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La Princesse de Clèves : elements d'une semiotique sociale.

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"ELEMENTS .D'UNE SEMIOTIQUE SOCIALE"

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LA PRINCESSE DE CLEVES ELEMENTS D'UNE SEMIOTIQUE SOCIALE

Gui1da KAT TAN

Department of French Language and Literature M.A. Thesis. Abstract

Dans cette thèse, on a voulu aborder certains aspects rele-vant d'une sémiologie socia1~ dans li-Princesse de Clèves, c'est-à-dire de grouper un ensemble de pratiques signifiantes; (regards, gestes, protocoles, habillement) de les situer et de les étudier dans le contexte de l'époque, à l'intérieur de la société courtisane.

Parmi les diverses méthodes critiques, il nous est apparu qu'une recherche sémiologique s'adaptait à une rediscussion des hypothèses traditionnelles et mettait à notre disposition un ins-trument de travail qui peut être très rigoureux.

L'application de cette recherche au roman de Madame de Lafa-yette, par la typologie des regards, le cycle narratif, etc., consti-tue sans doute une manière de dépasser l'aspect psychologique, socio-logique, économique de l'oeuvre.

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A travers une analyse sémiologique, on croit redécouvrir les traces d'autres systèmes significatifs indépendants du langage arti-culé mais dont le roman se sert très fréquemment. Ces systèmes forment la trame de l'existence de la cour et déterminent tous les rapports entre les courtisans. Il découle naturellement de ce qui précède une redéfinition de l'optique traditionnelle de la princesse de Clèves. L'analyse qu'on propose, si poussée qu'elle soit sur certains points n'est pas exhaustive - on a surtout tenté de repérer des unités signi-fiantes réfugiées dans la masse hétéroclite initiale, et de reconsti-tuer ainsi un corpus qui nous permettrait de découvrir l'intelligibi-lité d'un code social à une époque déterminée.

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·

-.

La PRINCESSE DE CLEVES:

"ELEMENTS D'UNE SEMIOTIQUE SOCIALE"

Guilda KATTAN

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Arts.

Department of French Language and Literature.

McGill University, Montreal.

@

Gui1da Ka ttan 1972

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VERS UN NOUVEL INTELLIGIBLE Une science qui s'ébauche PRATIQUES SIGNIFIANTES DE LA COUR

Le code monda in • • • • • • • • • • • • . • • Les masques - Comédie des apparences

Rappo~ts entre les personnages Prédicats de base CYCLE NARRATIF

Processus d'intégration LA LIBIDO SENTIENDI

L'acte sémique: Voyeurisme L'aveu. • • • •

Médiations visuelles • • • • Typologie des regards

LA RECHERCHE SEMIOLOGIQUE

Vers une totalité structurée LISTE DES FREQUENCES •

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES . • • 0 • •

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2 7 22 36 46 66 75 90 98 99 104

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~ Sémiologie d'apr~s la définition de Georges Mounin est la science générale de tous les syst~mes de communication par signaux, signes ou symboles. Pour Barthes, ce champ d'étude s'étend A tous les faits signifiants (y incluant des faits comme le vêtement) et recouvre tout syst~me de signes, les images aussi bien que les sons mélodiques, les rites, les protocoles aussi bien que les spectacles.

A partir de ces données de départ, notre étude tentera de cerner les différents champs de signifiance dans la "Princesse de Clêves". Notre entreprise tiendra cependant compte de la distinction essentielle entre une sémiologie de la signification et une sémiologie de la communication, c'est-A-dire définir d'une part ce qui a trait aux simples manifestations de signifiance dans la vie sociale, et d'autre part ce qui relêve d'un code d'unités différentielles.

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3

-Notre analyse a été facilitée dans une certaine mesure par le corpus de lois relativement restreint régissant la société décrite par Madame de LaFayette. Cela ne signifie pas pour autant qu'il soit toujours facile de tracer dans la vie sociale la frontiêre entre les phénomênes qui relêvent réellement d'une sémiologie de la communica-tion et ceux qui n'en relêvent pas. Il faut pouvoir discerner à quel moment il y a communication et prouver qu'il y a intention de commu-nication. Ce fait n'est relativement facile à mettre en évidence que là oà il Y a eu apprentissage du code social en question.

Notre but est non pas d'étudier l'oeuvre mais les virtualités du discours qui l'ont rendue possible, de voir dans quelle mesure le sens (la fonction) d'un élément peut entrer en corrélation avec d'autres éléments de cette oeuvre et avec l'oeuvre entiêre. Notre objectif consiste à lire l'oeuvre sans rechercher les circonstances de sa génêse et à la saisir au niveau de l'intrigue, organisations des motifs, évênements et épisodes.

Les différents plans étudiés n'obtiennent leur signification définitive qu'unis dans un récit particulier. Mais pour présenter un schéma intelligible de ces significations nous les distinguerons les unes des autres en découvrant l'appartenance de chaque élément à des relations fonctionnelles entre lui et les autres signes. Ces rapports ne servent pas uniquement à affirmer l'existence d'une structure ou à unifier des éléments distincts, mais ils apportent une nouvelle signification en rapprochant les éléments séparés.

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Il s'agit de distinguer les systèmes significatifs qui n'appartiennent pas au langage articul~ e~ qui d~rivent de la vie sociale, de la culture des traditions. Par la suite, reconstituer le modèle de l'oeuvre qui rend compte des rapports structuraux à l'int~rieur de l'oeuvre et de la manièr~ dont ils sont li~s.

Notre premier chapitre portera sur l'ensemble des pratiques oignifiantes de la cour (gestes, regards, protocoles) et leurs modes de fonctionnement et d'interpr~tations à l'int~rieur de la soci~té

courtisane, et les rapports des courtisans entre eux à l'int~rieur

de ce cadre.

Les grands évènements du r~cit portant sur des interpr~tations

et non sur des actes, le rôle de tout courtisan se r~duit à celui d'interprète. La question qu'on se pose est non pas comment faire, comment agir dans telle ou telle circonstance, mais bien comment

interpr~ter.

Toute ~tude s~miologique d'un récit devant traiter d'une analyse des techniques de narration, notre second chapitre portera sur le cycle narratif décrivant la situation fonctionnelle de l'h~­

rolne dans le milieu de la cour.

Ce chapitre sera suivi d'une analyse des champs sémantiques du regard, et d'une constitution d'une typologie de regards et des signes, extrapol~e de l'~tude s~mantique.

Cette analyse nous a permis d'introduire un ordre initial dans la masse h~téroclite des faits signifiants. Mais la s~mio1ogie

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-restant à édifier, et en raison de son champ extensif, notre étude ne pourra pas être entièrement didactique.

Il va de soi qu'une telle lecture prescrit un champ de découvertes et omet par ce fait même plusieurs dimensions intéres-santes. Elle a néanmoins le mérite de dévoiler certaines perspecti-ves jusqu'ici négligées.

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"Si vous jugez sur les apparences en ce 1ieu-ci, vous serez souvent trompée: ce qui parait n'est presque jamais la vérité".

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LE CODE MONDAIN

La première gageure apparente est que "la Princesse de Clèves" est un roman historique qui refuse l'histoire. En effet, les faits historiques - quoique décrits avec une exactitute tès méthodique et très documentée - servent uniquement de cadre à l'intrigue.

L'atmosphère évoquée rappelle beaucoup plus la cour de Louis XIV que celle des Valois. Le luxe, la richesse et surtout le code social montrent des caractéristiques spécifiques du règne de Louis XIV, sans contenir toutefois de véritable anachronisme.

