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Des chevaux et des hommes : le développement d'une éthique animale dans la littérature du XIXe siècle à travers l'étude de la représentation du cheval dans l'oeuvre de trois auteurs : Anna Sewell, Léon Tolstoï et Émile Zola

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Texte intégral

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC

MÉMOIRE PRÉSENTÉ À

L'UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À CHICOUTIMI COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN LETTRES

PAR KARINE DOUCET-DUFRESNE

DES CHEVAUX ET DES HOMMES : LE DÉVELOPPEMENT D'UNE ÉTHIQUE

ANIMALE DANS LA LITTÉRATURE DU XIXE SIÈCLE À TRAVERS L'ÉTUDE

DE LA REPRÉSENTATION DU CHEVAL DANS L'OEUVRE DE TROIS AUTEURS : ANNA SEWELL, LÉON TOLSTOÏ ET ÉMILE ZOLA

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RÉSUMÉ

Avant et même après l’arrivée de la machinerie et de l’industrialisation, le cheval se retrouve dans plusieurs domaines (transport, agriculture, travaux lourds, distraction, etc.). Son exploitation soulève un questionnement éthique important, abordé dans la littérature et notamment, dans la littérature du XIXe siècle. La façon dont sont traités les chevaux par les personnages révèle l'éthique animale et humaine mise de l’avant dans les textes. Black Beauty d'Anna Sewell, roman animalier dont le narrateur est un cheval, est mis en parallèle avec la nouvelle « Le cheval » de Léon Tolstoï afin de faire ressortir les enjeux éthiques liés à la représentation du cheval-narrateur. Enfin, dans l'œuvre de Zola, le traitement du cheval et sa considération morale, ainsi que le rang social qu'il confère à l'homme, sont des éléments déterminants du récit qui illustrent le déploiement d’une éthique animale et humaine chez cet auteur important. Sur le plan théorique, cette recherche s’inspire des animal studies ou études animales qui s’intéressent surtout à la question éthique soulevée par l’exploitation de l’animal et sa survie, aux droits qu’il possède et à la question d'anthropomorphisme et de zoomorphisme. Cette recherche s'appuie principalement sur les ouvrages Histoire de la culture équestre, XVIe–XIXe siècle et Anthologie de la littérature équestre afin de dresser un portrait historique, social et culturel du cheval. Puis, ce portrait est mis en lienavec Black Beauty et « Le cheval », et enfin, avec les romans de Zola (Nana, La Débâcle, Germinal et Le docteur Pascal) afin de réfléchir à la condition animale en général et à celle du cheval en particulier, ainsi qu'aux enjeux historiques et sociaux qui y sont liés. L'étude de la représentation du cheval dans les œuvres littéraires choisies permet surtout de faire ressortir l'éthique animale et humaine de ces textes du dix-neuvième siècle, mais aussi, de montrer que l'animal peut jouer un rôle à part entière dans le récit.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ...ii

INTRODUCTION...4

CHAPITRE 1 LE BLACK BEAUTY D'ANNA SEWELL ET LE HONGRE DE LÉON TOLSTOÏ...12

1.1 Introduction à la culture équestre européenne du XIXe siècle... ...13

1.2 La question anthropomorphique chez le cheval-narrateur...30

1.3 L'éthique animale : le sort des chevaux lié à l'être humain...41

CHAPITRE 2 LE CHEVAL ZOLIEN...57

2.1 Nana...58

2.1.1 L'exploitation des deux Nana à des fins économiques et de distraction...58

2.1.2 L'ascension des deux Nana...66

2.1.3 L'animalité à travers la féminité...68

2.2 La Débâcle...71

2.2.1 L'empathie et l'altruisme : d'homme à homme ou encore, de l'homme à la bête ?...71

2.2.2 Prosper et Zéphir...77

2.2.3 La guerre : malheur des hommes et des chevaux...80

2.3 Germinal...85

2.3.1 Le sort fatidique des chevaux dans les mines...85

2.3.2 L'émotion suscitée par le comportement animal...91

2.4 Le Docteur Pascal...98

2.4.1 Le bienveillant docteur Pascal et son cheval Bonhomme...98

CONCLUSION...102

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INTRODUCTION

Un animal a particulièrement été présent dans l’histoire et dans la culture des sociétés occidentales : le cheval. L’un des premiers animaux domestiqués par l’homme, le cheval a toujours été traité et utilisé contre sa véritable nature. Il représente un élément-clé de l’Histoire et a participé à ses évènements. Avant et même pendant l’arrivée de la machinerie et de l’industrialisation, le cheval se retrouve dans plusieurs domaines, qu’il soit utilisé pour le transport, pour labourer les champs, pour exécuter des travaux nécessitant la force de dix hommes ou tout simplement pour le plaisir ou la distraction. L’utilisation du cheval comporte de nombreuses dimensions et soulève un questionnement éthique important. Malgré tout, le cheval reste un animal à qui les hommes vouent un grand respect, pour son rôle et son travail forcé, mais aussi pour son apparence des plus nobles.

Émile Zola, dans plusieurs de ses romans, représente le cheval et lui accorde une certaine importance. Le respect de Zola envers les animaux est un élément connu. Étant membre de la Société protectrice des animaux, il tient quelques discours concernant le statut de l'animal et l'amour qu'il lui porte. D’ailleurs, il publie « L’amour des bêtes » dans Le Figaro le 24 mars 1896, texte questionnant l'éthique animale. Par éthique animale, j'entends : « [...] l’étude du statut moral des animaux ou, pour le dire autrement, l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux, pris

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individuellement[...] 1 », à l'instar de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. Chez Zola, ce respect des animaux transparait dans leur représentation. Jusqu’à maintenant, seulement quelques articles se sont intéressés à la question de Zola et des animaux, mais rien de majeur en ce qui concerne le cheval uniquement. Il faut dire que les études animalières sont assez récentes, même si la préoccupation pour les animaux dans les textes philosophiques et littéraires est plus ancienne. Selon mon hypothèse, dans l’œuvre de Zola, le cheval n’est pas introduit et présenté comme un simple élément de réalisme. Il a un rôle à part entière. Le cheval constitue un enjeu considérable dans les relations entretenues avec et entre les personnages. La présence de l’animal influence les actions et les pensées des personnages et révèle beaucoup à propos de l'éthique humaine. Par éthique humaine, j'entends, selon la définition de Philippe Hamon : « Mode d’évaluation de la relation sociale entre les personnages [...]2 ». Les études littéraires autour du naturalisme s’attardent d’abord aux personnages humains, mais qu’en est-il de l’animal? Quel traitement lui réserve-t-on? Le sort des individus chez Zola n’a souvent rien de réjouissant, alors imaginons celui de la bête. Évidemment, le cheval n’est pas aussi présent que l’humain dans le texte. Sa présence se résume bien souvent à quelques apparitions. Zola offre à travers chacun de ses romans un rôle différent à cette bête : dans Nana, le cheval est un cheval de course et est utilisé à des fins économiques; La débâcle présente les chevaux en temps de guerre; Germinal montre les chevaux et leur travail dans les mines; Le Docteur Pascal, un cheval utilisé par le docteur lui-même pour ses déplacements. La façon dont sont traités les chevaux révèle l'éthique humaine. Certains personnages font preuve d'altruisme et de bienveillance envers leurs semblables, alors

1 JEANGÈNE VILMER, J.-B., Éthique animale, Paris, PUF, 2008, p.3.

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que d'autres sont aptes à la cruauté envers autrui et les animaux. Comment s'établit la relation entre l'homme et l'animal? Un homme bon envers un autre homme l'est-il nécessairement avec la bête? Qu'advient-il lorsque l'être humain est mis en parallèle avec l'animal? Un questionnement éthique concernant l’utilisation du cheval (et de l'humain) entre conséquemment en jeu lorsqu’ils sont mis en scène. La série de romans Les Rougon-Macquart est annonciatrice de la mission humanitaire de Zola dont il traite davantage dans les cycles Les Trois Villes3 et Les Quatre Évangiles4. Comme je le montrerai, l'altruisme et plusieurs qualités s'y rattachant (l'entraide, la générosité, le don de soi, l'empathie, etc.) sont d'abord exposés dans Les Rougon-Macquart par le biais de la représentation du cheval. Quelques personnages, dont Jean Macquart, ou encore Pascal Rougon, par exemple, proposent une vision altruiste (tant envers l'humain que l'animal) dans un monde en proie à l'égoïsme et à la violence5.

