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Métrique de Villon (1). Strophes, groupes, enchaînement

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Academic year: 2021

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Preprint submitted on 23 Apr 2021

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enchaînement

Benoît Cornulier (de)

To cite this version:

(2)

Benoît de Cornulier, LLING, avril 2021

METRIQUE DE VILLON (1)

STROPHES, GROUPES, ENCHAINEMENT

En commentaire d’un relevé métrique des poésies de Villon1, sont examinés ici quelques aspects de la forme des strophes dans la totalité des poésies de Villon telles qu’elles sont éditées par J.-C. Mühlethaler chez Champion (2004), à l’exception des ballades dites en jargon (dont parfois le texte est particulièrement problématique)2.

1. Premier coup d’œil sur les vers

Monométrie

Le relevé métrique présuppose la division du texte ou poème3 en vers. Cette division est imposée au lecteur4 par un formatage, qu’on peut distinguer sous le nom de « poétique », en alinéas, qu’on peut dire métriques ou poétiques, dont chacun tenait en une ligne, aujourd’hui dite vers – plutôt « lignes » (comme encore en anglais) ou « bastons » du temps de Villon. Cette division n’est pas dictée par le sens, même si elle lui correspond en partie ; la contrainte sémantique la plus radicale, à vrai dire fondamentale et d’ordre sémiotique (ou comment dire ?), est que tout vers est une suite de mots ; pas simplement des formes de mots, mais des mots (ou morphèmes) combinaisons de forme et de sens5. Le formatage en alinéas/vers est éventuellement complété par un formatage à l’échelle supérieure en, disons,

paragraphes métriques correspondant généralement à ce qu’on a appelé plus tard des stances ou des strophes. La fonction essentielle du formatage en alinéas et paragraphes métriques était de conditionner,

à certains égards métriques, le traitement rythmique de la lecture dans l’esprit du lecteur.

Compte tenu du fait que toute pièce métrique est une suite de plusieurs vers – au moins quatre dans ce corpus –, eux-mêmes suites de mots6, la colonne « Mètre » fait apparaître au premier coup d’œil que

1 « Relevé métrique des poésies de Villon » mis en ligne en février 2021,

http://www.normalesup.org/~bdecornulier/rmVillon10-3-21.pdf. – D’entrée je dois prévenir que je ne suis un spécialiste ni de la poésie de Villon, ni de la littérature médiévale et que j’ignore (à mon grand regret) une grande partie des études publiées sur cet auteur. Remarques et objections seront d’autant plus bienvenues (benoit.de.cornulier à gmail.com) que cette étude devra sans doute être revue et complétée (une version préalable a été mise sur la plate-forme du cours d’agrégation d’Elisabeth Gaucher-Rémond, suite à la journée d’études sur Villon qu’elle avait organisée à l’U de Nantes en janvier 2021).

2 De plus ces ballades étaient exceptées du programme des agrégations de lettres 2021, à l’occasion desquelles

la présente étude a été entreprise suite à une invitation d’Elisabeth Gaucher-Rémond (L’AmO, Université de Nantes). – Merci à Mathias Sieffert pour ses remarques sur le relevé métrique.

3 L’individualisation des textes, également présupposée dans le relevé où ils sont identifiés par « désignation »

et incipit, ne va pas toujours du soi, au moins dans le grand Testament ; par exemple une apparence de ballade sans envoi et strophiquement homogène au fond constitue-t-elle un texte distinct ? les textes inclus dans le grand

Testament à la suite de la ballade « Ici se clost le testament » dans l’édition Mühletaler n’y sont pas rattachés dans

le présent relevé.

4 La division en vers est déjà imposée dans tous les documents de sources et sans divergence entre eux. La

seule incertitude sur l’identification des vers repose à ma connaissance sur les rentrements ou retours de rondeaux.

5 Il semble qu’on ne puisse même pas renforcer cette contrainte en disant que tout vers du corpus est une suite

de mots accompagnés, le cas échéant, de leurs clitiques, au vu des vers : « … car il fut des / Escumeurs que voyons courir » (§17 du Testament) ; mais on peut s’interroger sur la valeur morpho-syntaxique de ce « des » pour Villon ; par exemple le système de la liaison n’était pas forcément établi pour lui comme il l’est pour nous (/dezekymœr/ avec voisement en /z/ de notre consonne de liaison, alors que la rime requiert probablement un /s/).

6 Cela résulte des descriptions de la « Forme globale (2) et du schéma de « Rime ». Pour les trois seules pièces

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toute pièce métrique du corpus est une suite de vers admettant un même traitement rythmique (anatonique7), que ce soit en rythme composé comme 4-6 (noté « 46 ») ou en rythme simple comme 8 :

Monométrie : À la seule exception éventuelle de certains rentrements de rondeau, toute pièce

métrique est une suite périodique de suites de mots (vers) de même rythme (mètre).

Le fait même que ces suites de mots soient toujours éléments (périodes) d’une périodicité rythmique, complété par le fait que chacune rime avec une voisine (Saturation rimique) confirme la pertinence métrique de la division formatée en vers.

Exceptions éventuelles : Les rondeaux sont monométriques dans la forme « développée » (ou « extensive ») décrite dans le relevé métrique8 ; mais, au moins en apparence sur le papier, un rondeau peut être bimétrique si ses retours (rentrements) sont ou incluent, par abréviation, une ligne de rythme inférieur aux précédentes. S’agit-il d’une exception absolue à la monométrie ? Prenons le cas des deux seules lignes de « Mort… » (p. 140) qui ne sont ni de même mètre (8v), ni de même rime que les autres vers ou lignes dans cette édition ; chacune, étant réduite par abréviation au seul mot « Mort », par son rythme (1-voyelle) et sa terminaison en « ort » n’est pareille qu’à l’autre, c’est-à-dire, forcément, à elle-même, au sens où deux occurrences du même mot (forme et sens) ne réalisent pas deux mots, mais un seul (type). Si l’équivalence métrique est, par nature, une mise en équivalence de deux ou plusieurs suites de (un ou plusieurs) mots, alors l’équivalence en rythme et terminaison de ces deux occurrences du même mot n’est pas une équivalence métrique : leur pure répétition ne constitue ni mètre, ni rime ; elle n’a pas un pouvoir de résonance analogique. Ces rondeaux avec rentrement abrégé n’offrent donc pas de contre-exemple à la monométrie du corpus ; leur singularité est d’un autre ordre ; ils contribuent plutôt à constituer des textes non exhaustivement métriques, au moins du point de vue d’une métrique littéraire (sans égard à la musique) ; encore cette hétérogénéité est-elle, elle-même, relativisée par le fait que les occurrences de ces mots qui, en rentrement (abrégé), son hors-métrique, font écho à des occurrences où elles sont métriquement intégrées (le début du poème, où, justement, elles ramènent).

Répertoire des mètres

Quels rythmes de vers fonctionnent ainsi métriquement dans le corpus ? Les rentrements abrégés étant hors-jeu, la réponse est simple :

Répertoire des mètres : Le mètre est 8 ou 4-6.

Exception éventuelle : Seul « Jenin l’Avenu » est rythmé en 5v. Mais on considère actuellement que ce rondeau n’est pas de Villon.

La monométrie générale en 4-6v ou 8v tend à montrer que les poésies de Villon sont de statut essentiellement, sinon purement littéraire – et, subsidiairement, que ce poète ne cherche pas à briller par la variété de mètre (il avait mieux à faire). S’ils s’agissait dans l’ensemble de textes destinés principalement à être chantés, on pourrait s’attendre à trouver au moins de la bi-métrie par clausules, par exemple. Il se trouve que même si les ballades pouvaient se prêter à une mise en chant, et si ce mode d’emploi pouvait être commun pour les rondeaux, leur insertion dans un contexte tel que celui du Testament les réduit de fait à un emploi « littéraire », au moins à première lecture.

