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Nous, les autres

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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nous, les autres

Mémoire

Catherine Plourde

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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III RÉSUMÉ

Ce mémoire analyse certaines pratiques artistiques actuelles (cinéma, performance, photographie) empreintes d’interrogations identitaires et de dualités rejoignant celles de mon projet pictural nous, les autres. La composition inhabituelle du corps et de l’objet-vêtement, dans ce travail, permet de favoriser la controverse et de renouveler les

perceptions du regardeur. Tout au long des trois chapitres, six œuvres cinématographiques, performatives et photographiques côtoieront ma série de peintures pour en dévoiler le parcours. De l’identité à la perception, le sujet-objet de mes toiles se joue d’abord de l’image trouble renvoyée au spectateur, tel que le fait l’acteur au cinéma. Entre opposition et annulation, surgit ensuite la fiction neutre et duelle qui émane du performatif, d’où émerge comique et poétique. Finalement, c’est entre hasard et propension que mes choix artistiques de mise en image équilibrent imprévus et réflexes, tout comme la photographie harmonise l’ensemble. Ce mélange matière et couleurs constituant nous, les autres est pour le regardeur une œuvre ouverte prête à déambuler.

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V ABSTRACT

This essay explores certain current artistic practices (cinema, performance, photography) marked by identity questions and dualities mirroring those of my pictorial project nous, les autres. Through an unusual composition of body and clothing objects, fictional entities fuel controversy and renew the viewer’s perceptions. In the three chapters, two cinematographic works, two performances and two photographs will stand alongside my series of paintings to reveal their journey. De l’identité à la perception, the subject-object of my paintings, toys with the blurred image shown to the spectator, much like an actor in a movie. Entre opposition et annulation evokes the neutral and dual fiction stemming from a performance giving rise to the poetic and the comical. Finally, entre hasard et propension provides a backdrop for my artistic choice of images to balance mishaps and reflexes, much like photography complementing an ensemble. Through this mixture of matter and colour, nous, les autres takes the form of open artwork.

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VII

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ... III ABSTRACT ...V TABLE DES MATIÈRES ... VII TABLE DES FIGURES ... IX REMERCIEMENTS ... XI

Introduction ... 1

CHAPITRE UN : DE L’IDENTITÉ À LA PERCEPTION ... 5

1.1PROBLÉMATIQUESD’IDENTITÉS ... 6

1.1.1NOUS,LESAUTRES ... 7

1.1.2HÉLASPOURMOI ... 10

1.1.3MULHOLLANDDRIVE ... 11

1.2ENTRECINÉMAETPEINTURE ... 14

1.3LERAPPORTAUTEMPS ... 17

CHAPITRE DEUX : ENTRE OPPOSITION ET ANNULATION ... 19

2.1L’OUVERTUREDEL’ÉCART ... 21

2.1.1L’ENVELOPPECORPORELLE ... 21

2.1.2DUMODÈLEUNIQUEAUMODÈLEMULTIPLE ... 23

2.1.3ÉCARTDECONDUITE ... 25

2.1.4AUTRESOPPOSITIONS ... 26

2.2DUPOÉTIQUE :LACHUTEVSLALICORNE ... 27

2.3DUCOMIQUE :COCONVS59 POSITIONS ... 31

2.4AUCONTRAIRE… ... 36

CHAPITRE TROIS : ENTRE HASARD ET PROPENSION ... 37

3.1COMPOSERAVECLEHASARD ... 38

3.2LAISSERSAMARQUE ... 42

3.2.1TRAITEMENTÉCLATÉ ... 42

3.2.2ESPACESCOLORÉS ... 43

3.2.3STRUCTURESPATIALISANTE ... 47

3.3PROPENSIONOUCHEMINTRACÉD’AVANCE ... 48

3.3.1LASÉDUCTION ... 49

3.3.2VERSUNEŒUVREDEL’IMPOSSIBLE ... 51

3.4FINALEMENT :L’HARMONIE ... 52

Conclusion... 55

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IX TABLES DES FIGURES

fig. 1: Cat Plourde, nous, les autre, Modèle 1: Patricia Lacelle, 2012 ... 8

fig. 2: Cat Plourde, nous, les autres, Modèle 2: Sandra Laroche, 2012 ... 8

fig. 3: Cat Plourde, nous, les autres, Modèle 3: Cat Plourde, 2012 ... 8

fig. 4: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 1, 2012 ... 9

fig. 5: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 2, 2012 ... 9

fig. 6: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 3, 2012 ... 9

fig. 7: Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, 1996 ... 10

fig. 8: David Lynch, Mulholland Drive, 2001 ... 12

fig. 9: Jean-Luc Godard, Le mépris, 1963 ... 13

fig. 10: Cat Plourde, le chat, 2012 ... 14

fig. 11: Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, 1996 ... 15

fig. 15: Yoko Ono, Cut Piece, 1965 ... 22

fig. 15: Joseph Beuys, Costume de feutre, 1970 ... 22

fig. 15: Joseph Beuys, Costume de feutre, 1970 ... 22

fig. 15: Miyake et Fujiwara, King & Queen, 1999 ... 22

fig. 16: Rebecca Horn, Einhorn (La licorne), 1970 ... 23

fig. 17: Erwin Wurm, 59 Stellengen (59 positions), 1997-1998 ... 24

fig. 18: Frida Kahlo, La columna rota, 1944 ... 28

fig. 19: Cat Plourde, la chute, 2012 ... 29

fig. 20: Maurizo Cattelan, Not Afraid of love, 2000 ... 32

fig. 21: Cat Plourde, cocon, 2012 ... 33

fig. 22-fig. 23: Melanie Bonajo, Furniture Bondage (Objets ligotés), 2008... 39

fig. 24: Raphaëlle de Groot, Le poids des objets, 2009 ... 40

fig. 25: Cat Plourde, cuir, 2012... 43

fig. 26: Cat Plourde, petites tenues, 2012 ... 43

fig. 28: Cat Plourde, association I, 2010 ... 45

fig. 28: Cat Plourde, maillot, N/B, 2012... 45

fig. 29: Cat Plourde, fourrure, 2012 ... 46

fig. 30: Gary Hume, Kate, 1996 ... 46

fig. 31 : Sam Taylor-Wood, Self-Portrait Suspended I, 2004 ... 48

fig. 32 : Sam Taylor-Wood, Self Portrait Suspended VIII, 2004 ... 48

fig. 33: Sophie Privé, Limbus, 2012 ... 51

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XI REMERCIEMENTS

Marie-Christiane Mathieu, Alexandre David, Rafael Sottolichio, Marie-Andrée Proux Martin, Patricia Lacelle, Sandra Laroche, Caroline Mercier, Myriam Lambert, Gina Bluteau, Hélène Saint-Arnaud, Mathieu Lévesque, Michelle Bergeron, Robert Larouche.

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1 Introduction

Le corps est le lieu de diversification des a

priori du visible. Il est le lieu ontologique

pur1.

Gérard Granel

Le terrain de l’art est vaste. Il peut parfois prendre les allures d’un champ de bataille et, parfois, avoir l’air d’un terrain de jeux où les artistes redeviennent enfants. Faire de l’art permet de questionner la vie, les gens, les choses, puis de les disposer tous différemment pour créer une fiction. Ma volonté de faire de la peinture, particulièrement aujourd’hui, est intimement liée à ma curiosité face à ce qui m’entoure, aux plus petits détails du quotidien, aux rencontres, aux objets, aux événements. Elle vient aussi de mon désir d’assembler les éléments afin de reconstruire une histoire. Ces fragments de quotidien me servent de point de départ, comme le sont les pièces d’un montage en devenir que j’assemble en cherchant activement les tensions et les parentés, qui me les feraient percevoir autrement.

En manipulant d’abord les idées et les matériaux, il est possible ensuite de se laisser prendre par les mécanismes mêmes de l’art, ceux dictés par l’acte de peindre et le hasard, comme l’entend Francis Bacon. L’association entre corps et objet-vêtement que j’effectue à partir d’un jeu théâtral, se poursuit en représentation et se parachève dans l’univers de l’art à travers la série picturale nous, les autres.

L’exercice d’introspection insufflé par la poursuite de mes études de maîtrise et soutenu par ma pratique artistique m’a permis de définir la structure de ce projet en relevant les grandes lignes de son fonctionnement. Or, avec le temps, l’expérience a grandi et les potentiels de combinaison se sont avérés aussi riches que nombreux.