Bien que Zola occupe une partie importante de cette recherche, je ne peux mettre de côté le roman Black Beauty, paru en 1877, de l’auteure anglaise Anna Sewell, car ce roman offre un contrepoint essentiel à l’œuvre de Zola. Contemporaine de ce dernier, Anna Sewell présente l'un des premiers romans dont le narrateur est un animal. À l’opposé de Zola, ici, l'animal discourt sur l'humain. Le cheval est narrateur du roman. Le traitement de la bête occupe le roman en entier, ce qui témoigne d’une prise de position éthique de la part de l’auteure. Choisir un animal comme narrateur demeure une façon pour l'auteure de prendre position de deux façons : d'abord, sur la condition animale, mais

3 Trois tomes publiés entre 1894 et 1898 : Lourdes, Rome et Paris.

4 Quatre tomes écrits entre 1898 et jusqu'à sa mort, soit en 1902 : Fécondité, Travail, Vérité et Justice (qu'il n'a pu achever).

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aussi sur le sort des opprimés. Le sort des chevaux dans Black Beauty peut s'apparenter à celui des esclaves ou encore, à celui de la femme de l'époque.

En plus de Zola et Sewell, la nouvelle « Le cheval » de Léon Tolstoï, parue en 1885, vient s'ajouter au corpus littéraire de ce mémoire. Tolstoï, lui-aussi, était préoccupé par la cause animale. Il était végétarien, refusant la violence des abattoirs et prônant un respect envers tout être vivant, quel qu'il soit. Il rédige la préface intitulée « Le premier pas », de sa traduction russe de l'ouvrage anglais The Ethics of diet d'Howard Williams en 1892, et y exprime son opinion à propos de la mise à mort d'un animal pour nourrir un être humain. Dans cette nouvelle, le traitement de l'animal et ses enjeux éthiques (tant animal qu'humain), tout comme chez Sewell et Zola, font partie de l'étude. Le cheval et le rang social qu'il confère à l'homme sont également des éléments déterminants du récit et de mon analyse. Le type de cheval qu'un homme possède est gage de son statut social. Le narrateur-cheval est directement exposé aux oppressions liées à l'importance du statut social de l'homme. Issu d'un élevage de chevaux destinés à la royauté, il finira hongre de course et cheval de labour. Sa robe pie, différente de celle de ses confrères chevaux, force les hommes à lui réserver un tout autre sort.

Les chevaux de Sewell, Tolstoï et Zola, expriment aussi une certaine réalité historique (malgré le fait que certains chevaux soient narrateurs de textes littéraires). Daniel Roche et Paul Morand dans Histoire de la culture équestre, XVIe–XIXe siècle6 et

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Anthologie de la littérature équestre7 dressent un portrait historique du cheval au XIXe siècle. Roche s'attarde surtout à l'utilisation du cheval sous multiples domaines, alors que Morand présente un recueil de textes liés à l'éducation du cheval de l'époque. L'histoire du cheval est avant tout celle d'un animal modelé et adapté par (et pour) l'humain, truffée d'enjeux éthiques concernant l'exploitation de l'animal.

Les discours tenus par les personnages et le narrateur sur les chevaux, qu’ils soient positifs ou négatifs, et les descriptions de ces derniers sont considérables dans ces textes. Le cheval se trouve constamment au service de l’être humain. Dans cette recherche, je souhaite donc montrer l’importance du cheval dans le roman zolien, dans Black Beauty et dans « Le cheval » par la relation homme-animal et les enjeux éthiques et sociaux qui en découlent inévitablement.

Depuis 1970, principalement aux États-Unis et en Angleterre, les études littéraires proposent un sujet autre que le personnage humain : l’animal. Les animal studies, études se rattachant à de multiples domaines et englobant les animaux quelle que soit l’espèce, ont fait de l'animal leur sujet de prédilection. En général, en dehors de la littérature, les études animales s’intéressent à la position des animaux au sein de la société, que ce soit celle qu’ils occupent dans l’histoire ou encore, dans la culture. Sous un angle plus philosophique, elles se dirigent vers la question éthique soulevée par l’exploitation de l’animal et sa survie, ainsi que des droits qu’il possède. Déjà, avec Montaigne ou encore

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Descartes, la philosophie inclut l’animal. Avec l’essai « Les animaux ont un langage » de Montaigne et la théorie totalement opposée de l’animal-machine de Descartes, le comportement animal et sa capacité à l’émotion sont remis en cause. Les animal studies se questionnent aussi à propos de l’anthropomorphisme et du zoomorphisme, hypothèses qui occupent une grande place au sein de la théorie. L’anthropomorphisme, c’est l’humanisation du non-humain, autrement dit, c’est une caractéristique dite « humaine » attribuée à un animal donné. Le zoomorphisme, c’est le processus inverse, donner un qualificatif animal à un humain. Plus récemment encore, on parle même d'anthrozoologie, soit l’étude des rapports entre l'humain et les animaux.

Il faut dire que les animal studies n’ont pas tout de suite été en lien direct avec la littérature. C’est avant tout le milieu social, scientifique et politique qui s’est approprié les fondements de ces études. Les animal studies, comme l’appellation elle-même le suggère, touchent d'abord les chercheurs anglophones. Andrew Benjamin, John Berger, Peter Singer, Steve Baker, Temple Grandin et bien d’autres théoriciens ont travaillé sur le sujet et les divers domaines auxquels les animal studies ont su se greffer. Greg Garrad, dans un chapitre de Ecocriticism, « Animals », offre une vue d’ensemble de la théorie à travers les aspects mentionnés et fait des études animales l’une des voies d’avenir de l’écocritique, par l’importance qu’elles accordent au non-humain. Dans la francophonie, les études animales ont moins de représentants. Jacques Derrida avec L’animal que donc je suis, paru en 2008, offre une dimension philosophique avec un questionnement sur les droits des animaux et l’éthique les concernant. L’historien Éric Baratay, avec Bêtes de somme : Des animaux au service des hommes en 2011 ou encore, Le point de vue animal.

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10 Une autre version de l’histoire paru en 2012, s’intéresse aux modifications et travaux que l’homme fait subir aux animaux pour son propre accomplissement. Bien sûr, les études animales englobent et prennent en charge tous les animaux, principalement les animaux de compagnie. Par ailleurs, la littérature offre une multitude de personnages animaliers, et ce, à toutes les époques. L’animal devient alors un sujet tout aussi riche en analyses que l’être humain. De toute évidence, les théoriciens tournent leur intérêt peu à peu vers cet élément qui est indéniablement complémentaire à l’humain : l’animal. La prise de conscience de la société face à l’écologie et à la préoccupation éthique des autres espèces joue un rôle clé dans l’essor des études animales.

Or, si l’approche prend en compte les animaux dans le texte littéraire, elle peut sembler parfois un peu radicale, par l’évacuation quasi-totale du sujet humain. Sous cet angle, certains théoriciens semblent en effet vouloir dissocier l’animal de l’être humain. Cependant, d’un point de vue littéraire, la tâche est difficilement envisageable. L’animal et sa présence dans le texte sont des éléments inextricablement liés. Zola présente un grand nombre de personnages interagissant les uns avec les autres, mais aussi avec les animaux. La notion d'éthique animale fonde la relation entre l'humain et l'animal. Quel est le devoir de l'humain envers l'animal? Quelle est sa responsabilité morale envers tout animal donné? L'exploitation animale, sous toute forme, mène à ce questionnement moral face à la bête. C’est l’avenue que je préconiserai dans ce mémoire.