Remarques sur le 4-6-voyelles

On peut raisonnablement présupposer – c’est en tout cas la meilleure hypothèse de départ si on veut en faire une – que Villon n’est l’auteur d’aucun des vers faux sur lesquels on peut buter, par-ci par-là, en lisant aujourd’hui ses poésies. Et, en particulier, si on bute sur un « décasyllabe » non rythmable en 4-6, on peut raisonnablement présumer a priori qu’il n’en est pas l’auteur véritable. Il faut chercher un autre responsable, comme le lecteur (vous, moi), ou l’éditeur, en sachant que celui-ci n’est que le dernier

7 Si la tonique d’une suite de mots (traitée comme une unité prosodique) est sa dernière voyelle stable

(simplification inexacte mais qui nous suffira ici), la partie anatonique de cette suite de mots comprend cette tonique avec les phonèmes qui éventuellement la précèdent, la partie catatonique, cette tonique avec les phonèmes qui éventuellement la suivent. Voir B. de Cornulier, « Rime et contre-rime en tradition orale et littéraire », extraits de Poétique de la rime éd. par Michel Murat et Jacqueline Dangel, Champion, 2005, en ligne : http://www.normalesup.org/~bdecornulier/Ct-rime.pdf.

8 Sur le choix d’éditer la forme développée ou la forme réduite, voir par exemple J. Dufournet, dans son édition

1992 des Poésies, p. 423 ; éditant les rondeaux sous la forme développée, il renvoie à Omer Jodogne, p. 399-408, dans les Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à Pierre Le Gentil S.E.D.E.S. 1973.

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visible d’une longue cohorte de récitants, copistes ou éditeurs, de Villon jusqu’à nous9. Pourtant, un certain nombre de vers du corpus sont problématiques à traiter rythmiquement, et il n’est toujours facile de distinguer si la difficulté tient à un problème d’établissement du texte ou de traitement prosodique, pour des raisons de compréhension linguistique ou non. Contentons-nous ici de mentionner brièvement, en passant, quelques types de problèmes.

En contexte indiscutablement 4-6, le problème de mètre le plus général (et dépassant largement le cas de Villon) peut être illustré par le vers : « Vous portastes, digne Vierge, princesse ». En traitement prosodique normal10, aujourd’hui, cette ligne se laisse assez naturellement rythmer en rythmes de longueur 3-4-3, donc en 3-7, mais pas en 4-611. À toutes les fins de vers pourtant, comme en poésie métrique « classique », on constate que le rythme se cale systématiquement sur la dernière voyelle tonique, aussi bien dans les 8-voyelles que dans les 4-6-voyelles ; dans aucun 8, ou 4-6v, la 8e, ou 10e voyelle, n’est posttonique ou « féminine ». Or pour que « Vous portastes » sonne comme un 4v, il faut que l’impression rythmique de « 4 » s’appuie sur la voyelle morphologiquement posttonique ou « féminine » de « portastes ». Si, à la lecture, ce genre de vers ne choque pas spontanément des lecteurs d’aujourd’hui, cela peut être, dans bien des cas, parce qu’ils ont une lecture moderne plus ou moins libérée de toute pression métrique, en sorte qu’une impression rythmique quelconque autre que 4-6 ne les gêne pas en contexte 4-6. Mais on est obligé de constater que ce traitement rythmique appuyé sur une posttonique terminale est assez commun, chez Villon et de son temps, à l’intérieur du vers (donc à la « césure », pas à la fin) ; donc, même si on avale difficilement certains de ces vers à « césure lyrique » (comme disent les métriciens modernes12), elles ne sont pas de nature à faire douter de l’établissement du texte.

Indépendamment de ce problème purement prosodique, même quand, à première lecture, le traitement rythmique 4-6 paraît décalé du sens, l’hypothèse du mètre 4-6 ne doit pas être rejetée. Exemples : dans la ballade des pendus (p. 300), pour « Se vous clamons freres pas n’en devez », le partage conforme au mètre contextuel 4-6, « Se vous clamons – freres pas n’en devez / Avoir dedain… », a l’intérêt de mettre en valeur le nom « clamé » de ces « freres » par mise en rejet au début du sous-vers « freres pas n’en devez » ; insérer une virgule apres « freres », comme dans les éditions modernes, favorise une reconnaissance en effet incontournable de la proposition « (se) vous clamons freres », mais ne favorise pas un traitement rythmique de la suite de mots « freres (,) pas n’en devez » en 6-voyelles ; pourtant cette focalisation métrique en sous-vers conclusif pourrait être pertinente : elle suggère, au moins en contrepoint, une interprétation vocative du mot « frères », comme en style de prédicateur, et qu’ainsi le pendu « clame » effectivement ses « frères ». – Dans la ballade d’appel à ses amis (p. 200), moyennant la ponctuation traditionnelle, le refrain « Le laisserez la, le pauvre Villon », favorise, voire dicte un traitement rythmique en 5-5 ; pourtant ce rythme jure avec la périodicité de cette ballade en 4-6 et ne correspond pas à un mètre littéraire du temps connu de l’auteur. La virgule ajoutée là par (tous) les éditeurs tire en effet le sens de « laisser » vers « laisser-là » dans un sous-vers illusoire « Le laisserez là » ; une ponctuation du genre « Le laisserez, là, le pauvre Villon » ne l’imposerait pas, car dans l’hémistiche authentique « Le laisserez », le laisser, c’est-à-dire l’abandonner, cela fait déjà sens ; et « là » a plus de force détaché en tête du second sous-vers que fondu dans le premier, car il s’agit non seulement de l’abandonner (h1), mais de l’abandonner dans ce trou, là (h2). Ce n’est pas le seul cas où la ponctuation moderne insérée dans le texte de Villon par des éditeurs, parfois peu soucieux de métrique, force l’interprétation du sens sans tenir compte de la métrique, et finalement en la défaisant. – Nous reviendrons sur un autre exemple possible de déraillement par ponctuation, à propos de structure strophique, dans la première strophe du Testament.

9 Le mot « décasyllabe » est décoré de guillemets pour rappeler que la longueur anatonique totale 10 ne fait

pas, et sans doute n’a jamais suffi à faire rythme, pas plus que la longeur (anatonique) totale 16 ou 24 d’une paire d’octosyllabes ou d’alexandrins.

10 Et non, par exemple, en ânonnant comme on épèlerait : « Vou, por, ta, teu… », ce qui peut sonner 4, mais

n’est plus une suite de mots (tout en en suggérant une).

11 Je parle bien de rythmer, et non de compter les syllabes des mots comme en les pointant sur le papier

(opération intellectuelle plutôt qu’expérience rythmique).

12 On peut coller sur ces vers l’étiquette « césure lyrique », mais cela ne les analyse pas, donc ne devrait pas

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Un cas notoire de difficulté, impliquant conjointement le mètre et la rime, est fourni par le vers de la ballade pour prier Notre Dame, dans un contexte où on attend un second hémistiche de rythme anatonique 6 et rime (catatonique) en « esse ». L’éditeur de notre édition de référence (p. 134, 288, 236), justement troublé, imprime ainsi le second hémistiche, en indiquant les variantes qui suivent :

– « que ne face jamaiz ce(sse) »

– « que je ne face ce » (imprimé Pierre Levet) ;

– « de faire jamais ce » (manuscrit Fauchet, à Stockholm) ; – « que n’accomplisse ce » (manuscrit, bibliothèque de l’Arsenal) ;

Il indique en note à sa notation « ce(sse) » : « le pronom ce ne compte pas dans la mesure du vers, conformément à une pratique bien attestée au xv e siècle »13. L’édition de la Pléiade (p. 91, 781) édite et commente :

– « que ne face jamaiz ce » : « maiz et ce s’entend messe », « la rime est riche »

Que les éditeur paraissent troublés ou sereins, la confrontation n’est pas rassurante. Dans ces variantes, ou bien « ce » suit une forme verbale (« face » ou « accomplisse »), mais le rythme 6 devrait s’appuyer sur son e comme sur une tonique grammaticale ; ou bien « ce » suit « jamais », mais alors, pour la rime, il semble devoir être traité comme s’il était posttonique en enclise de ce mot (pourtant ni verbe, ni préposition), ce qui n’est pas banal (malgré Rychner & Henry). Il n’est pas honteux en un tel cas, tout en remuant les (im)possibles, de donner sa langue au chat14.