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2

Dans un exercice de regroupement, j’ai choisi comme règle l’utilisation du chiffre trois, propre à « la dialectique de la différence 2», propre aussi au nombre de modèles présents

dans mon projet et aux groupements de toiles : le premier tiers des toiles propose des modèles peints sur un fond laissé volontairement vide, en toile brute ; un autre tiers les présente sur un mélange matière peinture et matière vêtement ; et le dernier entièrement peints. Mais, comment expliquer l’étendue de nous, les autres en trois thématiques distinctes ?

Marcel Duchamp disait du chiffre trois qu’il avait une importance « simplement du point de vue numération : un c’est l’unité, deux c’est le double et la dualité, trois c’est le reste 3».

Évoquant pour moi les idées abstraites, les rapports et la présence d’une tierce partie, le trois divisera de même mon mémoire en autant de sections. Le début du texte se situe en terrain neutre, élaborant la base du projet que j’organise, alors que la suite présente ses propriétés distinctes qui, cette fois, sont plus incontrôlées, jouant avec les antagonismes et le hasard. Un souci d’ouverture, bien au-delà de ces contradictions, vient en fin de compte circonstancier le projet. C’est que le trois fait aussi appel à ce qui se crée après l’association sur les plans de la différence et de l’écart : l’entité inventée.

Le premier chapitre de ce mémoire, « Entre identité et perception », portera plus spécifiquement sur le temps de l’œuvre, de son idéation à sa réalisation, et abordera au long des nombreuses étapes de nous, les autres ma motivation à rejeter l’origine du sujet au profit de son renouvellement.

Le deuxième chapitre, « Entre opposition et annulation », traitera des antagonismes autour desquels tourne l’ensemble des éléments fondamentaux de mon travail plastique. J’expliquerai comment, au-delà du traitement d’éléments précis que j’embrouille, se trouvent plusieurs composantes discordantes au sein de mon approche plastique, composantes qui tendent toutefois à s’équilibrer.

2 Marcel Duchamp, Marcel Duchamp, ingénieur du temps perdu : entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Éditions

Pierre-Belfond, 1977 (1967), p. 78.

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3 Dans le troisième chapitre, « Entre hasard et propension », j’analyserai l’activité même de la création, des possibilités aux automatismes, qui représente une importante part d’improvisation et de découvertes propres au projet : celle où je mets de côté le contrôle sur mon travail pour laisser la place au langage pictural et aux prédispositions.

Ces trois chapitres permettront de mieux situer ma pratique dans le vaste univers de l’art actuel. Tout au long de ce mémoire, plusieurs œuvres mettront d’ailleurs en perspective mes propos, notament celles de Jean-Luc Godard, David Lynch, Rebecca Horn, Erwin Wurm, Sam Taylor-Wood et Melanie Bonajo.Les notions qui seront soulevées à travers le texte, sont importantes à la compréhension de mon travail de création, bien qu’elles le demeurent à différents niveaux pour les pratiques artistiques qui y seront reliées. Ces œuvres, sélectionnées d’abord par intérêt personnel, répondront de la volonté que j’ai de rallier mon travail à celui d’autrui. Dans chaque chapitre deux œuvres contemporaines abonderont dans le sens de mon projet, tandis que trois médias différents seront analysés pour déterminer l’étendue et l’influence qu’ont les disciplines cinéma, performance et photographie sur mon travail.

Ma recherche théorique s’intéresse aux idées d’existence de l’autre, d’invisibilité et d’inconnu évoquées par le renouveau du regard, par la disparité entre les éléments, mais aussi par la place que tiennent le hasard et certaines propensions dans mon processus de création. Elles ont pour dessein d’appuyer mes intérêts esthétiques et plastiques ayant trait aux représentations du corps et de l’objet-vêtement dans ma peinture, une peinture où l’identité du sujet se perd au profit de l’entité artistique qui questionne nos habitudes et nos comportements.

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CHAPITRE UN

De l’identité à la perception

[C]e qui lie la pratique de l’art à la question du commun, c’est la constitution, à la fois matérielle et symbolique, d’un certain espace-temps, d’un suspens par rapport aux formes ordinaires de l’expérience sensible4.

Jacques Rancière

Il semble exister une familiarité entre le projet nous, les autres et certaines images du monde des arts. Cette fiction réalisée en peinture effleure effectivement d’autres pratiques iconographiques dont celle du cinéma. De facture sobre, nous, les autres se définit par la seule présence figurative de son modèle féminin en déséquilibre, vêtu de façon inappropriée. Son traitement graphique et son contexte vaporeux effacent les particularités du modèle qui s’affiche plutôt comme la figure dénaturée, chimérique, d’une histoire complexe.

Afin d’éclairer les motifs principaux de création et de relever les observations relatives à la réception finale de l’œuvre qui correspondent à mon travail, je me pencherai ici sur deux œuvres cinématographiques touchant le corps, le commun, l’identité : Hélas pour moi de Jean-Luc Godard et Mulholland Drive de David Lynch. Je soulignerai les ressemblances entre la lecture des tableaux et leur déroulement afin d’analyser la réception, souvent ardue, que peut ressentir le spectateur devant ce type d’œuvres tumultueuses. Je soulèverai de même les parallèles présents dans l’approche, tant sur le plan pictural que cinématographique, édifiant les effets et techniques propres au brouillage perceptif.

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1.1 PROBLÉMATIQUES D’IDENTITÉS

La vraie philosophie est de réapprendre à voir le monde.5

Maurice Merleau-Ponty

Comme spectatrice, je suis sans cesse attirée par la présence humaine et les événements qui fonctionnent d’abord comme repères au cœur d’une œuvre, mais qui, sitôt décelés, se transforment en entités désordonnées. Les sujets présents dans nous, les autres semblent eux aussi ambigus et en suspens, rappelant en quelque sorte le désœuvrement dont sont empreints les personnages de plusieurs films qui me touchent, comme ceux de Mulholland Drive qui se révèlent à nous telles « des figures sans profondeur à la silhouette admirablement dessinée, embarquées dans une histoire improbable.6» Il est possible de

transposer cette description aux sujets de mes toiles.

Alors que Jean-Luc Godard et David Lynch traitent de problématiques identitaires et sociales, ils réussissent à éveiller, chacun à sa manière, un état fébrile et introspectifchez le spectateur, que je souhaite aussi transmettre par le biais de mon œuvre. Lorsque je repense à l’embêtement de quelques spectateurs devant mes toiles, désorientés à l’idée de devoir formuler leurs propres pistes de compréhension du projet, je considère que mon objectif est atteint. L’état d’indécidabilité, qui favorise ou plutôt inflige un questionnement chez le spectateur, Jacques Rancière l’attribue d’ailleurs à plusieurs pratiques artistiques actuelles comme à celle de Sam Taylor-Wood que nous verrons plus loin. Selon Jocelyne Lupien, certaines pratiques artistiques québécoises récentes, dont celle de Nicolas Baier, se manifestent « pour mieux interroger et redéfinir les certitudes identitaires ».

5 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, nrf, Paris, Gallimard, 1945, s.p.

6 Thierry Jouche, « L’amour à mort », Cahiers du cinéma, no 562, novembre 2001, p. 20 ; cité dans Julien Achemchame, Entre l’œil et la réalité : le lieu du cinéma. Mulholland Drive de David Lynch, Paris, Éditions Publibook, 2010, p. 80.

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7 Elle va même jusqu’à avancer que « faire l’expérience de ces œuvres, c’est s’engager dans un processus d’autoperception et d’intersubjectivité émouvant et instructif quant aux rapports entre soi et l’autre.7»

1.1.1 NOUS, LES AUTRES

nous, les autres vient interroger l’individualité par la peinture, c’est-à-dire de façon fixe, stable, fractionnée. Les corps et objets abordés par cette discipline se présentent plus subtilement qu’au cinéma. Magritte considérait d’ailleurs que l’image peinte d’un élément, dans ses nombreux détails de la réalité, avait la capacité de remettre en cause son répondant du monde réel.8

À l’image des œuvres cinématographiques de Godard et de Lynch, nous, les autres propose le trouble lié à la présence d’un personnage féminin et à sa quête d’identité. Comme l’indique son titre confus, nous peut référer aux femmes, mais aussi aux hommes, ce nous étant les autres, une catégorie à part, un ensemble défini. Par contre, la série qui compose ce projet d’exposition est née d’un jeu imitant la performance théâtrale, dont les protagonistes sont deux de mes amies et moi-même. J’ai construit ce corpus autour d’un type précis de femmes qui rencontraient les mêmes caractéristiques physiques afin de parvenir à en représenter une qui pourrait toutes les représenter. C’est l’image transposée sur le canevas qui peut devenir suffisamment indéfinie pour renvoyer plus directement à la femme au sens large.

