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Image, mythe et réalité dans le cinéma de Victor Erice

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Academic year: 2021

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(1)

UNIVERSITÉ DE POITIERS

UFR DE LETTRES ET LANGUES

T L. ZZ

-j3^î

-4^ (-i)^

PASCALE THIBAUDEAU

IMAGE, MYTHE ET RÉALITÉ

DANS LE CINÉMA DE VÎCTOR ERIGE

VOLUME l

%

THÈSE DE DOCTORAT NOUVEAU RÉGIME

SOUS LA DIRECTION DE CLAUDE MURCIA

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AVANT-PROPOS

J'aimerais tout d'abord répondre brièvement à une question souvent entendue au long de l'élaboration de ce travail et accompagnée

parfois d'une pointe de désapprobation: Pourquoi une thèse sur le cinéma? Avant d'y répondre/ il me semble important d'en poser une autre: pourquoi

cette question? En effet/ si l'on peut s'interroger parfois sur le choix de tel ou

tel sujet/ il est rare que l'on remette en cause le domaine de recherche

lui-même. Qui s'étonnera qu'un hispaniste se spécialise en littérature, en

histoire ou en linguistique? En revanche, prendre le cinéma pour autre chose qu'un agréable passe-temps, un complément culturel ou une obsession de cinéphile suscite généralement, et dans le meilleur des cas/ la surprise.

Précisons tout d'abord que le cinéma est un mode d'expression récent puisqu'il a à peine un siècle d'existence/ et que l'approche théorique qui en est faite l'est encore davantage. Il s'agit/ au sein de l'Université/ d'un champ d'investigations nouveau qui en intéresse beaucoup d'autres et emprunte/ à l'instar de la littérature/ des instruments critiques qui ne lui appartiennent pas en propre et qui ont été élaborés par la linguistique/ le structuralisme, la sémiotique/ l'histoire/ l'anthropologie/ la psychanalyse/ etc. La multiplicité des approches et/ parfois/ la dispersion théorique qu'elles

impliquent/ peuvent expliquer certaines réserves.

Mais les réticences vis-à-vis du cinéma/ en tant que créateur

d'illusions/ ont des origines variées qui remontent à des temps éloignés où

il n'existait pas encore (les mises en garde de Platon contre les dangers des

ombres projetées ne sont peut-être pas sans rapport avec les réserves actuelles). Je ne développerai pas ici un thème qui pourrait faire, en soi, l'objet d'un travail approfondi; rappelons simplement qu'il fut longtemps considéré comme une attraction de foire/ un divertissement populaire1/ et non comme un art à part entière, à cause de sa nature industrielle soumise à des impératifs économiques apparemment incompatibles avec la créativité individuelle. Ses inventeurs eux-mêmes ne le prenaient pas au sérieux/ le

présentant surtout comme une exhibition de nouvelles technologies.

Quelques pionniers s'y sont néanmoins intéressés dès ses débuts dans une

^ Sur les origines du mépris vis à vis de l'image cinématographique, voir Marc Ferro/ "Le

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perspective théorique2, mais il faudra attendre la seconde moitié du vingtième siècle et les écrits d'André Bazin pour que la recherche dans ce domaine soit véritablement prise en considération. D'une façon plus

générale, on a pu observer chez de nombreux intellectuels et universitaires un certain mépris vis-à-vis de l'image/ ou du moins une méfiance dont il faut peut-être chercher les origines chez Platon/ ou encore dans diverses

traditions iconoclastes3 pouvant expliquer des réactions parfois radicales.

Si l'on s'intéresse au cas particulier de l'hispanisme français, on s'aperçoit que/ malgré les efforts de Robert Basterra pour faire reconnaître le cinéma comme objet d'étude et de réflexion en proposant une épreuve

optionnelle spécifique au Capes d'Espagnol (épreuve à l'origine de mon

intérêt pour ce secteur d'investigation et qui portait, à l'époque/ sur Elisa

vida mia4 de Carlos Saura)/ l'état de la recherche cinématographique en

France au sein de l'hispanisme est encore assez réduit. Il existe quelques mémoires de maîtrise mais peu de mémoires de DEA et encore moins de

thèses consacrées au cinéma espagnol5, la plupart des étudiants étant

découragés par l'attitude prudente de certains directeurs de recherche.

Prudence compréhensible par ailleurs puisque cette "spécialité" (le terme

n'a pas tout mon agrément) n'ayant pas fait l'objet d'une formation initiale/ chacun a bifurqué/ parfois assez tardivement/ de son domaine de recherches d'origine vers celui-ci. Toujours est-il que les travaux de chercheurs tels que Marcel Oms/ Roman Gubern et Emmanuel Larraz, pour n'en citer que quelques-uns/ ont largement contribué à la reconnaissance officielle de ce thème d'investigation, ainsi le congrès de la Société des Hispanistes Français

de 199l6 était-il consacré dans son ensemble à l'image et, pour une partie/ au

cinéma.

En outre/ cet état encore "primitif" de la recherche cinématographique parmi les hispanistes n'est pas sans rapport avec le

Ctelluc, Epstein... Voir à ce propos Cinémaction, 60, Histoire des théories du cinéma, juillet 1991.

A propos de l'icpnoclasme appliqué à l'image symboligue, se reporter au premier chapitre de Gilbert Durànd, "La victoire des iconocfastès ou l'envèrs des positivismes", dans L'imagination symbolique, Paris,

P.U.F, 1989, pp. 21-41.

^ Hlm paru sur les écrans en 1977, et proposé au programme du Capes d'Espagnol en 1985.

Bien que l'on observe, chez les jeunes chercheurs, un intérêt croissant pour ce domaine. Récemment (novembre 1994), Nancy Berthier a soutenu une thèse intitulée: Cinéma et idéologie: L'Espagne des années quarante. Toutefois, si l'on consulte le serveur minitel du Fichier Central des Thèses, qui recense les thèses soutenues depuis 1972, on s'aperçoit que, sur 283 thèses consacrées au cinéma, 7 seufement concernent le cinéma espagnol (5 sur Bufluel, l sur Saura et l sur Erice), et que la plupart ne sont pas le fait d'hispanistes.

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cinéma espagnol lui-même/ qui connaît les difficultés que l'on sait7 et dont la production est relativement limitée. Il existe cependant une grande richesse de ce cinéma un peu en marge de l'industrie mondiale, qui bénéficie d'une reconnaissance internationale/ mais on constate que trop peu de travaux lui ont été consacrés. Jusqu'à présent/ seuls Bunuel et Saura ont fait l'objet d'une recherche véritablement approfondie et possèdent une bibliographie critique nourrie et variée8.

Or, malgré cet état embryonnaire de la recherche, on continue à se

demander s'il est vraiment nécessaire de s'intéresser au cinéma espagnol.

L'un des objectifs déclarés de cette thèse est/ précisément, d'attirer l'attention des chercheurs sur le cinéma espagnol/ afin de combler les

manques flagrants de la critique dans un domaine encore peu exploré et qui offre/ pour cette même raison/ de très grandes possibilités.

Le choix des films de Victor Erice s'explique en partie par cette volonté qui m'anime/ car si une thèse de troisième cycle et deux mémoires

de maîtrise lui ont été dédiés en France9/ ainsi que de nombreux articles10/ il

n'existait pas, jusqu'à maintenant/ de réflexion globale sur son oeuvre cinématographique. Malgré sa rareté (elle Compte un court-métrage: E/ desa-fîo (1969), et trois longs-métrages: El espi ritu de la colmena: (1973), El

sur (1982), E/ sol del membrillo (1992), elle n'en est pas moins capitale, et

ceci dès le premier long-métrage11. Signalons au passage que ce film est devenu une référence obligée pour qui s'intéresse au cinéma espagnol

Au sujet de la mise en place de l'infrastructure industrielle et de son évolution, ^e reporter au livre d'Emmanuel Larraz, Le cinéma espagnol des origines à nos jours, Paris, Les éditions du Cerf, 1986.