Sur le 8-voyelles

C’est sans fondement qu’on présuppose parfois que si un vers est rythmable en 8, il n’est pas rythmable en 4-4, et réciproquement, comme si ces deux rythmes étaient compatibles. Dans la cadre régulier, périodique, du 8v, le rythme (libre) 4-4 peut s’inscrire sans l’oblitérer, en une ambivalence qu’on peut noter « 8 x 4-4 » (cas d’inscription d’un rythme dans un autre). Cette ambivalence rythmique a plus de chances d’être remarquable si elle est associée à un parallélisme linguistique qu’elle rehausse ou si elle est contextuellement récurrente. Tel peut être le cas dans le quatrain de Villon dont le premier vers, « Je suis françoys, dont il me poise », pouvait frapper par la rime imparfaite de « Je suis franç-oys [4v] = dont il me p-oise [4v] »15, et dont les trois autres vers se prêtaient aussi à un rythme 4-4, incluant dans le dernier un parallélisme du « col » au « cul », bien en accord avec l’esprit du rondeau16. On sait que l’ambivalence 8 x 4-4 est fréquente dans la poésie du Moyen Âge, à une époque où la tradition poétique littéraire n’a pas pas encore tout à fait divorcé de la tradition orale et du chant17.

La situation est rarement aussi nette que dans ce petit quatrain. Tout de même, par exemple, on peut se demander si la cooccurrence de certains possibles 8 x 4-4-v est aléatoire. On peut remarquer par exemple une succession de dix 4-voyelles (en quatre 4-4-voyelles) enjambant de la première strophe dans la seconde du grand Testament (v. plus bas).

.

13 En citant l’édition Rychner & Henry (p. ???), que je n’ai pas pu consulter.

14 Pour contribuer au trouble général, j’oserais me demander si le remplacement d’e instable par « è », qui a

servi dès le moyen français à respecter la contrainte de cadence ≤2 dans des formes du type « aimè-je » pour « aime-je », n’a jamais pu servir pour des formes du type « face-ce » (suggestion hasardeuse, je n’ai aucune compétence en ce domaine). La consonne d’appui à « esse » n’est pas constante dans la 3e strophe et dans l’envoi. 15 L’alternance entre des rimes masculines et féminines morphologiquement apparentées (ne serait-ce

qu’indirectement) était parfois fonctionnelle ; or les formes catatoniques « -ois » et « -oise » se répondaient parfois comme entre adjectifs féminin et masculin correspondant ; un exemple de « françois » à « françoise » est mentionné dans B. de Cornulier, 2020, « “Je suis F/françois” de Villon comme espèce de rondeau », http://www.normalesup.org/~bdecornulier/QuatrainVillon.

16 Dans le vers « Et de la co ]rde d’une toi ]se », en traitement rythmique continu, la suite de mots « d’une

toise » peut être associée (comme un sous-vers) à un rythme déterminé par les 4 voyelles incluses dans l’espace déterminé par les toniques de : « o »]… « è »].

17 Voir Olivier Bettens, « Rythmer le vers, chanter la prose vers 1500 », dans Alice Tacaille, dir., Poésie et

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Liberté des cadences masculines et féminines.

La cadence (longueur anatonique) d’une suite de mots est, par nature et par définition, indépendante de sa longueur anatonique et de son mètre : de même que les voyelles qui précèdent la tonique sont indifférentes à la rime, celles qui la suivent sont indifférentes au mètre. Qu’un vers ait 7, ou 8, ou 4-6 voyelles jusqu’à sa voyelle tonique comprise, cela est, linguistiquement, indépendant du fait qu’à partir de sa tonique comprise, il ait une cadence de 1 voyelle (dite masculine), ou 2 (féminine), voire plus dans une langue où la longueur de cadence n’est pas bornée à 2 comme en français18.

On sait qu’à partir des xv-xvi e siècles s’est progressivement établie en poésie française une tendance à régulariser les cadences, et qu’à la différence de la poésie italienne (par exemple) où avait déjà dominé une tendance à uniformiser les cadences – surtout au bénéfice de la cadence féminine (« piana ») –, en français, la tendance qui a prévalu au cours du xvi e siècle consistait à généraliser ce qu’on a plus tard appelé l’alternance des rimes : quand on passe d’une rime à une autre, si l’une masculine (ou féminine), l’autre est féminine (ou masculine).

On constate que dans l’ensemble des textes connus de Villon, la cadence est libre. Par exemple si on note (par exemple) ffm ou 221 une strophe rimée en ab-ab bc-bc dont les rimes a, b et c sont de cadence respectivement 2, 2 et 1 (féminine, féminine et masculine), on observe que les six premières strophes du grand Testament présentent les combinaisons de cadences suivantes : 221, 221, 211, 121, 112… sans régularité prévisible. La tendance générale à régulariser la distribution des cadences (de quelque manière que ce soit, mais surtout par alternance) en poésie strictement littéraire viendra plus tard.

Remarque sur une distinction récente (hétérométrie faible)

On a proposé récemment de distinguer de réserver la notion d’isométrie au sens strict, sous le nom d’isométrie pure, aux vers qui sont non seulement de même mètre (condition traditionnellement suffisante) mais de même cadence (Clothilde Dauphant, 2020)19. En ce sens renforcé, les cinq premiers vers du Testament, de même rythme anatonique 8 et de même cadence 2 (féminine), seraient donc tout à fait isométriques entre eux (en isométrie pure), mais deux des trois derniers, de rythme anatonique 8 et de cadence 1 (masculine), tout en étant parfaitement isométriques entre eux, ne seraient qu’à peu près isométriques avec les premiers. La première strophe du Testament (et la majorité des suivantes) ne serait donc pas tout à fait isométrique : elle serait en hétérométrie faible parce que ces vers sont de même rythme 8 mais de cadences inégales (1 ou 2). Il faudrait aller (sauf erreur) jusqu’à la strophe 29 pour trouver une strophe tout à fait isométrique et pas du tout hétérométrique (même faiblement), parce que ses vers sont non seulement de même rythme anatonique (8v), mais de même cadence (masculine).

Parler ainsi d’hétérométrie (faible) revient, de fait, à changer la notion de mètre en lui faisant impliquer à la fois le rythme anatonique et le rythme catatonique, donc la longueur totale. Cette réforme terminologique n’est pas nécessaire pour observer la combinaison des mètres et des cadences dans un corpus : l’« isométrie pure », en ce sens nouveau de mètre, n’est autre chose qu’une isométrie (au sens traditionnel) complétée par une similitude de cadence, et l’« hétérométrie faible » associée n’est autre chose que l’isométrie non complétée par une similitude de cadence.

Selon la même étude, dans le Testament notamment, « on constate un large phénomène d’hétérométrie faible (…). La plupart des strophes associent une ou deux rimes féminines avec deux ou une seule rime masculine. (…) Ce qui nous intéresse est la conséquence rythmique du choix des rimes : les trois quarts des strophes de Villon sont en hétérométrie faible (…). le mélange des rimes masculines et féminines produit l’effet attendu, habituel et certainement agréable, d’alternance de rythmes pairs et impairs, de huit et de neuf syllabes ». Pourtant cette proportion des trois quarts ne s’écarte pas de la

18 La cadence est strictement limitée à 2 en français depuis le 12e au plus tard, plus tôt selon certains, et de toute

manière la réduction des cadences supérieures à 2 était amorcée depuis plusieurs siècles (v. par exemple §24.3.1 « Accentuation. Vers une oxytonie stricte au 12e siècle », dans la Grande Grammaire historique du français, dir. Ch. Marchello-Nizia et autres, vol. 1, De Gruyter, Mouton, 2020).

19 Voir Clothilde Dauphant, 2020, « Du vers au poème, la recherche formelle dans l’œuvre de François Villon »

dans Conférences sur Villon pour le programme 2021 de l'agrégation de lettres modernes, publiées sur

Conjointures par la Société de Langues et de Littératures médiévales d’Oc et d’Oïl, en ligne,

https://bbb-prod-rp.unistra.fr/playback/presentation/2.0/playback.html?meetingId=33821cc0c52d092e6423fdf05bc854b27541f1c e-1593518096227, consulté en décembre 2020). Voir aussi Dauphant, La Poétique des œuvres complètes

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probabilité (6 possibilités sur 8) que, dans une suite aléatoire de trois cadences masculine ou féminine comme « f, f, m », les trois ne soient pas identiques. D’autre part, pour que la notion de « rythme impair » d’une longueur de « 9 syllabes » soit pertinente, il faudrait que la longueur totale, égale à 9, d’un vers de rythmes anatonique 8 et catatonique 2 soit exactement sensible, et, de plus, que la distinction des longueurs paires et impaires comme telles soit soit sensible ; jusqu’à plus ample informé, aucune de ces deux hypothèses n’est probable.