La place que je tiens aussi en tant que modèle dans mon projet me positionne sur un autre plan, offrant mon autoportrait comme lieu relevant du féminin. Mais les deux autres modèles viennent diluer cette idée d’autoreprésentation en complexifiant ce corps féminin, le rendant à la fois unique et multiple, tout comme dans Mulholland Drive :

7 Jocelyne Lupien, « Du sens des sens dans l’art actuel », in Thérèse St-Gelais (dir.), L’indécidable, écarts et

déplacements de l’art actuel, Montréal, Éditions Esse, 2008, p. 88.

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« [I]l y a deux femmes, en tant que deux aspects de la même femme, il y a deux mondes. 9 »

fig. 1:Cat Plourde, nous, les autre, Modèle 1: Patricia Lacelle, 2012 fig. 2: Cat Plourde, nous, les autres, Modèle 2: Sandra Laroche, 2012 fig. 3: Cat Plourde, nous, les autres, Modèle 3: Cat Plourde, 2012

Lors des séances photographiques de mon travail, chaque modèle est invité à tenir un rôle difficile à saisir. Je leur propose d’adopter des poses inhabituelles, bien qu’elles ressemblent étrangement à celles de la photographie de portrait. L’improvisation est alors fortement encouragée dans l’optique d’une nouvelle proximité, d’une interaction autre avec l’objet-vêtement. J’exige même que les modèles éprouvent de la difficulté avec les positions adoptées, qu’ils demeurent presque impassibles afin de ne rien suggérer et de s’éloigner au mieux de ce qu’évoque leur objet, leur habillement. Alors incommodés, ils doivent délaisser une part de leur individualité au profit d’une position physique plus libre, plus vaste, mais toujours liée au féminin.

Dès lors, je désire voir apparaître des situations cachées, interprétées par ces corps féminins, des corps que, paradoxalement, je veux voir vêtus d’habits connotés, portant la

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9 charge significative de leur fonction. C’est à partir d’éléments connus que ceux-ci pourront se réinventer.

Je jongle avec la représentation de ces nouvelles associations entre gestuelle et vêtement afin que s’éveillent des perceptions singulières chez les spectateurs. C’est ainsi que l’identité trouble de ces corps entre désormais dans le champ des perceptions.

fig. 4: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 1, 2012 fig. 5: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 2, 2012 fig. 6: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 3, 2012

Agnès Martin disait que ses peintures n’étaient pas à propos de ce qui était vu, mais à propos de ce que chacun sait depuis toujours. N’est-ce pas le cas pour toutes les peintures ? Abstraites ou non ? Il semble qu’une œuvre agit presque toujours comme un miroir. Les gens se voient et se perçoivent à travers la reconnaissance inconsciente de leurs connaissances, de leurs expériences, de leurs acquis.10

Partant de l’idée que chaque individu est tout à la fois unique et différent, j’ajouterais à l’idée émise par Agnès Martin qu’il peut y avoir autant d’interprétations qu’il y a de

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spectateurs. Ainsi, nous, les autres peut interroger certaines conceptions propres de la réalité intérieure, extérieure, voire quelques habitudes et comportements.

Mais c’est avec cette conscience qui déjoue l’entendement que je résiste à toute forme d’analyse autour de ce qui semble réellement se passer pendant la création du projet. De cette manière et selon mes aspirations, j’accorde une plus grande place à l’imagination et à la création.

1.1.2 HÉLAS POUR MOI

Le travail de Godard, ponctué sans cesse d’essais, de collages et de couleurs,

inspire aujourd’hui de nombreux cinéastes, en les aidant à réfléchir sur leur

propre travail : « Ce qui,

inlassablement, guide le travail de Godard est ce désir de nous faire percevoir ce que l’on ne peut appréhender par notre regard ordinaire sur les choses.11»

Hélas pour moi raconte l’histoire d’un dieu désirant éprouver les souffrances et les joies humaines, l’amour menant à la création. J’ai pu ressentir, en regardant une scène de ce film, une émotion déstabilisatrice m’amenant à me questionner sur ma propre perception et mon rapport aux autres, au point qu’elle semblait révéler en moi un espace insoupçonné.

11 Marie-Claude Loiselle, « Voir l’invisible : Hélas pour moi de Jean-Luc Godard », 24 images, no 71, 1994, p. 64.

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11 J’en résume ici l’extrait :

Dieu-Simon désire allonger la nuit pour passer plus de temps avec Rachel. Une fois de retour chez elle, encore et toujours inconfortable en tant qu’humain, il lui dit : « C’est moi, Simon. » Toutefois, Rachel n’est pas prête à le recevoir, elle ne veut pas parler avec lui puisqu’il lui avait dit qu’il partait. Elle attend donc son retour pour le lendemain. Même s’il veut l’embrasser, il ne le peut pas, car elle l’attend…

D’une simplicité désarmante, ce bref passage est parvenu à mettre en doute mon propre jugement, hormis la certitude qu’il est impossible, du moins pour la majorité d’entre nous, de réagir comme le fait Rachel étant donné notre faculté de raisonner et de nous adaptater. Or, le réalisme impeccable de la scène en plus du jeu brillant des acteurs nous font croire qu’il s’agit bel et bien d’une logique, mais que celle-ci est autre. Dans cet espace-temps différent, nous devons admettre le comportement radical de Rachel qui est conditionnée à attendre jusqu’au lendemain pour communiquer avec Simon. Dans cet exemple, la singularité du moment se dessine surtout lorsque retiré de son contexte. Le spectateur fait aussitôt face à une perte de repères, caractéristique de l’œuvre de Godard et de son antilogique – à moins que ce ne soit un excès de logique au détriment du bon sens. Le contexte global du film demeure d’ailleurs déconcertant et flou, avec cette idée laborieuse d’un dieu qui vole l’apparence de Simon pour être vénéré par Rachel.

1.1.3 MULHOLLAND DRIVE

Le film Mulholland Drive raconte l’histoire de deux jeunes actrices menant une enquête pour retrouver l’identité de l’une d’elle, Rita, souffrant d’amnésie. La première partie du film propose des personnages confus et insécures qui prennent part à divers événements intenses. Tandis que ces derniers se chevauchent, l’histoire désordonnée laisse malgré tout croire en l’existence d’un ordre prochain, sentiment qui s’estompera très rapidement dans la deuxième partie du film où le temps semble reculer et où viennent s’interchanger identités et relations.

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Chaque déplacement dans le temps s’effectue d’ailleurs dans une finalité complexe et houleuse, concentrée autour du désir de transformer le passé de certains personnages.

L’échange constant des comportements et des identités entre les personnages féminins élève la corporalité comme un lieu complexe et absurde. L’état d’indécision ne cesse de s’envenimer. C’est donc pantois, curieux et vulnérables que nous affrontons les facettes les plus énigmatiques du film : sa légitimité, sa chronologie et son éventuelle clé manquante.

Comme le travail personnel de Godard, celui de David Lynch aux tendances surréalistes, entre difficilement dans un genre cinématographique particulier. « Il est certain pourtant que l’aura de mystère qui a plané sur ces films a contribué à leur légende.12» Lynch

parvient aussi à troubler notre compréhension par la déconstruction d’une cohérence, brouillant souvent le rôle de ses personnages. Nombre d’entre eux finissent même par entrer en liaison et s’enchevêtrer malgré le manque de rapports entre eux pendant le film. Cette confusion des personnages, qui fait écho à la confusion des spectateurs, est aussi caractéristique de nous, les autres. Ma série de toiles laisse effectivement présager qu’un seul élément manque à son élucidation complète, à une compréhension générale.