Je ne citerai ici que quelques ouvrages: Ado Kyrou, Luis Bunuel, Paris, Seghers, 1962; Luis Bunuel, néo-realisme(s), surréalismé(s). Actes du colloque. Recherches ibériques et cinematographicjues de Strasbourg II, 6, mai 1986; Marcel Qms, Carlos Saura, Paris, Edilig, 1981; Le. cinéma de Carlos'Saura (Actes du colloque), Bordeaux, Presses Universitaires, 1984. Pour plus dé précisions, se reporter à la bibliographie.

Lucienne I^edestarres, Découpage et étude filmique de El sur de Victor Erice, Thèse de troisième cycle,

Toulouse, 1987. Christine LefaùAeux , El éspiritu de la colmena, film de Victor Erice, analyse thématique, Mémoire de maîtrise. Université Paris-Sorbonne, 1981. Hélène Creiner , El sur de Victor Erice, Découpage après montage 0'omel), Analysefilmiciue (Tome II), Mémoire de maîtrise. Institut d'Etudes Ibériques et L-atino-améncaines, Paris IV/19&.

1? Hormis ceux produits par les critigues de cinéma, la programmation de El espiritu delà colmena au

CAPES en 1989 fut à l'origine de plusieurs articles ainsi que d'un colloque organisé par l'Université de Bourgogne (voir bibliographie). Eh Espagne, Carmen Arocena Badillos à soutenu une thèse ayante pour corpus ^les deux premiers^ longs-métrages: Figuras en el paisaje (El ciné de^^iccion de Victor Erice), Umversidad del Pats vasco, Faculfad de Ciéhaas Sociales y de la Informaci6n, 1993. Il existe également une

thèse au Brésil portant sur le premier long-métrage: Miguel Angel LomiUos Garcia, U??u poetfca da ausênaa

(El espi'ritu de la colmena de Victor Erice), Universidadede Sâo Paulo. Escola de Comunicaçôes e Artes.

1993:

11 A propos de ce film, John Hogewell an-it: "...al igual que Habla, muA'te, de Gutiérrez Aragon, y su unica precursora. El hombre oculto (1970) de Ungrîa, fue el primer largometraje de uno de los miembros de la

^eneraciôn de cineastas posteriores a Saura que iban a sentar las bases del çine ppsfranquista. El espîritu îe la colmena_mSiTc6 nuèvos rumbos a la efaboraciôn formai e inspira obras'de^havarri^(Los vwjes escolares, 1974), Saura (Cru cuervos, 1975), Enrique Brasô (In memoriam, 1977), Ricard? Franco (Los restas del Miufragw, 1978), Gutiérrez Aragon (Demôniosen el jardm, 1982) y José Luis Guerin (Los motivos

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contemporain, et qu'il a acquis pour le public espagnol un statut mythique

qui n'est pas loin d'en faire un "film culte".

Outre son influence indéniable sur ses confrères, Victor Erice est

également l'un des rares cinéastes espagnols non "commerciaux" à être reconnu internationalement comme fondateur auprès des critiques de cinéma et de ce qu'il est convenu d'appeler "la profession". Alain Philippon

écrit à son sujet: "on est en droit de considérer Victor Erice comme le plus

grand cinéaste espagnol de notre temps/ au sein d'une cinématographie plutôt académique à de rares exceptions près"12. Consciente de l'importance de ce réalisateur et de l'absence de travail d'ensemble effectué sur son oeuvre/ j'ai donc choisi de combler/ provisoirement/ ce manque/ en attendant que ses films à venir suscitent une révision de mes propositions.

12

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INTRODUCTION

... le reste s'en déroula au-delà des images et des histoires.

Hermann Hesse

- En-deçà. En-deçà des images et des histoires.

Jean-Luc Godard La réalité se trouve-t-elle au-delà des images et des histoires/ comme l'affirme Hermann Hesse1 ou/ à l'inverse/ en-deçà, comme le

déclare Jean-Luc Godard dans un dialogue de son avant-dernier film?2

L'oeuvre de Victor Erice ne pose pas le problème en ces termes qui

supposent une hiérarchie entre fiction, représentation et réalité; elle semble

au contraire renvoyer dos à dos les deux assertions en proposant un univers où les trois termes sont indissociables, participant d'une même

interrogation sur le processus de toute créadon artistique.

Qu'est-ce qu'une image -même abstraite-/ sinon une représentation, une projection/ la traduction d'une réalité? Il est évident

qu'au cinéma cette réalité ne peut être que référentielle puisque seule existe sa représentation/ et l'on sait depuis longtemps que tout est fiction à

l'intérieur d'un film -même dans le cas d'un documentaire. Je reprendrai

ici les propos d'Edgar Morin: "la seule réalité dont nous soyons sûr, c'est la

représentation, c'est-à-dire l'image/ c'est-à-dire la non-réalité"3 -que rejoint

en un certain sens Jean-Luc Godard lorsqu'il inverse l'affirmation de Hermann Hesse-/ pour contester le terme de "non-réalité" et surtout

l'article qui le définit. En effet, ce que tout homme perçoit ou lit du monde4/ ce n'est pas la réalité mais une ou plusieurs réalités, et, plutôt que la nier/ ou de la reléguer en un en-deçà qui présupposerait la supériorité de l'image/ le

cinéma l'intègre à son mode de représentation/ à son univers

fondamentalement fictionnel car humain.

1 "II n'y a rien d'autre à dire sur la vie de Dasa; le reste s'en déroula au-delà des images et des histoires".

Herma'nn Hesse, Le. jeu des perles de verre, Paris, Calmann-Lévy, 1955, Tome II, p. 289. "-Le reste^'est déroulé au-delà des images et do histoires".

"- En-deçà. En-deçà des images et des histoires. " Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, 1993.

^ Edgar Marin, Le cinéma oul'homme imaginaire, Paris, Ed. Minuit, 1956, p. X.

4 Gilbert Dwand définit l'homme comme un "Homo Legens avant toute chose, avant l'écriture, la parole et la

langue^Ç'est ce que signifie la fameuse expression "le grand livre du monde"; et lire c'ert en useràsonjwofit", dans Figures mythiques et visages de l'oéuvre. De la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, I992,p.

(7)

Dans le cinéma de Victor Erice/ images de la réalité et réalités de

l'image sont constamment posées en réflexion par des fictions5 où l'ancrage

dans un contexte donné s'assortit d'un questionnement sur les fonctions de

la représentation; mais l'élément qui/ paradoxalement/ lie l'une à l'autre est

le mythe qui sous-tend toute son oeuvre et, vraisemblablement/ l'ensemble

du septième art. L'intérêt de la démarche de Victor Erice est qu'il

revendique la parenté mythique de ses films6/ par l'utilisation explicite de

certains mythes fondateurs et la création de nouveaux.

Afin d'éviter toute ambiguïté autour d'un terme que chacun utilise souvent dans des acceptions différentes/ je précise dès à présent que

j'accorde au mythe un large spectre sémantique qui s'étend du récit de

l'Antiquité (avec tout ce que cela suppose d'un point de vue normatif) au

processus de mythification individuelle omniprésent dans nos sociétés

modernes et que le cinéma contribue à renforcer. Par ailleurs, je me suis

intéressée à la dimension du mythe comme discours mettant en place une

organisation symbolique à interprétation variable/ et présentant plusieurs

niveaux de signification7.

Certes/ toute fiction n'est pas mythe et n'en construit pas

nécessairement un/ bien que toute fiction/ en tant que création humaine8/

soit nourrie par des références mythologiques volontaires ou involontaires.

Elle peut s'organiser en discours mythique dès lors qu'elle instaure des

réseaux de significations symboliques à l'intérieur d'un système diégétique/

et réutilise/ comme c'est le cas de l'oeuvre de Victor Erice/ des archétypes

appartenant à des mythes préexistants/ soit tels quels/ soit pour les adapter et

les renouveler. Pour qu'il y ait mythe/ il faut que se produisent des

phénomènes d'échos symboliques/ d'images organisées en relations

signifiantes qui tissent à l'intérieur du récit/ de sa progression apparente ou

5 Malgré l'apparence documentaire du dernier long-métrage. El sol del membnllo, je le range également dans

la catégorie fiction.

