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« Jacques Delille traducteur de l’Énéide »

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To cite this version:

Rémy Poignault. “ Jacques Delille traducteur de l’Énéide ”. Jacques Delille, l’oublié, 2016. �hal-02544844�

(2)

Rémy P

oignault

J

acques Delille a bâti sa réputation et sa carrière sur la traduction des

Géorgiques, qui lui ouvre la voie du Collège de France et de l’Académie

française. Bien que, non sans coquetterie, il s’en défende, il passe pour un nouveau Virgile 1. Vers la fin de sa vie, en 1804, il fait paraître une traduction de

l’Énéide à laquelle il a travaillé sur de longues années, et qui a connu un fort tirage, de 50 000 exemplaires 2 ; elle est aussi constamment rééditée au xixe siècle 3, sans avoir

l’heur de l’être au xxe siècle à la différence de celle des Géorgiques 4.

Jacques Delille demeurera pendant longtemps une référence en matière de traduction versifiée de Virgile, surtout pour les Géorgiques. Mais l’Énéide connaît aussi un certain succès, puisque Christine Lombez écrit  tout récemment  : «  La traduction de l’épopée en France est marquée au xixe siècle par plusieurs entreprises

véritablement historiques : l’Énéide par Jacques Delille (1804), le Paradis perdu par Chateaubriand (1836), l’Iliade par Leconte de Lisle (1867), comptent parmi les chefs-d’œuvre de la traduction française au xixe siècle […] 5 ». Ajoutons à cela que dans la

« Bibliothèque du prolétaire du xixe siècle » proposée par Auguste Comte dans son

Catéchisme positiviste (1852), on indique pour les auteurs antiques des traductions

1 – Dans « Vers à l’auteur des “Amours épiques” », Delille évoque avec esprit « ce sobriquet sublime » de

Virgile qu’il « du[t] à la rime », cité par Philippe auserve, Delille poète français, Clermont-Ferrand, Éditions

De Bussac, 1964, p. 49.

2 – Philippe auserve, op. cit., p. 147.

3 – « Les versions de l’Énéide et des Géorgiques par l’abbé Delille connaissent de nombreuses rééditions au

cours du xixe siècle », Jörn albrecht, avec la collaboration d’Iris plack, « Métamorphoses du Panthéon

littéraire », dans Yves chevrel, Lieven d’hulst et Christine lombez (éd.), Histoire des traductions en

langue française. xixe siècle, 1815-1914, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 740.

4 – Reprise avec une préface de Florence Dupont en 1997 en compagnie des Bucoliques traduites par Paul

Valéry dans la collection « Folio classique » chez Gallimard.

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par « Paul-Jérémie Bitaubé pour Homère, Jacques Delille pour Virgile, etc. 6 », sans

précision en ce qui concerne les œuvres.

On trouve même « une véritable ébauche d’un panthéon supranational en raccourci : Œuvres de Virgile traduites en vers français par Tissot (Bucoliques) et Delille

(Géorgiques et Énéide), en vers espagnols par Guzman, Velasco et Luís de León, en vers italiens par Arici et Annibal Caro, en vers anglais par Warton et Dryden, en vers allemands par Voss […] (éd. polyglotte publiée sous la direction de J.-B. Monfalcon, Paris-Lyon,

1838) 7 ».

Il faut supposer que Delille faisait figure de traducteur indépassable de Virgile si l’on en croit les angoisses affichées par Hyacinthe de Gaston, qui, comme le rappelle Philippe Heuzé, ne croyant pas que Delille achèverait la traduction de l’Énéide annoncée depuis si longtemps, s’était lancé dans la même entreprise, et, apprenant que l’illustre académicien publierait finalement son travail l’année suivante, se pressa de faire paraître ce qu’il avait de prêt – les quatre premiers livres :

[…] non sans préciser, dans un avant-propos modestement intitulé mon

apologie, que cet essai ne prétendait pas rivaliser avec le chef-d’œuvre à venir,

mais seulement avec le précédent ouvrage de Desfontaines : « Mon espoir, écrit-il, est de me placer entre M.  Desfontaines et M.  Delille, le plus loin possible du premier » 8.

Voilà, donc, Delille, figure de la perfection inaccessible, tandis que le pauvre Desfontaines sert de repoussoir. La parution à bref intervalle des travaux de Gaston et de Delille a dû créer ce qu’on appellerait aujourd’hui un événement, puisqu’un certain L. J. Mabire publie dès 1804 un Parallèle des traductions de l’Énéide par MM. Delille

et Gaston, pour le prix de 12 sols, plaquette de trente pages, dont la conclusion est :

« Je crois que l’on peut, avec juste raison, assigner, à M. Gaston, une place à côté de M. Delille, et parmi nos premiers poètes 9 ».

Malgré son succès, ou à cause de lui, les traductions de Delille ont été contestées, et sa traduction de l’Énéide 10 passe pour inférieure à celle des Géorgiques.

6 – Jörn albrecht, op. cit., p. 730.

7 – Ibid., p. 741.

8 – Philippe heuzé, «  Sur trois vers de Virgile  : réflexion sur la variation du texte traduit  », dans

Raymond chevallier (éd.), Présence de Virgile, Paris, Les Belles Lettres, « Caesarodunum XIII bis »,

1978, p. 508.

9 – L. J. Mabire, Parallèle des traductions de l’Énéide par MM. Delille et Gaston, Paris, Samson, 1804, p. 30.

10 – « L’Énéide fut assez froidement accueillie », Jean Gillet, « Delille, traducteur de Milton », dans Philippe

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Les romantiques ont tenu à se démarquer du poète Delille, qui par certains aspects a pu leur ouvrir la voie 11. Le jugement que Sainte-Beuve porte dans ses Portraits littéraires 12

sur la poésie de Delille fait de celui-ci un personnage désuet, lié irrémédiablement au monde des salons. Le principal mérite de sa traduction des Géorgiques est, selon lui, « le mérite de l’élégance, telle qu’on l’entend vulgairement, le mérite aussi de la continuité et de la longueur de la tâche, et enfin celui d’avoir fait connaître agréablement aux femmes et à une quantité de gens du monde un beau poème qui n’était pas lu 13 ». Si

son style est aimable et seulement aimable, que peut-on attendre de sa traduction de l’Énéide, pour laquelle un certain souffle est nécessaire ? La grandeur épique lui semble bien étrangère, si l’on en croit encore Sainte-Beuve :

Les modifications matérielles qu’il apporta à la versification, ses enjambements et ses découpures ne furent que des gentillesses sans conséquence, et qui n’empêchèrent pas chez lui, en somme, le rétrécissement de l’alexandrin. De style neuf et souverainement construit, il n’en eut pas. Sa seule direction fut un vague instinct de mélodie et d’élégance à laquelle sa plume cédait en courant. Du commerce des anciens il ne rapporta jamais ce sentiment de l’expression magnifique et comme religieuse, ce voile de Minerve, où chaque point, touché par l’aiguille des Muses, a sa raison sacrée 14.

Il conviendra de juger sur pièce.

Delille n’était pas plus tendre avec ses prédécesseurs : à la fin du « Discours préliminaire » accompagnant sa traduction des Géorgiques 15 (p. 309), il évoque en

plus des traductions des Géorgiques comme celle de l’abbé de Marolles (1649 ?) « qui traduisait encore plus mal en vers qu’en prose », ou celle de Martin, « dont on ne peut soutenir la lecture » –, une traduction de l’Énéide, en vers, de Segrais (1700), qu’« on ne […] lit pas plus » que ses Géorgiques. Et dans la « Préface » à sa traduction de l’Énéide, s’il reconnaît parfois une certaine justesse dans l’analyse de Desfontaines, il ne manque

en général pour porter aux nues la traduction des Géorgiques, son chef-d’œuvre. On est beaucoup plus réservé sur l’Énéide », Édouard Guitton, « La vie posthume de Jacques Delille », ibid., p. 236.

11 – John A. downs, « The Poetic Theories of Jacques Delille », Studies in Philology, 37 (3), 1940, p. 524-534, qui s’appuie sur Robert de souza, « Un préparateur de la poésie romantique : Delille (1738-1813) »,

Mercure de France, 285, 15 juillet 1938, p. 298-327.

12 – Le texte a paru d’abord dans la Revue des deux mondes le 1er août 1837, et a été repris ensuite en 1862

dans les Portraits littéraires.

13 – sainte-beuve, Portraits littéraires, II, Paris, Garnier, 1862, p. 76.

14 – Ibid., p. 98-99.

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pas de dauber sa traduction (1743) : « C’est dommage que celui qui a justifié Virgile comme critique, l’ait si souvent maltraité comme traducteur » (p. 389) 16.