Les premières pages du roman s'ouvrent sur une description de la cour. Cette peinture nous révèle l'existence d'un groupe relative-ment restreint, régi par des codes sociaux et politiques convention-nels, nettement compartimentés et hiérarchisés. Ces codes fondamentaux

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fixent d'entrée de jeu pour chaque personnage, les ordres empiriques auxquels il aura àffaire et dans lesquels il se retrouvera. Le récit explicite dans son développement l'ordre existant à l'extérieur de

lui. Par conséquent c'est cet ordre conventionnel qui détermine la plupart des rapports entre les personnages, on agit ainsi parce qU'il le faut, c'est l'attitude naturelle qui ne demande pas de justifica-tion. Toutes les actio.ns du récit ont un dénominateur commun: elles obéissent à la morale de l'époque telle qu'elle apparatt au temps de Madame de Lafayette. Ainsi la vie devient partie intégrante du livre. Son existence est un élément essentiel que nous devons connattre pour comprendre la structure du récit.

Les premi~res pages exaltent la richesse, le luxe, la beauté des personnages de cette cour:

"jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits." 1 Les courtisans rivalisent au bal aupr~s des femmes, en beauté, en adresse, en luxe, en élégance. L'accent est mis sur les manifesta-tions extérieures: les atouts physiques, la richesse sont des condi-tions requises de chaque "membre" du groupe.

Ainsi le Maréchal de Saint-André se distingue par

"une grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnifi-cence qu'on eat jamais vue en un particulier."2 Quant à Nemours, il "était un chef-d'oeuvre de la nature ••• " et sa façon de s'habiller "était toujours suivie de tout le monde sans pouvoir être imitée." 3

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-La création de·valeurs héroiques va de pair dans le milieu noble avec une élaboration de l'instinct amoureux. C'est un penchant général de l'esprit chevaleresque de faire de l'amour un stimulant à

sa grandeur.

Les valeurs auxquelles aspire tout courtisan sont "l'ambition" et la "galanterie":

"l'ambition et la galanterie étaient l'âme de cette cour et oc~upaient également les hommes et les femmes."

La galanterie est l'art de "faire la cour" et de donner à

l'amour un revêtement aristocratique. L'amour tend à se donner pour incompatible avec le mariage qui est toujours décidé en raison des convenances sociales:

"Monsieur de Clèves était peut-être l'unique homme du monde capable de conserver de l'amour dans le mariage." 5

On le cherche ailleurs dans ses rapports avec d'autres conjoints, ce qui engendre une fréquence de rapports en triangle:

mari [ femme ma1tresse (s) femme [ mari . amant (s)

Le premier trio est constitué par la reine, le roi et leurs différents amants ou mattresses:

[

Roi (Henri II) Reine Vidame de Chartres Henri II [ Reine Duchesse de Valentinois

A

son tour, la mattresse du roi a d'autres amants en dehors du roi:

Duchesse de Valentinois [

Roi

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Les rapports triangles se retrouvent chez les courtisans: Madame de Tournon Sancerre Madame de Martingues Monsieur de Martingues

Estouteville Vidame de Chartres

Ainsi les amourettes des courtisans ne connaissent pas de limites et sont devenues un sport. Ce diminutif exprime une passion qui consume les personnages tout en étant soumise aux scrupules de l'époque. En effet, les traditions restent extrêmement fortes et les rapports entre l'homme et la femme obéissent à un code de la galanterie qui ne se laisse pas transgresser impunément.

Quant à "l'ambition", elle se manifeste dans les concours entre les grands devant le tribunal du public et qui sont l'institution la plus conforme à l'esprit de cette société, et la plus utile à son fonction-nement et sa conservation. La guerre et le tournoi permettent aux courtisans d'affirmer leur virilité, leur force et leur vaillance aux yeux des femmes. Ainsi:

Le vidame de Chartres

Quant au roi

"le duc de Nevers, dont la vie était glorieuse par la guerre faisait les délices de la cour." 6

"était également distingué dans la guerre et dans la galanterie." 7

"il n'avait pas toutes les grandes qualités,

mai~ il en avait plusieurs et surtout celle d'aimer la guerre et de l'entendre." 8

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11

-Le duc de Guise suscitait l'envie par

"une égale capacité pour la guerre et pour les affaires." 9

La valeur suprême de cette société est par conséquent l'exal-tation du moi dans les cadres de l'ordre et de la règle: les activi-tés de prestige commandées - animées par l'ambition (forme égoiste de la magnificente) et la galanterie (au sens originel de séduction et de conquête) - sont la première loi de cette société.

Ce g06t de la "magnificence héroique" se manifeste dans les fêtes, les tournois, et les divertissements royaux - les bals. On recherchait dans le déploiement du spectacle l'image d'un monde plus irresponsable, plus libre d'entraves que le monde réel, et qui ampli-fiait encore l'idée que pouvaient se fai.re les courtisans de leur propre condition. L'intérêt porté à l'astrologie souligne d'autant plus leur attirance par un monde de hasard, de jeu. A l'heure du cercle chez le roi on parlait des horoscopes, des prédictions.

La seconde loi de cette société est la bienséance, elle ramène l'individu à sa fonction sociale en réprimant en lui tout ce qui est particularité de caractère et de sentiment: les r6les, les attitudes, les opinions se codifient. Chacun est tenu par son rang et sa naissance à une certaine conduite, quelles que soient ses préférences personnelles. Les gestes, la tenue des courtisans obéis-sent à un rituel mondain; le rouleau compresseur de l'Etat a écrasé toute diversité. Les courtisans sont soumis aux servitudes de la

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se font de plus en plus fortes. C'est le renoncement à l'individua-lité qui s'efface devant le rêgne du conformisme, de l'esprit d'ac-quiescement aux normes sociales. La cour devient un concours de grimaces. Le rituel mondain gonfle les mots, et les sentiments y tiennent lieu d'actes. La bienséance régit tous les rapports entre les personnages, même entre mêre et fille, mari et femme.

Madame de Chartres renvoie sa fille qui "fond en larmes sur sa main", interrompt un entretien "qui les. attendrit trop l'une 'et l'autre", 10 et refuse de la revoir pendant les deux jours qui lui restent à

vivre.

Monsieur de Clêves est forcé par les rêgles de la bienséance à se retenir de montrer sa passion à sa femme par crainte de l'importuner par des "maniêres qui ne convenaient pas à un mari." Il

La princesse excuse la froideur par laquelle elle répond aux senti-ments du prince par la bienséance "Il me semble" lui dit-elle

"que la bienséance ne me permet pas que j'en fasse davantage." 12

13

Les yeux de la princesse sont à peine "un peu grossis" lorsqu'elle se sépare à jamais de Nemours, et le pauvre sourire qui éclaire un instant ses traits immobiles traduit mieux la désolation de son coeur.

A son tour le langage devient fortement institutionnalisé: tous les personnages s'expriment de la même façon, utilisent les mêmes mots.

Le discours obéit à des rêgles rhétoriques avérées ou cachées: il Y a ce qu'on peut dire et ce qu'on ne dit pas - le code et les

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codificateurs convergent pour étouffer la parole.