2. Formes strophiques, gémination, enchaînement

Les formules strophiques employées ci-dessous sont définies dans le relevé métrique en ligne signalé en note 1.

Prédominance du 22-vers20

Prédominance du 22-vers (premier aperçu) : La plupart des vers de Villon sont regroupés en

modules de 2 vers (« 2-vers » notés « 2 »), et la plupart de ces modules 2-vers constituent des groupes rimiques de deux 2-vers (« 22-vers » notés « 22 » dans le relevé). Presque toutes les pièces métriques sont principalement à base de tels 2-2-vers.

Exceptions et nuances :

– « Je suis françoys… ». Une seule pièce métrique ne contient pas de 22-vers : le quatrain « Je suis françoys… » (p. 312), 11 11-vers, c’est-à-dire paire de deux 11-vers dont chacun, rimé en a-a, est un groupe (couple) rimique de modules d’un seul vers. Ce n’est pas la seule singularité de ce quatrain ; il s’apparente au 11-vers second distique d’un triolet comme « Jenin l’Avenu », rimé en ab aa…, et s’apparente plus généralement à la forme rondeau par le fait que son dernier vers ramène par son mot-rime à son vers initial. Il se rattache ainsi à une forme de tradition orale populaire et se distingue des autres poèmes de Villon, de forme plus strictement littéraire21.

Le groupe rimique a-a22 se retrouve, non redoublé, en second distique du « triolet » « Jenin l’Avenu », qui n’est sans doute pas de Villon23, ainsi, peut-être, peut-être que dans les couplets de la ballade franco-latine (p. 326) si (pure hypothèse) on les analyse en 22>2>1.

– Suscription « Allez lettres… » (p. 330) : Cette pièce constituée d’un seul groupe métrique (ni accouplé, ni périodisé), est tout de même un 22’-vers, groupe rimique en ab-ba, dérivé de la forme ab-ab par « inversion » rimique dans son module final (quatrain inverti au sens de Martinon). Par cette parenté structurale, c’est une variation plutôt qu’une exception à la tendance au groupes 22-vers.

– Quatrains de rondeau : Dans les trois rondeaux du Testament, dont « Mort… » en forme développée, les quatre quatrains sont des groupes rimiques du type inverti (22’, ab-ba) ou non (22,

ab-ab), ce qui nous ramène à la remarque précédente : il s’agit toujours de couples rimiques de modules

de deux vers. Le choix du quatrain inverti en 22’ s’explique par une implication formelle du rondeau 4-quatrains dont on reparlera ailleurs.

Prédominance des groupes géminés

Appelons géminé24 un groupe de deux groupes rimiques de même rythme et de même schéma

rimique. La colonne « Rime » du relevé manifeste la tendance suivante :

20 La notion « 22-vers » est plus restrictive que celle de « quatrain » qui n’implique pas l’organisation en deux

paires. Les quatrains d’une chaîne rimée en aaab bbbc cccd…, ou d’une strophe rimée en aaab-cccb, seraient des modules de quatre vers vers, non des couples de distiques.

21 Sur la fonction sémantique de la métrique de ce quatrain, voir Cornulier, 2020, « “Je suis F/françois” de

Villon comme espèce de rondeau », http://www.normalesup.org/~bdecornulier/QuatrainVillon.

22 Deux vers successifs peuvent rimer entre eux sans constituer pour autant un groupe rimique ; ainsi, dans

l’envoi de la ballade pour prier Notre Dame (p. 134) rimé en aaabcccb, codé dans le relevé comme une suite de deux modules (« 43 »), les deux premiers vers du module final de quatre vers ne forment pas un constituant métrique (un a-a).

23 Sur la forme rondeau, voir Cornulier, 1992, « Le rond double du rondeau », dans Cahiers du Centre d’Études

métriques n° 1, p. 51-62.

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Prédominance des groupes rimiques géminés : Presque tous les groupes rimiques constituent des

groupes géminés de groupes rimiques (hors des rondeaux et envois de ballade). Exemples :

– Suites strophiques de longueur libre, à savoir le Lais, le « fond » métrique du Testament et celui de la « Louange à Marie d’Orléans », au total 236 strophes. Toutes sont géminées : 22-22-vers (réunion de deux ab-ab).

– Pièces métriques d’une strophe, à savoir trois pièces : le quatrain « Je suis françois… » (11-11-vers, réunion de deux a-a), le huitain probablement apocryphe de même incipit qui en est tiré (réunion de deux ab-ab) et la « Subscription » de la Requête… Dans cette dernière seulement le groupe rimique (22’-vers ou ab-ba), unique, n’intègre pas un groupe géminé.

– Couplets de ballades : Sur trente-et-une ballades (en comptant pour une seule chaque ballade dite double :

- dans plus de la moitié (dix-sept), le couplet est un 22-22-vers, groupe géminé de quatrains 22-vers, type qu’on peut noter « QQ ».

- dans près de la moitié des ballades (treize), le couplet peut s’analyser comme commençant et se terminant par un 22-vers, avec entre eux une suite de 2 à 4 vers appelée ci-dessous le sas ; en notant « s » le sas, on peut noter noter ce groupe : « QsQ »

En notant entre parenthèses « (s) » un sas facultatif, on peut dire que ces trente ballades ont des couplets apparemment analysables en « Q(s)Q ». Une seule ballade n’a pas de couplets en Q(s)Q : la franco-latine (p. 326)25. On peut donc renforcer la prédominance du 22-vers en ce qui concerne les ballades :

Prédominance du 22-vers dans les couplets de ballade : Dans toutes les ballades sauf une, le

couplet est un Q(s)Q, ou plus précisément 22(s)22-vers.

Exception : Le couplet de ballade franco-latine (p. 326), rimé, après son 22-vers initial, en « … ur, -oit, -oit », ne se termine pas en 22-vers.

Le groupe Q(s)Q des couplets de ballade semble donc être une variante du type dominant QQ, par développement du sas intermédiaire.

Enchaînement interne dans les strophes

Chaîne et enchaînement rimiques

Enchaînement : On appelle enchaînement (parfois aussi concaténation ou anadiplose) une

relation entre deux suites dont la seconde commence à quelque égard comme la précédente s’était terminée, comme suggéré par la formule : […x] [x…]. On peut appeler chaîne une suite de suites enchaînées tour à tour d’une manière constante, comme en […w] [w…x] [x…y]…

Cette relation peut s’appliquer à des mots (enchaînement lexical), à des idées (enchaînement idéologique), à des syllabes (enchaînement syllabique, ou à peu près, style « Trois p’tits chats > Chapeau d’paille… »), etc. On peut parler d’enchaînement rimique dans une suite de suites de vers dont chacune, par son premier vers, rime avec le dernier vers de l’éventuelle précédente comme dans ce début de la farce de Maistre Pierre Pathelin26, contemporaine des poésies de Villon (formatage mien) :

25 Les deux couplets complets (sur trois) de la ballade franco-latine sont rimés en abab bcc où le sens distingue

nettement le 22-vers initial. C’est donc par leur fin enchaînée en bcc qu’ils font exception. On pourrait envisager d’analyser rimiquement le bcc, alias abb final, en a bb, pour identifier un groupe rimique 11-vers final (alias a-a), mais le sens le coupe en bc-c (alias ab-b) ; dans cette dernière hypothèse, les trois constituants abab, bc et c de ces couplets sont rimiquement enchaînés comme dans les autres couplets et strophes… – On ne peut pas se prononcer sur ce seul exemple. – Selon Jean-Claude Mühletaler (p. 357), cette ballade « fait directement écho aux ballades échangées entre Charles d’Orleans et Fredet à l’occasion de son mariage ».