6 A propos de son premier long-métrage, Victor Erice déclare au journal ABC "AJlivel mf^m,atiYoten§°

lapeli'cula se mueve en un piano fundamentalmente mitolôgico. Fue imçulsada a raiz de ûna ?enexio'n'lsobreel'mïto de Frankensteint. '.. ] Mas que nada [se trata del descubrimientol de los mitos con

que funciona la vida". ABC, 11/11/73.

^ Claude Lévi-Strauss indique que "les images signifiantes du mythe, les ma, tériaux du_bricole}lr's'^ntdes

éléments définissables par un double critère: ils ont servi, comme mots d'un discours que la réflexion tique démonte", à la façon du bricoleur soignant les pignons d'un vieux réveil démonté; et ife peuvent enCTres'emy'a'u même usage, ou à un usage différent pour peu qu'on les détourne de leur première fonction". La pensée sauvage, Paris, Pion, 1963, p. 50.

8 Comme le démontre très bien Gilbert Durand dans Les structures antrhopologicjues de ï'imaginaire.

Introduction'à'uw'a'rchétypologie générak , Paris, Bordas 1982, l'élaboration mythique est constitutive de iimagïnaïre humain. Elle n est pas construction artificielle mais relève, au cclntraire' des st^,lcturesdela

pensle, ainsi, pour citer un exemple très simple si dans la mythologie grecciue H^pnos et Thanatos sont

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réelle, un ensemble constituant/ au-delà de la continuité/ l'unité de

l'oeuvre.

En ce qui concerne l'étude des mythes/ j'emprunterai pour l'essentiel les bases théoriques posées par Claude Levi-Strauss/ Mircea

Eliade/ Gaston Bachelard et surtout Gilbert Durand/ et me référerai/ plus

ponctuellement, à Freud, Lacan et Jung. En effet/ le recours à la psychanalyse

s'avère nécessaire dès que l'on aborde la pensée inythique; il est,

aujourd'hui, impossible de faire l'impasse sur un domaine qui, par son

utilisation des mythes/ a modifié/ qu'on le veuille ou non/ notre vision de

la mythologie et de ses mécanismes. Toutefois, je l'utiliserai comme un

instrument de réflexion parmi d'autres et seulement lorsqu'il propose une

lecture différente et signifiante/ sans en faire une grille d'interprétation

systématique.

Si je m'appuie surtout sur les travaux de Gilbert Durand/ dont le

dernier ouvrage9 parachève la réhabilitation du mythe entamée dans ses

livres précédents/ c'est parce qu'il le place au coeur de toute création. Il

considère/ en effet, que les récits modernes/ littéraires ou

cinématographiques, les nouvelles fictions, sont les héritiers directs des

mythologies antiques/ en ce qu'ils sont basés sur des archétypes universaux/

eux-mêmes intrinsèques à tout activité et fait humains. Refusant de faire le

jeu du sectarisme critique/ il propose un décloisonnement des sciences

humaines en les déployant en faisceaux d'édairages signifiants permettant la lecture d'une oeuvre/ ce que Charles Mauron nommait la

mythocritique10/ à partir de laquelle Gilbert Durand ébauche une nouvelle

proposition: la mythanalyse11. Curieusement/ il n'a pas appliqué/ jusqu'à

présent/ ses théories à une oeuvre cinématographique; pourtant/ cette

herméneutique basée sur la multiplication des points de vue me semble

tout à fait adaptée au cinéma qui opère en son sein la réunion d'éléments appartenant aux autres arts: récit/ image/ son/ mouvement/ et s'apparente

davantage/ en tant que mode d'expression audio-visuel/ à la tradition orale

^Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l'oeuvre. Op. cit.

1^ Terme repris par Gilbert Durand et défini comme "une méthode de critique qui soit synthèse constmctive

entre les diverses critiques littéraires et artistiques, anciennes et nouvelles, qui jusqu'ici s affrontaient

stérilement". Ibid. p. 342

^ Méthode de lecture appliquée à un objet qui n'est glus l'oeuvre d'art mais son contexte historique, social

et culturel: "La mythocntiqùe appelle donc une "NÏythanalyse"quisoitàun moment culturel et à un ensemble social donné ce que la psychanalyse est à la psyché individuelle". Ibid. p. 350

(9)

de transmission des mythes que le roman12, la poésie et la peinture

auxquels il consacre de brillants chapitres. Ce qui m'a le plus intéressée dans

la démarche de Gilbert Durand/ c'est l'utilisation successive des

interprétations historique/ culturelle/ psychanalytique/ linguistique/

sémiotique et structurale qui rendent compte de la totalité d'une oeuvre/ de

sa polysémie, sans la faire entrer artificiellement dans un schéma

monolithique. C'est pourquoi je n'utiliserai pas non plus de manière

systématique la méthode mythocritique qu'il propose dans sa conclusion.

On pourra me reprocher un certain éparpillement théorique mais il ma

semblé préférable de laisser les sens surgir de l'oeuvre elle-même plutôt que

de la modeler en fonction d'une proposition de lecture préalablement

définie et de ce fait beaucoup trop rigide.

Car/ si au XXème siècle les mythes et les symboles ont repris une

place importante dans les différentes formes d'expression artistique/ ce n'est

plus pour être lus ou décryptés par une collectivité dans une seule direction

commune à tous. Ils visent davantage à exprimer un monde personnel. Le

système utilisé n'étant plus de type conventionnel/ uniformément

reconnaissable/ il nécessite, à l'inverse/ la mise en place d'une

herméneutique particulière à chaque oeuvre/ le sens n'étant pas réellement

donné mais à prendre.

Hormis les nombreuses références mythiques et l'élaboration

d'un discours à partir d'éléments symboliques/ on trouve dans les films de

Victor Erice deux préoccupations majeures. La première concerne le temps

(chronologique/ historique/ psychologique/ mythique) et sa représentation

cinématographique/ Victor Erice étant souvent considéré comme un

cinéaste de la contemplation. La seconde consiste en une interrogation

permanente sur la fonction de l'image (cinéma/ photographie/ peinture...)

produisant ainsi de multiples effets réflexifs et débouchant sur une remise

en cause de la place du réel. A partir de ce constat/ la problématique de cette

thèse (établir les rapports entre l'image, le mythe et la réalité) s'est imposée

d'elle-même et son organisation s'est avérée assez simple.

12 Mircea Eliade considère, dans Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, pp. 232-235, que le roman

occupe'dans'les sociétés modernes la place delà récitation des mythes et dès contes^lansles^sociétfs

traditionneÏles; or il me semble que cette place est occupée davantage par le cinéma, d'une part parce gué, de nos"jours, Ïes-salles de cinéma sont plus fréquentées que la littérature et que , par conséquent, l'impact collec'tFf est plus important (sans compter que la plupart'des films sont retransmis'par la télévis^^^ part'parceq^eÏe'anéma replace le destinataire du récit dans une position d'écoutaht-regardant plus proche

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A l'origine/ elle devait être structurée en trois parties distinctes: la

première était consacrée au temps, la deuxième à l'espace et la troisième au rapport construit par les films avec le réel. Or, je me suis aperçue/ en rédigeant la section intitulée "La recherche du centre", que ce dernier aspect/ déjà présent dans l'étude du temps, devenait essentiel dans les analyses

proposées au sujet de la symétrie. La fusion de la deuxième et de la troisième partie s'est alors avérée indispensable à la cohérence globale de mon travail/ maintenir la distinction entre les trois étapes relevant d'un

simple artifice formel.

Une première partie s'attachera donc à dégager "La conscience du temps" telle qu'elle transparaît dans l'oeuvre du réalisateur. Elle se

décompose en deux sous-parties: "Le temps recréé" traite de la transposition à l'écran d'une époque donnée (transmission d'un présent et reconstitution

d'un passé) et des rythmes internes de chaque long-métrage. Le chapitre

"Détermination et indétermination" exploite les tableaux récapitulatifs de la structure temporelle de ces trois films (n° Ï, 1, 3/ annexe 2, Vol. 2) qui

permettent également de se repérer dans la chronologie diégétique13. La

seconde sous-partie: "Ordre et désordre", est consacrée aux implications historiques et aux bouleversements symboliques provoqués par la guerre civile espagnole dans la conception du temps telle qu'elle apparaît dans les

films. Puis, elle s'intéresse à l'assimilation interne des valeurs temporelles

par les différents personnages.