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Tout d’abord, je m'appuierai sur les ouvrages Histoire de la culture équestre, XVIe–XIXe siècle et Anthologie de la littérature équestre afin de dresser un portrait historique, social et culturel du cheval. Dans le premier chapitre, ce portrait sera mis en parallèle avec Black Beauty et « Le cheval ». Quant à Zola, dans le second chapitre, quatre romans seront à l’étude. L’analyse se fera à partir d’extraits ciblés. Les récits d’Émile Zola se concentrent davantage sur l'histoire sociale et les personnages principaux sont humains. Les passages mettant en scène les chevaux sont peu nombreuses dans les romans. Cependant, je partirai de ces fragments, puis je me réfèrerai à l’ensemble du récit afin de montrer ce que la description du cheval et le traitement qui lui est réservé révèlent à propos des personnages, de leurs actions et de leurs relations avec autrui. Ce mémoire se veut l'occasion de réfléchir à la condition animale en général et à celle du cheval en particulier et aux enjeux sociaux qui y sont liés. L'étude de la représentation du cheval dans les œuvres littéraires choisies permettra surtout de faire ressortir l'éthique animale et humaine de ces textes du dix-neuvième siècle qui sont toujours d'actualité.

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CHAPITRE 1

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1.1 Introduction à la culture équestre européenne du XIXe siècle

La culture équestre est un sujet important pour la compréhension de l'histoire de l'humanité, l'utilisation du cheval a permis à l'être humain la réalisation et l'avancement de multiples éléments : progrès sur le plan technique (agricole et industriel, notamment) développement économique, découverte de territoires nouveaux, élargissement du domaine des loisirs, etc. La culture équestre de l'Occident, XVIe-XIXe, ouvrage de l'historien français Daniel Roche, dresse un portrait historique de la présence du cheval en Europe entre le XVIe et le XIXe siècles8. À travers le portrait du cheval dressé par Daniel Roche, indéniablement, le cheval apparaît comme un véritable moteur historique. Roche s'intéresse au cheval sous de multiples facettes, que ce soit pour son usage économique, culturel, social ou encore, politique. De son côté, Paul Morand, avec son Anthologie de la littérature équestre, retrace les écrits de plusieurs hommes de chevaux. La sélection de Morand est vaste. Elle s'attarde tant aux écrits de l'Antiquité qu'à ceux du XXe siècle. Ces deux ouvrages nous permettront de mieux comprendre l’importance culturelle et sociale du cheval à l’époque qui nous intéresse.

Les éléments de la culture équestre prennent racine au siècle des Lumières et perdurent jusqu'à la fin de l'exploitation massive du cheval, soit au début du XXe siècle. Cependant, à travers l'histoire du cheval, la servitude est un élément constant, comme en témoigne cet extrait de L’histoire naturelle de Buffon paru en 1753.

8 L'ouvrage de trois tomes : Le cheval moteur, La puissance et la gloire et Connaissance et passion. D'abord, Le cheval moteur s'intéresse à l'utilisation du cheval par un besoin accru d'énergie. La puissance et

la gloire présente le cheval comme élément-clé du pouvoir et du prestige. Connaissance et passion traite du

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Voilà le cheval dont les talents sont développés, dont l'art a perfectionné les qualités naturelles, qui dès le premier âge a été soigné et ensuite exercé, dressé au service de l'homme ; c'est par la perte de sa liberté que commence son éducation, et c'est par la contrainte qu'elle s'achève : l'esclavage ou la domesticité de ces animaux est même si universelle, si ancienne, que nous ne les voyons rarement dans leur état naturel ; ils sont toujours couverts de harnais dans leurs travaux ; on ne les délivre jamais de tous leurs liens, même dans les temps du repos; et si on les laisse quelquefois errer en liberté, ils portent toujours les marques de la servitude, [...] on les délivrerait en vain, ils n'en seraient pas plus libres [...]9.

Avec un besoin criant d'énergie, l'homme se dirige vers l'utilisation du cheval : « Jusqu'au début du XXe siècle, le monde dépend de l'énergie des chevaux dont il ne peut encore se passer10. » Résultat : un accroissement considérable de la population équestre se développe en Europe. À la fin du XIXe, en France et en Angleterre, on compte en moyenne huit chevaux par tranche de cent habitants. La force du cheval prime rapidement sur celle du bovidé et de l'âne ou du mulet. L'industrialisation du XIXe nécessite l'énergie du cheval plus que jamais. L'animal est complémentaire à la machinerie qui le surpassera significativement dès le début du XXe siècle. L'utilisation des voitures hippomobiles a pu ouvrir de nouveaux horizons à l'être humain en lui permettant de découvrir de nouveaux espaces. La création de nouvelles routes et la construction de voies ferrées qui facilitent le transport des bêtes en sont des exemples. On utilise le cheval pour le trait, pour le bât et pour la selle. L'utilisation du cheval est à son comble en termes d'efficacité et de technique. Le cheval est partout, dans tous les domaines imaginables : le transport (principalement), l'agriculture, les mines, les industries diverses, les loisirs et sports, le militaire et même la nutrition. Le cheval, surtout utilisé dans les milieux ruraux, principalement pour le travail agricole, s'implante

9 Buffon, cité par Roche (ROCHE, Daniel. Histoire de la culture équestre XVIe-XIXe siècle. Le cheval

moteur, Paris, Éditions Fayard, 2008, p.18.)

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rapidement dans les milieux urbains, mais conserve tout de même sa place pour le travail rural : « La vie moderne, celle de la ville moderne telle que la décrit Walter Benjamin, est fille des chevaux. [...] on voit les chevaux assurer des fonctions de plus en plus variées, produisant des effets sur tous les moments et sur tous les actes de l'existence citadine11. » Le cheval a donc une valeur inestimable pour les villes. Par contre, la ville le consomme, mais ne le produit pas. Les villes se trouvent à la merci des campagnes pour son approvisionnement en équidés. L'adaptation de la bête en milieu urbain ne se fait pas si facilement. Les installations nécessaires, le traitement du fumier, l'alimentation des chevaux (fourrage et avoine, principalement), le grand besoin d'eau (entre trente et cinquante litres d'eau quotidiennement par cheval) et l'espace sont des éléments problématiques liés à la présence équestre dans les villes. Les chevaux sont confinés dans de petits espaces et il y a beaucoup de voitures dans les rues ; ils génèrent plusieurs tonnes de fumiers par an dont il faut obligatoirement se débarrasser ; des quantités énormes d'eau et de nourriture (qu'on ne peut se procurer que par la voie de l'agriculture, en milieu rural) sont indispensables à la survie des chevaux. La ville n'est définitivement pas un milieu approprié pour le cheval, mais on ne peut s'en passer. La forte population équestre entraîne avec elle la création de multiples emplois et tâches reliés directement au cheval : palefreniers, maréchaux-ferrants, éleveurs, vétérinaires, constructeurs de voitures hippomobiles, marchands de chevaux, selliers, etc. Les éleveurs de chevaux se spécialisent, se diversifient et augmentent la « production » de chevaux. Le cheval est un capital vivant modifié et adapté par l'humain. On développe aussi diverses races de chevaux aux caractéristiques bien précises : le cheval de trait pour la force et le cheval de selle pour la rapidité du galop. Plusieurs races de chevaux sont élevées dans le but de

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convenir au travail ou à la fonction demandée. Les tâches ardues demandées au cheval jouent sur sa longévité au travail. Une utilisation (souvent) abusive de l'animal exige un renouvellement constant. La fatigue de l'animal entre en jeu dans le rendement. Dans une industrie où le besoin d'énergie maximale prime, les chevaux ayant quelques années de service sont rapidement remplacés par de plus jeunes bêtes. Le commerce des chevaux, que ce soit pour la vente ou l'échange, occupe une grande place dans les marchés et foires qui se déroulent principalement dans les villes. Il ne faut pas oublier qu'on retrouve le cheval partout au XIXe siècle : dans le domaine industriel, agricole, commercial, politique et du loisir. La vente et la revente de chevaux occupent une place importante dans l'économie. Dans ce marché, tout type de cheval est à la portée du consommateur. L'animal est considéré comme une marchandise. Une part des chevaux est aussi destinée à la consommation humaine. Cependant, elle est dédiée à une classe sociale plus pauvre. La consommation du cheval sème la controverse : les bouchers doivent masquer la viande chevaline. Ils ne peuvent présenter une tête de cheval ou toute autre partie, comme ils le font avec le bœuf ou l'agneau, par exemple. La Société protectrice des animaux, fondée à Paris en 1845 et qui s'ajoute à d'autres mouvements protecteurs des animaux en Europe12, contrôle aussi les méthodes d'abattages des chevaux afin d'éviter la maltraitance de la part des équarisseurs, preuve de l'évolution d'une sensibilité à l'égard de l'animal. Le commerce du cheval s'étend même sur d'autres continents. Par exemple, dans les années 1890, le percheron (cheval d'origine française) est très estimé en Amérique et les éleveurs français l'exportent. D'ailleurs, le percheron et les autres chevaux lourds français sont déjà très prisés à Paris, et ce, dès 1855, grâce à la création de la CGO. La Compagnie générale