26 Citée d’après le Recueil de farces, soties et moralités du quinzième siècle édité par P. L. Jacob à Paris, 1859,

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MAISTRE PIERRE Saincte Marie ! Guillemette, a

Pour quelque paine que je mette A cabasser, n’a ramasser, ab

Nous ne povons rien amasser : Or vy-je que j’avocassoie. bc

GUILLEMETTE Pas Nostre Dame ! je y pensoye, Dont on chante en avocassaige ; cd

Mais on ne vous tiens pas si saige De quatre pars, comme on souloit. de

Je vy que chacun vous vouloit Avoir, pour gagner sa querelle. ef

Maintenant chascun vous appelle Partout : Avocat dessoubz l’orme.… fg…

Dans le formatage non-traditionnel proposé ci-dessus, les vers sont formatés en alinéas métriques (distiques) composés, sauf le premier, de deux sous-alinéas métriques (vers). Ce formatage favorise un traitement rythmique du texte en modules ab (c’est-à-dire sans structure rimique interne), non pas appariés en groupes rimiques (comme dans ab-ab, cd-cd,…), mais enchaînés par rime en une chaîne

rimique a ab bc cd de ef… dont les éléments sont les modules ; seul le module initial est simple (un vers)

parce que s’il était double comme les autres, la chaîne pourrait ne pas être rimiquement saturée (premier vers blanc)27.

Les contemporains de Villon n’avaient pas besoin d’un tel formatage pour être sensibles à une organisation en chaîne rimique même sans constitution de groupes rimiques28. Sourds à cette potentialité de la versification médiévale (liquidée dans la versification littéraire du siècle suivant) et en l’absence d’un formatage décisif, nos contemporains, ayant plutôt intériorisé le système rimique classique, reçoivent, ou analysent, ces vers plutôt en « suite de rimes plates », c’est-à-dire comme une suite de groupes rimiques du type a-a, b-b, c-c,… etc. Puis ils expliquent le décalage systématique des modules et du sens soit comme un effet de l’art (discordance recherchée), soit comme un artifice censé soulager la mémoire des acteurs du Moyen Âge, supposés (sans raison) avoir moins de mémoire que les nôtres.

L’enchaînement, sous diverses formes, est encore vivant, fonctionnel, et éventuellement métrique (métrifié) dans diverses traditions orales dans le monde. Il était spectaculairement omniprésent dans une large part de la versification française médiévale.

En incluant sous le nom de strophe non seulement les périodes rimiques comme dans le Lais ou le fond du Testament, mais les couplets de ballades et les emplois singuliers (dans les trois pièces métriques mentionnées plus haut), on peut dire :

Continuité rimique intra-strophique : Dans presque toute strophe de Villon (hors des rondeaux

et peut-être envois de ballade), si deux modules successifs quelconques ne sont pas liés en groupe rimique, ils sont liés par enchaînement rimique.

Exemples : Dans les 22>22-vers (type largement majoritaire), à l’intérieur de chacun des deux quatrains composant, les modules en ab (sans structure rimique interne) sont liés par groupement rimique en ab-ab. Au contact des deux quatrains, les deux modules sont enchaînés en …bc cd…, ce qui enchaîne les quatrains en ab-ab bc-bc. Cette strophe composée est une chaîne (de deux groupes rimiques).

Dans les 22>2>22-vers (type sous-majoritaire), le premier ab-ab est enchaîné avec le module non groupé qui le suit en ab-ab bc… ; à son tour ce même module est enchaîné avec le second groupe rimique en …bc cd-cd. Cette strophe est une chaîne constituée d’un groupe rimique, d’un module et d’un groupe rimique.

Exception possible : Si on analyse le couplet ababbcc de la ballade franco-latine en ab-ab bc c, c’est une chaîne constituée d’un groupe rimique et de deux modules (ab-ab > bc > c, alias 22>2>1). Si on l’analyse en ab-ab b cc, ce n’en est pas une, les constituants distique et mono-stique final n’étant pas enchaînés29.

27 La chaîne rimique est renforcée en ce début, dans les trois premiers modules-distiques, par des éléments

d’enchaînement lexical suggérant un enchaînement idéologique.

28 L’organisation en chaîne rimique de modules n’est pas constante dans la Farce de Maistre Pathelin ; par

moments les vers semblent s’organiser plutôt en groupes rimiques a-a.

29 Le couplet ababbcc est aussi une chaîne rimique si on l’analyse simplement en ab-ab bcc (22 3) en

considérant le abb final comme une sorte de module, mais l’éventualité d’un tel type de module à terminaison singulière non dernière ou avant-dernière n’est pas envisagée dans la présente étude (ce n’est pas une manière d’exclure cette éventualité).

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Exceptions : Dans les couplets « contre les ennemis de la France » (p. 330), codés 22 3>22 dans le relevé (abab ccd > dede), le sas ccd n’est pas enchaîné au quatrain abab initial. Cette exception pourrait être liée au fait que cette ballade fait écho non seulement par le sens, mais par le rythme, à des ballades d’autres auteurs30.

Les strophes simples (constituées d’un seul groupe rimique) sont conformes à ce principe de continuité, sinon par enchaînement – puisqu’elles sont simples – du moins par groupement rimique de leurs modules. C’est peut-être le cas des envois de ballade, si on analyse en paire de modules non seulement les envois quatrains en ab-ab (22-vers), mais ceux à modules éventuels de plus de deux vers, par exemple en aaabccb (43-vers) comme dans la ballade pour prier Notre Dame. La conformité ou non-conformité à cette tendance n’est pas évidente dans les couplets de la ballade de bon conseil, de formule

aabbaab ; en tout cas, si on l’analyse a-a b-b aab (11-11-3-vers), ils n’y sont pas conformes.

Le huitain « Je suis François… » (p. 312), à la différence du quatrain de même incipit dont il dérive, est le seul 22-22-vers du corpus dont les deux groupes rimiques constituants ne soient pas enchaînés. Mais tout porte à considérer que, conformément à l’avis des éditeurs récents, il n’est pas de Villon. Il a plutôt l’air d’une adaptation dans laquelle on fait parler le poète mort ou disparu de manière à orner (bien médiocrement) la fin du Testament. Ci-dessous, pour bien visualiser son mode de fabrication, ses distiques sont formatés en alinéas-lignes composés31 : chaque vers de Villon, avec son mot-rime en bleu, est complété par un vers avec mot-rime en rouge.

Je suis François, dont il me poise, No[m]mé Corbeil en mon surnom, Natif d’Auvars emprez Pontoise Et du commun nommé Villon.

[D’] une corde de demye toise Se ne feust un joly appel Sceust bien mon col que mon cul poise : Le jeu ne me sembloit point bel.

Ce bricolage permet au quatrain authentique ainsi doublé de prolonger le fond métrique du Testament en 22-22-vers, sauf que, forcément, les deux groupes rimiques du huitain ne sont pas enchaînés32. Dans l’opération, le poème-quatrain de Villon perd son allure plutôt populaire (poème-quatrain 11-11 de 8v) au profit d’un format et d’un statut de période strophique plus commun en style littéraire, mais sous une formule rimique rare, et peut-être un peu bizarre33. Plus grave pour l’esprit du quatrain source : le retour, dans le huitain, du premier mot-rime à l’avant-dernier vers, et non plus du dernier vers comme chez Villon, ruine pratiquement l’apparentement de la pièce au type rondeau. Destruction concomitante de la structure de sens : au lieu d’exprimer la réalisation de la prédestination, le nouveau dernier vers évoque plutôt son évitement. Les simples renseignements biographiques34 ajoutés à l’original ne sont poétiquement consistants ni avec l’idée centrale de Villon (prédestination à la pendaison –> pendaison), ni entre eux ; les deux derniers vers donnent plutôt une impression de dérapage non motivé, bien éloigné de l’art du Testament.

Le quatrain « Je suis françois », en admettant que c’est un groupe géminé de deux a-a, n’est évidemment pas contraire à l’enchaînement intra-strophique puisque le premier vers de son second groupe a-a rime avec le groupe précédent ou avec son dernier vers. Mais, comme le retour du mot-rime « poise » du dernier vers du quatrain au premier entraîne l’uniformité rimique complète en a-a a-a, il n’est pas évident que celle-ci soit aussi un effet de la tendance à l’enchaînement intra-strophique. On peut tout même remarquer, en faveur de cet effet de chaîne rimique, que l’inclusion morphologique de « toise » dans « Pontoise », symbole de la prédestination (exprimée dans le premier a-a) à la pendaison (prévue dans le second), coïncide avec les deux mots-rimes sur lesquels s’articule l’enchaînement d’un distique au suivant : la bascule sémantique concorde avec la bascule rimique.