Je voudrais ici en partant de l’image que Delille présente et de Virgile et de ses propres conceptions en matière de traduction, examiner quelques passages de sa version de l’Énéide qu’on ne saurait mieux évaluer qu’en les comparant à quelques traductions auxquelles lui-même se réfère, et pour lesquelles il ne se montre guère charitable 17.

l

esparatextes

Delille accompagne souvent ses productions littéraires de préfaces, où il donne un aperçu de ses conceptions littéraires. Recherchons, dans ce vaste paratexte, quelle représentation Delille se fait de Virgile et de l’épopée, puisque c’est maintenant ce grand genre qu’il aborde après avoir longtemps auparavant brillé dans le genre intermédiaire des Géorgiques.

Dans le « Discours préliminaire » de sa traduction des Géorgiques (1769), Delille comparant le genre didactique du poème dont il s’occupe alors avec l’épopée, évoque l’Énéide.

Si le poète épique « est soutenu par l’intérêt d’une action importante », il n’en doit pas moins recourir aux « épisodes », ceux-ci devant toutefois se rattacher au sujet (p. 300), ce qui est conforme à la Poétique d’Aristote (1459a-b).

Il n’y a pas disparité radicale entre les deux œuvres de Virgile. Ainsi Delille admire le traitement des abeilles dans les Géorgiques, dont le poète parle avec des traits dignes de l’épopée : « il ne peint pas en vers plus forts les batailles d’Énée et de Turnus, que le choc de deux essaims. Si, dans l’Énéide, il compare les travaux des Troyens à ceux des abeilles et des fourmis, ici il compare les occupations des

16 – Eugène de Saint-Denis, « L’abbé Delille, traducteur des Géorgiques de Virgile », dans Delille et-il

mort ?, op. cit., p. 132 : « Les traductions Desfontaines et Delille ne s’opposent pas autant que le Discours préliminaire voudrait le faire croire ; elles manquent l’une et l’autre de précision, qualité majeure que

nous exigeons aujourd’hui ; l’une et l’autre appliquent une méthode qui fut longtemps enseignée : la traduction était un exercice de virtuosité littéraire ; on ne transcrivait pas, on transposait ; la traduction ne collait pas à l’original ; le traducteur était un élégant habilleur qui ajoutait ici, retranchait là, ornait et fanfreluchait selon sa fantaisie. Le texte était un prétexte ».

17 – Pour que chacun puisse commodément comparer les traductions, nous donnons le plus souvent

la traduction de la CUF par Jacques Perret, qui représente ce qu’on attend en général aujourd’hui en matière de précision et de “scientificité”, la traduction en vers de Jean-Pierre Chausserie-Laprée (Œuvres complètes de Virgile, t.  I, L’Énéide, Paris, Éditions de la Différence, 1993) et la traduction de Delille, avec, parfois, d’autres traductions.

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abeilles à celles des Cyclopes » (p. 301). Et Delille ajoute : « Enfin, le quatrième livre des Géorgiques semble être un prélude de l’Énéide : en parlant si magnifiquement d’un insecte, il nous annonçait sur quel ton il était capable de traiter un objet véritablement grand » (p. 301). Delille rejoint ainsi la tradition qui veut que Virgile se soit adonné progressivement à un style de poésie plus élevé des Bucoliques à l’Énéide en passant par les Géorgiques.

Dissertant, dans une perspective qui n’est pas étrangère à celle de Montesquieu 18, sur la différence des langues liée aussi à la différence de

fonction-nement de la société, Delille, insistant par cette captatio benevolentiae sur les difficultés de son entreprise, souligne que le latin est une langue tout à fait appropriée à la grandeur. « Chez les Romains, le peuple était roi ; par conséquent les expressions qu’il employait partageaient sa noblesse » (p. 303), d’où la quasi-absence de termes bas. En France, au contraire, « la barrière qui sépare les grands du peuple, a séparé leur langage », ce qui fait que la langue de l’élite, rejetant au nom de la décence le trivial, s’est appauvrie. Cette argumentation vise à expliquer les difficultés qu’il a éprouvées à rendre en vers français ce qui dans les Géorgiques pouvait sembler bas à ses contemporains policés. Mais ces considérations socio-linguistiques valent aussi, inversement, pour l’Énéide. Delille continue, en effet, en expliquant que la sociabilité romaine était une sociabilité de masse – en d’autres termes, « Les Romains se voyaient toujours en public, et pour ainsi dire en perspective » (p. 304) – les affaires politiques s’y traitaient dans des « assemblées tumultueuses » ; la société française – Delille écrit alors une vingtaine d’années avant la tourmente révolutionnaire… – est tout autre : « Dans leurs assemblées tumultueuses, l’effervescence de l’ambition, l’enthousiasme de la liberté, faisaient fermenter avec violence leurs passions ; dans nos petites sociétés, l’envie de plaire, l’esprit de galanterie, les contraignent, les modifient, ou les masquent » (p. 304). Ainsi la langue française issue du monde des salons, avec ses délicatesses, n’apparaît guère appropriée au genre épique « qui vit d’images et de descriptions » et Delille explique par là pourquoi Ronsard et les autres ne sont pas parvenus à donner à la France une épopée véritable. En outre, les règles de la poésie française sont présentées comme une sorte de carcan qui produit « de moins grandes beautés que l’observation des règles de la poésie latine » (p. 305). Toutefois, au moment où il travaille aux Géorgiques, Delille estime qu’il est moins difficile de traduire l’épopée en français, et il met l’accent sur le plus grand apport à la langue française qu’offre sa traduction des Géorgiques, car « une belle version de l’Énéide l’enrichirait moins : les aventures héroïques s’éloignent moins de

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son génie » (p. 306). Dans le cas de l’Énéide, il ne s’agira plus pour la langue, comme pour les Géorgiques, de «  descendre sans bassesse aux objets les plus communs  » (p. 306) mais de s’élever aux sommets de l’épique, ce qui lui semble alors plus facile.

Dans la « Préface » de son poème L’Imagination 19, Delille envisage que « le Génie

de la langue française » lui reproche de l’avoir tiré de la haute société pour le mettre dans les champs, puis lui imposer de « [s’]occuper tristement d’idées métaphysiques et abstraites, jusqu’ici tout à fait étrangères à la poésie » (p. 111) et il lui répond en justifiant ses choix et en soulignant tout le bien que la langue française peut retirer de la traduction des Anciens : « Cependant votre langue, accusée d’un peu de recherche et d’afféterie, avait besoin d’être retrempée dans la mâle simplicité des poètes anciens » (p. 112). Et là, c’est de l’Énéide qu’il s’agit, puisqu’il affirme qu’il a préféré Virgile à Homère, comme « vivant sous un gouvernement plus rapproché du nôtre, par cette élégance, cette politesse et ce sentiment des convenances qui n’appartiennent qu’à une cour et à un siècle polis » (p. 112). Il indique cette fois – écrit de circonstance ! – que la difficulté était « peut-être » plus grande à traduire l’Énéide qu’à traduire les Géorgiques, à cause de « l’étendue de l’ouvrage », certes, mais surtout en raison de l’importance des passages « descriptifs », certains chants étant « presque entièrement descriptifs, tels que la navigation d’Énée dans le troisième ; les jeux célébrés sur le tombeau d’Anchise dans le cinquième ; dans le sixième la peinture des enfers ; dans les six derniers celle d’une foule de batailles, où les costumes, les armes, les stratagèmes militaires, n’ont rien de commun avec ceux des siècles modernes » (p. 112). Tout cela nécessite autant d’« efforts » que la traduction des Géorgiques, avec, en plus, – genre épique impose – davantage de « mouvement, de verve et d’élévation ». Il ajoute s’être « imposé la plus scrupuleuse fidélité dans la traduction de tout ce qui regarde les usages civils, religieux, politiques ou militaires des anciens, surtout la partie historique et géographique, dont les détails sont si précieux aux amateurs de l’antiquité » (p. 112). Mais ce n’est pas le parachèvement des services que Delille estime avoir rendu à la langue française, puisqu’il lui faut attendre sa traduction du Paradis perdu de Milton pour retrouver véritablement « une sorte d’audace dans les idées, d’énergie dans l’expression » (p. 112). Le véritable maître de l’épopée serait Milton, et, face à lui, l’épopée antique manquerait, donc, de relief.

19 – Le texte a été publié en 1806, et est donc postérieur à sa traduction de l’Énéide, mais la préface dit

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Dans la « Préface » de sa traduction de l’Énéide, sensiblement aussi longue que le « discours préliminaire », Delille a pour horizon de pensée une comparaison entre Homère et Virgile, où il prend la défense du poète latin, thème d’école sur lequel nous ne nous attarderons pas – on connaît, par exemple le Discours académique sur la

comparaison entre Virgile et Homère que le R. P. Rapin a « récité » le 19 août 1667 20 ; mais,

en fait, c’est surtout La Harpe, d’ailleurs, nommément désigné plus loin, qui est visé. Delille semble répondre au chapitre que le critique a consacré à l’épopée latine dans son Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne 21 ; mais il a sans doute d’autres cibles

qu’un spécialiste des xviie-xviiisiècles saurait identifier.