12 Jean-Luc Lacuve, « Mulholland Drive » [en ligne], Le Ciné-club de Caen, 2 mai 2002, www.cineclubdecaen.com/realisat/lynch/mulhollanddrive.htm

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13 Prenons à ce propos le problème

flagrant d’identités de Mulholland Drive. Si Godard montre la transposition d’un dieu dans le corps d’un homme dans Hélas pour moi, Lynch vient heurter autrement notre compréhension en confrontant le spectateur à la fois à l’univers du réel

et à celui du rêve. Mentionnons au détour que, dans Mulholland Drive, les références multiples à d’autres œuvres brouillent également les pistes dans une trame narrative déjà tordue. La thématique cinématographique, la relation amoureuse entre personnages principaux conflictuels et la finale où « silencio » est prononcé sont d’ailleurs probablement des références au film Le mépris de Godard.

Lynch mentionne qu’il faut prendre ses films tels qu’ils se présentent à nous, en mettant de l’avant notre intuition plutôt que notre raison : « Le signe au sein de l’image cinématographique permet de garder l’opacité de la chose représentée (son signifié) et c’est au spectateur de savoir l’appréhender à travers ses propres moyens.13» Cette envie de faire

s’élever des pistes de compréhension personnelles et intimes se trouve en fait au sein même de mon travail.

13 Julien Achemchame, op. cit., p. 51.

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1.2 ENTRE CINÉMA ET PEINTURE

Le peintre observe, en peignant, une distance naturelle entre la réalité donnée et lui-même; le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné. Les images qu’ils obtiennent l’un et l’autre diffèrent à un point extraordinaire. Celle du peintre est globale, celle du cameraman se morcelle en un grand nombre de parties qui se recomposent selon une loi nouvelle.14

Walter Benjamin

Aux images fractionnées différemment selon la discipline, peut s’ajouter la complexité d’un rythme. nous, les autres est une série de tableaux à laquelle on peut prêter une analogie de Barthes qui ramène le cinéma à l’état combinatoire de passivité et d’activité contenu dans une vague.15 Cette description poétique montre

bien la capacité du cinéma à faire coexister ensemble différents phénomènes. Il est vrai que la peinture n’a pas d’emblée, comme au cinéma, ce pouvoir de donner une existence presque tactile à des événements improbables grâce à la succession d’images, puisque le cinéma a la particularité d’abolir les contraintes spatiotemporelles.

Par exemple, dans l’œuvre le chat issue de la série, il y a ce double effet de prise de vue qui s’apparente à celui qu’on retrouve au cinéma. Le modèle outrepasse le cadre et son ombre est projetée sous un angle inédit, ce qui fait convenir d’un trucage quant à l’éclairage, en plus d’une action cachée se trouvant certainement plus bas dans la toile.

14 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Éditions Gallimard, Barcelone, 2012, p.38.

15 Cf. Raymonde Carasco, « L’image-cinéma qu’aimait Roland Barthes : le goût du filmique », Revue d’esthétique, no 6,

Toulouse, Privat, 1984, 8 p.

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15 Mais tout ça n’est qu’illusion, puisque le média peinture fait durer l’immobilité et en même temps ici, l’impossible.

Dans la foulée de Godard et de Lynch, je partage l’idée que la peinture et le cinéma ont beaucoup en commun : Lynch assure qu’il travaille de la même façon, qu’il s’agisse de peinture ou de cinéma, croyant que « la peinture est une chose qu’on peut appliquer à tout le reste16» ; Godard

travaille pour sa part à imiter le peintre17, comme lors de son

magnifique et long plan panoramique au début de Hélas pour moi où tous les personnages sont immobiles, statiques, tandis que la caméra suit lentement l’approche d’un bateau. Cette image très picturale est d’un traitement rare au cinéma.

Les deux disciplines artistiques et les œuvres mises en parallèle dans ce chapitre (Hélas pour moi, Mulholland Drive et nous, les autres) tendent ainsi à montrer des liens indéniables quant à la recherche particulière sur le trouble perceptif : « En brouillant les repères, c’est le familier et l’étrange, le proche et le lointain qui entretiennent un discours subtil, s’entrelacent et se rejettent.18»

Des phénomènes perturbants de transfert d’identités chez Godard au dédoublement d’identités chez Lynch, en passant par le désir d’homogénéisation d’identités dans mon cas, ces sujets, tous interreliés, constituent pour les artistes une base solide pour la composition

16 Chris Rodley, David Lynch : entretiens avec Chris Rodley, Paris, Cahiers du cinéma, 2004, p. 21. 17 Cf. Jean-Luc Douin, Jean-Luc Godard : dictionnaire des passions, Paris, Éditions Stock, 2010, p. 300. 18 Julien Achemchame, op. cit., p. 45.

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de leurs fictions. Les procédés employés affirment quant à eux une distance entre l’œuvre et la réalité, entre l’œuvre et le spectateur, entre l’identité (des personnages, des objets) et la perception.

Godard, avec son esthétique de la fragmentation, prend l’habitude de contredire les assises du cinéma par tous les moyens possibles : laisser volontairement apparente la « collure19»

entre scène et plan, y incruster l’écriture, faire surgir musique et sons pour aussitôt les retirer. Tout comme Lynch, il réussit par l’entremise de faux raccords, de champ/contre-champ biaisés, à faire éclater la fluidité tant recherchée au cinéma. Il est question d’un enchaînement visuel constamment interrompu, par succession de plans vides, de fondus au noir, de flous, etc.

Dans nous, les autres, la logique de la représentation est aussi arrêtée, fractionnée, superposée, afin d’évoluer dans l’ordre de la fiction. Une succession de mouvements, d’effets technologiques issus de la photographie et même de jeux de lumière s’apparentant à l’univers cinématographique se retrouvent dans les nombreux plans-tableaux. Or, nous sommes bien dans l’univers des arts visuels traditionnels. Les dessins ajoutent une distance par rapport aux sujets de départ qui seront encore repositionnés, redimensionnés dans leur transfert sur les tableaux. L’étape dessin confirme dès lors l’écart véritable avec la réalité que l’étape peinture ne cesse d’agrandir.

Produire ce projet en peinture me permet donc de tirer profit de la discipline, afin d’accentuer la force de l’embrouillement en traitant les sujets aussi longtemps que je le désire par l’application successive de matières, de couleurs et de plans. Tous ces moments marquent la toile de son propre développement, altérant dans le temps l’idée de départ. Le rendu irrégulier et complexe de mes toiles, s’additionnant aux étapes du processus artistique, est le signe de ce passage du temps de la réalité à l’art visuel.

19 Louis Aragon, 1965, (en ligne) in Jean-Luc Godard, dossier pédagogique, Pacours cinéma, Centre Pompidou. http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-godard/ENS-godard.htm

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17 1.3 LE RAPPORT AU TEMPS

Le temps qui s’étire en variations multiples laisse imaginer ce que pourrait être l’éternité sans pour autant se tétaniser dans la fixité de ce qui demeure le même. Ce cinéma n’est donc pas seulement un cinéma de l’éternité, c’est aussi un cinéma du temps humain où le devenir escamote le présent.20

Lycée Calmette

Le cinéaste travaille avec un rapport spécifique au temps où tous les coups, manipulations techniques trompeuses, semblent permis. Godard cherche à établir un rythme neuf, tandis que Lynch ne cesse d’osciller entre rythme effréné et lent. Ce dernier trouve même sa propre temporalité, en dehors du continu et du chronologique. Godard et Lynch savent utiliser les notions spatiotemporelles avec toute l’abstraction et toute la liberté dont ils sont capables, faisant voyager le spectateur entre passé, présent et futur, aléatoirement, sans même que celui-ci ne s’en rende compte…

En ce sens, mes toiles, placées les unes à la suite des autres, se laissent saisir tel le déroulement d’une séquence saccadée. Plusieurs tableaux sont travaillés simultanément, pour ne pas précipiter l’avancement d’un seul au détriment des autres. Je m’intéresse autant à la cohérence de la série qu’à l’évolution individuelle de chacune, tout en étant bien consciente de la place que chaque toile occupe dans le groupe. Les toiles se nourrissent et s’approfondissent mutuellement, des liens se tissent pendant la création, comme les rhizomes de Deleuze et Guattari, où la multiplicité est immédiate et libre, où tout élément peut affecter ou influencer tout autre.21

Toutefois, le cadrage est à même d’influencer la réception des œuvres et de jouer sur une autre perception temporelle puisque l’espace entre sans cesse en rapport avec le temps. Francis Bacon parle à cet effet de ses tryptiques comme d’une succession d’images

20 Lycée Calmette, Temps et identité dans la trilogie de David Lynch : Lost Highway, Mulholland Drive et Inland

Empire. [en ligne], Nice, 78 p. http://www.ac-nice.fr/lycee-calmette/documents/philosophie/LYNCHtempsetidentite.pdf

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cinématographiques : « En un sens ce sont comme des séquences. Une image, puis une autre, puis encore une aure, et le cadre rythme le défilement des images.22 » Les toiles,

ayant la même hauteur, suggèrent ainsi une lecture successive d’actions, tel un mouvement décousu, nébuleux. Les largeurs différentes ajoutent pour leur part une impression de blocage ou de ralentissement de la scène dans le temps.