30 Voir par exemple l’édition de J. Cerquiglini-Toulet p. 812.

31 Cette technique précise était parfois pratiquée à l’époque (J. Cerquiglini-Toulet p. 853) : le faussaire ne l’a

même pas inventée.

32 Comme observé par J. Cerquiglini-Toulet (p. 853-854) à l’analyse de laquelle j’emprunte plusieurs éléments

(853-854).

33 J. Cerquiglini-Toulet signale (p. 854) n’avoir pu retrouver cette formule rimique que dans les Faintises du

Monde de Guillaume Alexis (consultables sur le site gallica de la BnF).

34 On objecte parfois à l’authenticité du huitain qu’il fait naître Villon né à Auvars, mais cette contradiction

apparente avec le quatrain repose sur une interprétation douteuse de l’indication : « né de Paris » (v. Cornulier 2020 cité plus haut).

(11)

3. Logique de la structure rimique et de l’enchaînement

Illogique systématique de l’enchaînement

Il y a une logique de l’enchaînement qui peut être gratuite, mais que la versification médiévale exploite assez souvent, de diverses manières35. Un exemple curieux en est fourni par les triplets (sortes de vers ou de modules ?) de la première « fatrasie » de Philippe de Beaumanoir (vers les années 1260 ? formatage mien)36 :

En grant esveil sui d’un consell que vous demant. ( aab

Au parlement eut assés gent de maint païs. bbc

Dis-moi amis sont ce plaïs en ce panier ? ccd

Pour un denier euch avant ier une vendoise. dde

Ciel se renvoise, peu lui poise du froit tans… eef…)

dernier vers de ce texte :

Pour rien que voie plus ne diroie de ces oiseuses.

En l’absence de contexte (dans cette édition au moins), le mot conclusif de la dernière ligne ne rime à rien (serait-ce en accord avec le fait que « plus ne diroie » de ces oiseuses ?). Quant à l’organisation rimique, le texte lui-même est une chaîne de aab dont chacun s’enchaîne par sa rime initiale avec la dernière et principale du précédent. Mais, quant au sens, cet enchaînement est systématiquement contredit par le fait que chaque nouvelle idée en aab de cette suite semble tout à fait déconnectée de la précédente, alors qu’elle en dérive rimiquement. Les exemples de ce genre semblent plutôt jouer à confirmer le potentiel logique de l’enchaînement, en le flouant37.

Illogique du premier enchaînement dans le Testament, §1

L’enchaînement rimique a-t-il, parfois sinon systématiquement, une résonance sémantique dans les strophes de Villon ? On peut se poser la question dès la première strophe du grand Testament, formatée ci-dessous en ses deux quatrains :

A1 [E]n l’an de mon trentïesme aage A2 Lesquelles j’ay toutes receues

Que toutes mes hontes j’euz beues, Soubs la main Thibault d’Aucigny… Ne du tout fol ne du tout saige, S’esvesque il est, signant les rues, Non obstant maintes peines eues, Qu’il soit le mien, je le regny.

Ainsi ponctuée comme dans la quasi-totalité des éditions récentes, le sens la partage plutôt ainsi :

B1 [E]n l’an de mon trentïesme aage B2 S’esvesque il est, signant les rues,

Que toutes mes hontes j’euz beues, Qu’il soit le mien, je le regny. Ne du tout fol ne du tout saige,

Non obstant maintes peines eues, Lesquelles j’ay toutes receues Soubs la main Thibault d’Aucigny…

Ce partage en 3 modules ou 6 vers (B1), puis 1 module (B2), décalé de la composition de groupes rimiques A1//A2, est confirmé par les traductions éventuellement proposés par les mêmes éditions : les

35 Voir par exemple, à propos du Voir Dit de Machaut, Cornulier, 2001, « Rime et répétition dans le Voir Dit

de Machaut (vers 1-1365) », http://www.normalesup.org/~bdecornulier/VoirDit.pdf.

36 Citée ici d’après les Œuvres poétiques de Philippe de Remi Sire de Beaumanoir, éditées par Hermann

Suchier, t. 2, Paris, Firmin-Didot, 1885, p. 273-274 sous le titre de « 1re fatrasie » (plutôt une « resverie » ou

« oiseuse » selon certains commentateurs). Dans cette édition, les lignes ci-dessus sont plutôt formatées comme suit :

En grant esveil sui d’un consell

que vous demant.

Est-ce ainsi dans le document source ? Pourtant les deux premiers segments 4-voyelles ne me semblent pas indépendamment constituer un groupe rimique a-a ; le sens ne conforte pas cette analyse, ni le fait que dans plusieurs lignes le 3e segment ne peut donner le rythme 4 que rythmé en continuité avec le précédent comme dans

Ligne 62 « Quatre vaille ! – Il ne me caille – se tu pers ».

37 Comparer en rythmique enfantine moderne la combinaison d’un enchaînement (quasi) syllabique et du

coq-à-l’âne dans « J’en ai marre – Marabout – Bout d’ficelle »… », etc., ainsi que « Trois p’tits chats – Chapeau d’paill’ – paillasson… » qui fut une simple chaîne verbale avant d’être développé en chanson. L’enchaînement formel pimente le coq-à-l’âne.

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six premiers vers semblent former un ensemble cohérent à l’intérieur duquel « Non obstant maintes peines eues, lesquelles j’ay toutes reçues par la main Thibault d’Aucigny » constitue un syntagme syntaxiquement commandé par « non obstant » ; le contenu verbal du 3e module distique déborde donc en rejet au début du second quatrain, cas marqué d’inconsistance. Un tel décalage avec la composition rimique en quatrain n’est pas exceptionnel dans le Testament, mais on peut tout de même le remarquer du fait qu’il apparaît dans la strophe initiale, qui donne le la. Il justifie un commentaire du genre suivant. Dans les six premiers vers, le testateur s’apprête gravement à déclarer ses dernières volontés. Mais à la fin du sixième, au seul nom du personnage dont la « main » lui a fait subir la prison, sa pensée dérape et il nie dépendre de l’évêque dont cette même « main » répand des bénédictions dans les rues. En effet l’énoncé du dernier module (B2) ne dépend ni du circonstant temporel (« En l’an… »), ni du concessif (« Non obstant maintes peines… »). – Sur le décalage ainsi constaté, on pose parfois un diagnostic grammatical : « rupture syntaxique » et même un mot grec : « anacoluthe ».

Ne peut-on vraiment comprendre cette strophe autrement ? Oui, mais à condition, d’abord, d’oublier la ponctuation ajoutée au texte par les éditeurs. L’inconsistance du second quatrain dépend du fait que le syntagme « Lesquelles j’ay toutes reçeues… » est analysé comme adjectival et strictement dépendant du syntagme nominal « maintes peines eues ». À ma connaissance ce choix – car c’est un choix – n’a jamais été argumenté. Il suffit pourtant de se reporter quelques vers plus loin pour constater un emploi différent du syntagme relatif au passage de la strophe 7 à la 8e :

fin §7 Loué soit il, et Nostre Dame, / Et Loÿs, le bon roi de France, début §8 Auquel doint Dieu l’eur de Jacob / Et de Salmon l’onneur et gloire

L’édition Mühletaler traduit ces vers ainsi ponctués :

fin §7 Bénit soit-il, lui et Notre-Dame, / ainsi que Louis, le bon roi de France, début §8 à qui Dieu offre le bonheur de Jacob, / l’honneur et la gloire de Salomon

Cette ponctuation dicte, et cette traduction confirme, une interprétion adjective de la relative « Auquel doinct… » ; « offre » donne alors l’impression d’un indicatif, sémantiquement décevant. Elle produit une strophe 8 inconsistante, comme le quatrain qui nous intéresse. Autre choix, du moins quant à la traduction, dans l’édition de la Pléiade :

fin §7 Loué soit il, et Nostre Dame, / Et Loÿs, le bon roy de France, début §8 Auquel doint Dieu l’eur de Jacob / Et de Salmon l’onneur et gloire

Traduction Cerquiglini-Toulet :

fin §7 Qu’il soit loué, et Notre-Dame, / Et Louis, le bon roi de France.

début §8 Que Dieu lui donne la bonne destinée de Jacob, / L’honneur et la gloire de Salomon.