Nous nous attacherons plutôt à la caractérisation qui y est faite de Virgile et aux remarques de Delille sur la question de la traduction.

Delille oppose (p. 385) les « brillantes destinées » que présente l’Énéide aux spectacles « décadents » dirait-on de la Rome de son temps, dont ils sont comme la compensation : « les représentations théâtrales, les gladiateurs et les pantomimes ». L’épopée, c’est la grandeur face à la trivialité.

Le sujet de l’épopée doit être « national ». Les origines troyennes de Rome ne manquaient pas de flatter l’orgueil des grandes familles. Virgile a le mérite de renouveler la matière épique en allant chercher un sujet qui, tout en recueillant l’héritage de « tout ce que l’histoire fabuleuse des Grecs offrait de plus intéressant », le « rajeun [it] » en le rattachant à l’histoire romaine (p. 386).

Delille insiste sur la nécessaire «  variété  » de l’épopée  : en effet, «  l’action, source de l’intérêt et de la curiosité, étant distribuée dans tout le poème à de grands intervalles, ne peut attacher autant que celle d’une tragédie, resserrée dans un court espace, et marchant avec rapidité vers le dénouement » (p. 386). C’est l’« immense variété d’objets, de scènes, d’événements et de personnages » qui permet de soutenir l’attention. Delille donne un exemple de cette variété, qui manque, par exemple, à la Henriade de Voltaire : « Dans Virgile, la description des combats est précédée du tableau de la vie pastorale du bon roi Évandre » (p. 387). On a donc une alternance de temps forts et de temps faibles qui donnent une respiration à l’ensemble.

20 – Publié à Paris chez Thomas Jolly en 1668.

21 – La publication du Lycée s’échelonna entre 1799 et 1805. Nous le citerons dans l’édition Paris,

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Dans le même ordre d’idées, plus loin, à La Harpe qui craint que le chant V 22,

« où Virgile décrit les jeux célébrés en Sicile sur le tombeau d’Anchise, ne refroidisse le lecteur » (p. 397) il réplique que ce chant, comme, d’ailleurs le chant III, consacré à « la description d’une navigation dans les mers de la Grèce et de l’Italie », constituent « un agréable repos », l’un « après la catastrophe d’un grand empire », l’autre « entre la mort de Didon et la description des enfers » (p. 397). Il se montre, donc, attentif à l’alternance de temps forts et de temps faibles, car une intensité continue émousserait les effets. Delille entreprend de réhabiliter ensuite les six derniers chants de l’Énéide, que La Harpe, avec d’autres, trouve faibles 23. Il reproche aux lecteurs, habitués « aux

peintures de l’amour au théâtre » d’être insensibles à l’épique dès lors qu’il n’y est pas question d’amour, alors que « ce n’est pas là qu’est l’intérêt de l’action épique ; il est dans tout ce qui prépare le dénouement, dans tout ce qui doit décider des destinées d’Énée et de Turnus » (p. 398), ce à quoi s’attachent les six derniers chants. Mais les termes employés renvoient encore au théâtre, «  les analogies structurelles et thématiques de la tragédie avec l’épopée [ayant] été commentées à satiété, depuis Aristote  » 24. Delille trouve même une supériorité sur Homère dans l’importance

accordée au sentiment :

C’est dans ces derniers livres que Virgile a sur Homère l’avantage de la moralité ; c’est là que sont tracées en grand les plus nobles et les plus tendres affections de l’âme, l’amour paternel et maternel, l’amour filial, la valeur vertueuse, la pitié compatissante et l’amitié héroïque. (p. 398)

En outre, si on se place du point de vue de l’invention, Virgile fait intervenir « ses héros les plus intéressants », qui « sont autant de créations ».

Delille répond également à des critiques qui ont été formulées contre Virgile concernant le merveilleux, l’imitation, les « antiquités », les caractères, le style, et, enfin, les comparaisons.

Il défend, contre Marmontel, le merveilleux dans l’épopée car les personnages historiques sont incapables de satisfaire l’imagination, et « tout rentre dans l’ordre des événements communs et ordinaires » (p. 387). Il reconnaît toutefois qu’il faut faire en sorte que les personnages n’apparaissent pas comme de simples jouets

22 – Jean François de La Harpe, op. cit., p. 215, qui dit que cette description « est peut-être placée de manière à refroidir un peu le lecteur ». C’est nous qui soulignons.

23 – Ibid.

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entre les mains des dieux – mais, c’est pour des raisons d’ordre littéraire « car alors tout intérêt est détruit ou singulièrement affaibli » (p. 387). Il faut aussi que l’aide divine soit distribuée avec « équilibre » entre les personnages principaux et qu’elle ne s’attache pas à des futilités : « [...] le merveilleux ne doit commencer que là où les hommes cesseraient de nous intéresser par eux-mêmes » (p. 387). Virgile excelle dans le merveilleux ; Delille cite l’exemple de l’intervention de Vénus pour protéger Hélène contre le courroux d’Énée. Mais il reconnaît que l’époque de Virgile se prêtait moins que celle d’Homère au merveilleux, car « déjà plusieurs systèmes philosophiques, et le poème de Lucrèce, avaient porté atteinte à la croyance publique » (p. 388) ; or l’épopée fleurit lorsque la religion est « dans toute sa vigueur ». C’est pourquoi le poème de Virgile est « un poème politique » (p. 388) ; mais Delille s’insurge contre ceux qui voient dans le pieux Énée un personnage à l’image d’Auguste, qui s’est rendu « maître presque absolu de l’ancienne république romaine » et a lancé les proscriptions (p. 388). Il semble bien que, même si Delille n’explicite pas sa pensée, pour lui, Virgile réalise l’équilibre entre histoire et merveilleux.

Delille règle plus vite la question de l’imitation en mettant en avant l’originalité de Virgile qui aborde l’épopée avec la culture de son temps. Parmi les réussites de Virgile surpassant Homère, il cite « les amours de Didon » 25 et « la descente d’Énée

aux enfers » (p. 389).

Dans la question des « antiquités » il s’agit, en fait, de critiquer la position pleine de « mépris » pour « la partie des origines italiennes et romaines » exprimée par La Harpe, nommément désigné 26 (p.  389). Au contraire, Virgile a le mérite

de conférer une dimension mémorielle au paysage italien : « [...] un habitant de l’Italie pouvait, l’Énéide à la main, parcourir cette contrée tout entière, en trouvant à chaque pas de grands souvenirs et d’illustres monuments des antiquités du Latium » (p. 389) 27. Delille est particulièrement sensible au « charme [du] bel épisode

d’Évandre » sur les lieux où s’élèvera Rome (p. 389) 28 : « [...] quoi de plus sublime que

ces contrastes admirables entre l’état obscur et sauvage de ces lieux, et la splendeur des pompes triomphales qui leur étaient réservées ? » (p. 389).

25 – En cela il est d’accord avec La Harpe : voir Jean François de la harpe, op. cit., p. 218.

26 – Ibid., p. 217 : « Virgile, en voulant célébrer l’origine de Rome […] est obligé de s’enfoncer dans les

antiquités de l’Italie, aussi obscures que celles de la Grèce étaient célèbres ».

27 – On connaît l’ouvrage de Charles Victor de Bonstetten, Voyage sur la scène des six derniers livres de

l’Énéide, Genève, J. J. Paschoud, 1804.

28 – Daniel Madelénat, op. cit., p. 196, voit dans des épisodes de ce type que « les thèmes héroïques se

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Delille justifie ensuite les «  caractères  ». Pour celui d’Énée, il renvoie à «  l’apologie sans réplique qu’en a faite l’abbé Desfontaines  » (p.  389). C’est là encore, mais implicitement, La Harpe qui est visé, lequel s’ennuie devant un héros uniformément pieux et qui ne se laisse jamais enflammer par la passion 29. N’allons

pas croire toutefois que Desfontaines s’en tire à si bon compte ! Tout en rendant hommage à son paratexte, Delille non seulement en profite pour dire tout le mal qu’il pense de sa traduction, mais encore il se livre à une longue digression pour le reprendre sur son appréciation du personnage d’Achille dans l’Iliade. Puis il défend le personnage d’Énée contre les critiques qui voient son arrivée en Italie comme celle d’un usurpateur venant troubler les amours de Turnus et Lavinia, et qui condamnent la cruauté du meurtre de Turnus. C’est, donc, la dimension éthique de l’œuvre qui est en question ; on ne saurait alors dissocier jugement littéraire et jugement moral, Virgile se devant d’être moralement irréprochable.