12 PIERRE, Éric. « La souffrance des animaux dans les discours des protecteurs français au XIXe siècle»,

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des omnibus est un système de transport en commun qui a nécessité l'apport de plus de 103 000 chevaux de trait entre 1855 et 190013. La commercialisation du cheval a une influence considérable sur les sociétés. Parler cheval devient une mode, tant chez le connaisseur (l'homme de cheval) que chez l'amateur mondain. Savoir reconnaître le potentiel des bêtes, leurs particularités physiques, leur emploi possible sont des critères importants lors des ventes. Le « bon » maquignon doit être au fait de tous ces éléments : « le connaisseur doit savoir s'imposer au marchand, comme le souci esthétique à la recherche du profit. L'image du cheval s'insère ainsi dans une représentation hiérarchisée du monde, qui perdurera longtemps dans les sociétés européennes14. »

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, quelques lois sont créées pour protéger l'animal. Par exemple, la longueur du fouet, l'utilisation qu’en fait le cocher et l'emploi d'un attelage adéquat sont pris en compte. La façon dont sont conduites les voitures est aussi réglementée : un trop grand nombre d'accidents impliquant les citoyens et les chevaux surviennent en raison de l'inconscience de certains conducteurs. À travers ces mesures prises, une éthique envers l'animal et une compréhension de sa nature se développent chez l'être humain travaillant avec le cheval : « En même temps se développe une nouvelle attitude pour contrôler les animaux avec moins de brutalité, améliorer le sort peu enviable des chevaux, éliminer les spectacles de violence et de barbarie, policer la population des cochers, sauver les marcheurs à pied15. » Selon les recherches de Roche, les Anglais étaient les meneurs en matière de traitement de l'animal, comme l'écrit Mercier dans Parallèle de Paris et de Londres : « Rien n'est négligé à

13Op. cit., Le cheval moteur, p.119. 14 Op. cit., Le cheval moteur, p.270.

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Londres pour soigner les chevaux, leur donner de l'éducation, de la fierté, de la vigueur, au lieu de les frapper et les avilir [...] Pourquoi ne pas faire partager le bien-être à l'animal qui vous approche le plus et que vous réduisez en esclavage pour votre utilité16. » Ici, Mercier compare le traitement du cheval en France à celui qui lui est réservé en Angleterre. De manière générale, les Anglais auraient davantage de considération pour le cheval. Mercier parle de « bien-être animal », mais qu'en est-il réellement? Comme nous le verrons plus tard avec Morand, « donner de l'éducation » aux chevaux reste un sujet mitigé quant à la dimension éthique.

Pour reprendre les écrits de Roche : « le rapport au cheval ne peut dissocier les valeurs de l'utilité et celles de la distinction, la force symbolique et l'efficacité pratique17. » La variété de chevaux produits participe activement à la définition d'une hiérarchie sociale. Pour Pierre Bourdieu, les chevaux sont des instruments revendiqués de la domination18. La qualité des bêtes, le nombre qu’un homme possède et l'usage qu'il en fait sont signes d'une catégorisation sociale et de pouvoir. La noblesse peut choisir la prestance et la lignée de ses bêtes, tandis que pour le paysan, le cheval est gage d'un dur labeur. Les grandes familles possèdent toutes leurs écuries qui comptent beaucoup de chevaux de plusieurs types. Pour la noblesse, l'aristocratie ou la monarchie, le domaine équestre occupe une grande place, tant en termes de temps que d'argent. Les soins du cheval nécessitent de multiples employés : écuyer, spécialistes, artisans, palefrenier, maréchal-ferrant, etc. De plus, il faut que le noble sache bien monter à cheval, pratiquer

16 Mercier, cité par Roche (Op. cit., Le cheval moteur, p.70.).

17 ROCHE, Daniel. Histoire de la culture équestre XVIe-XIXe siècle. La gloire et la puissance, Paris, Éditions Fayard, 2011, p.365.

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plusieurs sports équestres et avoir une excellente connaissance du monde équestre (bien utile lors des discussions mondaines). Le cheval se doit aussi d'être bien entretenu, d'un apparat et d'un harnachement propices aux loisirs et évènements. L'éducation équestre occupe une grande place au sein de l'aristocratie. Devenir cavalier et homme de cheval sont un gage de distinction, nécessitant l'aide des maîtres d'équitation. La maîtrise du vivant doit s'apprendre. La chasse est l'activité clef dans la définition des comportements aristocratiques, et ce, du XVIe au XIXe siècle. C'est le statut social qui permet l'utilisation des chevaux dédiés à la chasse à courre. Les chevaux qui galopent à toute vitesse, la meute de chiens qui aboie et la proie qui fuit pour sauver sa vie sont des images fortement ancrées dans l'imaginaire collectif. Cependant, cette pratique n'est pas aussi profitable à la bête qu'à l'homme. Pour le simple loisir, le cheval peut demeurer harnaché, franchir des haies et des fossés des journées durant, suivant les pistes flairées par les chiens. Le noble et le cheval doivent tous deux être nés sous un bon rang. Avec le Stud-Book (initié par les Anglais), la génétique des chevaux prend toute son importance : « Les Anglais ont pris des arabes et ils ont conservé les soins extraordinaires et multipliés qu'il donnent à leur chevaux, et surtout l'attention de connaitre et de publier la généalogie de ceux auxquels ils attachent une certaine réputation19. » Le nom d'un étalon apparait dans le Stud-Book, ainsi que celui de ses progénitures. Ainsi, il est facile de classifier un cheval donné. Comme le précise Mayaud, bien souvent, le nom d'un cheval est soigneusement choisi : « Ainsi pour les noms donnés aux bêtes : leur attribution est, comme le toilettage, un indice d'attention et de fierté, l'expression d'un certain affect. Le rapport à l'animal se charge d'humanité20. » Cependant, les intérêts de l'aristocrate ou du

19 Huzard, cité par Roche (Op. cit., Le cheval moteur, p.228). 20 Mayaud, cité par Roche (Op. cit., Le cheval moteur, p.151).

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paysan envers la culture équestre ne sont pas les mêmes. L'aristocrate s'intéresse aux courses de chevaux, au loisir, à l'esthétique de la bête, tandis que le paysan recherche un cheval prompt au travail. Les critères diffèrent, évidemment, les éleveurs se questionnent alors à savoir quel critère doit être priorisé dans la production de chevaux, et surtout, quel domaine est plus rentable : « L'opposition du trait et de la selle conditionne les conflits symboliques et sociaux qui ont contribué à construire ces chevaux auxquels nous sommes désormais habitués, mais dont les apparences étaient inimaginables pour la majorité, au XVIIe et au XVIIIe siècle21. » Des choix esthétiques et morphologiques sont faits pour convenir aux divers milieux d'exploitation du cheval, conformé selon son emploi. L'Angleterre a une forte influence sur le reste de l'Europe en matière équestre. Toujours à l'affût de la nouveauté et du changement, la culture équestre du XIXe siècle chez les aristocrates est une affaire de mode. L'Angleterre donne toujours le coup d'envoi, par exemple, la mode des jockeys clubs et celle des « meilleures » lignées de chevaux selon le fameux Stud-Book. Les jockeys club, dont les chevaux de course sont soigneusement sélectionnés, se retrouvent aussi en France : « Restent enfin les chevaux de course, dotés d'une position sociologique nette, moins incertaine en tout cas. Ils forment une société hétéronome, le produit de la société humaine, naissant et vivant dans des haras conçus pour eux22. » Les courses de chevaux gagnent rapidement en popularité chez les Parisiens, notamment, signe de distinction sociale et de la mise en compétition des chevaux.

21Lizet, cité par Roche (Op. cit., Le cheval moteur, p.197).

22 ROCHE, Daniel. Histoire de la culture équestre du XVIe-XIXe siècle. Connaissance et passion, Paris, Éditions Fayard, 2015, p.11.