-L'Etat donne et fixe le sens - tout est sévèrement ~puré -L'idéologie politique du pouvoir pèse sur la parole pour la métamor-phoser en platitude. Le discours accepte des normes préfabriquées, des "valeurs" toutes faites qui passent dans les mots. Il véhicule les redondances des significations et des groupes de mots figés. L'usage de la langue prolonge des préalables, des "lieux communs"

jamais remis en question. Le discours tourne autour de tautologies, de pléonasmes. Il délaisse et dédaigne le sens pour rester au niveau des significations et devient le triomphe de la "fonction référen-tielle". Au lieu de se référer à un contenu, une praxis, des données sensibles, il se fétichise et devient le référentiel pour des grou-pes qui n'ont plus d'autre lien que la parlerie.

Face à ces critères sociaux, les personnages de cette socié-té apparaissent comme des exhibitionnistes vivant sur le mode de la représentation. Les valeurs sociales opérant surtout en surface, tout l'effort se concentre sur la façade. A ce niveau des apparences constituant le plan des signifiants correspond un autre niveau, celui du contenu, des signifiés. Le rapport entre ces deux niveaux se loge dans un espace où nulle figure n'assure plus leur rencontre.

Cette rupture, ce "décrochage" (selon le terme de Barthes) 1 entre les signifiés et leur représentation correspond à la nouvelle situation des aristocrates. De l'ancienne courtoisie chevaleresque il ne reste plus que les dehors glorieux. De nouvelles valeurs

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introduites à la faveur du "décrochage" constituent un système second dont les signifiants restent les mêmes. Il se produit par conséquent un abus de signifiants qu'on ~onsomme, sans se rapporter à leur contenu. Le discours utilise ce décrochage: il mise à la fois sur les significations, (le sens lui échappe) et sur les signes qui pour un temps se détachent des signifiés.

Sous ses dehors aimables et luxueux, cette politesse de cour recèle un tissu d'intrigues, d'hypocrisies et de trafics d'alliances. Les courtisans se livrent sans scrupules à des trames perpétrées des trahisons. C'est l'exercice incontrôlé du "droit de guerre" (sous le couvert de la galanterie) qui justifie aussi bien l'usurpation que la conquête, la ruse que la force.

Toutes les intrigues inscrites en marge du récit (que nous explici-terons par la suite) soulignent cette distinction entre la réalité et ce qu'elle révèle. La cour offre l'image d'une aristocratie para-site, oisive, vivant aux crochets du roi: monde de défiance perpé-tuelle, des autres et de soi. Le rôle essentiel de tout courtisan se réduit à pratiquer la flatterie servile. La grande préoccupation consiste désormais à attendre le mot d'ordre du roi, à noter tous ses gestes et ses signes. Les aristocrates ne sont plus que des marionnettes du roi et essayent de camoufler tant bien que mal cette servitude derrière des dehors glorieux. Ces critères entrainent cette haute société vers la facilité matérielle et la soumission morale: jouir et obéir, tels étaient les mots d'ordre de tout

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15

-Ce profond changement qui s'est opéré dans la classe

aristo-2

cratique correspond à ce que Bénichou appelle "la démolition du héros". Ce discrédit du sublime héroique est la conséquence d'une évolution politique: évolution qui, par les progrès de la puissance monarchique et le renforcement définitif de l'Etat rendait anachro-nique le moi chevaleresque et toute la morale qui pouvait se fonder sur lui. En effet, sous le règne de Louis XIV le surhomme aristocra-tique était bien mal en point. Cette période correspond au plus

grand affaissement politique de la noblesse qui se soit encore jamais vu; la discipline monarchique n'a connu en aucun temps pareil degré de force et l'individu noble pareil degré d'impuissance.

Par tout ce qu'il contenait d'amoral, l'esprit noble justifiait l'absolutisme. L'idée d'une volonté suprême s'exerçant librement et gratuitement, d'une majesté que rien ne limite hante les esprits nobles puisqu'ils réclament le même privilège. Leur propre rêve de puissance et de gloire se réalise de tout temps dans la royauté.

Ainsi l'éclat, le luxe, la grandeur dont s'entoure cette aristocratie ne sont que vernis et apparence. La connaissance de soi n'atteint que l'extérieur de l'être. Nul ne peut atteindre son propre fond. L'homme n'a de soi-même qu'une conscience obscure et ignore ses vrais mobiles. Ce pessimisme est plus ou moins explicitement fondé sur la théologie janséniste, on sent la condamnation de la nature humaine, d'une époque révolue. Tout va être mis en oeuvre pour mon-trer dans l'homme l'être le plus éloigné de cette invincibilité, de

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cette fidélité consciente à soi, qui sont la marque des héros et des demi-dieux tels que l'aristocratie les imaginait. Il était un "moi" au-dessus des choses et i l devient comme une "chose" parmi les autres. Les personnages chez Madame de Lafayette vivent sur le mode de l'a-voir et de la nature. Ce sont des consciences vides qui pour s'emplir ont besoin d'un monde plein. On étale une gloire inauthentique qui est la couverture et l'instrument des passions cachées. Sous l'appa-rence de grandeur et de politesse se dissimulent les vices et les bassesses.

La censure s'effectue uniquement en surface pour le plan des signi-fiants., Par conséquent, ne pouvant manifester ouvertement leurs penchants qui n'ont pas droit de cité, les courtisans les refoulent

à un autre niveau. La passion et l'ardeur de vivre réprimées par la morale de la société ne deviennent que plus virulentes.

A c6té des messages conscients et intentionnels qu'envoient ou transmettent des émetteurs, i l existe de multiples messages demi-intentionnels, demi-conscients qui ne se perçoivent et ne se déchif-frent qu'avec un code. Le décryptage des émissions suppose la connais-sance de certaines données de départ.

L'émetteur et le récepteur communiquent uniquement par des éléments connus et acceptés par les deux et qui se propagent le long du canal. La connaissance des signes et du code s'avérait donc être nécessaire pour la survie de tout courtisan. C'est par des signes imperceptibles - significations non manifestes latentes, différentes de leur usage ou de leur signification apparente - qu'on essaiera de deviner les

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17

-pensées des autres. Le système ùe décodage donne ainsi matière à maintes interprétations à cause de la polysémie des signes.

L'interprétation des indices n'étant pas univoque pour tous les récepteurs, la cour devient le lieu privilégié du trompe-l'oeil, des illusions, des faux-fuyants et des quiproquos qui viennent ainsi nourrir les intrigues.

Tout courtisan dispose de certains outils pour effectuer ce décryptage. Sa première arme est la parole. Elle donœla possi-bilité de se mouvoir et de survivre à la cour au moyen des mots. L'art du langage était une manière de "faire signe", d'où l'impor-tance du mot qui pouvait être ou disgrâce ou faveur. Dans le dis-cours, et par lui la communication, est à la fois assurée et

in-certaine. Assurée car le code est supposé connu des destinataires et destinateurs. Incertaine: le message passera-t-il, sera-t-il capté, bien interprété?

Ce prix de la parole qu'on ne trouve que dans des sociétés closes -permettait à cette société d'évoluer, du moins de s'agiter mais

uniquement par rapport aux mots. La condition de ce milieu se trouve par conséquent toute entière dominée par ie~vicissitudes des armes de la parole. L'importance accordée aux signes qui sont coextensifs à la représentation, accentue le rôle des instruments de décryptage, à savoir la vue et l'ouie. Les facultés de la vue et celles de l'ouie, du fait même qu'elles doivent constater les apparences et déchiffrer ce qu'elles cachent, sont sans cesse à l'affOt. Grâce à la vue on

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épie sans arrêt les autres. En tendant l'oreille on puise des infor-mations qu'on se dépêche de divulguer pour sauvegarder son statut. La vie de cour se réduit à des conversations feutrées chez la dau-phine, à une guerre perpétuelle de regards interdits, dérobés, à des intrigues. C'est le milieu o~ se trament les fourberies et les tra-hisons. Les conflits restent latents: ils dégénèrent souvent en rivalités de personnes, en querelles sournoises de clan, sans que les confrontations éclatent au grand jour.