La deuxième partie, "Une organisation du monde"/ se déroule/ comme la première/ en deux phases distinctes qui reprennent partiellement la division initiale. Dans un premier temps/ une place importante est réservée à la fragmentation des espaces et à leur recomposition selon des principes symétriques ("Fragmentation et symétrie"). Le chapitre "Connexions et passages" inclut quatre tableaux qui systématisent les structures spatiales des films. Dès ce premier volet/ l'étude de l'espace engage une réflexion sur le rapport au réel qui se poursuivra dans un deuxième temps ("Les ombres projetées") autour du thème de la création/ des procédés réflexifs/ et de renonciation. La dernière section/ qui porte presque exclusivement sur le dernier long-métrage, tentera de systématiser la problématique de la représentation de la réalité dans le cinéma de Victor

Erice.

13 En outre, le lecteur trouvera à la fin du Vol. l un découpage sommaire de chaque film précisant les

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Pour ce qui est du corpus, les trois longs-métrages/ El espi ritu de

la colmena. El sur et El sol del membrillo font l'objet d'une analyse détaillée dans l'ensemble de cette thèse. Quant au court-métrage El desafw, il y est fait référence ponctuellement pour deux raisons. D'une part je n'ai pu me

procurer de cassette vidéo de ce film et j'ai dû travailler à partir de la copie

35 mm de la Filmoteca de Madrid/ ce qui n'est pas très commode. D'autre

part/ ce court-métrage est le résultat d'une commande/ et Victor Erice lui-même le considère à part dans sa production/ dans la mesure où de

nombreuses contraintes lui ont été imposées. Sans renier ce film, il le voit surtout comme un exercice clôturant son apprentissage de cinéaste.

D'un point de vue méthodologique, les films sont traités ensemble ou séparément selon les sujets abordés qui ne les concernent pas toujours tous directement. De manière générale les analyses suivent, au sein des chapitres/ l'ordre chronologique de parution sur les écrans. Lorsque ce n'est pas le cas, quand une priorité se dégage en faveur de tel ou tel autre

film, la raison en est précisée au début du chapitre. El espi ritu de la colmena

et El sur sont parfois étudiés ensemble car ils forment sur bien des points une unité thématique/ une sorte de diptyque/ et se distinguent de EJ sol del membrillo dans la démarche initiale puisqu'ils ont été élaborés à partir de scénarii, ce qui n'est pas le cas du troisième long-métrage. Mais nous

verrons que, malgré tout ce qui/ apparemment/ les oppose à El sol del membrillo, et notamment la très discutable différence entre fiction et réalité/

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I. LA CONSCIENCE DU TEMPS

L'analyse du temps au dnéma emprunte des notions utilisées par

la critique littéraire, notamment en ce qui concerne l'organisation du récit.

On retrouve au cinéma des procédés narratifs proches de ceux mis en place

par la littérature. Toutefois/ ceux-ci possèdent des traits spécifiques dans la

mesure où la narration cinématographique raconte en montrant et en

donnant à entendre; ce qui la différencie radicalement de la narration

romanesque, c'est l'image qui actualise le temps dans un espace, à la fois

visuel et sonore. Comme l'écrit Gilles Deleuze, dont les travaux sur le

cinéma ont apporté les bases théoriques nécessaires à ma propre réflexion:

"Parce que l'image cinématographique "fait" elle-même le mouvement,

parce qu'elle fait ce que les autres arts se contentent d'exiger (ou de dire)/ elle

recueille l'essentiel des autres arts/ elle en hérite/ elle est comme le mode

d'emploi des autres images/ elle convertit en puissance ce qui n'était que

possibilité"1.

1. 1. LE TEMPS RECREE

Les deux sections qui constituent cette première étape

s'interrogent sur les moyens que mettent en oeuvre les films de Victor Erice

pour représenter le temps. Partant du principe que l'image

cinématographique est, fondamentalement/ l'image d'un présent, nous

verrons qu'elle n'est pas, comme on le dit souvent, image du présent. La

temporalité des films s'établit en fonction des rapports qu'ils entretiennent

avec le temps externe et à pardr de leurs propres rythmes internes. Ce sont

donc ces deux directions qui seront explorées.

1. 1. 1 DÉCALAGES

Qu'une diégèse recrée autour d'elle une époque révolue ou

qu'elle s'inscrive dans le temps qui la voit naître/ son appartenance au

temps (réel ou imaginé) la projette dans l'histoire. Le jeu de relations

triangulaires entre le temps diégétique/ celui du tournage et celui de la

réception du film par le spectateur/ révèle un engagement du cinéaste par

rapport au monde dans lequel il vit.

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I. l. l. l. LE PRÉSENT IMPOSSIBLE

Le caractère fondamentalement hypnotique du cinéma et tous les

processus d'identification qu'il suppose chez le spectateur/ déterminent une

assimilation généralement hâtive entre le temps projeté à l'écran et le

présent de cette même projection. Bien que le statut du présent soit essentiel

au cinéma/ un chapitre ne lui aurait pas été consacré dans cette thèse/ si le

dernier long-métrage de Victor Erice/ El sol del membnlïo, ne proposait pas une adéquation entre le temps du tournage et le temps; du film qui pose clairement le problème. C'est donc à ce film que sera consacrée la majeure partie de la réflexion qui suit.

Si El espiritu de la colmena est, dès le générique/ situé dans un

passé par la formule "Érase una vez"/ le cas de El sur pose/ malgré son

ancrage dans les années 50, la question du présent. En effet, Estrella,

narratrice adulte/ nous conte son histoire depuis un présent atemporel que

rien ne nous permet de situer dans une chronologie. Il serait illusoire de

l'assimiler au temps du tournage puisque/ aujourd'hui ou dans dix ans, un

spectateur l'associera à son propre présent/ celui de la projection.

L'énonciation se fait depuis une première personne dont on ne sait rien, au

présent de la narration/ ce présent étant/ comme l'espace qui lui correspond,

indéterminé. Le spectateur ne sait absolument rien de l'ici-maintenant de renonciation. Les rares références au présent (verbes/ déictiques) ne

donnent aucune information concrète sur celui-ci, elles ont pour seule fonction de modaliser l'exactitude du récit. Les quelques exemples qui suivent suffisent à démontrer que le présent de renonciation n'existe que dans son rapport au passé:

Plan 7: "Me contaron que mi padre adivinô que yo iba a ser una nina. Es lo primero que de el me viene a la memoria [... ]"

Plan 90: "Pasaba conmigo casi todo el dîa y sin embargo, son pocos los recuerdos definidos que de ella en ese tiempo conserva."

Plan 244: "No lo recuerdo ahora con exactitiid, pero creo que fue en esa misma época cuando descubrî que en la imaginaciôn de mi padre

(14)

Plan 318: "Ahora comprendo que el reaccionara como si le hubiese pillado en falta/ pero en ese momento no fui capaz de darme

cuenta."

Plan 436: "iïoy/ cuando viielvo a leer las paginas que dan cuenta de aquellos dûis, veo hasta que punto yo habîa acabado por aceptar las crîsis de mi padre como un hecho cotidiano e irrémédiable."