Ce ralenti peut rappeler le ralenti cinématographique, où ce n’est plus le projecteur qui crée le mouvement mais bien le regardeur. Au cinéma, le rapport au temps est effectivement différent du réel : « [L]e ralenti ne met pas simplement en relief des formes de mouvement que nous connaissions déjà, mais il découvre en elles d’autres formes, parfaitement inconnues, “qui n’apparaissent nullement comme des ralentissements de mouvements rapides, mais comme des mouvements singulièrement glissants, aériens, surnaturels”. 23» Mes toiles composent ainsi un espace-temps créatif à la fois simultané et

cumulatif de par mon travail sur la matière, mais elles offrent également pour le spectateur un espace-temps à la fois saccadé et continu par leur format et leur disposition.

Par conséquent, nous, les autres tend à insuffler un trouble dans la compréhension du regardeur par le déplacement léger de la position du corps et de l’objet-vêtement par rapport à leur place dans le réel. Ce bouleversement lui laisse la possibilité et le pouvoir d’interpréter la toile, en plus d’une chance d’interroger, le temps de la lecture de l’œuvre, les codes de comportements. Dès lors, les différentes problématiques de l’identité, qui constituent un sujet inépuisable pour les artistes, offrent de nouveaux moyens pour revisiter nos perceptions non seulement par les manifestations picturales ou cinématographiques, mais de façon plus puissante encore par les manifestations interactives.

22 Francis Bacon, Entretiens avec Michel Archimbaud, Éditions Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1996, p. 139. 23 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Éditions Allia, 2003, p. 72.

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CHAPITRE DEUX

Entre opposition et annulation

L’art est la science non pas de l’apparent mais de l’apparaître comme tel, toujours sur le point de disparaître, il est le lieu de la présence sans cesse menacée d’absence, dont les figures visibles flottent et se noient dans l’arrière-fond insaisissable d’où elles viennent et où elles retournent à la fois.24

Pierre Ouellet

Le champ de l’art offre l’occasion de mettre en perspective certains éléments qui ne seraient pas à même de coexister sous une autre plateforme. C’est pour cette raison que cet inépuisable espace d’expérimentation se voit utilisé par les artistes afin de concrétiser, de réaliser et de partager des idées de tout ordre. La coexistence, la confrontation entre divers objets disparates est à même de questionner leur origine, leur fonction, leur existence. Leur proximité propose une lecture nouvelle où réalité et fiction peuvent parfois s’opposer, parfois s’annuler.

La présence d’antagonismes est fondamentale dans nous, les autres. En effet, des systèmes propres aux contradictions sont à la base de la conception même du projet, par l’association évidente, l’objet de sa représentation et l’univers plastique inconséquent.

Dans ce chapitre, la performance est à l’honneur, car elle ramène à l’avant-plan les actions précédant mon œuvre, qui sont elles-mêmes de l’ordre de la performance. Cette discipline sait traiter au mieux des sujets quotidiens et sociaux avec l’ambiguïté et l’intensité perpétuelles qui la relient au réel, ce qui la rend essentielle au bouleversement que vient insuffler l’œuvre. L’action ou encore l’événement qui caractérise la performance se concrétise par l’interaction directe qu’elle impose ou par l’interposition des techniques qui la conservent (ici la vidéo). La performance constitue peut-être la forme artistique la plus

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20

ancienne selon Richard Martel. Elle s’élabore à partir de trois matériaux de base : le corps, le temps et l’espace. Sa corrélation avec ces éléments de mes toiles me semble dès lors capitale.

En ce sens, j’ai pris soin de sélectionner des œuvres qui rappellent l’activité cachée sous mes toiles, tel le vestige d’une performance passée : La licorne (Einhorn) de Rebecca Horn et 59 positions (Stellungen) d’Erwin Wurm. Ces œuvres abordent en outre la question vestimentaire où se dévoile un nouvel équilibre pourtant jonché d’oppositions entre sujet-corps et objet-vêtement. Après avoir relevé leurs points communs, de l’unité au multiple en passant par le potentiel de transformation, j’évoquerai plus spécifiquement deux toiles de mon corpus. Ce faisant, j’accepte de dédire, l’instant de ce chapitre, le fonctionnement même de la série. La toile la chute, travaillée avec précision sur les plans graphique et pictural, sera analysée d’un point de vue poétique aux côtés de La licorne. La toile cocon, avec son insertion directe du vêtement sur le support, se mesurera pour sa part à 59 positions sous un angle comique.

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21 2.1 L’OUVERTURE DE L’ÉCART

Ce que j’ai dit, de l’ordre et du désordre, peut être conçu en termes dialogiques. L’ordre et le désorde sont deux ennemis : l’un supprime l’autre, mais en même temps, dans certains cas, ils collaborent et produisent de l’organisation et de la complexité. Il ne faut jamais chercher à définir par des frontières les choses importantes. Les frontières sont toujours floues, sont toujours interférentes. 25

Edgar Morin

De façon générale, je m’amuse à créer des associations faites de sujets tous plus hétéroclites les uns que les autres. Mais dans le cas spécifique de ce projet, j’ai voulu user de subtilité, en créant un rapprochement évident qui me permettrait d’aller plus loin avec l’idée de faire évoluer deux entités ensemble, de façon plus harmonieuse. Sans pour autant sélectionner des composantes similaires, je cherchais des complémentarités. J’ai alors décidé de travailler avec un type de corps spécifique et un objet au plus près du corps, au risque de ne pouvoir sortir de ce qu’il évoque habituellement : le vêtement. Certains habits connotés dont l’utilité est évidente allaient d’emblée donner le ton à la toile. Mon travail plastique devait amplifier l’importance de la position du corps et de la place de l’objet, ce qui est contraire à mon habitude de ne miser que sur le pouvoir de la combinaison.

2.1.1 L’ENVELOPPE CORPORELLE

Plusieurs œuvres proposent une réflexion particulière autour de la relation corps-vêtement et des fonctions reliées à l’habillement. Leur nombre s’accroît surtout depuis les années soixante : pensons entre autres à Cut Piece de Yoko Ono, au Costume de feutre de Beuys, à la Robe de chair de Sterbak ou encore à King and Queen d’Issey Miyake et Dai Fujiwara. Transposé du quotidien aux arts visuels, le vêtement habille autant qu’il critique, car il est avant tout social :

25 Edgar morin,Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions ESF, coll. « Communication et complexité », 1990,

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« Se vêtir, orner son corps constitue une pratique vestimentaire qui manifeste le contrôle social de l’apparence, gestion des impressions induites chez autrui et relation à soi.26»

Or, l’omniprésence du corps dans les œuvres d’art contemporaines témoigne certainement d’une volonté d’affirmation du sujet. Le corps vêtu, sujet porteur d’un objet, s’affirme culturellement plus, se présente culturellement mieux.

Complice du corps mais aussi de l’identité, le vêtement soulève plusieurs paradoxes chez deux artistes de la performance qui proposent des sculptures corporelles : Rebecca Horn avec La licorne offre une vision oscillant entre la finesse et le burlesque, tandis qu’Erwin Wurm avec 59 positions soulève l’ambivalence entre le corps et le vêtement. Dans ces œuvres, le vêtement enveloppe le corps tantôt pour le révéler, tantôt pour le cacher.