Monde d'actes masqués, de propos couverts o~ l'apparence finit par l'emporter sur la réalité, le monde de la cour n'est plus

à nos yeux qu'un cérémonial magnifique et fallacieux. Chacun mani-feste une agilité dans le mensonge, les courtisans trichent sans arrêt et la vérité est de plus en plus inaccessible.

Madame de Tournon trompe Sancerre sans qu'il le sache

"l'adresse et la dissimulation ne peuvent aller plus loin qu'elle les a portées." 14 Le vidame de Chartres ment à la Reine qui à son tour

"avait une si profonde dissimulation qu'il était difficile de juger de

~es

sentiments." 15 Il existe ainsi des correspondances thématiques entre les

intrigues infinies de la société et les labyrinthes intérieurs. Les faits sont suspendus entre le réel et l'irréel.

Tout réside dans l'expression involontaire: la politesse de cour, les bienséances, la mattrise chez les personnages sont autant de façons de ne jamais être pris par les autres, de toujours se

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19

-retrancher derrière une certaine réserve, une retenue.

Ces moyens de défense dont dispose tout courtisan lui per-mettent de refouler toute manifestation extérieure qui risque de

le trahir.

Dans les situations les plus critiques Nemours parvient toujours à se mattriser, à se tirer d'affaire. Confronté par la Dauphine devant la princesse de Clèves, Nemours

"voyant l'importance de sortir d'un pas si dangereux, se rendit mattre tout d'un coup de son esprit et de son visage." 16

Dès lors on comprend que la curiosité soit à l'affÜt de tout ce qui peut être deviné sous le masque et que la dissimulation soit sans cesse en état d'alerte: "on vous observe", dit la reine au vidame,

"on sait les lieux oll vous voyez votre mat-tresse, on a dessein de vous y surprendre." 17 Ainsi tout courtisan doit se surveiller incessament tout en

sur-veillant les autres.

L'apparence est toujours conforme à la dignité et à la bienséance; le sentiment intime est l'orgueil. Entre les deux une tension extrême qui n'est pas contradiction, car si l'ordre des bienséances n'a rien à voir comme valeur avec celui de l'amour-propre, il lui doit toute sa vertu. La perfection de la politesse est ainsi le triomphe de l'égolsme. La bienséance dicte toutes les attitudes, mais elle sert aussi de couverture, de prétexte contre

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les exigences de la cour:

"Madame de Chartres joignait A la sagesse de sa fille une conduite si exacte pour toutes les bienséances qu'elle achevait de la faire parattre une personne o~ l'on ne pouvait atteindre." 18

La princesse de Clèves incapable de prendre une décision se retranche derrière la bienséance qui "lui donnait un temps considérable A se déterminer," 19 avant oe passer aux actes.

On touche ici au fond de cette société. Au-deU de la "magnificence galante", au-delà de la tension entre la politesse et l'amour-propre règnent le hasard, la passion déviée, le délire que la société

entoure d'un prestige dangereux.

Cette passion a pour but le risque, la lutte et non pas le bonheur. La règle de la politesse a pour conséquence que vivre intensément, c'est vivre périlleusement et clandestinement.

Sous ces dehors luxueux, ordonnés, la vie A la cour est toute agita-tion, "agitation sans désordre" car "personne n'était tranquille, ni indifférent." 20

Les changements subis par la classe aristocratique n'affec-tent pas seulement leur position sociale et économique. Un grand changement s'opère dans les idées morales. La science du coeur qui inspirait naguère les grands desseins, devient l'art de déméler les mobiles inavoués, les ruses inconscientes, l'aveuglement, les fai-blesses et les misères de l'homme. "L'amour" n'est plus une vertu, mais une faiblesse, une fatalité contre laquelle la volonté est

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21

-impuissante. On peint désormais un amour déréglé, tout en Sauvant les apparences. Le respect des bienséances - en réprimant les ma-nifestations des passions - finit par leur donner bien plus de force.

Les ravages de la passion sont décrits dans les premières pages du roman. Elles nous sont présentées par une série d'intrigues politiques, matrimoniales, galantes. Les épisodes secondaires ins-crits en marge de l'intrigue principale n'ont pas qu'un but docu-mentaire; ils donnent une idée de l'univers dans lequel se déroule cette intrigue, et bien qu'ils soient en eux-mêmes complets et indi',7idualisés, "cernés", ils sont entièrement subordonnés au sujet central.

Ces disgressions qui en apparence tiennent le moins au sujet central servent à lui donner les racines les plus profondes. La cour avec ses animosités, ses rancunes, ses jalousies est le cadre dans lequel la vie de Madame de Clèves sera enserrée. Les origines de ces trames seront exposées par la suite dans le chapitre du cycle narratif.

'-'

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Le système de la cour par ses structurations étroites déli-mite un champ spécifique à l'intérieur duquel les différents rapports entre les personnages auront lieu.

La plupart des échanges doivent ainsi leurs lois et leur régularité aux modalités de l'ordre social:

"Les inclinations, les raisons de bienséan-ces ou les rapports d'humeur faisaient bienséan-ces différents attachements." 21

Ces échanges assurent la faible cohésion du groupe qui se

..

fait uniquement à un niveau spécifique: c'est sur le plan du langage que prend forme un lien social: sur le plan du discours bondé d'allu-sions, bourré d'index et de connotations. Les membres du groupe n'ont d'autre lien que la parlerie parce que rien ne les met en relation avec l'activité productrice ou créatrice de la cour. La cour donne ainsi l'exemple d'une société de consommation, la seule préoccupation

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-de tous les personnages se réduisant à leur propre contemplation. L'être et le parattre: l'existence de deux niveaux de rap-ports dans cette société, celui de l'être et du parattre entratne une duplicité dans les rapports des personnages qui obéissent de cette façon à une sémiotique de la connotation.

Chaque action peut parattre d'abord comme amour, confidence, etc., mais elle peut ensuite se révéler comme un tout autre rapport de haine, d'opposition et ainsi de suite. Madame de Chartres met sa fille en 'garde contre ce piège social:

"Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, vous serez souvent trompée: ce

qui parait n'est presque jamais la vérité.,,22 Tous les rapports se trouvent par conséquent faussés dès le départ. Une méfiance s'établit et empoisonne la plupart des relations. On ne peut jamais faire entièrement confiance à qui que ce soit. "Il n'y avait personne en qui j'en eusse (de la confiance) une entière" dit le vidame à la Reine qui l'approuve, car elle aussi

"n'avait trouvé personne en France qui eOt du secret et ••• cela lui avait 8té le plaisir de donner sa confiance." 23

L'existence de ces deux niveaux est consciente chez la plupart des personnages qui utilisent l'hypocrisie pour arriver à leurs fins.

A l'intérieur de ce champ de rapports, différents clans rivaux se disputent les faveurs du roi, en effet:

"Toutes ces différentes cabales avaient de l'émulation et de l'envie les unes contre les autres." 24

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Le récit de Madame de Chartres éclaire la princesse sur les diverses cabales de la cour de François 1er, qu'on retrouve à nouveau à la cour d'Henri II.