Les trois premiers exemples posent explicitement le problème de la mémoire, c'est-à-dire de la perception aléatoire du passé dans le présent; les deux autres indiquent que le présent module le passé dans le sens où il

propose un nouvel éclairage par une interprétation a posteriori. La narration off de El sur implique par conséquent que tout le passé (c'est-à-dire le film dans sa globalité) est déterminé par un présent qui est lui-même

indéterminé et abstrait/ mais c'est pourtant à partir de ce présent que

s'effectue l'ouverture sur le passé. La réflexion de Michel Collot2 est sur ce point éclairante: pour lui/ le présent est à la fois ouverture et sortie du

temps car/ en s'ouvrant à la prévision et à la rétrospection/ il se retire simultanément de la temporalité. Il relie les moments en s'abstrayant de

toute chronologie/ il est pur mouvement. Ainsi/ malgré une narration depuis un présent/ El sur est entièrenient tourné vers le passé. Dans El sur

comme dans El espiritu de la colmena, la mémoire -celle des personnages/

du réalisateur et du spectateur- constitue l'horizon du présent, c'est-à-dire

un espace à réinventer par le biais de la création cinématographique; nous

verrons dans le chapitre suivant de quelle façon est actualisé le temps référentiel lorsqu'il est distinct du temps du tournage/ et doit être, par conséquent/ "reconstitué".

Dans la filmographie de Victor Erice/ le cas particulier de EJ so/ del membrillo pose explicitement le problème du présent puisqu'il s'agit

d'un film où le temps du tournage et le temps référentiel se confondent. A

première vue/ il s'inscrit dans la tradition du cinéma-direct dont l'objectif

déclaré est de capter le présent comme un instantané. La genèse même du film témoigne de cette volonté de fixer le temps dans un présent.

Quelques jours avant de commencer à peindre le cognassier

planté quatre ans auparavant dans son jardin/ Antonio Lôpez propose à Victor Erice de venir filmer son travail. L'idée d'un film en commun a déjà

été évoquée par les deux artistes sans que rien ne soit véritablement défini

(15)

ni programmé. Voici le résumé que fait le réalisateur des circonstances qui

ont entraîné un tournage bien particulier:

"Durante el verano de 1990 acompané a Antonio Lôpez mientras

pintaba cuatro paisajes distintos de Madrid. No le acompanaba todos los

dîas/ pero sî de cuando en cuando. Observaba su trabajo y a veces grababa

algunas imâgenes en vîdeo. Al terminar la jornada/ soiïamos charlar un

rato. Recuerdo que en una de nuestras primeras conversaaones nos

contâmes unos cuantos suenos personales. Entre los que Antonio me contô

estaba el que figura en la pelïcula. Cuando a finales de septiembre Antonio

me dijo que iba a pintar uno de los ârboles de su jardin/ y que ese ârbol era

un membrillero, recordé de inmediato el sueno que très meses antes me

habîa relatado. Intuî entonces algo... no se si fue el équivalente de lo que

llamamos inspiraciôn... algo que me conmoviô mucho/ pero que no sabîa

muy bien lo que era. Creo que a Antonio le pasô una cosa bastante parecida...

Y me cita para unos dîas después/ en su jardin. Si decidîa ir con una câmara/

era cosa mîa. Parque pasara lo que pasase/ el se iba a poner a trabajar junto al

membrillero. Yo nunca habîa visto a Antonio pintar un ârbol/ asî que

apenas sabîa nada de lo que allî podîa realmente suceder. Ahora bien/ si

sabîa que el membrillo era un fruto del otono. Y la idea de la captura del sol

de esa estaciôn unida al contenido del sueno/ con sus imâgenes

extraordinarias/ me dio el impulso necesario para empezar el rodaje sin

niguna lînea escrita de guiôn"3.

Le cinéaste décide donc de partir à l'aventure au pied levé; il

réunit rapidement une équipe très réduite et se présente le 29 septembre

1990 chez le peintre sans savoir si le tournage débouchera sur un "produit"

fini. Ce parti pris de départ du film El sol del membrillo qui consiste à filmer

au jour le jour le travail du peintre/ sans scénario écrit au préalable/ place

l'étape du tournage sous le signe du reportage dont la principale

caractéristique est d'ancrer une action dans un présent. Il y a/ en effet/ dans

ce long-métrage/ une adéquation du temps du tournage et du temps

diégétique/ soulignée par les dates qui viennent s'inscrire au bas de l'écran

et donnent au film sa forme de chronique. Chaque jour présenté/ du 29

septembre 1990 au 11 décembre de la même année/ s'inscrit dans un

contexte référentiel précis qui n'appartient pas seulement à l'univers

personnel du peintre mais également à l'histoire.

^L&s^ff^^'^^fSSSSE!SS

I-oaSspÏlll

ofS?lginS^e^bIeTa3

p^^^^

(16)

L'adhésion d'un événement atemporel/ hors du temps, tel que la

création picturale d'Antonio Lôpez (représenter un cognassier n'implique

pas une appartenance à une époque particulière), à un contexte référentiel

donné, s'effectue grâce à deux éléments essentiels: la radio qu'écoute le

peintre et les "échappées"4 de la caméra hors du jardin.

La radio fait parvenir jusqu'à l'espace protégé du jardin les

nouvelles de l'extérieur, concernant l'Espagne et le monde. Elle permet

d'établir un lien entre deux formes de présent/ celui, apparemment

suspendu/ du peintre et celui/ éphémère, des flashs d'information. Elle

apparaît à trois reprises/ les 1er/ 10 et 27 octobre. Les actualités nationales

font état de problèmes tels que l'intégration de l'Espagne dans le système

économique capitaliste (flashs boursiers)/ la hausse du pétrole provoquée

par le conûit dans le golfe persique/ ou abordent des thèmes plus spécifiques

comme le terrorisme/ les accidents sur les routes ou la météorologie. Les

problèmes internationaux sont, quant à eux, largement traités; parmi les

plus significatifs/ on peut relever le rétablissement des relations

diplomatiques entre l'URSS et Israël/ la situation dans le golfe persique

-plusieurs fois évoquée-/ le conflit israélo-palestinien/ la réunification de

l'Allemagne et la disparition consécutive de la RDA.

Ce que soulignent avant tout les sujets abordés par les ondes de

Radio 2/ c'est l'installation définitive de l'Espagne sur la scène internationale. A l'inverse de E! espiritu de la colmena et El sur qui nous

renvoient l'image passée d'un pays coupé du monde extérieur. El sol del

membrillo appartient au temps de l'Espagne moderne et européenne5.

Celui-ci n'est ni fictif ni reconstitué puisqu'il est exactement contemporain du tournage.

Paradoxalement/ ce présent/ défini avec précision par les

informations radiophoniques et les marques temporelles de la chronique/

apparaît/ dès la sortie du film en 1992 comme un passé. En effet/ la plupart

des sujets évoqués trouvent une résonance différente lors de la projection

du film, deux ans plus tard/ car le monde a continué de bouger entre temps

et le regard porté sur ces événements est différent6. L'actualité mondiale

4 La première sortie, le 1er octobre, est introduite par un travelling vertical qiii part du jardin et suggère un

envoi de la caméra vers l'extérieur.

^ Un autre élément signale cette intégration du pays à la communauté internationale: José Carretero, l'ami

[ans ta maison d'Antonio, part prendre des cours d'anglais au début du film.

La guerre du golfe a eu lieu et a cédé sa place médiatique à celle de Yougoslavie; le^21 décembre 1991, les dirigëants^e huit républiques ex-soviétiques acceptent de se joindre à là CEI fondée par les^ républiques

slaves, l'URSS n'existe plus; l'augmentation du taux de chômage en Allemagne et la forte résurgence de l'extrême droite et du no-nazismeont mis fin depuis longtemps ïl'euphorie de la réunification.

(17)

dont il est fait écho dans le film est de toute évidence révolue et fait déjà

figure de témoignage d'archives; le présent auquel nous renvoie El sol del

membrillo est largement dépassé par l'état du monde de 1992, le propre de

l'information et du reportage étant d'être éphémère et périssable. Je me

réfère ici à l'époque historique qui constitue le contexte référentiel,

c'est-à-dire un présent événementiel/ périphérique par rapport au présent central

qui est celui de la création. Or c'est précisément ce temps/ hors du temps

consommable et jetable transmis par les médias/ habité par le peintre, qui

donne une résonance particulière aux événements mentionnés par la radio.