26 Jean Maisonneuve et Marilou Bruchon-Schweitzer, Le corps et la beauté, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1999, p. 79.

fig. 12: Yoko Ono, Cut Piece, 1965

fig. 13: Joseph Beuys, Costume de feutre, 1970 fig. 14: Joseph Beuys, Costume de feutre, 1970 fig. 15: Miyake et Fujiwara, King & Queen, 1999

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23 2.1.2 DU MODÈLE UNIQUE AU MODÈLE MULTIPLE

Tel qu’abordé au chapitre 1, un constat évident d’opposition se dresse entre la spécificité et la généralité dans La licorne, 59 positions et la série nous, les autres. Bien que leur traitement diffère d’une œuvre à l’autre, les vêtements utilisés posent les prémisses d’un jeu social, d’un message adressé à la société.

Pour suggérer l’univers féminin, Horn nous présente le corps d’une femme debout dans un champ de blé. Son corps n’est vêtu que de bandelettes blanches et d’une longue corne. La licorne, une performance filmée de 1970, se résume à la marche de douze heures effectuée en campagne par une jeune femme. Celle-ci se pavane presque nue, l’air sévère, souscieuse de la régularité de son rythme. L’action à la fois proche et lointaine de la promenade semble

évoquer la mission d’un être suprême, ou une apparition.

Bien que ce ne soit pas le cas dans cette performance, l’artiste a très souvent utilisé son propre corps pour porter ses sculptures, pour prendre part à des performances, et elle soutient que l’origine de ses recherches réside dans son expérience personnelle: « Dans mes premières performances, je suis restée très timide. Je me concentrais toujours sur une personne et j’essayais alors, par l’œuvre que j’avais conçue, d’entrer en contact avec elle27. » Ce désir de communiquer est d’ailleurs la base de son art.

27 Rebecca Horn et al., Rebecca Horn : Drawings, Sculptures, Installations, Films 1964-2006, Berlin, Hatje Cantz Publishers, 2006, p. 20.

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24

Wurm affirme pour sa part se pencher sur l’ensemble des individus : « Je m’intéresse à la vie de tous les jours. Tous les matériaux qui m’entourent peuvent être utilisés, aussi bien que les objets, les sujets impliqués dans la société contemporaine28. » Il utilise lui aussi souvent

son propre corps, seul, en modèle, comme dans le cas de 59 positions. Toutefois, même si l’homme-sujet est bien là, on ne le voit pas. Le vêtement prend toute la place et propose une forme plastique abstraite, à la fois amorphe et vivante, dans 59 poses ou 59

sculptures-performances qui durent environ 20 secondes chacune.

L’intimité et l’incongruité des gestes d’une multitude de personnages (bien qu’il ne s’agisse que d’un seul), coincés dans leurs vêtements, donnent l’impression que nous ne devrions pas les voir. Un malaise s’installe alors chez le regardeur. Par les interrogations que Wurm lance aux comportements étranges de ses personnages, il parvient à questionner ceux que nous nous posons tous. La normalité associée au vêtement n’existe plus. L’artiste-modèle-porteur de vêtements déstabilise nos cadres culturels et nos gestes en société pour qu’ils s’ouvrent sur autre chose.

28 Jean-Emmanuel Denave, « Trouble-fait » [en ligne], Le petit bulletin : le web des spectacles, no 448, 11 juillet 2007,

www.petit-bulletin.fr/lyon/expositions-article-28115-Trouble-fait.html. fig. 17: Erwin Wurm, 59 Stellengen (59 positions),

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25 2.1.3 ÉCART DE CONDUITE

Ces représentations ne tournent pas autour de particularités individuelles mais de propriétés de l’objet et de généralités du corps. Dans mon travail, la présence du vêtement, abordée de façon presque habituelle sur le corps, ne déplace que très subtilement notre perception dudit modèle. Nous sommes donc à la fois en présence du quotidien et de l’exceptionnel, une impression véhiculée d’abord par la ressemblance, son effet de réel, puis par le trouble de l’objet-vêtement qui se distancie du corps, dans une gestuelle improbable et une absence complète de contexte.

En fait, La licorne, 59 positions et le projet nous, les autres instaurent un écart entre tradition et novation, ordre et désordre, qui ne peut se déterminer précisément. Sur différents plans, ces trois œuvres se jouent de cette distance traduite par l’apparition de la forme connue, qui s’embrouille et disparaît pour se renouveller dans l’inconnu. La part d’indécidable, encore présente ici, accompagne le potentiel de transformation qui caractérise autant les œuvres de Horn et de Wurm que les miennes. Ces représentations de l’incertain réfèrent justement à un entre-deux qui érige un équilibre hors de toutes catégories.

D’ailleurs, le lieu d’invention, qui passe et traverse plusieurs œuvres actuelles, correspondrait pour Marcel Duchamp au chiffre trois, celui qui codifie la différence et le reste, suivant l’unité et la dualité. Il se situerait près de l’« instant privilégié » que Georges Bataille nomme l’instant propre à l’innovation, induisant une stabilité au cœur même des instabilités : « L’instant privilégié est l’instant où apparaît la profondeur. À ce moment, tout s’arrête et pourtant, rien n’est fixé. L’art-écriture-peinture – mais la danse tout aussi bien – ne ferait que chercher à produire cet inframince point d’équilibre entre l’infixable de l’instant et ce qu’on nomme une forme. 29»

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26

Effectivement, les corps déguisés ou camouflés plutôt qu’habillés dans les trois œuvres sont des figures oscillantes, ouvertes et en perpétuelle transition, rappelant une esthétique de l’arrêt qui rompt avec le rythme naturel et qui devient événement. Ces moments d’écart sont en quelque sorte les moteurs de création qui ouvrent l’œuvre, son interprétation, son accessibilité.

Considérons cette fois les propositions comme une simple gestuelle de l’habillement, une démarche ou un lent mouvement qui s’apparente à des comportements quotidiens ordinaires. Elles vont pourtant s’éloigner rapidement de ce que nous reconnaissons grâce à leur potentiel de transformation vers un état de renouveau. Souvent, le vêtement est travaillé au niveau du corps, changeant de rôle, passant de l’inertie à la vitalité. Or, le transfert sujet-vêtement et objet-corps, vient interrompre toute analyse possible d’un portrait ou d’une image de mode. Les modèles et les formes présentés ici suggèrent plus clairement un questionnement de la discipline artistique même : qu’est-ce aujourd’hui que le jeu théâtral, la sculpture, la peinture ? « Interroger la fonction critique des objets dans l’art actuel est devenu aujourd’hui une gageure. La scène de l’art des dix dernières années est tellement polarisée sur la question des objets que le problème semble quasi insoluble. 30»

2.1.4 AUTRES OPPOSITIONS

Mes toiles proposent bien plus qu’une série de représentations de femmes statiques qui défilent devant nos yeux. Elles sont fondamentalement duelles : debouts et inertes, délicates et dures, féminines et masculines, flottantes et arrêtées. La distance, d’abord imposée par tout ce qui découle du monde réel, se rapproche du mystère et de l’étrange. nous, les autres est ainsi une vision féminine, parfois égarée, autrement désabusée, qui à tout le moins se voit retenue dans le connu-réel par son seul habit. Et ce vêtement, ancré dans la réalité, prend autant de place que le corps : ils s’égalisent et s’annulent. Étant donné la distanciation imposée par l’étrangeté de sa gestuelle, le sujet-corps n’a d’autre choix que de se hisser au rang d’objet. Ici, l’accoutrement, à la fois chargé et déchargé de références, collabore au dévoilement du modèle sous un jour, disons, insoupçonné.

30 Jean-Philippe Uzuel, L’indécidable : écarts et déplacements de l’art actuel. Les objets trickster de l’art actuel, Montréal, éditions Esse, p. 040.

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27 C’est en jouant sur la transformation que mon projet a pris forme et qu’il s’est habillé, de couche en couche, d’oppositions. L’analyse qui suit de deux de mes toiles, la chute et cocon, toujours en regard des œuvres performatives sélectionnées, en présente le détail.

