et pro-Bourbon. 28 AIM Corr.102, ff.178r-179v.

(14)

14 à Malte au mois d’octobre. Dès qu’il eut obtenu sa pratique29, il alla directement chez le Grand

Maître qui l’accueillit chaleureusement. Il alla ensuite reprendre ses fonctions à la Châtellenie ; officiellement, son absence était due à un « voyage » à Naples. La rumeur de sa réinstallation se propagea ; le bruit courut que Ferdinand IV et Pie VI l’avaient réinstallé. Mais le 2 novembre, Rohan, pressé par l’Ordre, le mit en garde, et cinq jours après, lui fit lire une déclaration de soumission au Pape devant le Grand Conseil de l’Ordre. Il reconnut avoir promu des principes de gouvernement qui, bien qu’en vigueur dans les États, déplaisaient à Rome. Et, une commission de quatre Grand Croix, composé des baillis de Tigné, Sario, Hompesch et Frisari, fut établie pour examiner où l’immunité ecclésiastique avait été offensée. Mais, le Grand Maître n’avait battu en retraite qu’en apparence.

Entre temps, le 29 juillet 1792, le Saint Siège avait accepté les demandes répétées de Mgr Scotti, qui depuis trois ans voulait quitter son « exil cartusien »30. Giulio Carpegna, son successeur,

était né en 1760 dans une famille du patriciat romain qui remontait au Ve siècle, les comtes de

Carpegna, il avait fait ses armes à la curie romaine. A peine arrivé à Malte le 24 janvier 1793, on lui présenta un « plan » arrivé de Naples et qui régulait l’exercice de la juridiction ecclésiastique à Malte. Si Mgr Carpegna écouta poliment sans faire le moindre commentaire, la réaction de l’Evêque fut brutale. Rohan avait demandé lui-même ce plan à Ferdinand IV. C’était le fruit des négociations secrètes entre Muscat et Acton. L’exil de Muscat avait servi à obtenir un plan de réforme ecclésiastique qui devait être officiellement imposé par Naples au Grand Maître, lequel pourrait faire semblant d’y céder devant le Pape. La manœuvre avait été parfaitement ménée. Le

motu proprio de 1777 avait fait long feu. Le Grand Maître voulait aller au-delà de ce qu’une

négociation directe avec le Saint Siège pouvait lui apporter. Mgr Carpegna savait désormais que Rohan avait inspiré l’intervention du Roi de Naples31. Mgr Scotti avait pensé un temps que Rohan

avait été la dupe des folies de son Auditeur. Mais il semblait bien que la modération affichée par l’ambassadeur de l’Ordre à Rome, due autant à la duplicité de la politique du Grand Maître qu’à la réprobation de cette politique par son ambassadeur, avait jeté la confusion sur les véritables intentions de Rohan. Mgr Carpegna pensait que Muscat n’avait été qu’un exécutant et qu’un fusible. De fait, Muscat était toujours en poste. Il conservait son titre d’Avvocato del Principato et continuait à diriger la Châtellenie et l’équipe des Auditeurs.

Mgr Carpegna et Mgr Labini essayèrent d’alerter dans l’Ordre tous ceux qui étaient susceptibles de s’y opposer et cherchèrent notamment le soutien des Grand Croix dont le poids au Conseil de l’Ordre pourrait leur être utile. Un nouveau parti « réactionnaire » qui transcendait les habituelles trois juridictions se constitua pour la défense de l’ancien droit. La nouvelle des événements de France pouvait convaincre les plus réticents. Les vieilles obédiences ne tenaient décidément plus. Les vieux clivages servaient tout de même l’argumentation du jour. Mais les camps qui les composaient n’étaient plus les mêmes. L’Ordre s’opposait au projet parce qu’il anéantissait sa souveraineté sur Malte. La souveraineté de l’Ordre s’opposait donc désormais à la souveraineté du Grand Maître. Le Prince s’était appuyé sur Naples, l’Ordre s’appuyait sur Rome officiellement contre Naples, officieusement contre le Prince. L’Ordre exigea que le projet fût examiné en Cour de Rome. Le Commandeur Antonio Miari qui était prêtre dirigea cette manœuvre avec l’Auditeur Bruno. L’idée de lutter contre le projet napolitain en réactivant l’hostilité naturelle de l’Ordre contre le suzerain sicilien fut ingénieuse : l’Ordre était souverain dans son île. Rohan était pris au piège de la souveraineté. Il choisit la solution prudente de ne pas réintégrer officiellement Muscat, ni de l’envoyer à Naples comme c’était prévu.

Grâce à ses informateurs dans l’Ordre, Mgr Carpegna comprit que le Grand Maître n’avait pas renoncé au projet qu’il avait suscité à Naples et qu’il cherchait à gagner du temps, d’abord parce qu’il s’était mis dans une situation délicate vis-à-vis du Roi : ayant demandé son

29 Sa levée de quarantaine. 30 AIM Corr.100, f.245v. 31 AIM Corr.102, ff.63v-64v.

(15)

15 aide et l’ayant obtenue, il humiliait la Monarchie s’il lui désobéissait publiquement au nom de sa souveraineté. Mgr Carpegna devint le véritable ambassadeur de l’Ordre auprès du Pape, tandis que l’ambassadeur de l’Ordre se trouva discrédité par avance en raison de la politique du Grand Maître. Rohan se heurta aussi à ce qu’il avait combattu quinze ans auparavant, et contre lequel se levait une grande partie du Conseil de l’Ordre : le déspotisme, non plus celui de Pinto, le sien :