En effet/ le présent qui réunit les créations picturale et cinématographique

est un présent en devenir qui ne peut exister que dans son déroulement. Ce

présent-là est continu/ à l'inverse du présent des informations qui n'est que

juxtaposition d'instants. Et c'est pourquoi El sol del membrillo évoque un

état du monde sans verser dans le circonstanciel; il intègre le transitoire/ la

fugacité, à un mouvement temporel qui s'établit dans la durée sans cesser

d'être actuel. La référence aux bouleversements qui se produisent dans

différents pays prend une autre dimension dans le contexte du jardin

d'Antonio Lôpez/ lorsque la radio émet les nouvelles au pied de l'arbre. Le

présent acquiert ainsi une épaisseur car il n'est plus simple produit de

consommation immédiate transmis par un média mais s'inscrit, au contraire/ dans une permanence qui donne du monde une vision qui n'est

plus morcelée mais globale.

La temporalité de ce film est à l'image des deux fils tendus par

Antonio Lôpez devant le cognassier: à la linéarité de la chronique qui se

déroule sur un axe horizontal vient s'ajouter l'axe paradigmatique des

échos du monde extérieur qui parviennent jusqu'au jardin sous forme de

flashs d'information/ tranches d'un temps historique découpées par les

moyens modernes de communication. Mais c'est parce qu'ils pénètrent le

temps du peintre que ces échos se transforment en mémoire et ne se

perdent pas dans le vide immense des ondes hertziennes.

Par ailleurs/ les techniques de communication/ qui constituent le

paradigme de nos sociétés modernes/ sont amplement représentées dans El

sol del membrillo. On y trouve les deux catégories distinguées par Kafka7:

les moyens de communication-translation (trains/ avions/ autos/ motos/

actualisés surtout par l'image sonore8)/ qui/ en réduisant les distances,

7 Cette distinction est citée par Gilles Deleuze dans L'image-mouvement, Editions de Minuit, 1983 p. 142.

8 Michel Chion dans La voix au cinénia, Paris, Ed. de l'Etoile, 1982, et Le son au cinéma, Paris/ Ed. de l'Etoile,

(18)

modifient le rapport de l'homme au temps9, et les moyens de

communication-expression parmi lesquels on peut classer la radio et la télévision. Cette dernière n'appartient pas au monde du peintre mais au monde extérieur que part explorer de temps à autres la caméra de Victor Erice. Ses excursions hors du jardin ont lieu les 1er octobre/ 23 novembre et 11 décembre; le premier jour/ la caméra s'échappe à trois reprises/ le matin/ le soir et la nuit/ le deuxième jour elle montre le crépuscule sur la ville et le dernier jour/ elle reprend deux fois de suite (avant et après la séquence où

Maria Moreno peint son mari) les plans nocturnes du 1er octobre dans un

ordre différent. Ces plans de l'extérieur s'attardent surtout sur les voies ferrées et les trains qui partent de la gare de Chamartîn située à proximité de

la maison d'Antonio Lapez/ ainsi que sur les télévisions allumées à

l'intérieur des appartements/ eux-mêmes filmés de l'extérieur. Les images

qu'elles émettent sont transmises par un relais hertzien que l'on voit le 1er

octobre et le 23 novembre/ et par le relais central de télécommunication que

les madrilènes surnomment "el Pirulî". Ce dernier apparaît illuminé lors

de plans nocturnes/ au centre d'un réseau de lumières formé par les phares

des voitures et l'éclairage public; ce réseau dessine plusieurs branches

partant dans de multiples directions qui évoquent le pouvoir tentaculaire

des médias modernes. Les plans nocturnes des postes de télévision et du Pirulî interviennent au début et à la fin du film/ les 1er octobre et 11 décembre/ le temps des télécommunications encadrant/ en quelque sorte/

celui de la peinture et du cinéma. Cependant/ ce que suggèrent les plans de

façade d'immeubles où chaque fenêtre constitue un écran secondaire à l'intérieur duquel se découpe le troisième écran d'une télévision, c'est surtout l'absence de communication à une époque où la technologie/ au lieu de rapprocher les gens/ les éloigne les uns des autres. Les fenêtres éclairées par la lumière bleutée des récepteurs apparaissent comme autant

de cases étanches/ isolant les êtres comme s'ils se trouvaient derrière la vitre d'un aquarium.

Outre cette dimension explicitement critique qui met en cause les fondements mêmes de la modernité/ les plans d'extérieurs offrent

également une vision d'ensemble de Madrid qui n'est guère réjouissante.

Le 1er octobre/ un travelling balaye un immense terrain vague traversé par les voies ferrées/ investi par des gitans/ et qui porte les traces concrètes de la

composante indissociable de l'imaçe. Gilles Deïeuze (L'image-mouvement , op. cit et L'image^temps, PaTis,

Ed. àe Minuit, 19835) utilise quant à lui l'expression "image sonore" que je reprends ici et qu'il ne faut pas confondre avec l'image sonorisée qui distingue le cinéma muet du parlant.

(19)

drogue et de la mort (une inscription sur un mur montre une seringue

barrée d'une croix et accompagnée du slogan: "La chispa de la muerte"10). Le

même jour/ plusieurs plans fixes présentent des maisons en ruines et des

petits pavillons vieillots et modestes écrasés par les immeubles. L'extérieur

est ainsi marqué par l'incommunication/ l'individualisme/ l'exclusion

sociale et la marginalisation qui n'a pas ici l'aspect folkloriste et joyeux

qu'elle peut avoir dans les films de Pedro Almodôvar; elle est au contraire

suggérée et dénoncée par l'impression de vacuité qui se dégage de ces vues

d'ensemble. Certes/ ce que montre Victor Erice n'est qu'un aspect parmi

d'autres/ plus glorieux/ de la réalité madrilène, mais en restant à distance/ en

privilégiant l'échelle des plans larges (plans d'ensemble ou de grand

ensemble)/ il donne à cette face cachée une importance équivalente à

l'image plus connue de la capitale; il indique que dans un même présent se

côtoient deux réalités/ l'envers et l'endroit des temps modernes. En

quelques plans/ sans donner dans le misérabilisme facile et appuyé/ Victor

Erice offre une vision délibérément pessimiste de la capitale qui est très

éloignée des clichés en vigueur sur la modernisation de l'Espagne.

N'oublions pas que le film sort sur les écrans en 1992, qui est l'année de tous

les défis internationaux/ l'année où l'Espagne affiche aux yeux du monde entier sa modernité: des Jeux Olympiques de Barcelone à l'Exposition

Universelle de Séville/ en passant par Madrid/ désignée capitale culturelle

de l'Europe/ le pays scelle son accès au rang des grandes puissances

mondiales. Or/ ce qui apparaît en filigrane dans El sol del membrillo, ce sont

les conséquences de cette pseudo-modernité/ et les problèmes séculaires

qu'elle n'a pas su régler.

On le voit/ malgré l'apparent retrait du peintre dans son jardin. El

sol del membrillo est profondément attaché à un contexte référentiel précis.

Victor Erice place l'artiste au coeur du monde et du temps historique; grâce

au va-et-vient permanent entre/ d'un côté/ le temps naturel de l'arbre et de

la création picturale, et de l'autre/ le temps accéléré du monde moderne/ il

rétablit par tout un réseau de communications vraies (tactile/ auditive/

visuelle/ en un mot/ chamelles) le lien entre l'homme et un monde auquel

plus personne ne croit11. S'il inscrit volontairement son film dans un

présent donné qu'il souligne par moments/ la correspondance entre le

1? Adaptation antithétique d'un slogan célèbre pour la boisson Coca-Cola: "La chispa de la vida".

^ "Le fait moderne c'est que nous ne croyons plus en ce monde [...], c'est le lien de l'homme et du monde qui se trouve rompu." Gilles Déleuze, L'iniage-temps, op. cit. p. 223.