À ceux qui reprochent à Virgile d’avoir centré son œuvre sur son héros, alors qu’Homère présente « une foule de héros » (p. 390), Delille répond d’abord par une sorte de pirouette en indiquant que lorsque Louis xiv perdit Turenne, il nomma

plusieurs officiers généraux pour le remplacer ; on comprend dès lors que lorsqu’on a un chef remarquable, il n’est nul besoin de multiplier les protagonistes ; cela aurait pu être l’occasion pour Delille de rappeler les circonstances historiques de l’élaboration de l’Énéide et la célébration d’Auguste à travers Énée, qui exclut la pluralité des héros, mais il ne le fait pas, parce qu’il se garde de toute identification entre Énée et Auguste, comme nous l’avons vu. Son véritable argument est que les personnages secondaires ne manquent pas de relief : Turnus, Amata, Mézence, Latinus, Lavinia. L’un des avantages de Virgile sur Homère est d’avoir peint des « guerriers dans un âge encore tendre », comme Euryale, Nisus, Pallas, Lausus, Ascagne (p. 391). Delille est particulièrement en admiration devant le personnage de la guerrière Camille, placée « entre le souvenir de Didon pour laquelle [Virgile] avait épuisé la peinture de tout ce que l’amour a de plus passionné, et la jeune et modeste Lavini[a], qu’il nous présente comme une fleur virginale qu’il ne fallait pas permettre au souffle d’un amour profane de flétrir et de décolorer d’avance » (p. 392).

Delille répond alors aux critiques que certains ont portées sur les récits de combats chez Virgile. On peut penser encore à La Harpe qui écrit : « À l’égard de ses batailles, il n’a guère fait qu’abréger et resserrer celles d’Homère, qu’il traduit presque partout. Il a moins de diffusion, mais il a aussi moins de feu 30 ». Ce qui, aux

29 – Jean François de la harpe, op. cit., p. 213-214.

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yeux de Delille, fait la qualité des récits de combats, c’est l’intérêt que l’on porte aux personnages qui courent des dangers, et Virgile use à ce propos d’une très grande variété de personnages, de circonstances et de « genres d’attaque et de défense » (p. 393) ; Delille loue particulièrement, entre autres, l’intrusion de Turnus dans le camp troyen, le « débarquement des Arcadiens et des Toscans, envoyés au secours des Troyens » : « tout cela [le récit de ce débarquement] est neuf, pittoresque et n’appartient qu’à Virgile » (p. 393), car on ne trouve rien de tel chez Homère, alors que son sujet «  où l’armée de mer est combinée avec l’armée de terre, amenait naturellement une semblable description qu’il a négligée, et dont il a laissé les honneurs tout entiers à Virgile ». Autre avantage de Virgile : il ne peint pas que la mort, mais aussi la douleur, comme celle d’Énée atteint par une flèche, qui dit à son fils qu’il lui montre la voie de l’honneur, passage sur lequel nous reviendrons.

Delille apprécie aussi que les dieux présentés par Virgile, comme les humains, aient une unité psychologique  : ils «  doivent, comme les hommes, soutenir leur caractère » (p. 394).

Delille fait néanmoins quelques observations critiques « pour prouver [s] on impartialité » ; ainsi de la mort d’Amata, dont nous reparlerons. Autre remarque : «  Peut-être aussi Virgile n’a-t-il pas tiré tout le parti possible du rôle accessoire d’Ascagne » (p. 394). Il aurait été bon de « le placer dans de plus grands dangers qui auraient produit la plus vive émotion » (p. 394-395). C’est alors que Delille imagine une

Énéide selon son cœur : Énée se serait exposé à un grave danger pour sauver Ascagne :

« [...] son père l’aurait arraché à ce péril, l’aurait pris entre ses bras, l’aurait montré aux Troyens, dont il était la plus chère et la plus précieuse espérance ». Voilà qui tourne l’épopée vers le pathétique et le romanesque. On pourra se demander en examinant sa traduction si ces préférences n’influent pas sur le rendu du texte de Virgile.

La rubrique suivante de la préface est consacrée au style de Virgile, caractérisé par la variété des tons. Selon Delille, « [l]e genre de Virgile admettait les sentiments tendres et passionnés », mais aussi les « descriptions brillantes et pompeuses de la poésie épique » (p. 395) ; on songe aux conseils de L’art poétique de Boileau : « Soyez riche et pompeux dans vos descriptions » 31. L’abbé, pour donner une idée des qualités

du style de Virgile, propose de mettre en parallèle un passage d’Iliade VI, où Pâris est comparé à un cheval libéré de ses liens et un passage d’Énéide XI, où c’est Turnus qui est l’objet de la même comparaison. Il en conclut que Virgile est au moins l’égal

31 – Nicolas Boileau, « L’art poétique » [1674], ch. III, dans Œuvres complètes, Antoine Adam et Françoise

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d’Homère. Il avance d’abord deux objections : Virgile a omis « cette belle idée d’un cheval longtemps reposé et abondamment nourri », et, de plus, il a remplacé « ce beau vers mouillé par la fréquente répétition de l’iota » par « un vers rempli de consonnes ». Mais tout cela est contrebalancé par un « bel hémistiche : « Tandem liber equus, le coursier libre enfin » », tandis que « cette expression si juste et si poétique : « Flumine

noto, le fleuve accoutumé », n’équivaut-elle pas à la supériorité d’harmonie imitative

[…] remarquée dans le vers d’Homère ? » (p. 395). On peut, donc, rendre un effet par une sorte de transfert. Ajoutez à cela des « images vives et [des] expressions brillantes », suggérant « ce frémissement d’un animal fougueux, en pleine jouissance d’une campagne découverte », « cette encolure superbe » : les mots, donc, donnent à voir, de même que le rythme : « on remarquera qu’il n’y a pas, dans ce morceau, une coupe de vers, un repos, qui ne concourent à la plus grande variété possible » ; il cite des rejets. Arrêtons-nous un peu sur cet exemple pour examiner comment Delille traduit cet extrait qu’il admire.

c

omparaisonde

t

urnusavecuncheval

n

., xi, 492-497)

Qualis, ubi abruptis fugit praesepia uinclis,

tandem liber, equus, campoque potitus aperto ; aut ille in pastus armentaque tendit equarum,

aut, adsuetus aquae perfundi flumine noto, 495 emicat, arrectisque fremit ceruicibus alte

luxurians luduntque iubae per colla, per armos.

Ainsi, lorsque tous liens rompus, enfin libre, en possession de la plaine sans limite, un cheval a fui son enclos, il court vers les pâtis et vers la troupe des cavales ou, coutumier de se baigner dans l’eau d’un fleuve familier, bondit comme une flamme, redresse haut sa tête, hennit, ivre de ses excès ; sur son col, sur ses épaules sa crinière joue. (Jacques Perret).

Tel, ses liens brisés, de son enclos s’échappe, Enfin libre, un cheval. S’ouvrant la plaine vaste, Il cherche l’herbe belle où paissent les cavales, Ou, dans un fleuve cher, aimant au flot s’ébattre, Hennit, saute, folâtre et dresse haut la tête. Sur l’épaule et le col flotte et bat sa crinière. (Jean-Pierre Chausserie-Laprée).

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Tel un coursier captif, mais fougueux et sauvage, Las des molles langueurs d’un oisif esclavage, Tout à coup rompt sa chaîne, et loin de sa prison, Possesseur libre enfin de l’immense horizon, Tantôt fier, l’œil en feu, les narines fumantes,

Demande aux vents les lieux où paissent ses amantes ; Tantôt, par la chaleur et la soif enflammé,

Court, bondit, et se plonge au fleuve accoutumé ; Tantôt, le cou dressé, du pied frappant les ondes, Pour reprendre à son choix ses courses vagabondes, Part, et dans un vallon propice à ses ébats,

Battant l’air de sa tête et les champs de ses pas, Levant ses crins mouvants que le zéphyr déploie, Vole, frémit d’amour, et d’orgueil et de joie. (Jacques Delille).