2.2 DU POÉTIQUE : LA CHUTE VS LA LICORNE

Au commencement, selon la Bible, Adam et Ève étaient nus au paradis. Ce n’est que lorsqu’ils eurent fauté, c’est-à-dire lorsque, sur les conseils du serpent, ils eurent goûté au fruit de l’arbre de la Connaissance, qu’ils « connurent qu’ils étaient nus » et qu’ils allèrent se cacher dans les buissons. Exilés sur la terre, ils durent désormais s’habiller, ce qui signifie que l’humanité dut apprendre à maîtriser toutes les techniques qui permettent de fabriquer des habitats (filages, tissage, teinture, chasse aux animaux à fourrure, etc.). En bref, l’homme a dû passer de l’état de nature (bienheureuse) à l’état de culture.31

Jean Chevalier

Le vêtement, objet de mode, de culture, voire de connaissances, offre une relation trouble avec le corps. Cache-t-il la nudité, la pureté, ou révèle-t-il la nature réelle de son porteur ? Analysé sous l’angle poétique, il est avant tout porteur d’images.

Le poétique possède en son essence même une opposition qui imite la nature, la vie, qui s’en éloigne immédiatement après par un propos insensé, un traitement plastique complexe. C’est à partir de la vie réelle, naturelle, qu’il engendre un regard autre, une vie autre. L’apport poétique de l’art, à mon sens, permet de modifier ou de raffiner une proposition partant du réel pour la transporter vers le merveilleux, le culte, le surnaturel.

31 Jean Chevalier, Alain Gheerbrant et Marian Berlewi, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont, 1996, p. 798.

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28

Ma toile la chute propose, en de nombreux filtres plastiques et un travail pictural circonstancié, un bon exemple du passage d’un modèle concret vers l’immatériel. Dans le cas de La licorne et dans celui de plusieurs œuvres de Rebecca Horn, c’est par un jeu perpétuel de métaphores que l’œuvre tend à faire perdre les propriétés humaines de l’individu vers le surhumain. La licorne, comme la chute, nous offre une proposition rappelant l’onirisme où se fabrique un monde extraordinaire émanant du quotidien.

L’habillement porté dans La licorne, inventé, culturel, voire mystique, souligne soigneusement les contours d’un corps féminin presque nu, soulevant l’érotisme, la fragilité, la pureté (d’un paradis perdu) et la sensibilité du modèle. Par opposition sémantique, loin du simple objet de désir, le corset conçu en de fines bandelettes blanches peut également rappeler la prothèse orthopédique et traduire la douleur : « La corne qu’elle porte verticalement sur la tête et que retiennent des bandages blancs devient aussi une armature, une forme d’armure. Avec la prothèse, l’extension corporelle, nous atteignons le point même où le corps devient un instrument. 32»

Bien que l’artiste ne l’ait jamais souligné, un parallèle évident peut ici être fait avec le fameux corset blanc de Frida Kahlo dans la toile La columna rota, autoportrait où la perte de l’identité et la condition de femme de Kahlo appellent une dualité intrument/chair, revêtues à la fois d’impassibilité et de souffrance. Plusieurs auteurs considèrent de ce fait le vêtement d’un point de vue plutôt technologique.

Cette approche est, entre autres, reprise par Umberto Eco dans son traitement du vêtement en tant que prothèse.33

32 Rebecca Horn et al., Rebecca Horn, Musée de Grenoble, Réunion des musées nationaux, 1995, p. 102.

Fig. 18 : Frida Kahlo, La columna rota, 1944

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29 Le moteur de la création derrière le vêtement « pur » de la licorne semble conséquemment résider dans la coexistence d’une nature-machine et d’une sensualité-souffrance souvent caractéristique de l’œuvre de Rebecca Horn.

Toutefois, la reconnaissance du pyjama féminin dans la chute, vêtement qui n’est donc pas inventé, va socialement de pair avec le confort qu’il nous procure dans la réalité. Le traitement pictural détaillé, qui permet une certaine compréhension du vêtement témoin, se veut le point de départ de la toile. Par la fonction concrète du vêtement, le sommeil, le rêve et l’immatériel, sont suggérés. En observant le personnage, le regardeur conçoit nécessairement la lenteur, la douceur et le vaporeux qui en émanent, malgré les efforts techniques produits pour s’en éloigner, tel le traitement spatial et dynamique. L’origine du vêtement demeure présente mais tend à se distordre avec l’incertitude globale qui se dégage de l’œuvre.

L’extraordinaire né du quotidien appelle certes un onirisme, mais crée également un inconfort chez les spectateurs. Dans la chute, c’est par l’insensée posture du modèle croulant mais suspendu dans le vide, accentuée par la toile brute, que nous vient à nouveau l’idée de la manifestation surnaturelle ou mystique.

La position prise par mon modèle, initialement couché au sol, s’est effectuée dans un lent mouvement successif des bras et des jambes. En retournant cette image pour présenter le

33 Cf. Maria Chalevelaki, « Le vêtement : une prothèse esthétique », in F. Parouty-David et C. Zilberberg (dir.),

Sémiotique et esthétique, Limoges, PULIM, 2003. fig. 19: Cat Plourde, la chute, 2012

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30

personnage debout, je romps avec l’imposante charge du vêtement et celle du réel. C’est à ce moment que j’ai décidé d’accentuer la force du mouvement de chute créé de lui-même, telle une descente incohérente, un événement furtif miraculeusement fixé. Les traces en provenance du visage du modèle, suivant son lent mouvement de descente, ne vont pas sans rappeler l’effet visuel réel normalement engendré par le déplacement rapide d’un élément. Cette action fictive contredit notre raison qui une fois de plus, décale nos perceptions, nous désoriente et nous rassure à la fois par la proximité de l’imaginaire. La dualité du poétique oscille toujours entre rêve et réalité.

En outre, un écart généré par le support photo ou vidéo accentue davantage la frontière entre réalité et fiction. La licorne prouve ainsi le riche potentiel du travail de Rebecca Horn, ouvert sur une multitude d’interprétations, de lectures. Comprise par plusieurs comme une œuvre politique et féministe autant que comme une critique du monde l’art, cette licorne, animal fragile et mythique, se voit réfléchi par l’amazone, oscillant entre virginité et virilité : « Vêtue d’une structure qui révèle plus qu’elle ne cache, elle est à la fois fragile et sauvage dans cet attelage immaculé faisant référence à l’histoire du vêtement féminin.34»

Dans la performance, le vêtement se veut certes l’élément central, éliminant la personnalité de l’individu pour en élever le corps, celui de la femme, vers un ailleurs métaphorique bien caractéristique du travail de Horn. Autrement, une « monstruosité dissimulée » est aussi proposée par l’« inquiétante étrangeté » du corps. L’artiste a « soin de valoriser les figures hybrides installant l’homme dans l’orbite des chimères : corps humains et semi-animaux.35»

Du côté de la chute, autant de directions d’interprétations sont déployées, perpétuant l’écart et l’égarement de la figure spéculaire par ses références brouillées, plus floues que claires. Le tourment est ici principalement soulevé par l’empiètement du traitement du pyjama sur le visage et la main, la chute éventuelle ainsi que le manque d’informations de la structure spatialisante de l’œuvre qui tend vers un vide infini. Le visage peut rappeller les œuvres de

34 Marilyn Reneric-Chauvin, Relecture des multiples facettes du féminin sacré et profane, Thèse de doctorat, Bordeaux, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, 17 octobre 2012, p. 75.

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31 Horn dans le sens où il se soumet à sa mutation en vêtement. Une transition s’opère dès lors de l’onirisme au cauchemar, faisant pencher le modèle vivant, rêvassant, vers la figure du monstre, apathique et chimérique :

« Toute monstruosité, à dire vrai, ne s’inscrit pas uniment dans la figure de l’anormalité physique. Tout le contraire, bien souvent : l’individu en apparence normal, le voilà sans doute, le monstre vrai, le dissimulateur de sa condition réelle […].36»

La poésie des propositions plastiques de La licorne et de la chute joue ainsi au funambule sur la mince ligne de l’entre-deux. Un entre-lieux où coexistent nombre de suggestions pourtant opposées, appelant un revouveau. Le poétique les fait osciller entre nature et machine, quotidien et merveilleux, réalité et rêve, confort et chute, humain et monstre, finesse et burlesque.