Ces deux éditeurs ponctuent le texte de Villon comme si la seconde strophe commençait par une relative

adjectivale en rejet, introduite ici par le pronom relatif « auquel » ; mais la seconde traduction traite la

relative comme énonciativement indépendante des mots qui la précèdent dans la strophe précédente. L’indépendance énonciative (modale) de « Auquel Dieu doint » est d’autant plus plausible que le subjonctif « doint » la favorise.

La relative émancipée

La notion de relatif de liaison, traditionnelle notamment en grammaire latine, pourrait être ici pertinente. La caractéristique essentielle d’un relatif de liaison est que la proposition qu’il introduit, au lieu de dépendre complètement de l’énonciation qui contient son antécédent référentiel, s’en émancipe modalement comme si le relatif référait directement à son référent (ici, « auquel » = « à celui-ci »), en sorte que la modalité énonciative (ou la « force illocutoire ») de la proposition qu’il introduit peut être non seulement assertive comme dans une relative prédicative, mais, par exemple, interrogative, ou optative comme ci-dessus avec le subjonctif de souhait : « doint ». Pour employer un terme cogné par Alice Davison, on pourrait dire qu’il s’agit ici d’un cas d’insubordination de la relative38. Si on appelle « relative » la proposition introduite par un « pronom » ou « adverbe » relatif, on peut la cacartériser comme une proposition relative émancipée (énonciativement).

38 Alice Davison, « Parasitic Speech Acts », San Jose State Occasional Papers in Linguistics, novembre 1975,

texte soumis à l’assemblée de la California Linguistics Association de juin 1975. En horticulture, la technique de reproduction dite par marcottage fournit une bonne image à la fois de cette liaison-source et de cette émancipation.

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L’interprétation émancipée de la relative « Lesquelles j’ai toutes receues… » en §1 du Testament n’est pas forgée ici ad hoc : le relatif de liaison a été reconnu et analysé en français préclassique encore au XVIe siècle chez Rabelais dans une étude d’Éliane Kotler qui cite cet exemple « et ce dit s’enfuit le grand pas de peur des coups : lesquels il craignait naturellement »39. De même, une étude récente de Mathieu Goux sur le pronom « lequel » en français pré-classique et classique tend à montrer que ce pronom ne fonctionne pas toujours vraiment comme un surbordonnant40.

L’interprétation modalement émancipée de la relative « insubordonnée » de la première du strophe du Testament permet de l’intérpréter (grossièrement) comme suit (je me contente d’adapter en ce sens la traduction de Jean Dufournet [1992 : 81], sans sa ponctuation41) :

A’1 En l’an de ma trentième année A’2 Ces peines je les ai toutes reçeues

Que toutes mes hontes j’eus bues De la main de Thibaut d’Aussigny Ni tout à fait fou ni tout à fait sage S’il est évêque et bénit les rues

Malgré maintes peines subies Qu’il soit le mien, je le nie

Le second quatrain peut se comprendre comme constitué de deux énonciations déclaratives (assertions) syntaxiquement indépendantes (malgré la greffe référentielle du relatif), mais discursivement cohérentes : l’auteur dit qu’il a subi des peines du fait de Thibault, mais que pourtant il ne relève pas de son pouvoir même si celui-ci est évêque42.

La cohérence du quatrain conclusif est confirmée par le symbolisme de la « main » sous laquelle on peut être soit puni, soit béni, pourvu qu’on comprenne dans ce parallélisme un contraste significatif.

Suivant cette interprétation, le dérapage discursif, incontestable, n’advient plus en plein milieu du second quatrain, mais commence avec lui. Alors il coïncide précisément, et assez naturellement, avec le relatif de liaison, lui-même siège d’un ancrage référentiel et point de départ de l’émancipation énonciative. Ce double dérapage à la fois modal et discursif coïncide et s’accorde également assez bien avec l’espèce de rebond que constitue l’enchaînement rimique, au passage de abab à bcbc. Enfin le rapport sémantique des mots-rimes « eues = receues » sur lesquels l’organisation rimique bascule par enchaînement, convient à ces relations convergentes : que les peines aient été « eues », cela concerne seulement le sujet qui les a eues et qui malgré cela prétend n’être pas devenu complètement fou (elles doivent donc être terribles) ; mais d’apprendre, ensuite, qu’il les a « receues », cela oriente assez naturellement vers la « main » qui les a envoyées.

Ce passage des peines reçues à la dénonciation de leur auteur est parallèle au passage qu’on observe peu après, dans la strophe 11, mais en sens inverse, d’un bien reçu à la bénédiction de son auteur. Là, le bien, c’est la délivrance de la même prison de l’évêque dont Villon conteste l’autorité, et le bienfaiteur, c’est « le bon roy de France » (§7) dont il reconnaît l’autorité. Comme dans la première strophe, ce passage sémantique coïncide avec celui de abab à bcbc. Là encore, le montage énonciatif bascule sur un probable relatif de liaison (« le roy me délivra… dont suis tenu m’humilier ») : l’interprétation énonciativement émancipée de « dont suis tenu m’humilier » convient particulièrement à la valeur potentiellement performative de cette proposition43. Le parallélisme des strophes 1 et 11 est même fonctionnel : En § 1, le testateur, avait d’abord dérapé (pour maudire) ; en § 11, il renouvelle la datation de son testament pour reprendre l’ouvrage à son commencement, mais cette fois, au lieu de prendre le risque de maudire, il bénit44. Ce parallèle ostentatoire suggère une double valeur à la justification finale

39 Éliane Kotler, « Les relatifs dits de liaison dans l’œuvre de Rabelais », ENS Éditions, 2005, en ligne :

https://books.openedition.org/enseditions/136?lang=fr#authors.

40 Mathieu Goux, 2020, Le Pronom-déterminant relatif lequel en français préclassique et classique

(1580-1720), Classiques Garnier.

41 Les majuscules initiales de vers sont maintenues pour neutraliser leur interprétation sémantique.

42 Cette question de la dépendance (pénale) ou non du de Villon à l’égard d’une certaine juridiction qui l’a

condamné se retrouve dans le quatrain « Je suis F/françois… ».

43 En énonçant assertivement qu’il est tenu de « s’humilier » par reconnaissance, le locuteur peut effectivement

(performativement) s’humilier devant son bienfaiteur.

44 Au moment d’entreprendre un testament dont peu dépendre le destin éternel de son âme, il serait dangereux

pour Villon, de maudire ceux qui lui ont fait du mal au lieu de leur pardonner : dans la prière du chrétien par excellence, on demandait à « Notre Père » de nous « pardonner nos offences comme nous pardonnons à ceux qui nous offensés » ; maudire Thibault serait encore plus dangereux à cet égard si c’était son pasteur (évêque). Il est donc d’une prudence élémentaire que la malédiction par laquelle Villon ose commencer son testament soit

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ajoutée à la bénédiction : « Bienfait ne se doit oublier » (fin de §11) ; ce qui peut suggérer, rétrospectivement, que, de même, méfait ne se doit oublier (la malédiction n’est donc pas effacée…). La digression amorcée de la première strophe conduisait donc au moins jusqu’à la onzième.

Le dérapage §1 : anacoluthe ou retardement ?

La notion d’anacoluthe parfois employée à propos de la strophe 1 peut paraître un peu excessive. Le circonstant formulé dans le premier quatrain du Testament est censé concerner la totalité de cet acte, non les seuls quelques mots ou énoncés qui le suivent. À cet égard il est comparable aux spécifications pragmatiques parfois portée en en-tête d’un acte ou d’une lettre, lesquelles ne sont pas toujours étroitement articulées, syntaxiquement, aux premiers mots du corps de la lettre. Quoi qu’il en soit, on peut considérer que, par-delà la digression concernant l’évêque Thibault, le circonstant initial du Testament, coïncidant avec son premier quatrain, s’applique sans incohérence à la bénédiction par laquelle lequel Villon (re)commence son testament en § 7 : je « prie au benoist filz de Dieu /… Que ma povre priere ait lieu / Vers luy… ».