On apprend qu'il existe plusieurs clans rivaux, dont deux plus importants à cause de leur affiliation directe au pouvoir. L'un est constitué par la mattresse du roi, la duchesse de Va1en-tinois, et vient s'opposer au clan de la Reine.

A leur tour les favoris ou les fils du roi entretiennent des rapports de rivalités entre eux et prennent soit le parti de la Reine, soit celui de la mattresse du roi.

Ces rapports se présentent de la manière suivante: Roi François Premier et ses mattresses

1

1

Duchesse d'Etampes haine Duchesse de Valentinois "Jamais il n'y a eu une si grande haine que

l'a été celle de ces deux femmes." 25

François 1er et ses fils

DauPhih ---- haine buc d'Orléans

"le rang d'atné qu'avait le dauphin, et la faveur du roi qu'avait le duc d'Orléans, faisaient entre eux une sorte d'émulation qui allait jusqu'à la haine." 26

Une rivalité sépare les deux mattresses du roi qui forment chacune une clique. La duchesse de Valentinois est soutenue par le Dauphin et le Connétable de Montmorency. Quant au duc d'Orléans et l'empereur, ils s'allient à la duchesse d'Etampes.

(30)

2S

-La mort du duc d'Orléans entraîne la défaite du clan de la duchesse d'Etampes. Cette mort est suivie de celle du roi François 1er, et le pouvoir passe aux mains du Dauphin. La victoire d'un clan sur un autre entraîne automatiquement l'élévation de tous ses membres à un rang supérieur. Le clan de la duchesse de Valentinois est victorieux. Tous les ennemis du clan sont par contre expulsés de la cour:

"la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinement et de cette duchesse (duchesse d'Etampes) et de tous ceux qui lui avaient déplu." 27

Nous retrouvons le même schéma à la cour d'Henri II. Cette fois-ci une rivalité sépare la reine et la duchesse de Valentinois.

Roi Henri II

1 1

Rein~ - haine -Duchesse de Valentinois

Roi Henri II-et ses favoris connltable de--haine--Dul de

Montmorency Guise

En apparence tous les partis entretiennent d'excellents rapports et les rivalités ne se devinent jamais. Les confrontations

n'écla-tent que lorsqu'un changement s'opère au pouvoir. La mort d'Henri II, comme celle de François 1er, provoque de brusques renversements de situations. Le clan de la Reine prend le pouvoir. La duchesse de Valentinois est vaincue ainsi que ses alliés. Cette défaite entraîne des conséquences analogues à celles de la cour de François 1er.

L'appartenance à un clan désignait de prime abord à tout courtisan ses rapports avec les autres:

"on songeait à s'élever, à plaire, à servir ou à nuire." 28

(31)

A première vue ces rapports peuvent parattre divers à cause du grand nombre de personnages, mais en fait il est facile de les réduire à trois prédicats de base: désir, communication et parti-cipation.

Le désir est attest~ chez tous les personnages dans sa forme la plus répandue que l'on pourrait désigner comme "l'amour", il obéit aux lois de la galanterie.

"L'amour" est à la base de tous les rapports, la source de toutes les rivalités. Très souvent il ne se limite pas à une seule pers on-ne. Tout courtisan peut ainsi avoir plusieurs mattresses. Les femmes à leur tour ont une cour d'amants. Leur inclinations sont souvent dictées par les intérêts:

"Il Y avait tant d'intér~ts et tant de cabales différentes ••• que l'amour était toujours mélé aux affaires et les affaires

à l'amour." 29

Henri II "aimait le commerce des femmes," 30 et s'entourait, en plus de sa mattresse attitrée, de nombreuses autres maîtresses. La duchesse de Valentinois se laisse courtiser par d'autres amants en dehors du roi. L'amour n'est souvent pas réciproque et contribue

à créer de nombreux conflits.

Madame Thémines aime le vidame de Chartres qui lui préfère Madame de Martingues.

Sancerre est amoureux de Madame de Tournon qui l'abandonne pour Estouteville.

(32)

27

-Monsieur de Clèves est amoureux de sa femme qui est plus attirée par le duc de Nemours.

La Dauphine est aimée par Monsieur D'Anville, mais elle aime le duc de Nemours qui ne s'intéresse qu'à la princesse de Clèves. Tous les personnages sont amoureux et agissent en fonction de ce prédicat pour se faire aimer à leur tour.

Le deuxième axe le plus évident est celui de la communica-tion, et il se réalise dans la "confidence." Tout lien social s'établissant par la parole, chaque agent fait des confidences et' devient le confident de quelqu'un d'autre:

"c'était une chose nécessaire dans la vie, que d'avoir quelqu'un à qui on pat parler et surtout pour les personnes de rang."

3i

En plus de leur confident attitré, les agents se confient à leurs proches amis, à leurs mattresses ou amants.

Le duc de Nemours a pour confident Lignerolles, et est le confident du vidame de Chartres.

D'Anville est le conf~dent du roi et a pour confident Chastelard. Le vidame de Chartres est le confident de la ~eine et fait ses confidences à Madame de Martingues sa mattresse, qui, à son tour les rapporte à Madame La Dauphine. Cette dernière met au courant la princesse de Clèves de tout ce qu'elle apprend.

Par cette "disposition naturelle que l'on a de conter tout ce que lion sait à ce que l'on aime," 32 tout finit par se savoir, et par tout le monde.

(33)

Quoique très ouverte, il existe cependant certaines zones que la confidence ne dévoile pas. Les secrets les plus importants sont tus aussi longtemps qu'il est possible de les soustraire à la curiosité des autres.

Sancerre, malgré toute son amitié pour le prince de Clèves ne lui fit pas part de son amour pour Madame de 'fournon:

IIIl me le cacha avec beaucoup de soin aussi bien qu'à tout le reste du monde." 33 Nemours, de m€me, tait son secret au vidame de Chartres:

"M. de Nemours est passionnément amoureux et ••• ses amis les plus intimes, non seu-lement ne sont point dans sa confidence, mais ••• ne peuvent deviner qui est la personne qu'il aime." 34

De Guise et de Clèves, tous deux amoureux de la princesse arrêtent leurs confidences réciproques. Ainsi, même l'amitié interdit la franchise que la société condamne. La Dauphine reproche à la prin-cesse la sincérité dont elle fait preuve vis-A-vis de son mari:

"Il n'y a que vous de fermne au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu'elle sait." 35

Le troisième axe, la participation, "l'aide" apparatt souvent comme subordonné à l'axe du désir et obéit la plupart du temps aux intérêts personnels. La duchesse de Valentinois "pistonne" ses favoris et les aide à accéder à un meilleur rang. En échange, ces derniers la soutiennent dans son pouvoir.

(34)

- 29

-Nemours aide le vidame à sortir d'un mauvais pas (Episode de la lettre). Il est aidé à son tour par le vidame qui lui ménage une entrevue avec la princesse.

Madame de Chartres éclaire la princesse sur la conduite à prendre, et l'aide à surmonter sa passion pour Nemours.

Ces trois prédicats possèdent une très grande généralité et dési-gnent les rapports de base. Tous les autres rapports peuvent être dérivés à partir de ces trois-là, à l'aide de deux règles de déri-vation.

Règles de dérivation

La première, dont les produits sont les plus répandus, est la règle d'opposition.

Chacun de ces trois prédicats possède un prédicat opposé, qui est moins explicite que son corrélat positif. Ainsi l'opposé de l'amour, la haine, est un sentiment souvent refoulé à un autre niveau.