« Tutti gli altri diritti poi di Sovranità dei quali è fornito l’Ordine nell’Isola, appartengono al Consiglio. Il Gran Maestro però tutti gli usurpa »32. Le mot d’usurpation était prononcé. Rohan entendit imposer sa

réforme parce qu’il pensait avoir raison sur le fond, mais il échoua parce qu’on l’attaquait sur la forme. Il parlait d’une réforme du clergé, on lui répondait qu’il avait usurpé l’autorité du Conseil. Les vieilles querelles constitutionnelles de l’Ordre ressortaient et évitaient que l’on discutât du fond de l’affaire. Les membres de l’Ordre qui soutenaient Rohan le faisaient ici par amitié pour Naples. Ils se contredisaient lorsqu’ils défendaient le schéma napolitain contre l’Inquisiteur au nom de la pleine souveraineté de l’île. Leurs adversaires attaquaient le plan au nom des mêmes intérêts tout en dénonçant le despotisme du Grand Maître. L’Ordre envoya parallèlement le schéma à Naples et à Rome. Mais le schéma avait été augmenté de quelques articles par l’administration maltaise qui était allée plus loin que Naples. Le gouvernement napolitain en supprima les plus extravagants.

L’Inquisiteur obtint l’appui du Conseil de l’Ordre contre le Grand Maître, au nom de la souveraineté de l’Ordre sur Malte ! Restait le problème de la réaction napolitaine ; Rohan renvoya tout le monde aux gémonies de Naples. Le débat porta sur le rapport entre la souveraineté du Grand Maître et la souveraineté du Conseil. Carpegna prit la tête des chevaliers fidèles au Pape. Pour Carpegna, l’erreur fondamentale du Grand Maître était de croire que sa souveraineté était personnelle, alors qu’elle appartenait à l’Ordre et qu’il ne l’exerçait que conformément aux statuts de l’Ordre, et donc soumis au Pape. Rohan déclara qu’il obéissait strictement au Pape pour tout ce qui concernait l’Ordre, mais que pour ce qui concernait Malte, il n’obéissait qu’à Naples. Etrange souveraineté que celle qui était fondée sur deux ingérences et surtout sur l’opposition et la séparation de ses deux ingérences. Sa souveraineté se trouvait dans l’espace qui séparait son Ordre de son île. Elle prenait appui, ce qui était original sur l’acte d’inféodation de 1530. C’était un renversement des principes défendus en 1753, lorsque Pinto s’était brillamment opposé à Naples grâce à l’appui du Pape et du Roi de France. Il est vrai que les circonstances n’étaient plus les mêmes. Rohan craignait une dissolution prochaine de l’Ordre en raison de la perte de ses revenus et des événements de France, il voulait assurer ses arrières, espérant que Naples le laisserait régner à Malte.

Le 21 mai 1793, le cardinal Zelada écrivit une note à l’ambassadeur de l’Ordre à Rome dans laquelle il condamnait la pragmatique de 1786 sur le Vidit.33 Elle était une violation de la

souveraineté pontificale et son maintien serait fatal à l’Ordre : l’avertissement était clair. Pie VI souhaitait un électrochoc. En raison des problèmes de poste, ce ne fut que le 21 juin suivant que Carpegna put informer le Secrétaire d’État de l’effet de cette note. Il avait montré la note aux Chevaliers favorables et avait essayé de convaincre le Grand Maître notamment en s’appuyant sur un de ses intimes, le Custode des Capucins. Rohan avait donné des instructions au Supremo

Magistrato di Giustizia, encore trop vagues selon Carpegna, mais qui avaient eu le mérite de

satisfaire Mgr Labini : instruction était faite de ne jamais miner l’autorité ecclésiastique et de suspendre la pragmatique. Mais l’Inquisiteur ne croyait plus aux bonnes résolutions du Grand Maître, placé « entre l’enclume et le marteau ». D’un côté, il professait son obéissance au pape, d’un autre il soutenait que le Vidit était une vieille coutume maltaise !

Au prix d’intrigues et de mensonges, le 14 septembre, l’Auditeur fut réintégré dans tous ses offices. Mgr Carpegna en colère s’entendit dire par Rohan que Muscat n’avait jamais été renvoyé ! Il s’appuyait sur une lettre du prince Camille de Rohan-Rochefort, son ambassadeur à Rome, qui l’assurait que le Pape était d’accord pour sa réintégration à condition que le Grand

32 AIM Corr.102, ff.69v-70v.

Références

Documents relatifs

Parce que les Physiocrates français jouent un rôle dans l'histoire intellectuelle de la Pologne du XVIII e siècle, qu'ils ont été appelés par les magnats les plus éclairés de

Est un espace qui permet aux domestiques le passage vers les cuisines, situées en sous-sol, via un escalier de service qui dessert (dans la zone des appartements de commodité)

Il est intéressant de noter que l’oreille se trouve au centre des commentaires des critiques qui expliquent quelles sont les fautes qui doivent être évitées

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. 1

Cette formulation énigmatique, bien dans la manière souvent allusive d’Avicenne, s’éclaire lorsqu’on la compare au passage correspondant du Livre de science (Dânesh nâmè),

Le titre exact du registre est : “Registre journal pour être tenu par le dépensier de l’Hôtel-Dieu de Paris et y enregistrer jour par jour toutes les

Dimension comique et spécificités nationales 89 2.1 Définition de l'originalité du théâtre allemand 89 2.2 Pour une comédie allemande 90 2.3 Enjeux de la fonction divertissante

17 En matière d’enseignement, une caractéristique qui remonte au XIX e siècle mais qui se poursuivit même pendant la première moitié du siècle suivant était