2.3 DU COMIQUE : COCON VS 59 POSITIONS

Le rire est tout simplement humain. Et l’humain, selon Baudelaire, est un être divisé, déchiré entre deux infinis : la grandeur et la misère infinies. Le rire est donc l’expression de ce sentiment double. 37

Louis-André Paré

Tout comme le poétique, le comique exploite son lot d’oppositions. Son utilisation en art est d’ailleurs prolixe. Je m’intéresse particulièrement à l’incroyable capacité du rire comme fait interne indissociable du corps, qui parvient tout de même à le dénaturer. Le dualisme nature/machine, déjà abordé précédemment, est donc également présent par le rire.

36 Paul Ardenne, op. cit., p. 384.

37 Louis-André Paré, « Pourquoi et comment la sculpture est devenue humoristique », Espace sculpture, no 76, Montréal,

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32

Bergson place à cet effet le geste comique opposé au geste gracieux, faisant subir au corps l’action du rire, le rapprochant de la machine :

« À ce moment les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles et dans l’exacte mesure où ce corps fait penser à une simple mécanique. […] Cela donne l’image du corps “prenant le pas sur l’âme” […].38» Pour le comique, le corps est primordial.

C’est majoritairement dans la description de Bergson que je perçois l’importance de son usage dans les arts, puisqu’il laisse croire en la possibilité de dédramatiser des situations, aussi sérieuses soient-elles, pour enfin les aborder franchement, sans porter de gants blancs. L’agréable du caractère comique peut amoindrir le côté pénible d’une réflexion profonde, érigeant un équilibre précaire entre le plaisir et le désagrément, le léger et le lourd.

Maurizio Cattelan joue par exemple sur cet équilibre grâce à des œuvres spectaculaires. De la chute du météorite sur le pape à l’enterrement de Kennedy, son humour désamorce le sérieux, voire l’aspect morbide des installations tout en lui conférant une critique sociale et politique. Son bestiaire exploite aussi cette idée du rire pour faire passer un message.

Par le traitement qu’il fait du vêtement dans son œuvre Not Afraid of Love, il réussit à dévoiler tout en le cachant, un lourd éléphanteau qui veut passer incognito sous un léger drap blanc, fantomatique, à moins qu’il ne s’agisse de la robe du Ku Klux Klan… L’humour serait-il noir ?

38 Henri Bergson, Le rire, Paris, PUF, 2002, p. 22.

fig. 20: Maurizo Cattelan, Not Afraid of love, 2000

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33 Mais revenons à Wurm pour examiner le caractère comique et le sérieux du propos, toujours en regard du vêtement. Nous le savons, la performance peut se définir comme un phénomène artistique actuel qui tente de capter la vie par l’éphémère. Contrairement à la longueur et à la lenteur de la performance de Horn, Erwin Wurm propose des vignettes courtes, arrêtées, sculptées. Il considère le caractère éphémère comme une expression propre à notre époque et propose une approche nouvelle de la sculpture, dont « l’humour acquiert une dimension qui permet de rendre plus supportable le côté fatidique de l’éphémère, et plus aisé le détachement.39»

L’absurde, suivant l’effet comique du travail de Wurm, joue avec nos appréhensions du quotidien mais aussi avec celles de l’art. Dans la performance 59 positions, un

enchaînement de gestes où se balade un corps dans différents vêtements revisite à la fois les fonctions de l’habillement, de nos habitudes et même de la sculpture. Le chandail paraît ainsi désincarné.

Dans ma seconde toile à l’étude, cocon, on distingue une envie de questionner la discipline de la peinture, par l’ajout direct de la matière vêtement qui remplace le pigment. Le vêtement, plaqué aléatoirement tel un patchwork, épouse la place du dessin sur la toile sans tenter de le reconstruire logiquement. Il fait donc face à une transformation qui peut sembler amusante en regard de l’étonnement qu’il suscite. L’insertion même de la matière au tableau nous fait questionner son traitement, tandis que l’authenticité du matériel peinture nous fait douter de la finalité même du tableau. Le choix du vêtement comme témoin de sa réalité, transposé sur la

39 Ulrike Lehmann, « Erwin Wurm » [en ligne], New Media Art, s. d., www.newmedia-art.org/cgi-bin/show-oeu.asp?ID=00006193&Ig=FRA.

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toile, devient matériau au même titre que le pigment qui encercle la figure.

Les performances de Wurm face au vêtement peuvent rappeller les postures insolites qu’empruntent mes modèles. Sur le canevas, l’habillement contribue à accentuer la part de réel, à donner une dimension supplémentaire à la toile, à l’enrichir. Par contre, le corps semble perdu, encore plus décalé entre le vêtement et le traitement graphique dont il est empreint. Un déplacement absurde, presque comique, vient dès lors renforcer la résistance qu’éprouve le spectateur devant le caractère habituel d’un individu simplement vêtu d’un manteau.

Le corps, tracé encore une fois d’une ligne contour, laisse sous-entendre que la silouhette est nue sous le vêtement. Dans la représentation du vêtement réside cet autre effet cocasse, plutôt embêtant et marqué par un jeu de contraires : le manteau, survêtement, ne se porte jamais seul puisqu’il est conçu pour se protéger des températures froides. Le comique résulte aussi de la position, de la nudité et du malaise de l’individu qui fait alors penser que celui-ci a quelque chose à cacher ou alors qu’il revêt un costume.

La perte d’origine de 59 positions, des corps et de leurs vêtements associés, ne va pas sans rappeler l’ambivalence érigée entre le sujet et l’objet, transposée avec humour dans le contexte de l’art. La distanciation est constamment soulevée par l’humour plutôt que créée par les éléments eux-mêmes ou par la technique qui les façonne. Le personnage de Wurm, prisonnier de ses vêtements, est transformé en objet qui donne paradoxalement vie aux vêtements. La forme de ces derniers est modifiée, avec ludisme, de façon à les éloigner de leur origine et à les déployer vers l’inconnu.

Le simple individu empreint d’autodérision, central dans son approche, prisonnier du vêtement, peut ressembler à celui du cocon. Puisque mon personnage est aux prises avec la pesanteur d’un amas de matière sur le dos, tel un habit lourd, l’emprisonnant, prenant le dessus sur son corps nu (concrètement et fictivement). L’objet-vêtement est mis à l’avant-plan, telle une procédure d’émancipation, le rendant indépendant du corps.

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35 En l’apposant sur la toile, en libérant l’objet de son contexte familier, je lui donne un sens qui s’éloigne du commun. Le passage du sujet vers l’objet évoque l’idée du personnage qui se mute en un objet.

Or, Wurm « analyse la difformité qu’une personne présente lorsque celle-ci donne l’impression d’une chose.40» La simplicité de ses propos et son réalisme nous touchent.

Mais dans ses performances, un écart manifeste découle aussi d’un fort sentiment de gêne (nous pourrions faire ce geste) et de la vision d’un comportement honteux (il devrait avoir lieu dans l’intimité). Le souci de l’artiste n’est pas la provocation, mais plutôt la confrontation du spectateur à sa propre gaucherie, à son propre orgueil. Le lieu de travail de l’artiste s’établit entre le ridicule et le sérieux, lieu des duels infinis.

Toutefois, le spectateur a toujours l’impression d’être dans le vrai, effet accentué par l’essence même de la performance, par la présence du corps dans l’oeuvre. Celui-ci ne regarde pas un jeu ; il regarde quelqu’un agir et réagir, chercher et s’emmêler, se tromper et réussir, confronté à son propre accoutrement bien que véritablement confronté à la vidéo. cocon et 59 positions parviennent ainsi à modifier le propre de l’action quotidienne et récurrente que nous posons, celle de s’habiller. L’attention est portée sur l’absurdité du geste. L’humour appuyé par le malaise et l’inconfort est présent dans l’appréhension du quotidien. C’est sans doute pour cette raison que ces œuvres nous permettent de voir plus grand, de questionner, au-delà du geste habituel ou saugrenu, nos maladresses, nos conventions et l’importance que nous leur accordons.

Figure

fig. 1:Cat Plourde, nous, les autre, Modèle 1: Patricia Lacelle, 2012 fig. 2: Cat Plourde, nous, les autres, Modèle 2: Sandra Laroche, 2012  fig
fig. 4: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 1, 2012  fig. 5: Cat Plourde, nous, les autres, dessin préparatoire, Modèle 2, 2012  fig
fig. 7: Jean-Luc Godard, Hélas pour moi, 1996
fig. 8: David Lynch, Mulholland Drive, 2001
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