La haine nourrit toutes les rivalités qui existent entre les clans et entre les différents agents se disputant les faveurs d'un autre. Le clan de la Reine est ennemi du clan de la duchesse. A cause de leurs visées semblables, ils se vouent une haine mutuelle qui se reporte sur tout agent entretenant un rapport quelconque avec 'l'opposition.

La duchesse de Valentinois hait la princesse de Clèves à cause du lien de parenté qui l'unit au vidame de Chartres, ennemi déclaré de la duchesse.

(35)

La compétition à laquelle se livrent le duc de Guise et le prince de Clèves pour obtenir la main de la princesse les divise et les rend ennemis.

Le rapport qui s'oppose à la confidence est plus fréquent, bien qu'il reste implicite. C'est l'action de rendre un secret public, de l'afficher. En fait, ce prédicat est présent dans tout le roman, bien qu'il reste latent. Le danger d'~tre pris par les autres détermine une grande partie des actes des agents. Toute l'attitude des personnages est fondée sur ce fait. C'est dans ce but qu'on essaie de s'approprier du secret des autres et qu'on cherche constamment à leur nuire. Chez la princesse, ce prédicat subit une transformation personnelle: chez elle, la peur de la parole des autres est intériorisée, et se manifeste dans l'impor-tance qu'elle accorde à sa propre conscience.

L'épisode de la lettre perdue illustre bien ce prédicat. L'indiscrétion du vidame qui mentionne la lettre sans retenue, révèle à quel point la vanité l'emporte sur toute discrétion. Le

déroule~ent de cet épisode nous renseigne d'autant plus sur les rouages de ce milieu pourri, asservi aux règles du colportage. La lettre perdue passe de mains en mains, et son contenu est rapide-ment divulgué. Les conséquences ne tardent pas à se faire sentir. La Reine apprend qu'elle est trahie par le vidame. Désormais, ce dernier ne favorisera plus de ses bonnes graces.

Très souvent, un "secret" qu'on croyait uniquement connu d'une personne, finit par retourner à son auteur par l'intermédiaire

(36)

31

-d'un autre agent! Monsieur de Clèves détient le secret de la brouil-lerie du roi et de la duchesse de Valentinois par D'Anville. Il en fait part à Sancerre en lui recommandant de ne pas le divulguer. Le lendemain, Monsieur de Clèves se fait raconter son secret par sa belle-soeur, qui le tenait de Madame de Tournon. Monsieur de Clèves apprend par la même occasion le secret de Sancerre et démêle ainsi ses rapports avec Madame de Tournon.

L'aveu de la princesse de Clèves subit le même sort. Nemours, qui le surprend, en parle de façon détournée au vidame. Celui-ci se dépêche de le raconter à Madame de Martingues, qui en fait part à la Dauphine. L'aveu est rapidement divulgué sans qu'on connaisse l'identité de l'auteur, et finit par retourner à la princesse, par l'intermédiaire de la Dauphine.

Enfin, l'acte d'aider, trouve son contraire dans celui d'empêcher, de s'opposer. Les disputes de clans qui se mettent incessament les bfttons dans les roues, les rangs, les traffics d'alliances posent des obstaoles continuels à l'accomplissement de certains attachements.

Ainsi, de Guise ne peut prétendre à la main de Mademoiselle de Chartres

"il savait bien qu'il n'était point un parti qui lui convtnt par le peu de biens qu'il avait pour soutenir son rang; et il savait bien que ses frères n'approuveraient pas qu'il se mariftt, par la crainte de l'abais-sement que les mariages des cadets apportent d'ordinaire dans les grandes maisons." 36

(37)

A son tour, Monsieur de Clèves se voit empêché dans ses projets de mariage par le duc de Nevers, son père:

"Ce duc avait d'étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois: elle était enne-mie du vidame et cette raison était suffi-sante pour empêcher le duc de Nevers de

consentir que son fils pensitt à sa nièce." 37 Valentinois fait tout ce qui est en son pouvoir pour boy-cotter les projets de mariage avec Mademoiselle de Chartres. De sorte que:

"Personne n'osait plus penser à Mlle. de Chartres par la crainte de déplaire au roi ou pour la pensée de ne pas réussir auprès d'une personne qui avait espéré un prince de sang." 38

Ainsi la présence de l'autre ou des autres contribue souvent

à perturber la réalisation d'un désir. Madame de Chartres et le prince de Clèves présentent autant d'obstacles pour la princesse, qui l'empêchent d'appartenir au duc de Nemours.

Les transformations personnelles

La duplicité qui régit tous les rapports, fait apparattre l'existence d'un nouveau prédicat qui se situe à un niveau secon-daire par rapport aux autres. C'est celui de prendre conscience, de s'apercevoir. Il désignera l'action qui se produit lorsqu'un personnage se rend compte que 'le rapport qu'il a avec un autre n'est pas celui qu'il croyait avoir. Ainsi des agents différents peuvent éprouver des sentiments d'une teneur inégale. Pour retrou-ver ces nuances, nous pouvons introduire la notion de transformation

(38)

33

-personnelle d'un rapport. Ce postulat apparattra surtout chez un groupe de victimes, prises au piège à cause de leur crédulité, leur naiveté. Des rapports d'amitié se transforment en rivalités à cause d'une femme. Dès que Sancerre apprend que Madame de Tournon l'a trompé, un changement s'opère en lui, et ses sentiments vis-à-vis d'Estouteville virent à la haine. Le prince de Clèves réagit de façon analogue après l'aveu que lui fait la princesse de Clèves.

Ce prédicat est particulièrement perçu chez la princesse qui "prend conscience" de sa passion sans cesse grandissante pour Nemours. Un autre exemple nous est fourni par la réalisation de "l'amour" chez la plupart des personnages. Une fois leur désir satisfait, il est suivi par l'indifférence. Le seul moyen de s'as-surer de la fidélité de quelqu'un est de s'abstenir de lui donner des signes de son amour. Madame de Thémines s'en rend compte et l'écrit au vidame:

"Je croyais que vous aviez pour moi une passion violente; je ne vous cachais plus celle que j'avais pour vous et, dans le temps que je vous la laissais voir toute entière, j'appris que vous me trompiez." 39 C'est en se refusant au duc de Nemours que la princesse le tient attaché à elle.

Ainsi d'une part il y a des prédicats, notions fonctionnelles telles que "se confier", "aimer". Il y a d'autre part des person-nages, les agents, qui peuvent avoir deux fonctions: soit être les sujets, soit être les objets des actions décrites par les prédicats.

(39)

A l'intérieur de l'oeuvre, les agents et les prédicats sont des unités stables, ce qui varie, ce sont les combinaisons de deux

groupes. La troisiême notion est celle des rêg1es de dérivation: celles-ci décrivent les rapports entre les différents prédicats. Ces rêg1es ref1êtent les lois qui gouvernent la vie d'une société, celle des personnages de notre roman. Toutes les actions découlent d'une certaine logique, et même s'il existe des actions qui n'en font pas partie (l'aveu de la princesse de C1êves par exemple), elles sont analysées en fonction de cette logique -elles y obéissent ou n'y obéissent pas.

(40)

CYCLE NARRATIF

"Il n'y a que vous de femme au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu'elle sait."

(41)

Le récit s'ouvre sur description de la cour et de ses valeurs affectant toute une collectivité sous forme d'intrigues. La présence de Mademoiselle de Chartres dans ce milieu, introduit une infraction

à l'ordre pré-existant.