(20)

temps diégétique et le temps du tournage n'est ni externe/ ni artificielle/ elle

porte un sens. La réalité de l'époque est interne au film/ elle en fait partie

intégrante mais elle n'est pas liée à des événements que le commerce de

l'information a rendus transitoires et périssables. Le travail du peintre va à

rencontre du fonctionnement de cette société basée sur l'immédiateté

puisqu'il se place dans la durée/ et c'est pour cette même raison que

i'activité créatrice s'oppose à la destruction présente dans les nouvelles du

monde qui arrivent d'un extérieur où tout s'effondre. Dans le jardin

d'Antonio Lôpez/ et dans le film de Victor Erice/ tout échappe au

circonstanciel/ à la vacuité du présent car/ malgré la conscience lucide de

l'éphémère/ est mis en oeuvre le processus éternel de la création. La réelle

modernité de E; sol del membrillo consiste à dégager l'universel du

transitoire. Malgré l'adéquation à une époque, le film témoigne d'une

universalité car les références à l'époque de conception du film ne se situent

pas sur un plan anecdotique. Les échos du monde qui viennent se

répercuter sur les murs du jardin où travaille Antonio et ceux que nous

renvoient les plans tournés à l'extérieur sont présentés au spectateur dans

une relation métonymique avec la réalité/ l'élément ponctuel devenant

exemplaire de la décadence qui menace une société12.

Le présent est donc impossible à plus d'un titre. Si on l'entend

dans le sens d'un contexte socio-historique/ celui qui transparaît dans le film

semble difficile/ pour ne pas dire impossible à vivre; mais c'est avant tout

tel qu'on le conçoit au cinéma et notamment dans des films élaborés à partir

d'une réalité vérifiable/ que le présent/ en tant que concept/ s'avère

impossible. Tout d'abord parce que cette réalité référentielle est vérifiable/

identifiable/ et que le public peut ainsi prendre conscience du décalage entre

le présent du tournage et celui de la projection. Seule la retransmission "en

direct"/ qui n'existe pas au cinéma/ a la possibilité de donner la mesure du

présent/ mais là encore/ c'est une illusion que d'imaginer que le temps peut

être dissocié de l'espace13. Ensuite/ parce que/ même sans considérer le

présent idéal -l'instant abstrait qui sépare le passé de l'avenir-/ il est établi/

u Tous les êtres humains présentés comme tels dans le film sont, en^t^desm^mau^^desM^istes^d^

s7de~'souv'riers"polonâis. Les gens dits "normaux" sont déshumaniser on

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(21)

depuis Bergson14, que le présent/ en soi, contient à la fois le passé et l'avenu-; quant au présent au cinéma, ce n'est/ la plupart du temps/ qu'une affaire de convention plus ou moins explicite.

Ce problème du présent est posé très simplement par les paroles du présentateur d'un programme musical qu'écoute Antonio Lôpez à la

radio le 1er octobre: "Estâmes en Viena en 1815". Ce déplacement du point

de vue du présent vers le locuteur implique un présupposé que doit admettre l'auditeur et ce procédé relève au cinéma d'un accord tacite entre un énonciateur et le spectateur lorsque les films sont temporellement

déterminés/ c'est-à-dire dans la grande majorité de la production

cinématographique. Il est tout à fait possible d'appliquer la formule du présentateur radiophonique aux indications temporelles que nous fournit Victor Erice à chacun de ses longs-métrages15: "Un lugar de la meseta

castellana hacia 1940..."

( E; espi ritu de la colmena), "Otono 1957" (E; sur),

"Madrid, Otofio 1990" (El sol del membrillo). Il introduit une marque

temporelle spécifique que le spectateur doit assumer comme un présent. Tout en plaçant chronologiquement ses films dans un passé par rapport au temps de la projection/ il propose de vivre ce passé comme un présent. C'est

uniquement une question de principe. Que le contexte de référence du film

soit proche ou éloigné de celui du spectateur/ au début de chaque film/ le réalisateur nous situe dans un présent et un espace qui ne sont pas les nôtres mais que nous acceptons comme tels en vertu de l'inexistence

fondamentale du présent au cinéma16. L'idée que l'image

cinématographique est nécessairement au présent est une idée toute faite qui ne repose pas sur une véritable réflexion; Gilles Deleuze la dénonce et considère/ quant à lui, que la caractéristique essentielle du cinéma/ même dans le cas du cinéma-action qui est déterminé par l'image-mouvement/ est de susciter une "image du temps17". Nous verrons plus précisément en

quoi consiste cette image et quelle est la conception qui s'en dégage dans la

prochaine section.

14 Bergson, Matière et mémoire, Paris, P. U. F, 1946, abondamment utilisé par Gilles Deleuze dans

L'image-temps. Op. cit.

15 Le court-métrage de EJ desaft'oest au contraire entièrement dégagé d'un contexte spatio-temporel. Dès les premiers plans, une voix masculine pose une question off: "Dôn'cieestamos?", à laquelle une voix fémmine également off répond: "En la luna"; mais cette contre-prédsion initiale implique dé la même façon pour le

spectateur qu'il accepte de se situer hors de l'espace et du temps.

^ Serge Daney ne dit pas autre chose dans un très beau paradoxe: "Le cinéma est l'art du présent, c'est-à-dire l'ârt de ce qui a été présent au moins une fois." Esprit/8-9 (1992).

(22)

I. l. l. 2LE PASSÉ RECONSTRUIT

La conscience du temps véhiculée par les films n'appartient pas seulement aux oeuvres elles-mêmes/ elle dépend également du décalage entre le contexte explicite de la diégèse, celui du tournage et enfin celui de la

projection. Parmi les exemples d'écarts maximum/ on peut citer Intolérance

(1916) de David Griffith/ ou bien Les dix commandements (deux versions:

1923 et 1956) de Cecil B. DeMille/ vus par un spectateur de 1994. Il est évident

que tous les réseaux de décalages et de correspondances que cela implique

créent une temporalité complexe et suscitent des rapprochements ou

oppositions qui échappent totalement au film en soi. Nous venons de voir

que dans le cas de El sol del membrillo, ce décalage est réduit (à la date où

j'écris) au minimum/ en revanche il convient de l'analyser de près dans les

deux premiers longs-métrages/ afin de dégager les rapports qui s'établissent

entre plusieurs zones temporelles.

El espi ritu de la colmena est sorti sur les écrans espagnols en

1973, c'est-à-dire du vivant de Franco1, et se situe en 1940, dans l'immédiate

après-guerre où régnait la terreur de la répression (les exécutions massives

de "rojos" -ou présumés tels- se sont poursuivies jusqu'en 19442). Il existe

donc une distance de trente-trois ans entre l'époque de référence et l'époque de réalisation du film. Quant à El sur/ il est sorti en 1982, après la mort de

Franco et l'abolition de la censure/ et se déroule dans les années 50. La mort

d'Agustîn intervient à l'automne 1957, alors qu'Estrella a une quinzaine

d'années/ on peut donc supposer que la première partie du flash-back

(l'enfance) se déroule en 1949. Là encore/ une trentaine d'années séparent

les deux périodes/ toutefois les références à la guerre civile et à ses

conséquences sont beaucoup plus explicites dans ce second long-métrage/ ce

qui peut s'expliquer par l'époque du tournage/ où l'expression était

entièrement libre.

On s'aperçoit que ces deux films marquent le début et la fin de la

transition3 dans une acception large du terme (grosso modo de l'assassinat

de Carrero Blanco en 1973, à la victoire des socialistes aux élections de 1982).

1 Rappelons que la censure franquiste n'a été abolie en Espagne que le 11 novembre 1977, par décret royal.

2 Voir Bartoîomé Bennassar, Histoire des espayiols. VIe-XXesjècle, Paris, Laifont, 1992, p{^ 843-846;

ainsi que José Antonio Biescas et Manuel Turidh de Lara, Espana bajo la dictadura franciuistà, BaKelona,

Labor;1980.

3 Parmi les nombreux ouvrages consacrés à la transition démocratique espagnole, on peut citer, Jacques

Maurice et Carlos Serrano, ï. "Espagne au XXème siècle, Paris, Hachette, 1992, L'espfl^ne démocrati({ue;

(23)

Sans souhaiter approfondir excessivement le sujet/ ce qui supposerait un écart trop grand par rapport à l'orientation de ce travail/ on peut dire que

cette phase transitoire de l'histoire politique de l'Espagne avec toutes les incertitudes/ les espoirs et les déceptions qu'elle a suscités est présente à des

degrés divers dans les films tournés à cette époque4. Chez Victor Erice/ en particulier, on peut observer une évolution d'autant plus claire qu'environ dix années séparent les trois films. Sans entrer dans les détails et au risque de proposer une approche quelque peu caricaturale/ il est possible de

résumer les enjeux des trois films en fonction de trois critères: l'histoire de

l'Espagne/ l'histoire du cinéma et l'histoire personnelle du cinéaste.