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La culture équestre est aussi affaire politique. Les chevaux sont au cœur du mode de vie des Européens et ils en sont dépendants. Le budget civil et militaire alloué pour le cheval est considérable. Comme dans de multiples domaines, le cheval joue un rôle essentiel dans l'armée et les guerres. La cavalerie militaire nécessite un grand nombre de montures qui doivent être renouvelées très souvent, en raison des sacrifices. Il faut un minimum de quatre ans afin qu'un cheval soit prêt à rejoindre le rang militaire. L'achat et la vente de chevaux destinés à l'armée occupe aussi une grande part du marché équestre. Les chevaux de trait et de selle sont prisés. L'équitation militaire et l'art équestre des manèges coexistent en étroite relation. L'un complète l'autre et signifient pouvoir et distinction. Avec l'art équestre et militaire, la vision de l'homme face à la bête change. Désormais, si un cheval ne réussit pas une manœuvre, c'est la faute du cavalier et non le contraire. L'homme de cheval comprend que l'éducation des bêtes peut prendre du temps et de la patience. Il n'en demeure pas moins qu'on le considère tout de même comme un bien et une marchandise. D'ailleurs, l'équitation militaire a laissé son influence sur l'art équestre telle qu'on le connait aujourd'hui. Diverses techniques et pratiques militaires sont adaptées à l'utilisation du cheval : le cheval étant à la base un animal fragile, sensible à son alimentation, aux boiteries et aux maladies. Au sein des guerres, des vétérinaires développent plusieurs techniques pour soigner les destriers blessés. De plus, l'armée doit s'assurer que tous les chevaux ne manquent de rien : nourriture (fourrage, avoine), eau, ferrage, brides, harnachements, etc. Tout comme dans les villes, la présence des bêtes dans l'ordre militaire requiert beaucoup de préparation et de soins. Malheureusement, tel n'est pas toujours le cas. Les hommes comme les chevaux subissent très souvent les sévices de la guerre et ses difficultés. Si la guerre et ses sévices nécessitent la présence de

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médecins, elles nécessitent aussi celle des vétérinaires. C'est au XIXe siècle que le travail du vétérinaire est véritablement pris au sérieux, qu'il a un statut social reconnu. Quelques 3000 vétérinaires exercent leur profession sur le territoire de la France vers 1870, d'autant plus qu'on y compte environ 3 millions de chevaux23. Longtemps, les cavaliers ont refusé de considérer le vétérinaire comme un homme de cheval. Cependant, que ce soit dans l'armée ou encore aux services du paysan, le vétérinaire a considérablement amélioré la condition des chevaux, leur santé et leur sécurité. Ils sont en mesure de contrôler maladies et contagions équines. Le cheval est d'ailleurs l'animal domestique dont la conservation est prioritaire, suivront ensuite les autres animaux.

Différemment de Roche, Paul Morand dresse un portrait historique du cheval avec un regroupement de textes du XIXe siècle directement liés au cheval. Morand nous présente une multitude de techniques de dressage de l'époque et même quelques hommages au cheval. Il ne faut pas oublier que le XIXe siècle est le siècle où l'équitation et la connaissance du cheval sont étroitement liées au prestige et au pouvoir et cet aspect transparait dans la production des écrits. La majorité des extraits littéraires recueillis par Paul Morand portent sur le dressage du cheval et l'enseignement de l'équitation dans les écoles d'équitation françaises, allemandes et anglaises, principalement. Ces écrits témoignent du traitement de la bête et de la perception que l'être humain a du cheval. Les méthodes de dressage et les discours tenus en révèlent beaucoup à propos de l'éthique animale chez les Européens du XIXe siècle.

L'éducation du cheval se compose nécessairement de différentes parties [...] L'éducation du cheval a pour but d'amener le cheval, par une suite d'exercice, à répondre à l'impulsion de nos forces, et à se soumettre à

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notre volonté. L'éducation du cheval, habilement raisonnée, procure une foule de sensations agréables ; mais si les moyens pratiques sont embrouillés, le plaisir s'envole et l'éducation est à refaire [...]La position est une disposition des propres forces du cheval, telle qu'aucune de ces forces ne puisse échapper à l'exigence des nôtres. [...] Cette vérité, dont on a méconnu les conséquences, peut seule nous mettre à même de parler promptement à l'intelligence du cheval. Je dis parler à son intelligence, parce qu'en effet nos mouvements sont des phrases qui lui indiquent ce que nous exigeons de lui, et le résultat en est plus ou moins prompt, en raison de leur clarté24.

Cet extrait tiré du texte « Éducation raisonnée du cheval » de François Baucher25 représente une ligne directrice quant à la compréhension du cheval à cette époque. La vision de Baucher au sujet de l'intelligence équine se répète dans plusieurs textes du XIXe siècle. Du moins, la ligne de pensée reste essentiellement la même. Daniel Roche mentionne que le XIXe siècle est la période maîtresse en termes de compréhension et d'utilisation du cheval. Lorsque Baucher parle de « l'intelligence du cheval », il fait référence à sa nature. Les méthodes d'apprentissage s'en trouvent grandement bonifiées. Le cheval ne comprend pas notre langage à moins de lui en enseigner la signification à l'aide d'actions physiques. Baucher décrit donc l'équitation et le dressage du cheval comme un système très strict où chaque mouvement ou intervention du cavalier doit être précisément appliqué afin que le cheval en retire une entière compréhension. Encore aujourd'hui, ce principe apparait dans l'équitation. Par exemple, pour apprendre à un cheval un déplacement latéral, l'éducation « classique » suggère d'appliquer une pression constante avec la jambe jusqu'à ce que le cheval, par inconfort, effectue la manœuvre qui devient zone de confort pour l'animal. Le cheval se doit d'obéir aux demandes du cavalier. Il s'agit d'une compréhension du cheval qui vise à le soumettre et à lui faire

24 MORAND, Paul. Anthologie de la littérature équestre, p.131-132. ( BAUCHER, François. Dictionnaire

raisonné d'équitation, « Éducation raisonnée du cheval », Paris, 1874.)

25 Baucher : né à Versailles en 1796, enseignant pour une courte période à Saumur et artiste de cirque de la première moitié du XIXe siècle.

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comprendre l'exercice demandé. Peut-on alors parler de véritable compréhension de l'animal? L'éducation « classique » du cheval ne s'obtient uniquement que par la contrainte. Elle est basée sur un principe qui ne donne aucun autre choix à l'animal, mais il est davantage accessible. Actuellement, l'américain Pat Parelli est à l'origine de l'équitation éthologique. Aux États-Unis, on parle d’Horse Whisperer ou encore de Natural horsemanship. Parelli dans Natural Horse-Man-Ship partage sa vision du « partenariat » entre l'humain et le cheval.

The dynamics of horsemanship can be obtained naturally through communication, understanding, and psychology. [...] I should define what is natural and what is normal. Natural is what Mother Nature provides for us and allows us to work with. As far as I'm concerned, a horse is one of Mother Nature's finest creations. Normal is what everybody does that everybody else is doing when they have half of a mind to. The only reason everybody does what everybody else is doing is because everybody else is doing it. In other words, peer pressure. This is what I hope to share with you. In contrast is normal horsemanship, which is sometimes obtained through mechanics, fear, and intimidation. [...] Most people are inadequate when it comes to horses because they think like people. My goal is to get people to think like horses26.

Les méthodes d'éducation de Parelli s'opposent à celles dites « classiques » et portent à la controverse. Bien entendu, Parelli montre un véritable désir de compréhension de l'animal, mais l'autre approche suggérée (celle liée à contrainte) le surpasse. L'équitation éthologique apporte un lot de difficultés considérables. Il est beaucoup plus difficile d'étudier, d'apprendre le comportement et la véritable nature du cheval et de créer un partenariat avec lui que de simplement l'éduquer par la voie de la contrainte. Entre les deux, le choix est simple. D'autant plus, l'équitation éthologique est une approche assez récente qui se heurte à une approche qui donne des résultats depuis des siècles. Cette

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approche récente apparaît déjà à l'œuvre, dans une certaine mesure, chez les auteurs étudiés qui cherchent à mieux comprendre l'animal, à adopter sa perspective.

Pour revenir à Baucher, il amplifie son explication de l'intelligence du cheval dans son article « De l'intelligence du cheval ».