Par conséquent, nous avons au départ l'opposition suivante:

Valeurs sociales dégradées

Valeurs authentiques de Mlle. de Chartres

En effet, les principes inculqués par Madame de Chartres, qui s'est efforcée à "lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable", 40 s'opposent à la morale conventionnelle de la cour, qui pr6ne l'adultère sous des dehors vertueux.

(42)

37

-Madame de Chartres met sa jeune fille en garde contre le milieu passionnel dans lequel elle va devoir évoluer:

"Elle faisait souvent à sa fille des pein-tures de l'amour. Elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader aisé-ment sur ce qu'elle lui apprenait de

dan-gereux." 41 .

Pour la protéger des risques qu'elle peut encourir, Madame de

Chartres - qui condamne la passion même dans le mariage - la pousse

à faire un mariage de raison:

"Elle n'admirait pas moins que son coeur ne fQt point touché, et d'autant plus qu'elle voyait bien que le prince de Clèves ne

l'avait touchée, non plus que les autres. Cela fut la cause qu'elle prit de grands soins de l'attacher à son mari." 42

Tout le récit porte par conséquent sur une tentative d'inté-gration de la princesse de Clèves dans la cour, milieu passionnel que son éducation lui fait rejeter. Cette séquence élémentaire s'articule en trois moments principaux, chacun donnant lieu à une alternative.

- Une situation ouvrant la possibilité d'un comportement (Tentative d'intégration).

- Le passage à l'acte de 'bette virtualité" (Processus d'intégration). - Aboutissement de cette action qui clôt le processus par un succès

ou un échec.

(43)

Ainsi, nous aurons le schéma dichotomique suivant:

Tentative d'intégration

1) Actualisation de la possibilité: Processus d'intégration

2) Possibilité non actualisée:

Absence du Processus d'intégration [

Succès de l'intégration - Echec de

l'intégration

Tant que son code de valeurs n'est pas mis à l'épreuve, la princesse semble s'intégrer parfaitement dans le milieu de la cour. Ce n'est qu'à la rencontre de Nemours qu'un déséquilibre commence à

se sentir. Par sa beauté, son esprit, son succès auprès des femmes, Nemours incarne au plus haut point les valeurs sociales. Il suscite chez la princesse "des sentiments indéfinis" qui lui entr'ouvrent un univers passionnel jusqu'ici méconnu. La présence de Nemours instaure un nouvel ordre dans l'état des choses. En fonction des lois sociales, Nemours pourrait compléter le couple mari-femme et constituer ainsi le triangle parfait. Nous aurons alors la situation banale du trio qu'on retrouve implicitement dans tous les rapports. Mise en demeure de respecter ses principes, renforcés d'autant plus par Madame de Chartres qui en rappelant la règle tend à l'incarner -mais attirée d'autre part par Nemours et ce monde inconnu d'émotions qu'elle ressent à sa vue, la princesse se trouve dans une impasse.

Tout le mouvement, que décrit cet effort d'adaptation - et qui constitue l'intrigue principale - est parallèle à celui des intrigues secondaires de la cour. Ces deux mouvements s'alternent tout le long du récit et constituent à leur tour une dichotomie.

(44)

39

-On aurait le tableau suivant:

TABLEAU DES INTRIGUES SECONDAIRES DE LA COUR ET

LEUR RAPPORT AVEC L'INTRIGUE PRINCIPALE

INTRIGUES DE LA COUR

R~cit sur la R~cit sur la R~cit sur la R~cit sur la cour de cour d'Henri mort de Mme. cour d'Angle-Francois 1er IV par Mme. de Tournon terre par la par Mme la de Chartres par M. de Dauphine

Dauphine Clèves

INTRIGUE PRINCIPALE

Mise en gar- Avertisse- Pr~pare l'a- Danger de de contre le ment des veu de Mme. cet univers pouvoir de la dangers que de Clèves A où règne la duchesse de la princes- son mari passion.

Valentinois, se encourt Monde de

qui fait obs- dans ce mi- Nemours tacle au ma- lieu pourri,

riage de Mlle infest~ d'hy-de Chartres pocrisies avec D'Anvil-le Episode de la lettre. Histoire du vidame de Chartres et de Mme • de . Thémines Provoque la jalousie chez Mme. de Clèves et l'entratne A faire un second aveu au duc de Nemours

Les passages concernant les intrigues secondaires sont indis-pensables d'être pr~sentes A l'esprit pour comprendre le r~cit dans toutes sesr~sonnances. Ces intrigues, au nombre de cinq, cr~ent une "motivation compositionnelle" qui introduit dans le sujet les

diff~-rentes phases de l'intrigue principale. Les origines de ces trames sont d~crites par Madame de Chartres dans le tableau qu'elle fait de l'ancienne cour; leurs cons~quences apparaissent A la mort d'Henri II,

(45)

avec les brusques renversements {)e situations dont sont victimes plusieurs courtisans. Ces intrigues multiples, dont la principale instigatrice est la duchesse de Valentinois, contribuent à constituer un obstacle au mariage de Mademoiselle de Chartres.

Même l'histoire d'Anne de Balen, racontée par la Dauphine n'est pas une pure concession au genre historique: elle fait connat-tre à l'héroine un monde aussi dangereux et aussi passionné que celui dans lequel elle a été introduite: un monde qui appelait Nemours à

lui comme son mérite l'y destinait naturellement.

Les autres intrigues, celle de Sancerre, d'Estouteville et de Madame de Tournon, et celle du vidame de Chartres et de Madame de Thémines ont un rapport encore plus étroit avec le sujet: la premi~re prépare l'aveu de Madame de Cl~ves à son mari, le seconde son refus au duc de Nemours.

La conduite de Madame de Tournon rend 'à Madame de Cl~ves la dissi-mulation odieuse, et les conseils du prince de Cl~ves à Sancerre, lui

inspirent le désir encore inconscient d'y échapper par la sincérité: "Je vous donne" dit Monsieur de Cl~ves à Sancerre,

"le conseil que je prendrais pour moi-même; car la sincérité me touche d'une telle sorte que je crois que si ma mattresse, et même ma femme, m'avouait que quelqu'un lui plOt, j'en serais affligé sans en être aigri. Je quitterais le personnage d'amant ou de mari pour la conseiller et pour la plaindre." 43

Quant à l'histoire du vidame de Chartres et de Madame de Thémines, elle est nécessaire pour justifier l'épisode de la lettre

(46)

41

-perdue, au cours duquel Madame de Clèves a découvert "la jalousie dans toutes ses horreurs": même si cette souffrance joue d'abord comme un piège en rendant plus doux à Madame de Clèves le bonheur d'être rassurée, la peur de souffrir à nouveau ne la quittera plus, et lui dictera sa décision finale. Tout joue comme un piège dont elle est victime, tout se tient et va au même but, qui est de lui rendre la passion à la fois inévitable et innacceptable.