Les risques de la ponctuation…

Il est heureux que les éditeurs modernes prennent le risque de ponctuer des textes anciens dans la lecture desquels, sans cette assistance, un lecteur moderne risque souvent de patauger longuement (c’est mon cas). Mais, comme cet apport participe pleinement à l’entreprise de traduction elle-même en balisant le texte syntaxiquement et discursivement, il comporte la même prise de risque, avec cet inconvénient supplémentaire que la ponctuation paraît transparente : on risque d’oublier de s’en méfier. En voici trois exemples complémentaires.

– Au tout début du Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle (vers 1283), Marion chante une chanson populaire parfois ainsi formatée et ponctuée45 :

Robin m’aime, Robin m’a. Robin m’a demandée,

Si m’ara.

Cette ponctuation dicte une interprétation peu cohérente suivant laquelle Marion chante d’abord que Robin l’a, puis que, comme il l’a demandée, il l’aura. Sans cette ponctuation forte après « m’a », un lecteur pourrait du moins imaginer un style de chant dans lequel « Robin m’a… » n’est que le début de l’énoncé « Robin m’a demandée ». Un tel re-démarage énonciatif est commun en chanson traditionnelle ; par exemple : « Savez-vous planter les choux à la mode, à la mode, / Savez-vous planter les choux à la mode de chez nous » où on ne demande si vous savez planter les choux à la mode, sans préciser laquelle. – Dans ce cas, c’est l’insertion d’une ponctuation, en particulier d’une ponctuation forte, qui fait problème.

On a vu plus haut, à propos du mètre 4-6, que la combinaison de l’insertion d’une virgule (après « là ») avec l’absence d’une virgule (devant le même mot) pouvait dicter, dans le vers « Le laisserez la le povre Villon », un sens rythmiquement problématique, qui pourtant ne va pas de soi.

On pourrait encore s’interroger, à propos des deux ballades des « dames » et des « seigneurs du temps jadis », sur la ponctuation des refrain fameux, à variation : « Mais ou sont les neiges d’antan ? » et « Mais ou est le preux Charlemaigne ? ». Cela sonne un peu comme « Mais où ai-je donc mis mes lunettes ? » ; pourtant ce ton ne convient pas au sens de ces ballades ; ni l’idée que, conformément à

indirecte, même si ce caractère ostentatoirement indirect y gagne une valeur ironique. Il nie donc maudire Thibault (§2, premier quatrain) tout en retournant contre lui la comparaison du Notre Père (même strophe, second quatrain), ce qui revient à le maudire ; ce retournement bascule sur les mots-rimes d’enchaînement (de « maudis »/ « médis » [niés] à « dis » [affirmé]). Enfin, en strophe finale du dérapage Thibault, Villon offre (comme on lègue) une prière pour ce personnage, mais en deux temps : d’abord (premier quatrain), il demande qu’on prie pour Thibault ; puis, sans prier lui-même ni dire quelle prière il faut faire pour Thibault, il donne, à toutes fins utiles, l’exemple d’un verset de psaume que lui-même parfois prie (ce verset vouerait Thibault à l’enfer éternel, si jamais on suivait son exemple, v. Cerquiglini-Toulet, p. 767 n.8). Cette hypocrite délégation, une fois de plus bien calée dans la division strophique en quatrains, préserve le testateur de commencer son œuvre par une dangereuse malédiction.

45 Ici d’après l’édition par Edmond Coussemaker d’Adam de la Halle, Œuvres complètes, Paris, 1872, p. 427.

Même « misleading » ponctuation dans l’édition d’Ernest Langlois republiée en 2008 chez Champion (p. 1). Voir plutôt l’édition d’Olivier Bettens sur http://virga.org/Robin, 2002.

(15)

l’analyse argumentative de « mais » (Ducrot), la question sur neiges d’antan ou le preux Charlemagne s’oppose argumentativement aux questions sur des êtres disparus précédemment énumérés. Ici, c’est l’absence de virgule au milieu d’un texte soigneusement ponctué qui pourrait faire problème. Le mot « mais » avait encore, parfois, une valeur plus proche qu’aujourd’hui de son origine latine « magis » (plus »)46. Une ponctuation du genre « Mais, où sont les neiges d’antan », sans la liaison moderne de « Mais-z’où… », laisserait plus de chance à une lecture où le mot « mais » signale qu’on franchit un degré dans le questionnement.

Sémantique d’enchaînement en strophe 2 ?

On a signalé plus haut qu’une suite de 4-voyelles pouvait s’inscrire dans une suite périodique en rythme 8. C’est, au tout début du Testament, le cas du long dérapage sémantique contre l’évêque Thibault : il est d’abord scandé en une suite insistante de 4-4v qui commence dans le dernier module de la première strophe et se prolonge au début de la seconde. Ce sous-rythme symétrique binaire est souligné par une série de parallélismes concordants :

S’esvesque il est - signant les rues / Qu’il soit le mien - je le regny // Mon seigneur n’est - ne mon evesque / Soubz lui ne tiens - s’il n’est en friche / Foy ne luy doy - n’ommaige avecque

Le parallélisme rhétorique de cette récusation se prolonge, sans le sous-rythme 4-4, jusque dans le dernier vers du premier quatrain : « Je ne suis son serf ne sa biche » ; le second quatrain rebondit rimiquement sur cette biche :

§2 Q1 Mon seigneur n’est ne mon evesque Q2 Peu m’a d’une petite miche

Soubz luy ne tiens s’il n’est en friche Et de froide eaue tout ung esté Foy ne luy doy n’ommaige avecque Large ou estroit moult me fut chiche Je ne suis son serf ne sa biche Tel luy soit Dieu qu’il m’a esté

À la fin de §1, en « reniant » que Thibault soit son « évêque », Villon récusait à la fois deux aspects de pouvoir encore cumulables par certains évêques : d’une part, le pouvoir de lui faire subir « sous » sa « main » de seigneur les « peines » de la prison ; et d’autre part le pouvoir spécifiquement religieux de répandre sous sa main d’évêque des bénédictions dans les rues, dont lui n’a pas bénéficié en prison.

Dès son premier vers, la seconde strophe récuse distinctement l’autorité de Thibault comme « seigneur » et comme « évêque ». Le vers suivant concerne le « seigneur » dont Villon ne tient aucune terre autre qu’en friche, et c’est encore du seigneur qu’il n’est pas le « serf » dans le dernier vers du même quatrain ; si le serf du seigneur est un « cerf », la biche, parallèle en ce vers, serait encore biche du seigneur (ce qu’il récuse de même).

Mais, en passant de ce quatrain au second, la biche acquiert une autre valeur, cette bascule symbolique étant déclenchée dès son premier vers par les mots « pu… d’une… miche ». C’est le serf qui, d’un seigneur, pourrait attendre plus qu’une « friche », et le seigneur pouvait aussi être tenu responsable de la nourriture du prisonnier. Mais, dès le début du second quatrain, la « petite » miche de pain à l’eau froide servie au prisonnier Villon n’était pas la bonne pâture, matérielle ou spirituelle, qu’un véritable pasteur devait à ses ouailles, notions en lesquelles s’était concrétisé lexicalement un symbolisme traditionnel remontant aux évangiles. On considérait en effet que l’autorité des évêques et particulièrement du premier d’entre eux, le pape, remontait au jour où Jésus, qui s’était dit le « bon pasteur », venant de nourrir ses apôtres de poissons et de pain, et dont le corps offert en sacrifice serait bientôt transformé en pain spirituel, avait dit à Simon Pierre : « Pais mes agneaux » et « Pais mes brebis »47 (propos indéfiniment ressassés pour justifier le pouvoir des évêques et du premier d’entre eux, le pape). La récusation de la §2 bascule donc du seigneur dont Villon n’est pas le serf à l’évêque dont il n’est pas l’ouaille ou la biche, et cette bascule sémantique coïncide avec la bascule rimique de la « biche » à la « miche ».

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46 Voir par exemple Amalia Rodrìguez Somolinos ,« Narration et dialogue : un mais de transition en ancien

français », dans Linx, 12, 2002.

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