Disons-le donc, les idées innées sont le propre de l'instinct ; mais l'intelligence n'apprend qu'à force de conviction et d'habitude. Le cheval a la perception comme il a la sensation, la comparaison et le souvenir ; il a donc le jugement et la mémoire ; il a donc l'intelligence. Voilà pourquoi l'écuyer doit ne point agir en aveugle sur son cheval, et ne pas oublier que chacun de ses actes agit aussitôt, non-seulement sur le sens physique, mais aussi sur la mémoire de l'animal. Il faut tenir compte de cette organisation essentielle du cheval, ne jamais passer que du connu à l'inconnu, ne point le soumettre à de mauvais traitements, et ne point abandonner à des mains inhabiles les commencements de son éducation ; les mauvaises habitudes exerceraient nécessairement une fâcheuse influence sur les suites de cette éducation27.

Baucher a une vision du cheval qui, éthiquement parlant, demeure dans le respect de l'animal. Il fut d'ailleurs méprisé pour son raisonnement qualifié de « marginal », mais il reste tout de même une grande influence pour ses successeurs du monde de la culture équestre. Il ne faut pas oublier que ces hommes du domaine équestre sont avant tout des passionnés dont l'objectif premier est d'améliorer les techniques d'équitation. Une vision respectueuse de la nature du cheval est bénéfique à l'évolution de ce sport. Par contre, certaines visions diffèrent quelque peu de celle de Baucher. Le Capitaine Raabe, notamment un élève de Baucher, offre un commentaire beaucoup plus radical.

Quel est donc le meilleur moyen de domination à employer pour discipliner le cheval sans mésuser des forces de l'animal? Telle est la vraie question ! Voici l'opinion de M. de Lancosme-Brèves à ce sujet : « Nous établissons comme une vérité incontestable que tout animal sera plus captivé par la crainte de la douleur que par l'appât d'une

27 Op. cit., p.147 ( BAUCHER, François. Dictionnaire raisonné d'équitation, « De l'intelligence du cheval », Paris, 1874).

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récompense : car il est toujours plus intéressé à éviter le châtiment ou la douleur, tandis qu'il finit par se fatiguer des récompenses. »28.

Essentiellement, cet extrait rejoint les dires de Baucher. Raabe présente des méthodes plus radicales, mais en fait, la logique d'apprentissage se trouve dans le même mode de pensée : le cheval exécute les ordres par soumission et contrainte.

Dans « Principales défenses des chevaux », Jules Pellier, homme appartenant à une célèbre famille d'écuyers et dont le père était un élève de Baucher, s'intéresse aux moyens de fuite du cheval.

Les défenses ont pour principales causes la peur ou la gaieté, la faiblesse ou la fatigue, un vice de conformation ou un état maladif, et souvent l'ignorance et la brutalité de l'homme. Sous l'influence d'une de ces causes, le cheval résiste, et dès qu'il rencontre chez le cavalier une opposition, sa malignité s'en mêle, il calcule ses moyens de lutte, et la véritable défense a lieu29.

Face à la peur, le cheval possède ses mécanismes de défense qui sont souvent liés à la fuite; il ne faut pas oublier que le cheval est avant tout une proie. Pellier rédige alors une foule d'articles donnant à l'écuyer et au cavalier les moyens de vaincre ces comportements de défense : « L'écart », « La tête-à queue ou demi-tour », « La pointe », « Le reculer par défense », « La ruade », « La ruade à la botte », « Chevaux qui cherchent à mordre le pied ou la jambe du cavalier », « Les bonds », « Chevaux qui s'emportent », « La fixité sur le sol », « Chevaux qui serrent les genoux du cavalier au mur » et « Pirouettes malgré le cavalier ». Dans le même ordre d'idée, l'Anglais James Fillis, écuyer, s'intéresse à la complexité du comportement équin. Le phénomène de la peur et ses conséquences sont au cœur de ses écrits. Il distingue certains comportements étant

28 Op. cit., p.207(RAABE,C. Méthode de haute école d'équitation, « Métaphysique », Marseilles, 1863). 29 Op. cit., p.234 (PELLIER, Jules-Théodore. L'équitation pratique, « Principales défenses des chevaux », Paris, 1882).

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liés aux sentiments de la peur et d'autres, liés au simple refus de la part de l'animal. On retient chez Baucher, Raabe, Pellier et Fillis, un désir de compréhension de l'animal. Ils affirment que le cheval peut ressentir la peur ou la gaité et qu'au final, ses réactions expriment ses sentiments, tout simplement.

L'histoire du cheval ne peut se faire sans la présence de l'être humain. La culture équestre relève uniquement de la présence et de l'action de l'homme. Le cheval est indéniablement un fait social, modelé et ficelé par l'homme. Tous les éléments cités par Roche n'auraient pu se dérouler ou exister sans la domestication du cheval. Au XIXe siècle, plusieurs lois et mesures suggérées prouvent une prise de conscience éthique de la part du genre humain. Cependant, malgré cet avancement dans le traitement de l'animal, il n'en demeure pas moins que le cheval conserve une vie de servitude. Il a largement facilité les transports, diminué les charges de travail, permis la découverte d'autres lieux, aidé à l'amélioration des tactiques militaires et bien plus encore. Dans une perspective d’éthique animale, entendue comme « l’étude du statut moral des animaux ou, pour le dire autrement, l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux, pris individuellement [...]30 », l'histoire du cheval montre que l’humain tend à instrumentaliser l’animal et ne respecte pas l'éthique animale. Les extraits tirés de l'ouvrage de Morand le prouvent aussi. Il y a un désir de compréhension de sa nature, mais on propose des techniques qui, paradoxalement, sont uniquement mises en place pour la combattre ou l'éviter.

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L'histoire du cheval est intéressante, non seulement aux yeux d'un historien, mais aussi à ceux du littéraire qui s’intéresse à sa représentation et s'en inspire à travers son œuvre. Bien que Zola, Tolstoï et Sewell fassent partie du corpus, plusieurs auteurs du XIXe siècle exploitent le cheval dans leur œuvre, preuve qu'il fait partie intégrante de la culture européenne de l'époque. Flaubert, dans Madame Bovary et L'éducation sentimentale, présente le cheval comme élément de réalisme et propose plusieurs analogies en lien avec le monde équestre. Stendhal, dans Le rouge et le noir présente Sorel impressionné devant le spectacle du régiment des dragons tout comme l'était le jeune Stendhal à Grenoble. Victor Hugo rédige le poème Le Cheval en l'honneur de « ce monstre mystérieux ». Chose certaine, étant donné que l'on retrouve le cheval dans multiples domaines au XIXe siècle, les écrivains ont certainement été en contact avec cet animal quotidiennement. L'apparition du cheval dans la littérature de l'époque semble être chose courante. Les auteurs appartenant à une classe sociale bourgeoise, aristocratique ou ouvrière devaient certainement pratiquer l'équitation, ou encore, côtoyer le cheval, si l'on se fie au portrait historique de Roche. Lui-même commente fort pertinemment à propos du cheval fictif, soit la position de l'animal dans un texte littéraire.

La littérature est peuplée de chevaux romanesques, elle est le théâtre d'une équitation de fiction, mais c'est une façon de voir comment s'affirment les besoins au service des hommes, dans la violence ou le plaisir, dans le pouvoir ou la servitude, la bassesse ou la noblesse des objets. La littérature, prise au sens le plus large, n'est pas un matériau culturel identique aux archives ou aux enquêtes statistiques ailleurs utilisées, mais c'est dans la multiplicité explicative un autre moyen de relier la culture équestre aux formes de domination, les représentations au pouvoir, à leur contexte social31.

Le cheval littéraire, notamment chez Sewell et Tolstoï, ne se rattache pas entièrement au cheval historique de Roche pour une raison évidente : ces deux auteurs donnent la parole

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à un animal. Cependant, qu'un texte littéraire relève de la fiction n'empêche pas d'en révéler amplement sur le fonctionnement d'une société. Chez Sewell et Tolstoï, on critique certains éléments de la société européenne du XIXe siècle par la voie du texte littéraire. Le traitement que l'homme réserve au cheval en démontre beaucoup sur le genre humain. Sewell et Tolstoï ne suggèrent aucune date précise ni aucun lieu précis, mais construisent un univers fictif qui se rattache tout de même au contexte social et équestre de leur époque. Bref, la fiction peut nous en apprendre beaucoup sur la représentation du monde des auteurs d’une certaine époque et cette recherche en fera la démonstration.