Ce n'est pas un hasard si le premier long-métrage de Victor Erice se déroule en 1940; le choix de cette date n'est pas fortuit puisque révocation du même contexte historique d'après-guerre pouvait fort bien avoir lieu deux ou trois ans plus tard. En situant EJ espiritu de la colmena en 1940, qui est aussi l'année de sa naissance/ Victor Erice marque symboliquement sa

nouvelle venue au monde, sa naissance en tant que cinéaste. L'état du

cinéma/ tel qu'il est présenté dans le film/ à travers le Frankenstein de

Whale et l'imprésario itinérant qui vient planter son projecteur dans la

salle de la mairie, correspond à un état primitif -ce qualificatif étant, bien sûr, dépouillé de toute connotation péjorative. Tant du point de vue de l'histoire du cinéma que de l'histoire personnelle/ on peut considérer El

espiritu de la colmena comme un film des origines. Par contre, si on le

regarde dans une optique historique/ il s'agit davantage d'un film du crépuscule; en effet/ la fin du film/ tout en étant fondamentalement ambiguë et pleine d'incertitude quant au devenir d'Ana/ scelle

renfermement de la fillette et offre la vision d'un monde hostile auquel on

ne peut échapper que par le mythe. Or/ la sortie du film/ en 1973, correspond aux années de durcissement du régime qui ont précédé la mort de Franco et qui furent marquées par le doute/ le désir et/ à la fois/ la peur du changement.

El sur apparaît/ selon ces trois critères/ comme la suite logique de

El espi ritii de la colmena puisque nous avons affaire à un film sur

l'adolescence en tant que prolongement de l'enfance; cela est vrai également/ dans une certaine mesure/ du point de vue du cinéaste qui

Se reporter à la filmographie de Jaime Camino, Jaime Chavarri, Manuel Gutiérrez Aragon et Carlos Saura.

(24)

réalise là un deuxième film5. Mais surtout/ les deux films métadiégétiques

inclus dans ce second long-métrage font référence d'une part, aux mélodrames de série B6 et, d'autre part, au cinéma d'Alfred Hitchcock7, c'est-à-dire à ce que Gilles Deleuze nomme le cinéma-action -caractérisé par

1'im. age-mouvement. Cette forme de cinéma précède l'apparition de ce qu'il appelle le cinéma moderne qui est/ quant à lui, déterminé par

l'image-temps8. Ainsi trouve-t-on, en quelque sorte, au niveau métadiégétique de El

sur/ une adolescence du cinéma qui précède un âge adulte ou moderne. En ce qui concerne le constat final du film/ il est beaucoup moins pessimiste

que dans £1 espi ritu de la colmena , car si le parcours d'Estrella et son

apprentissage de la vie sont douloureux/ le film s'achève sur son départ pour le sud. Ce passage du rêve à l'acte/ qui n'est pas actualisé à l'écran/ suppose de la part de l'adolescente un désir de destruction du mythe qui passe par la connaissance de la réalité du sud et la prise en charge de son

propre destin. Tourné en 1982 et sorti en 1983, le film s'inscrit/

historiquement, à la fin de la transition, lors de l'accession des socialistes au

pouvoir/ c'est-à-dire à une époque où de multiples perspectives s'offrent à l'Espagne. Il est possible de voir un parallélisme entre l'ouverture finale du film qui déploie tout le champ des possibles et celle du pays qui a lieu dans

ces mêmes années. Ce regard à distance permet de comprendre que les deux premiers longs-métrages de Victor Erice en disent au moins autant sur

l'époque où ils ont été tournés que sur leur époque référentielle9.

Au regard de l'histoire du cinéma, le troisième long-métrage

correspond davantage à un âge crépusculaire; dans El sol del membrillo, non seulement intervient l'écran de télévision qui a supplanté le cinéma auprès du grand publie/ mais le film lui-même s'interroge sur la fonction et les raisons de l'existence du septième art/ en adoptant une forme inhabituelle qui mêle le documentaire et la fiction. Il marque également le

passage à un âge adulte du cinén-ia de Victor Erice10 qui s'émancipe du passé

et assume le présent en revendiquant l'adéquation du contexte référentiel et

^ El sur est situé en 1957, c'est-à-dire à une époque qui correspond également à l'adolescence de Victor

Erice.

^ Flor en la sombra, "faux film" créé par Victor Erice pour les besoins de El sur.

^ Dans la deuxième partie du film, Estrella passe devant l'affiche de L'ombre d'un doute (1943), (La sombra

de una dudà).

^ Gilles Deleuze, L'image-mouvement et L'image-temps, op. cit. passim.

^ Se reporter sur ce point aux propos de Marc Ferro, dans Faire de l'histoire. Tome III, et dans "Le pouvoir

de l'imàge", op. cit.

\^ La distinction entre cinéma des origines, adolescence du cinéma et âge adulte du cinéma ne correspond

absolument pas à une hiérarchie ou un quelconque jugement de valeur sur les oeuvres. Il s'agit simplement ici

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du contexte du tournage (automne 1990). Cette assomption du présent

devient engagement vis-^-vis de l'histoire et du monde11; en suggérant une

confrontation entre la société moderne lancée dans une course folle contre

le temps/ et le temps du peintre qui attend patiemment dans son jardin

l'heure où le soleil viendra se poser sur l'arbre/ Victor Erice remet en

question les fondements mêmes de la modernité. Le jardin apparaît comme

une respiration au coeur de la ville/ un îlot de résistance dans un monde où

le temps est annulé. Face à ce monde qui se fait et se défait à la vitesse des flashs d'information et dont l'Espagne fait désormais partie, la peinture d'Antonio Lôpez et le film de Victor Erice font figure d'opposition/ d'engagement poétique et politique. Car/ comme l'écrit Annie Goldman/ "le renouveau formel accompagne presque toujours une nouvelle vision du monde (ce qui contribue encore à dérouter un public habitué aux conventions) [... ] Comme dans les autres domaines artistiques/ l'avant-garde

pose certains problèmes au moment où personne ne les pose"12. A l'heure

de l'entrée glorieuse de l'Espagne dans les temps modernes/ en cette année 1992 où l'optimisme est de rigueur/ El sol del membrillo pose le problème de l'adaptation du temps naturel de l'homme auprès de son arbre à celui/

"contre nature", de la société occidentale.

C'est peut-être parce que/ dans ses deux premiers longs-métrages/

Victor Erice/ comme d'autres cinéastes de sa génération/ a réglé des comptes

avec le passé et avec l'histoire/ qu'il peut s'impliquer désormais autant dans le présent. L'intérêt principal de ce rapide tour d'horizon est de montrer que la temporalité se joue également entre les films et qu'il est possible de

dessiner révolution de l'Espagne à travers trois films qui mettent en

oeuvre le point de vue temporel du spectateur et permettent "d'atteindre chaque fois une zone d'histoire demeurée cachée/ insaissable, non visible"13.

Le volet qui suit sera consacré à l'analyse des éléments qui

permettent/ dans El espfritu de la colmena et El sur, de recréer un contexte

historique donné (les Espagnes de 1940, 1949 et 1957), alors que plus de trente

11 "La vision du cinéaste, plus ou moins cohérente, plus ou moins universelle, n'en exgrime pas moins, pour

imaginaire qu'elle se donne, une prise de position implicite. Annie Gpldman,, Les films écrivent-ils

l'hisïoire?", "dans Beylie et Carcassone (eds), op. rit. p.'168. Les prises de position de Victor Erice sont

volontairement implicites, dans le sens où elles ne lui échappent pas, mais elles demeurent sous-jacentes, non

didactiques, car elles sont, la plupart du temps, symbolisées par des rapports de contrastes ou

d'pppositions.

12 Op. cit., p. 172.

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