Ce passage de Virgile plaît énormément à Delille, si l’on en croit la préface, où l’abbé le cite in extenso non sans l’accompagner d’une précaution oratoire qui n’est qu’une coquetterie d’auteur : « Malgré les efforts que j’ai faits pour être plus fidèle, sous ce rapport, ce n’est qu’en tremblant que je transcris ici ma traduction, qui représente si faiblement les beautés du poète latin » (p. 396). Il entend rendre compte de « l’harmonie imitative et de la variété », des images et des rythmes. Dans la préface, il notait particulièrement le contraste entre l’« abandon » et la « négligence » du dernier vers et « la force et la fermeté du vers qui précède » (p. 395). Ce passage excite tant l’ardeur traductrice de Delille, que les 6 vers de Virgile deviennent 14 dans sa traduction, ce qui est plus que doubler leur nombre ; la traduction devient alors imitation ; et on pouvait, d’ailleurs, le déduire de la préface, où Virgile est présenté, par rapport à Homère, pour ce passage, comme « le véritable modèle des traducteurs qui prétendent à l’honneur de l’originalité » (p. 396). C’est l’originalité qui prime par rapport à l’original. Mais Virgile, qui ne se présente pas comme un traducteur, n’est pas plus long qu’Homère comparant Pâris à un cheval.

Certes, les vers de Delille sont souvent intéressants d’un point de vue rythmique : on pourra être sensible à « Possesseur libre enfin de l’immense horizon ». Mais on aura remarqué, entre autres, les ajouts : « Las des molles langueurs d’un oisif esclavage », la double explication de sa conduite pour rendre aut aut : « Tantôt fier, l’œil en feu, les narines fumantes », « Tantôt, par la chaleur et la soif enflammé », l’invention d’une binarité haut-bas : « Tantôt, le cou dressé, du pied frappant les ondes », réitérée : « Battant l’air de sa tête et les champs de ses pas », le « poétique » « zéphyr » ; en outre, des deux expressions évoquant comme un mouvement infini de la crinière per colla, per armos (qui étaient rendues littéralement dans la préface,

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où, paradoxalement, il ne s’agissait pas de les traduire, mais d’en admirer la beauté : « cette crinière ondoyante qui se joue sur son cou et sur ses épaules ») sont remplacées par la plénitude d’un rythme ternaire qui, certes est imitatif d’un ondoiement, mais renvoie aux sentiments de l’animal : « Vole, frémit d’amour, et d’orgueil et de joie ».

Delille termine sa préface par une rubrique sur les comparaisons. Pour Delille, les comparaisons épiques n’ont pas tant pour fonction « d’exprimer les rapports qui se trouvent entre des êtres différents, que de produire une sorte de richesse et de variété » (p. 396) 32. Il s’arrête sur la comparaison des abeilles et des Cyclopes de Géorgiques IV et

celle, inverse, où le grand est comparé au petit, des Troyens et des fourmis (Énéide, IV, v. 601 sq.). Le mérite essentiel de la comparaison pour Delille est la variété et il ajoute (p. 397) une citation d’Énéide, VIII, v. 407 sq. 33, où Vulcain quittant sa couche avant le

lever du jour est comparé à une « sage ménagère » se levant pour accomplir ses humbles tâches. « Voilà un de ces admirables tableaux qui n’appartiennent qu’à Virgile, où il a su réunir sans disparate les idées les plus majestueuses et les plus simples ; et tout cela est dû aux traits ingénieux et naïfs d’une comparaison bien choisie » (p. 397).

Il est inutile de revenir sur le choix d’une traduction en vers. Delille s’oppose ici à l’abbé Desfontaines, qui a traduit Virgile en prose, car «  la fidélité d’une traduction de vers en prose est toujours très infidèle » (p. 306). Il s’agira de rendre « l’harmonie », la « hardiesse », la « vivacité de mouvement », « la rapidité de marche » du vers, outre le plaisir de « la difficulté vaincue » en maîtrisant les contraintes de la versification.

Delille explique que pour rendre au mieux l’original, il a dû prendre des libertés : « J’ai toujours remarqué qu’une extrême fidélité en fait de traduction, était une extrême infidélité » (p. 308). En effet, les expressions n’ont pas la même tonalité, l’harmonie d’une «  suite de mots  » ne passe pas forcément dans une traduction littérale ; « une image neuve dans l’auteur latin » peut être « usée en français » ; certains détails concernant la géographie ou les mœurs sont « intéressant [s] » dans l’original, mais « étrange [s] » dans la traduction (p. 308). Il faut, donc, trouver des équivalents. Il est bien conscient de la nécessité de rendre sa tonalité à chaque genre littéraire : « On ne traduira pas un poème didactique comme un poème épique ;

32 – Daniel Madelénat, op. cit., p. 33, montre qu’au contraire «  excédant le rôle d’ornement ou d’éclaircissement redondant, la comparaison relie les prestiges du passé et le présent de l’expérience quotidienne, la surhumanité de l’héroïsme et la naturalité de l’animal ou du minéral ».

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les Géorgiques, par exemple, comme l’Énéide » (p. 308). Il entend privilégier, pour les

Géorgiques, « la longueur ou […] la brièveté des phrases », et surtout l’harmonie : « dans

une traduction en vers, surtout dans une traduction de Virgile, il vaudrait mieux sacrifier quelquefois l’énergie et la justesse, que l’harmonie » (p. 308). Mais on peut se demander ce que serait une épopée sans énergie ; d’ailleurs, comme nous l’avons vu, dans le cas de Milton Delille fait grand cas de l’énergie.

Delille parle de l’« harmonie imitative » (p. 302) de Virgile comme d’un grand mérite : ce trait, qui vaut pour les Géorgiques, ne saurait être absent de l’Énéide. C’est principalement « l’harmonie imitative » qu’il veut « rendre », ce qui l’a conduit à bouleverser parfois quelque peu les usages de l’alexandrin avec de nouvelles coupes. Il entend se montrer respectueux de la place des « membre [s] de phrase » « toutes les fois que la gradation naturelle des idées l’exigera » (p. 309) ; il prône la « précision », veut éviter le « délayage » : « Plus un trait gagne en étendue, plus il perd en force » (p. 309). La règle essentielle par laquelle il termine est « de chercher à produire dans chaque morceau le même effet que son auteur » (p. 309) ; mais il ne doit pas le faire forcément au même endroit ni avec les mêmes outils : il peut rendre une image par une pensée, remplacer l’énergie par l’harmonie, la précision par la richesse. « C’est pour cela qu’il est injuste de comparer chaque vers du traducteur au vers du texte qui y répond : c’est sur l’ensemble et l’effet total de chaque morceau, qu’il faut juger de son mérite » (p. 309). S’il ne craignait d’effrayer son lecteur ou sa lectrice par une érudition de latiniste, il pourrait reprendre à son compte les propos de Cicéron qui, évoquant, dans le De optimo genere oratorum, sa propre traduction de discours de Démosthène et d’Eschine, déclare avoir conservé les phrases et la composition formelle, comme les figures, mais sans se livrer à un mot à mot et ajoute : Non enim ea

me annumerare lectori putaui oportere, sed tamquam appendere (« En effet, j’ai pensé que

je ne devais pas donner au lecteur le même nombre de mots, mais pour ainsi dire lui en donner le même poids 34 »).

À la fin de la préface de sa traduction de l’Énéide, Delille lance par avance des contre-feux contre d’éventuelles critiques : « Les vers d’un original si parfait, si le lecteur en sent bien les beautés, sont les premiers accusateurs du traducteur infidèle, qui risque de l’être même par trop de fidélité » (p. 398). Pour « conserver plusieurs des beautés du texte » Delille a dû, de son propre aveu, « allonger la traduction » ; il a remplacé « la précision énergique d’une langue plus mâle et plus hardie » « par une

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élégance et une rondeur harmonieuses, naturelles à notre langue » (p. 398). Il revient ici sur l’image de la monnaie qu’il a employée dans son « Discours préliminaire » – et qu’il a, d’ailleurs empruntée, en la modifiant à Cicéron –, mais pour la nuancer. S’il a pu dire « qu’une traduction était une dette, et qu’il fallait payer, non dans la même monnaie, mais avec la même somme 35 », il reconnaît maintenant qu’« une

cassette remplie de pièces d’or serait mal représentée par un tonneau de petite monnaie, quand même la somme serait égale » (p. 398). Mais s’il n’a pas la concision de l’original, il n’est pas le seul : il donne l’exemple de Pope, qui « dans son admirable traduction de l’Iliade, a excédé de beaucoup le nombre des vers d’Homère » et celui de Dryden, qui, « dans sa traduction de l’Énéide, a porté encore plus loin la disproportion, et même quelquefois au détriment de l’original » (p. 398). « Je me suis efforcé d’éviter ce défaut, et quand je me permets quelques extensions du texte, c’est, le plus souvent, pour conserver des détails historiques, généalogiques ou militaires » (p. 398).

e

xemples

Paroles d’Énée après sa blessure à Ascagne

(Én., XII, 435-440)

Dans sa préface, comme nous l’avons vu, Delille voit un avantage de Virgile sur Homère, dans la mesure où affleurent davantage les sentiments humains, ainsi à propos d’Énée qui, venant d’être blessé, dit à son fils « des mots à la fois touchants et sublimes » en lui montrant la voie de l’honneur :

La tendresse filiale, l’amour paternel, de grandes difficultés vaincues dans la description des opérations chirurgicales, la grandeur de l’âme et ses affections les plus tendres ; l’intérêt d’un grand danger, la joie du succès, le naturel, le merveilleux, le mérite de l’invention, la beauté des images, l’élégance de l’élocution : tout s’y trouve réuni (p. 393-394).