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1.2 La question anthropomorphique chez le narrateur-cheval

La question anthropomorphique est un enjeu fondamental au sein des études animales. Anthropomorphisme, selon la définition générale, est la « Tendance à décrire un phénomène comme s'il était humain, à attribuer aux êtres et aux choses des réactions humaines32. » Ici, c'est l'anthropomorphisme chez les animaux, précisément, le cheval. Plusieurs philosophes ont banni ce mode de pensée. Descartes, avec sa théorie de l'animal-machine, par exemple, suppose que les animaux sont semblables à des machines, simplement davantage sophistiqués. L'animal n'a pas d'âme, il ne peut pas ressentir la douleur et toute autre émotion relative à l'être humain. Avec le temps, la science et les modes de pensée, la théorie de Descartes apparaît complètement dépassée. Cette théorie est aux antipodes de ce que suggère l'éthique animale. Les études animales étant parfois très radicales, le terme « anthropomorphisme » fut banni longtemps au sein de ses recherches. Cependant, bannir le terme, c'est aussi nier le fait que les animaux peuvent avoir une vie émotionnelle semblable à celle de l'être humain. L'anthropomorphisme est un terme très vaste qui peut conduire à une déroute totale. Depuis la seconde moitié des années 1980, avec Burghardt33, le terme critical anthropomorphism est suggéré puisqu'il s'intéresse aux failles de l'anthropomorphisme classique, sans toutefois le proscrire : « Critical anthropomorphism provides a way to combine our human characteristics and abilities with various kinds of knowledge and keep the question-asking in bounds but still

32 Le Petit Robert.

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creative34. » La question anthropomorphique peut être comprise de diverses façons. Il existe une foule d'articles à ce propos et les auteurs s'opposent sur le sujet. L'anthopomorphisme comporte plusieurs problématiques et, selon Karlsson, peut parfois sembler contradictoire.

Validation of anthropomorphism might sound as a contradiction of terms. Anthropomorphism, the habit of attributing human traits to non-human entities, has long been considered to necessarily be an error (Fisher, 1991). This view is often implicitly associated with the view that anthropomorphism is an expression of anthropocentric bias in human thinking35.

Karlsson distingue aussi deux principaux types d'anthropomorphisme; psychological anthropomorphism et cultural anthropomorphism : « Psychological (also called emotional and mental) anthropomorphism, ascribing a human-like mind and emotions to animals36. » et « Cultural (also called social) anthropomorphism is also controversial, using notions from human culture to explain animal relations37. » Le terme anthropomorphisme peut parfois relever directement de l'anthropocentrisme. D'abord, il est faux de croire que toute espèce agit sous les mêmes motifs que l'être humain. Par exemple, votre chat vient se blottir contre vous alors que vous êtes triste. La majorité des êtres humains en conclurait que le chat entreprend cette action afin de vous réconforter. Ce mode de pensée est directement lié à l'anthropocentrisme. Le motif qui pousse votre chat à agir ainsi n'est peut-être pas celui que vous croyez. Une action entreprise par un animal n'est pas automatiquement liée à l'état d'âme d'un être humain, c'est pourquoi l'anthropomorphisme et l'anthropocentrisme peuvent être facilement confondus.

34 BURGHARDT, G. M. Cognitive ethology and critical anthropomorphism: A snake with two heads and hognose snakes that play dead, Mawah, Lawrence Erlbaum Associates, 1991, p.87.

35 KARLSSON, Frederik. « Critical Anthropomorphism and Animal Ethics », Journal on Agriculture and

Environment Ethics, vol. 25, no 5, 2012, p.708.

36 Op. cit., p.710. 37 Op. cit., p.710.

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Cependant, les animaux sont bel et bien aptes à l'empathie comme l'affirme Matthieu Ricard, docteur en biologie et célèbre moine bouddhiste, à la suite des travaux réalisés par des scientifiques reconnus, dont le célèbre Charles Darwin.

[...] commençons par considérer une série de comportements animaux qui illustrent leur disposition à l'empathie. Les comportements bienveillants peuvent prendre diverses formes : venir en aide à des congénères, les protéger, les soustraire à un danger, leur manifester de la sympathie et de l'amitié, voire de la gratitude, les consoler lorsqu'ils souffrent, forger avec eux des liens d'amitié qui ne sont pas liés à la reproduction ou à la parenté et, finalement, manifester des signes de deuil à la mort de l'un des leur38.

Ricard suggère ici que les animaux puissent être empathiques avec les membres de leur espèce. Or, est-il possible que l'entraide ou l'empathie existe entre deux espèces différentes? « L'entraide parmi des individus d'espèces différentes est plus rare, sans pour autant être exceptionnelle. Les chercheurs la considèrent comme l'extension de l'instinct maternel et de l'instinct de protection39. », avance Ricard. Cependant, les éléphants, les dauphins et les grands singes seraient capables du même type d'aide ciblée qu'on retrouve chez l'être humain40. Il est faux de croire que toute espèce animale agit selon le fonctionnement de la société humaine. Chaque société humaine possède son propre fonctionnement et sa propre culture, il en va de même dans la vie animale. Il ne faut pas croire qu'une société animale fonctionne comme celle des hommes. Les documentaires animaliers ont souvent recours au cultural anthropomorphism pour illustrer un comportement d'une espèce animale donnée, se situant souvent dans les stéréotypes d'une société. Par exemple, les documentaires de grande envergure sont souvent produits par des producteurs occidentaux et se basent souvent sur leur fonctionnement social pour expliquer certaines pratiques du monde animal. Chaque espèce animale possède un

38 RICARD, Matthieu. Plaidoyer pour l'altruisme: la force de la bienveillance, Paris, Nil, 2013, p.209-210.

39 Op. cit., p.217. 40Op. cit., p.215.

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système de communication bien précis et propre à chacune d'elle, qu'il s'agisse d'une espèce vivant en groupe ou seule.

Chez Sewell et Tolstoï, la question anthropomorphique est importante pour une raison bien simple : les auteurs donnent la parole à l'animal. Ce procédé seul transpose l'homme dans la bête. Sewell et Tolstoï expriment le désir de prendre la plume pour celui qui ne peut s'exprimer : l'animal. D'abord, Tolstoï présente la narration sous une forme différente : parfois, il y a un narrateur omniscient, parfois c'est le hongre qui raconte son histoire. Dans les deux cas, le lecteur se retrouve devant un discours anthropomorphique. Débutons avec le cas du narrateur omniscient, puis poursuivons avec le cas du narrateur-cheval chez Tolstoï et Sewell.

- Qu'as-tu à soupirer ? Demanda Nester.

Le hongre agita la queue comme s'il voulait dire : « Rien. Comme ça Nester. » Nester étendit sur son dos la couverture et se mit en devoir d'attacher la selle, tandis que le hongre couchait les oreilles, pour manifester son mécontentement sans doute ; mais il ne réussit qu'à se faire traiter de « saleté! »41.

Dans cet extrait, Nester, gardien du troupeau de chevaux, s'adresse au vieil hongre comme si celui-ci allait lui répondre. Puis, le narrateur lui attribue des paroles qu'il aurait pu prononcer. Est-ce vraiment ce que le hongre ressent à ce moment précis, c'est-à-dire, rien? Peut-être que oui, peut-être que non. Du moins, c'est l'image que Nester a du cheval. Toute description de ce genre relève alors de la supposition, ce n'est pas nécessairement ce que ressent l'animal, mais plutôt, comment se sentirait Nester à la place du hongre avant de se faire seller. Ensuite, le narrateur mentionne que le hongre couche ses oreilles afin d'exprimer son mécontentement. Bien que les animaux n'aient pas l'usage de la

41 TOLSTOÏ, Léon. La tempête de neige et autres récits, « Le cheval », Paris, Gallimard, folio classique, 2008, p.450.

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parole, certains comportements peuvent être l'expression d'une émotion. Coucher les oreilles est bel et bien une expression de mécontentement chez le cheval. Le sentiment ciblé est juste dans ce cas-ci, puisqu'il est accompagné d'un comportement, un langage non-verbal, le prouvant. Plus loin dans le récit, l’on retrouve un comportement ambivalent chez le cheval qui serait en mesure de « faire semblant » :

Ayant enlevé le bridon, Nester gratta le hongre sous le cou et l'animal manifesta son contentement et sa reconnaissance en fermant les yeux. «Il aime ça, le vieux chien!» fit Nester. Pourtant le hongre n'aimait nullement ce genre de caresse, mais, poli, il faisait semblant d'être très satisfait. Il agitait même la tête en signe d'acquiescement. Mais, soudain, d'une façon tout à fait inattendue, et sans aucune raison, Nester repoussa la tête de l'animal, brandit le bridon et frappa le hongre [...] sans doute Nester pensait-il qu'une trop grande familiarité risquait de donner au hongre une fausse idée de son importance42.