La mort de Madame de Chartres prive la princesse d'une alliée clairvoyante. La constatation de cette carence équivaut à une phase de dégradation. Ne pouvant trouver d'autre allié, la princesse entre-prend de remédier à son sort en s'aidant elle-même, et en s'efforçant d'éviter Nemours. Cette mise en oeuvre de sa t§che offre à son tour la binarité suivante:

Péril connu

[

Péril écarté r-Action de défense, de protection - Péril non écarté

~Absence

d'une action de défense

L'impossibilité d'éviter Nemours - les obligations de la vie de cour lui imposant des occasions quotidiennes pour rencontrer celui qu'elle veut fuir - le trouble qui saisit la princesse chaque fois qu'elle se trouve en sa présence et l'échec de ses efforts, lui font prendre conscience de l'entraînement insurmontable auquel elle cède. C'est dans la fuite qu'elle tente de se protéger de la dégra-dation qui la menace, et qu'elle mesure chaque fois l'étendue de sa chute. La perdition la plus douloureuse est celle qui se mesure elle-même. Chaque chute aggrave la précédente, ne serait-ce qu'en la

(47)

répétant, et les moments de lucidité où la princesse fuit la cour sont ceux où elle constate dans la honte et le remords, les progrès du mal. Chaque "phase de lucidité" est amenée dans le récit par l'intermédiaire d'une intrigue secondaire qui sert de fonction -prétexte. Chaque récit d'intrigue secondaire provoque chez la prin-cesse un retour sur elle-même, où elle tente de se ressaisir et de se cramponner à ses valeurs. Ainsi le mouvement de l'intrigue prin-cipale trouve son rythme dans l'alternance de deux sortes de moments: - Les moments de solitude, de honte, mais aussi de calme où la

prin-cesse fuit la cour et constate les progrès du mal.

- Les moments où elle se retrouve à la cour en présence de Nemours, offerte aux regards d'autrui.

Mais ces propres décisions sont minées de l'intérieur. Ne pouvant et ne voulant pas se soustraire à la vue de Nemours, trop faible pour lutter contre lui, elle se tourne vers son mari en qui elle croit trouver un allié capable de la protéger. Aliénée par sa différenciation où elle ne trouve nul exemple ailleurs, induite en erreur, elle met en oeuvre les moyens qu'il faut pour atteindre un résultat opposé à son but, et détruit les avantages qu'elle veut conserver.

Au fil de cette tâche inversée, des processus nocifs (tels que le mensonge) sont considérés comme moyens, tandis que les règles propres à s'assurer ou à conserver un avantage (telle que la sincé-rité) sont traitées comme obstacle.

(48)

43

-En faisant l'aveu de sa passion à son mari, la princesse de Clèves commet une imprudence irréparable. En accomplissant un acte de sin-cérité dans une société basée sur le mensonge, elle se condamne à

l'avance à un échec. L'aveu apporte une violation au principe du système et introduit une infraction à l'ordre pré-établi. La trans-gression des lois sociales lui porte préjudice; par ignorance du code ou par son refus, Madame de Clèves échoue dans sa tentative de sincérité.

La mort de Monsieur de Clèves lui enlève ses obligations; elle est libre désormais d'épouser Nemours, sans pour autant transgresser son code de moralité. Mais Nemours représente toujours à ses yeux un monde de pasoions qu'elle rejette "J'avoue", dit-elle à Nemours,

"que les passions peuvent me conduire; mais elles ne sauraient m'aveugler ••• vous êtes né avec toutes les dispositions de la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux. Vous avez déjà eu plusieurs pas-sions, vous en auriez encore.~ •• 44

Prise entre son propre code de valeurs et celui de la société, tout compromis étant impossible, elle finit elle-même par se condamner à l'échec avant d'y être réduite par ses ennemis.

Elle ne peut trouver de salut que dans la retraite, une posi-tion d'intransigeance rigoureuse lui étant difficile à maintenir au sein d'une société dont la st~ucture et les puissances établies lui étaient contraires. La société est un fait si écrasant qu'il est difficile de réaliser contre elle un équilibre supérieur au sien.

(49)

La princesse de Clèves est présentée comme l'héroine courant toujours après cette impossible connaissance de soi, agissant dans un demi-somnambulisme entrecoupé de réveils impuissants trop perspicaces. Son inadaptation profonde A l'état des choses, l'entratne A se mettre hors de leur portée.

(50)
(51)

Regarder est un mouvement qui vise à reprendre sous garde ••• L'acte du regard ne s'épuise pas sur place, il comporte un élan per-sévérant, une reprise obstinée, comme s'il était animé par l'espoir d'accrottre sa découverte, ou de conquérir ce qui est en train de lui échapper.

On ne s'étonnera pas que le roman de Madame de Lafayette soit placé sous le signe du regard, le souci constant de cette société close étant de vérifier dans quelle mesure l'apparence révèle la réa-lité. Au code social et politique vient s'ajouter la pratique de l'espionnage qui se sert de la vue. Les facultés visuelles deviennent

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47

-à leur tour codées. Le regard s'en tient difficilement à la pure constatation des apparences. Il est dans sa nature même de réclamer davantage. Il exprime le qui-vive d'une convoitise, le désir de posséder par le moyen de l'oeil, de pénétrer les apparences (il est alors curiosité, lucidité, analyse) et constitue ainsi l'arme essen-tielle dont disposent les personnages pour démasquer les autres, affirmer leur propre réputation et éprouver celle des autres.

Les réseaux de signes sollicitent à tout ineta~t chacun des personnages, s'entremêlent et contribuent largement à former la trame de l'existence collective. Au-delà de l'apparence on va cher-cher les contenus des signifiants, leur signification réelle. La substance visuelle confirme ses significations en se faisant doubler par un message linguistique. Le système de la vue, passe par le relai de la parole qui en découpe les signifiants et nomme les signifiés. C'est par des regards "exercés" qu'on découvre les secrets de l'autre. Ces découvertes, une fois divulguées, au moyen de la parole, devien-nent les actes des personnages.

Pour que "ces actes" soient accomplis, ils exigent d'une part un émetteur (la personne qui épie) et d'autre part un récepteur (la personne épiée).

A la différence de ce qui se passe pour la communication linguistique, il ne semble pas y avoir de reversibilité possible dans le code du regard. Le récepteur ne devient pas à son tour émetteur par le même canal du même système, ou d'un système complémentaire. Les récepteurs n'ont habituellement pas lieu de répondre aux messages émis (regards

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curieux) autrement que par un comportement non sémiologique qui n'est pas à son tour un message, mais un acte (réflexe de se dérober au regard d'autrui). Ainsi ces "signaux visuels" sont perçus comme de purs déclencheurs de stimulis. Chaque élément de ce systême com-mande par conséquent un comportement, ordonne des réflexes. Dans les bals, les fêtes, les réunions, une curiosité insatiable conduit les personnages. Ne travaillant pas, cette société n'est occupée que d'elle-même et de sa propre image:

"on était toujours occupé par des plaisirs et des intrigues." 1

N'ayant rien à faire, les personnages se regardent entre eux, s'épient, jouent à cache-cache. Leur vie intérieure étant intégralement régie par les habitudes et les lois sociales, et déterminée par une vision mondaine, ils ne peuvent par conséquent être seuls avec eux-mêmes. Que faire sous le regard hostile? Se faire autre: se transformer ou se masquer. Prisonniers d'un thé8tre dont ils sont à la fois les acteurs et les spectateurs, les personnages de cette cour ne songent qu'à dissimuler leurs intérêts véritables. Chacun cache ce que les autres cherchent à découvrir, et cherche à découvrir ce que les autres cachent. En voulant démasquer l'autre, on lui impose le masque et cet acte finit par se retourner contre soi. Toute sortie devient désormais impossible. Rien n'échappe à la surveillance meurtriêre des regards. Chaque geste, chaque parole, tout changement d'attitude, toute fuite sont immédiatement soumis aux interprétations. La cour est constituée

Figure

TABLEAU  DES  INTRIGUES  SECONDAIRES  DE  LA  COUR  ET

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