Voyons, donc, comment Delille en rend la traduction.

Disce, puer, uirtutem ex me uerumque laborem, 435

fortunam ex aliis. nunc te mea dextera bello defensum dabit et magna inter praemia ducet. tu facito, mox cum matura adoleuerit aetas, sis memor et te animo repetentem exempla tuorum

et pater Aeneas et auunculus excitet Hector. 440

35 – Jacques delille, « Préface » de l’Énéide, op. cit., p. 398, reprenant avec quelques variantes une phrase

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Enfant, apprends de moi la vertu et l’effort qui ne biaise pas, apprends ailleurs ce qu’est la chance. Maintenant mon bras va te protéger dans la guerre et te conduire de gloire en gloire. Toi, fais en sorte, quand bientôt ton âge aura mûri, de te souvenir : repasse en esprit les exemples des tiens ; qu’Énée ton père, Hector ton oncle animent ta vaillance. (Jacques Perret)

Enfant, apprends de moi l’effort, la vertu vraie ; La chance, ailleurs. Mon fer qui, ces jours, te protège Te fera grand, mon fils. Mais toi garde mémoire, À l’heure où l’âge mûr, bientôt, t’accomplira. Aux exemples des tiens que s’attache ton âme ; Qu’Énée, un père, un oncle, Hector, toujours t’exaltent. (Jean-Pierre Chausserie-Laprée)

Les 6 vers sont rendus par 8 vers (33 % 36).

Apprends de moi, mon fils, la route de l’honneur : D’autres te donneront l’exemple du bonheur. Peu jaloux d’un vain nom, d’une gloire frivole ; À ton noble avenir ton père entier s’immole ; Seul tu remplis son cœur : ah ! puissent quelque jour Tes vertus lui payer le prix de tant d’amour !

Puisses-tu te montrer à la terre étonnée

Digne neveu d’Hector, et digne enfant d’Énée ! (Jacques Delille)

On remarquera quelques variations sans réelle importance chez Delille, dues, au moins en partie, au choix de vers : uirtutem […] uerumque laborem se trouve synthétisé en « la route de l’honneur » ; mais, de manière heureuse, la rime oppose bien « honneur » et « bonheur », à prendre au sens d’« événement fortuit, hasard heureux, bonne fortune » 37, et Énée met toujours son fils en garde contre ceux qui

préfèrent au mérite personnel faire confiance à une bonne étoile. Là où il y a une différence significative, c’est que Delille introduit la notion de sacrifice du père pour le fils – on voit là une influence, dans la traduction, de la vision idéalisée d’un Énée selon son cœur, courant des dangers pour son fils, qu’il présentait dans sa préface. Qu’Énée et Hector aient été intervertis dans le dernier vers et qu’on ait ajouté la cheville « Puisses-tu te montrer à la terre étonnée » n’est d’aucune conséquence, mais on ne saurait en dire autant de la perte de la notion d’exemplum, si importante dans

36 – Nous indiquons ainsi le pourcentage de vers supplémentaires par rapport à l’original.

37 – Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que

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la mentalité romaine. Ce n’est plus tant le souvenir de la gloire de ses ancêtres qui doit guider Ascagne, que l’amour de son père poussé jusqu’au sacrifice, qui se verra récompensé si son fils est à l’image de ce qu’il attend de lui.

Quoi que Delille prétende de la traduction (en prose, certes) de l’abbé de Marolles, celle-ci, au moins pour ce passage, est plus fidèle :

Mon fils, lui dit-il, apprends de moi la vertu, et les nobles travaux : mais regarde la fortune des autres : à cette heure ma main sera ta défense au combat, et te conduira dans les grandes récompenses. Quand tu seras en un âge plus avancé, remets en ta mémoire les exemples des tiens, et sois animé par l’exemple de ton père Énée, et par la vaillance guerrière de ton oncle Hector.

En revanche, Segrais 38, dans ses vers est plus concis que Delille, mais il laisse

complètement de côté les vers 436-437, où Énée dit œuvrer pour son fils :

Par l’exemple d’autrui crains la fortune instable, Et de ton père apprends la gloire véritable,

Mon fils, ainsi l’on marche au temple de l’honneur : Penses-y, quand tes ans feront briller leur fleur : Soutiens de tes aïeux la grande destinée, Digne neveu d’Hector, et digne fils d’Énée.

La mort d’Amata (Én., XII, 595-611)

Dans sa préface, Delille avance une critique sur la manière dont est rendue par Virgile la mort d’Amata, l’épouse de Latinus : Amata « meurt peut-être d’une manière peu digne de son rang et du talent de Virgile » (p. 394). Elle se pend… et en un seul vers. Il manque « toute l’éloquence de la mort ». En fait, ce que Delille ne dit pas, c’est que Virgile s’inspire ici très étroitement du récit de la mort d’Épicaste, mère et épouse d’Œdipe, dans l’Odyssée, XI, 277-279. Delille aurait souhaité une mort avec tout le pathétique de celle de Didon. Il regrette alors « les cris du regret, les accents du remords, et l’expression du souvenir déchirant des grandes fautes ou des événements malheureux qui ont amené cette catastrophe ». En fait, si l’on se reporte au texte de Virgile, ce pathétique du remords, existe bien, mais sur un vers seulement pour Amata (v. 600), les deux vers où Latinus exprime ses regrets (v. 611-612) étant, en fait, suspects car repris de XI, 471472. Voyons comment Delille lui-même traduit ce passage, dont il déplore le manque de pathétique.

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regina ut tectis uenientem prospicit hostem, 595 incessi muros, ignis ad tecta uolare,

nusquam acies contra Rutulas, nulla agmina Turni, infelix pugnae iuuenem in certamine credit exstinctum et subito mentem turbata dolore

se causam clamat crimenque caputque malorum, 600

multaque per maestum demens effata furorem purpureos moritura manu discindit amictus et nodum informis leti trabe nectit ab alta. quam cladem miserae postquam accepere Latinae,

filia prima manu flauos Lauinia crinis 605

et roseas laniata genas, tum cetera circum turba furit, resonant late plangoribus aedes. hinc totam infelix uulgatur fama per urbem : demittunt mentes, it scissa ueste Latinus

coniugis attonitus fatis urbisque ruina, 610

canitiem immundo perfusam puluere turpans : [multaque se incusat, qui non acceperit ante Dardanium Aenean, generumque adsciuerit ultro.]

La reine, dès qu’elle voit du haut de sa demeure l’ennemi qui s’approche, les remparts assaillis, le feu qui vole vers les demeures et, pour y résister, point de défense rutule nulle part, point de troupes aux ordres de Turnus, croit, l’infortunée, que le héros a succombé dans les combats  ; soudain, l’esprit troublé par la peine, elle crie qu’elle est cause et auteur et source de ces maux ; avec maintes paroles démentes proférées dans le délire de la tristesse, résolue à mourir, elle déchire de sa main ses voiles de pourpre, attache à un bois du plafond le nœud d’un horrible trépas. Après que les femmes latines, consternées, eurent appris cette catastrophe, sa fille Lavinia, la première, ravage de ses mains sa blonde chevelure, ses joues roses ; puis toutes les autres, rassemblées en foule, deviennent comme folles, le palais retentit au loin de leurs lamentations. De là, par toute la ville se répand la sinistre nouvelle ; chacun sent tomber son courage ; Latinus va, ses vêtements déchirés, égaré par les destins de sa femme et la ruine de sa ville, souillant ses cheveux blancs qu’il couvre d’une immonde poussière. [Il se reproche sans cesse de n’avoir pas, d’autorité, appelé à lui le Dardanien Énée pour l’introduire comme son gendre dans la ville] (Jacques Perret)

Quand la reine, en sa tour, vit l’ennemi venir, Les remparts investis, le feu voler aux toits, Nul appui du Rutule et nul corps de Turnus, Hélas ! le croyant mort dans le hasard des armes, L’esprit soudain troublé, dans sa peine, elle crie Qu’elle est cause, l’auteur, la source de ces maux.