Autre trait anthropomorphique semblable à celui de l'extrait précédent : croire que parce que l'homme apprécie quelque chose, l'animal l'apprécie aussi. De plus, qualifier un animal comme étant poli relèverait du psychological anthropomorphism, selon Karlsson. Tout comme le fait de croire qu'une trop grande familiarité donnerait une idée d'importance au cheval. L'importance est directement liée à l'être humain. Avoir le sentiment d'être important n'est pas nécessairement lié à la hiérarchie. Les animaux vivant en groupe sont tous soumis à un ordre hiérarchique qui assure le bon fonctionnement d'un groupe. Mais un animal occupant la plus haute place au sein d'un groupe ressent-il vraiment un sentiment d'importance? L'organisation sociale d'un groupe animal repose sur une base beaucoup plus complexe dont la nature uniquement peut décider. La présence de l'anthropomorphisme chez le narrateur omniscient reflète un aspect de la société des hommes. Le pouvoir, lié au désir d'une importance sociale, est un aspect propre à l'être humain. Il est signe de contrôle et de richesse. Cependant, l'animal ne

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désire pas le contrôle absolu sur tout et encore moins, la richesse, qui lui est entièrement inconnue. Tolstoï met de l'avant une certaine incompréhension de l'homme face au cheval. Cette incompréhension se dessine par des suppositions de l'être humain de ce que peut ressentir l'animal et une cruauté qui ne peut se justifier.

Ensuite, il y a le cas du cheval-narrateur de Tolstoï et Sewell. Dans « Le cheval », le narrateur omniscient laisse plusieurs fois place au narrateur-cheval, qu'on surnomme l'Arpenteur43. Le vieil hongre raconte ce qu'il a vécu à partir de sa naissance; il en va de même pour Black Beauty. Les chevaux passent souvent d'un propriétaire à l'autre et ne peuvent s'exprimer à propos de leur parcours. Sewell et Tolstoï offrent chacun un récit où le cheval raconte sa vie en entier : de sa naissance à ses derniers jours. Commençons par le cas du cheval-narrateur de Tolstoï. Le récit est d'abord raconté par un narrateur omniscient, puis, à chaque nuit, c'est le vieux cheval qui prend la parole et raconte plusieurs parcelles de son existence.

Je naquis sans doute la nuit. Au matin, léché par ma mère, je me tenais déjà sur mes pattes. Je me souviens que j'avais tout le temps envie de quelque chose et que tout me paraissait extraordinaire et cependant fort simple. [...] Ma mère me présentait ses tétines, mais j'étais si naïf que je la heurtais du nez tantôt entre ses pieds de devant, tantôt sous la queue44.

Le récit du hongre est raconté en toute naïveté (dans ce passage et ailleurs aussi). La cruauté ou encore la méchanceté ne sont pas des éléments que l'on retrouve (il en va de même pour le récit de Black Beauty). Lorsque c'est l'animal qui prend la parole, c'est toujours lui qui est victime de la malveillance de l'homme. Tolstoï et Sewell exploitent

43 Kholstomer : nom d'un célèbre trotteur appartenant au haras du comte Orlov-Tchesmenski, châtré et revendu après la mort de son propriétaire. Tolstoï a entendu l'histoire de ce cheval et s'en est inspiré pour écrire « Le cheval ».

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36 cette naïveté de la bête à faire tout ce que l'être humain exige d’elle et ses tentatives pour comprendre le monde qui l'entoure. Le cheval de Tolstoï et de Sewell est le stéréotype du cheval bien dressé au service de l'homme; rien à voir avec le cheval libre des westerns américains. Le portrait de l'Arpenteur et de Black Beauty est tel que l'être humain l'aurait exigé : docile, obéissant et soumis.

Maintenant, voyons plus précisément le cas de Sewell et de son Black Beauty. One day, when there was a good deal of kicking, my mother whinnied

te me to come to her, and then she said :

"I wish you to pay attention to what I am going to say to you. The colts who lived here are very good colt, but they are cart-horse colts, and of course they have not learned manners. [...] I hope you will grow up gentle and good, and never learn bad ways; do your workwith a good will, lift your feet up when you trot, and never bite or kick even in play." 45

Ce passage est l'exemple parfait de la présence de l'homme à travers l'animal. Il s'agit d'ailleurs des premières lignes du roman, ce qui en dit beaucoup à propos de la narration. Le récit débute dès le plus jeune âge de Black Beauty, le poulain joue avec ses camarades. Les ruades et les morsures sont fréquentes au sein des jeux entre poulains (et même chez les chevaux adultes). Ces jeux servent à construire les relations d'amitié entre eux. La mère du jeune cheval le réprimande au sujet de ses ruades. Cette réprimande est typiquement anthropomorphique, puisque chez les chevaux, il s'agit d'actes tout à fait naturels. D'autant plus, si une jument met en garde son poulain contre une action qu'il ne doit pas faire, elle le fera par la voie de bousculades ou morsures. Les « bonnes manières » sont une notion propre à l'être humain, pas au cheval ni à aucune autre espèce animale, à moins que l'animal ne soit dressé par l'homme. La recommandation d'être bon et gentil en grandissant est aussi relié à l'homme. Le bon et le mauvais relèvent de la

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morale humaine, non du monde animal. Bien que les animaux soient capables de certains actes bienveillants, les accomplissent-ils parce qu'ils jugent faire une bonne action? Inversement, par exemple, lorsqu'un cheval mord, le fait-il en sachant qu'il s'agit d'un acte mauvais? Certains animaux viendront en aide à un congénère simplement parce qu'il en a besoin, non pas parce qu'ils sont nécessairement « bons ». Lorsqu'un cheval mord, il ne le fait pas en sachant commettre un acte « mauvais», mais bien pour se défendre ou encore jouer. Le sentiment d'incompréhension chez le cheval est aussi souvent exploité par Sewell.

I shall never forget the first train that ran by. I was feeding quietly near the pales which separated the meadow from the railray, when I heard a strange sound at the distance, and before I knew whence it came - with a rush and a clatter, and a puffing out of smoke - a long black train of something flew by, and was gone almost before I could draw my breath. I turned and galloped to the further side of the meadow as fast as I could go, and there I stood snorting with astonishment and fear46.

Ce passage représente bien la nature du cheval. Devant un élément potentiellement dangereux, l'animal prendra la fuite, son moyen de défense premier.

La première stratégie de défense face à une menace est donc la fuite. Il possède tous les atouts pour en optimiser l’efficacité : des moyens de perception à distance (vue, odorat, ouïe) et une réactivité qui lui permettent de réagir précocement, un corps proportionnellement fin avec des membres longs et une arrière main puissante pour une course rapide et longue. Il n’agresse qu’en dernier recours s’il est mis dans l’incapacité physique de fuir [...]. Face à un élément inconnu, le cheval réagit naturellement par l’évitement47.

L'inconnu est synonyme de peur pour le cheval. Sewell exploite souvent ce sentiment d'incompréhension dans le récit. La relation homme-cheval est parsemée d'incompréhension pour l'animal, tout comme pour l'humain non initié à la psychologie équestre. Black Beauty raconte plusieurs moments de sa vie où il a dû faire face à

46 Op. cit., p.8.

47 DURAND, Charlotte. L’éducation du cheval : description de techniques adaptées aux spécificités de

son comportement social et de ses capacités d’apprentissage, Thèse en médecine vétérinaire : Université

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