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En longs mots délirants l’âpre douleur l’égare. Prête à mourir, son bras tranche un voile de pourpre : Le nœud d’un dur trépas pendait en haute poutre. Quand savent ce malheur les femmes accablées, Cheveux blonds, rose peau, ta fille se déchire ; Sa main commence ; autour la foule, folle, suit Et le palais, au loin, de leurs cris retentit. Bientôt le bruit fatal court par toute la ville. On renonce ; le roi va, vêtements détruits – Le brisent ce destin, sa cité qui succombe –,

Souillant ses blancs cheveux d’une poussière immonde. [Que n’a-t-il seul reçu le grand Dardanien,

Énée, un gendre à qui confier sa cité !] (Jean-Pierre Chausserie-Laprée)

[...] la malheureuse Amate,

Voyant par l’ennemi ses remparts menacés, Jusque dans son palais les noirs brandons lancés, De Turnus vainement implore l’assistance. Que doit-elle augurer de sa fatale absence ? Ce héros, s’il vivait, viendrait la secourir ; Et la mort de Turnus la condamne à mourir ! Elle s’accuse alors des maux de sa famille, Et nomme tour à tour son époux et sa fille ; Enfin, lasse du jour, dans un transport fatal, Change en lien mortel son vêtement royal, S’y suspend, et finit, dans cette étreinte affreuse, Par un trépas cruel une vie odieuse.

Elle expire ; et bientôt de ses tristes destins Le bruit fatal arrive aux femmes des Latins : La douleur les saisit, et les mères tremblantes Font retentir les airs de leurs voix gémissantes. Sa fille, la première, objet de tous ses vœux, Objet de tous ses soins, arrache ses cheveux ; Et, dans son désespoir déchirant son visage, Aux roses de son teint fait un sanglant outrage. Sa cour par de longs cris se joint à ses douleurs. Bientôt le bruit affreux court dans la ville en pleurs : Le roi, le roi surtout, détestant la lumière,

Souille ses cheveux blancs d’une horrible poussière, Déchire ses habits. Monarque, père, époux, Il ressent à lui seul l’infortune de tous ; La pitié le saisit, le remords le déchire.

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Offert à ce héros, pur sang de Dardanus, Et sa fille, et le sceptre usurpé par Turnus ! (Jacques Delille)

Nous avons 32 vers de traduction contre 21 dans l’original (52 %). De toute évidence Delille procède ici par extension, mais pour obtenir un très bel effet pathétique. Il en fait plus un pathétique familial qu’un pathétique civique, puisque Amata n’a pas tant à l’esprit la chute de sa ville, que la ruine de sa famille, avec l’ajout de « Elle s’accuse alors des maux de sa famille, / Et nomme tour à tour son époux et sa fille », qui s’appuie peut-être sur multaque per maestum demens effata furorem, dont

demens et furorem sont rendus un peu plus loin par « Enfin, lasse du jour, dans un

transport fatal ». Sa mort est exprimée par 4 vers au lieu de 3 : la violence de discindit est escamotée, l’image de la pourpre remplacée par l’abstrait « royal », de même que le réalisme du corps pendu à une poutre du plafond – jugé sans doute de mauvais goût – est estompé par le discret « s’y suspend », où le y renvoie seulement au vêtement. Le « Elle expire » en début du vers un peu plus loin est peut-être inspiré du rejet

extinctum concernant la mort supposée de Turnus, effet qui n’a pas été rendu sur le

moment, selon le procédé de transfert que Delille évoque ailleurs dans sa préface. Que Delille adopte dans le texte latin pour qualifier les cheveux de Lavinia la version des manuscrits flauos (« blonds »), plutôt que la version de Probus floros (« éclatants ») n’a aucune importance, car il ne traduit pas l’adjectif. Ce sont surtout les lamentations des femmes qui sont amplifiées pour souligner l’aspect émouvant de la scène ; l’ajout de la double mention de l’amour maternel d’Amata pour Lavinia va dans le même sens. La douleur de Latinus est aussi amplifiée par l’ajout de « détestant la lumière » et l’insistance : « Il ressent à lui seul l’infortune de tous ; / La pitié le saisit, le remords le déchire ». La traduction met en avant le pathétique.

Turnus faisant un carnage d’ennemis (Én., IX, 691-716)

Nous voudrions maintenant nous tourner vers un moment épique par excellence, qui est le récit d’un carnage, où l’on voit le combattant pris par le furor guerrier. Jusqu’où peut-on aller dans la traduction quand on veut rester de bon goût ?

Ductori Turno diuersa in parte furenti turbantique uiros perfertur nuntius, hostem feruere caede noua et portas praebere patentis. deserit inceptum atque immani concitus ira

Dardaniam ruit ad portam fratresque superbos. 695 et primum Antiphaten (is enim se primus agebat),

Thebana de matre nothum Sarpedonis alti, coniecto sternit iaculo : uolat Itala cornus

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aera per tenerum stomachoque infixa sub altum

pectus abit ; reddit specus atri uulneris undam 700

spumantem, et fixo ferrum in pulmone tepescit.

tum Meropem atque Erymanta manu, tum sternit Aphidnum, tum Bitian ardentem oculis animisque frementem,

non iaculo (neque enim iaculo uitam ille dedisset),

sed magnum stridens contorta phalarica uenit 705

fulminis acta modo, quam nec duo taurea terga nec duplici squama lorica fidelis et auro sustinuit ; conlapsa ruunt immania membra, dat tellus gemitum et clipeum super intonat ingens.

talis in Euboico Baiarum litore quondam 710

saxea pila cadit, magnis quam molibus ante constructam ponto iaciunt, sic illa ruinam prona trahit penitusque uadis inlisa recumbit ; miscent se maria et nigrae attolluntur harenae,

tum sonitu Prochyta alta tremit durumque cubile 715

Inarime Iouis imperiis imposta Typhoeo.

Tandis que le chef Turnus d’autre côté exerce sa fureur, ébranle les guerriers, on lui porte l’annonce que l’ennemi se déchaîne en un combat nouveau et fait parade de ses portes ouvertes toutes grandes. Il abandonne son dessein et, soulevé d’un emportement sans mesure, se rue vers la porte Dardanienne, sur les deux frères, les deux superbes. Et tout d’abord Antiphatès – c’est lui qui se trouvait en avant –, bâtard d’une mère thébaine et du noble Sarpédon, il le couche à terre d’un coup de javelot : le cormier italien vole par l’air impalpable, planté dans le gosier il pénètre profondément dans la poitrine, la caverne de l’affreuse blessure rejette un flot écumant, le fer s’attiédit dans le poumon transpercé. Ensuite de sa main il abat Mérops, Érymas, ensuite Aphidnus, ensuite Bitias dont les yeux brûlent, dont le cœur frémit ; mais non pas d’un coup de javelot, car un javelot n’aurait pu lui arracher la vie : lancée avec un sifflement terrible, une phalarique arrive sur lui comme un carreau de foudre ; ni les deux épaisseurs du cuir de taureau, ni la fidèle cuirasse tressée de doubles écailles d’or n’ont résisté, le corps gigantesque chancelle et s’abat, la terre gémit ; énorme, le bouclier y fait un bruit de tonnerre. Ainsi au rivage eubéen de Baïes tombe parfois une de ces piles de pierre, bâtie d’abord de blocs massifs, puis jetée dans les eaux ; telle, elle penche, finit par glisser, s’atterre contre les bancs marins où elle pénètre profondément ; la mer se trouble, les sables noirs montent à la surface ; le bruit fait trembler la haute Prochyta et Inarimé qui par ordre de Jupiter pèse de tout son poids, dure tanière, sur le corps de Typhée. (Jacques Perret)

(24)

Contre un groupe ébranlé Turnus, ailleurs, fait rage. Le chef apprend alors qu’en un nouveau carnage Les Troyens déchaînés offrent portes ouvertes ; D’une folle fureur l’âme pleine, il s’arrête, Puis marche vers la porte et les frères superbes. Au premier trait lancé s’offrait Antiphatès, Bâtard d’une Thébaine et du grand Sarpédon. Le bois italien court par l’air impalpable, Dans la gorge se plante et s’enfonce en son sein. Un flot noir sort du trou de l’affreuse blessure Et le fer se réchauffe au poumon transpercé. Lors par lui meurt Mérops, Erymas, Aphidnus, Puis Bitias, l’œil fauve et l’âme frémissante ;

Non d’un trait (pour l’abattre un trait n’eût pas suffi) : Dans un grand sifflement vole une phalarique. Lourde foudre, elle fend ses deux cuirs de taureau Et sa sûre cuirasse à doubles mailles d’or.

Du colosse le corps et chancelle et s’écroule ; Le sol gronde et l’écu tonne, énorme, sur lui. Eubéenne Baïe, ainsi parfois tes rives

Voient choir leur pile en pierre, amples blocs immergés ; Telle sa masse penche, elle glisse, elle croule,

Aux vastes fonds marins se fracasse et s’abîme. Il monte un sable noir de la mer ébranlée ; Choc dont tremble Prochyte et, lit rude, Inarime Qui, par décret du Dieu, couvre et presse Typhée. (Jean-Pierre Chausserie-Laprée)

Dans ce moment, Turnus, poursuivant ses combats, Semait ailleurs l’effroi, l’horreur et le trépas : Tout à coup il apprend que les Troyens sans crainte De leurs murs aux Latins ne ferment plus l’enceinte ; Que, forts de leur audace, et de sang tout couverts, Ils laissent leurs remparts insolemment ouverts. Aussitôt la fureur dans ses regards éclate ; Il accourt, et d’abord il rencontre Antiphate, Enfant d’une Thébaine et du grand Sarpédon : Soudain son javelot vers ce fils d’Ilion

Part, atteint le guerrier dans sa course rapide. Le sang coule à grands flots sous la pointe homicide ; Il meurt, et dans son sein le fer reste enfoncé. Mérope perd la vie, Érymante est blessé, Aphidénus succombe. Enfin sur son passage Turnus voit accourir, l’œil enflammé de rage,

(25)

Un superbe géant, le puissant Bitias :

D’un simple dard alors il n’arme point son bras ; Qu’eût fait un simple dard ? mais une énorme lance Qui de son bras nerveux part avec violence,

Plus prompte que l’éclair, suit son bruyant essor : Vainement sa cuirasse et ses écailles d’or

Protègent le Troyen ; il tombe sous ce foudre, Et son corps gigantesque est couché dans la poudre. Sous son énorme poids la campagne gémit ; Son bouclier résonne, et l’air au loin frémit. Telle aux rives de Baïe, antique enfant d’Eubée, Dans le golfe de Cume avec fracas tombée, Une masse de roc, qu’unit un dur ciment, Ébranle au loin la rive en son noir fondement : Inarime en frémit, et du géant Typhée

Presse d’un nouveau poids la poitrine étouffée ; L’air en tremble ; la mer craint un second chaos, Et de son vieux limon noircit au loin les flots. (Jacques Delille)

26 vers sont rendus par 34 vers (30,75%).

Pour mieux rendre le furor de Turnus au début du texte Delille remplace un rythme binaire – furenti /turbantique uiros – par un rythme ternaire – « l’effroi, l’horreur et le trépas ». Il insiste sur le carnage opéré par les Troyens en ajoutant l’image « de sang tout couverts » ; il ajoute l’image de la fureur s’exprimant dans les regards de Turnus. Il laisse de côté l’idée que Turnus veut se diriger vers les deux frères Pandarus et Bitias (dont il a été question plusieurs vers plus tôt). Pour Mérope, Érymante et Aphidénus, Delille choisit un parallélisme en faisant d’eux à chaque fois le sujet d’un verbe, avec un souci de variété qui va à l’encontre de la précision du sens puisque chez Virgile Érymante a le même sort que les autres. L’arrivée de Bitias est comme mise en scène par le traducteur, alors que Virgile faisait de lui, comme des précédents, le COD de sternit ; Delille insiste sur sa force en le présentant comme un géant, ce qui ne se déduisait que de la suite dans le texte d’origine, et il appuie par un redoublement – « Un superbe géant, le puissant Bitias ». En revanche, animisque frementem (« dont le cœur frémit ») est omis. Le terme technique de falarica a disparu au profit de « lance » ; pour montrer l’écart entre le iaculum et la falarica, le premier, qui avait pourtant été traduit quelques vers plus haut par « javelot » est traduit ici par « simple dard » et falarica (javelot enduit de filasse et de poix qu’on lançait depuis les tours de bois) par « énorme lance ». Disparues « les deux épaisseurs du cuir de taureau » – nec duo taurea terga –, mais le rejet «  protègent le Troyen  » est un bon équivalent du rejet sustinuit. L’expression « la campagne gémit » lorsque le géant s’écroule est un affadissement

(26)

de sens par rapport à l’amplification cosmique dat tellus gemitum ; de même « et l’air au loin frémit » peut sembler faible à côté de l’évocation du tonnerre : intonat. Mais le rythme et les sonorités de la longue phrase décrivant le coup que lui porte Turnus sont très évocateurs du vol du projectile ainsi que de la chute du géant et constituent un excellent exemple d’harmonie imitative.

Mais ce qui est le plus remarquable, c’est la manière dont est décrite la mort d’Antiphate. Si le rejet coniecto sternit iaculo est amplifié par le monosyllabe « part » en début de vers, la précision horrifique de la blessure a disparu. Delille ne rechigne pas à parler du sang : « Le sang coule à grands flots sous la pointe homicide » pour

undam / spumantem, mais les précisions anatomiques dignes d’un film gore où se

complaît l’épopée ne sont pas de mise dans un texte de bon goût. On cherchera en vain : « planté dans le gosier il pénètre profondément dans la poitrine, la caverne de l’affreuse blessure rejette un flot écumant, le fer s’attiédit dans le poumon transpercé ».

Quant à la comparaison épique qui amplifie la chute de Bitias, nous constaterons simplement que le rendu en est extrêmement libre et qu’on ne saurait guère là parler de traduction. Non seulement Delille glose l’adjectif Euboico, par « antique enfant d’Eubée », laissant entendre par là que Baïes devait être une ancienne colonie d’Eubéens ; mais encore il situe la scène « dans le golfe de Cume », ajoutant ainsi une précision géographique, de manière à ce que, sans doute, le lecteur puisse mieux situer la scène. Magnis quam molibus ante / constructam ponto iaciunt n’est pas traduit ; et le groupe sic illa ruinam / prona trahit penitusque uadis inlisa recumbit ; / miscent se

maria et nigrae attolluntur harenae est scindé, perdant l’image du glissement et de

l’empreinte profonde, le dernier vers de ce groupe étant rendu à la fin de l’épisode. L’île de Prochyta a disparu et c’est Inarime (l’île d’Ischia) qui est seule retenue ; elle « frémit » seulement. Jupiter n’est plus mentionné comme responsable du châtiment de Typhée si bien que l’épisode ne se clôt pas par une allusion à la victoire de l’ordre olympien sur le chaos, mais sur l’image du bouleversement : « L’air en tremble ; la mer craint un second chaos, / Et de son vieux limon noircit au loin les flots ».

Charon (Énéide, VI, 295-316)

Puisque Delille dans ses préfaces retient comme passage descriptif très important la « peinture des enfers » (p. 112 ; p. 389), examinons sa traduction de la séquence où Énée découvre les fleuves infernaux et le personnage de Charon.

Les 22 vers sont rendus par 28 vers (soit 27 %).

Hinc uia Tartarei quae fert Acherontis ad undas. 295

turbidus hic caeno uastaque uoragine gurges aestuat atque omnem Cocyto eructat harenam.

(27)

portitor has horrendus aquas et flumina seruat terribili squalore Charon, cui plurima mento

canities inculta iacet, stant lumina flamma, 300

sordidus ex umeris nodo dependet amictus. ipse ratem conto subigit uelisque ministrat et ferruginea subuectat corpora cumba, iam senior, sed cruda deo uiridisque senectus.

huc omnis turba ad ripas effusa ruebat, 305

matres atque uiri defunctaque corpora uita magnanimum heroum, pueri innuptaeque puellae, impositique rogis iuuenes ante ora parentum : quam multa in siluis autumni frigore primo

lapsa cadunt folia, aut ad terram gurgite ab alto 310

quam multae glomerantur aues, ubi frigidus annus trans pontum fugat et terris immittit apricis. stabant orantes primi transmittere cursum tendebantque manus ripae ulterioris amore.

nauita sed tristis nunc hos nunc accipit illos, 315

ast alios longe summotos arcet harena.

C’est ici que commence un chemin qui conduit Aux eaux de l’Achéron, fleuve mêlé de fange, Qui bouillonne et vomit en un grand tourbillon Son abondant limon dans l’étang du Cocyte. Près de ces flots mouvants, un effrayant passeur, Charon, monte la garde, horrible à contempler : Son menton est couvert de poils blancs et hirsutes, Ses yeux lancent du feu, et dessus ses épaules Pend un manteau sordide ; il manœuvre à la gaffe Un bateau tout rouillé, pour transporter les corps ; C’est un vieillard, bien sûr, mais c’est aussi un dieu À la verte vieillesse et aux forces intactes.

On voit là se ruer une foule en désordre, Hommes, femmes mêlés, des filles, des garçons, Les corps inanimés des héros magnanimes, Des fils mis au bûcher sous les yeux de leurs pères. Ils sont aussi nombreux qu’aux premiers froids d’automne Les feuilles que l’on voit se détacher des arbres,

Ou que sont les oiseaux qui volent vers les terres, Quand, l’hiver arrivant, ils vont à tire-d’aile Aux pays du soleil. Ils se tiennent debout, Voulant qu’on les embarque et les fasse passer, Bien vite et les premiers, sur la rive d’en face ;

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