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Écrire le deuil : suivi de, Le trou dans la vie

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Academic year: 2021

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(1)

suivi de

Le trou dans la vie

par Sophie Traversy

A thesis submitted to the Faculty of

Graduate Studies and Research

in partial fulfillments of the requirements for

the degree of

Master of Arts

Department of French Language and Litera ture

McGill University, Montréal

(2)

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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(3)

Résumé

Le texte critique « Écrire le deuil » examine comment le processus de deuil s'inscrit dans des œuvres littéraires comme un thème fondamental qui se développe selon diverses étapes : le choc et 1 'évitement, la désorganisation et la réinsertion. Au bout du compte, l'identité du créateur se retrouve renforcée et transfonnée par cette épreuve qui l'a en quelque sorte obligé à écrire.

Les dix nouvelles formant le recueil « Le trou dans la vie » traitent du deuil sous toutes ses formes, qu'il soit récent ou ancien, lancinant ou diffus. Les personnages sont tous aux prises avec une absence, et doivent reconstruire leur vie en en tenant compte. À

la fois sujet et moteur du processus créateur, la perte est au centre de toutes les histoires présentées ici.

(4)

Abstract

The "Écrire le deuil" critique studies how grief takes place in literary works as a fundamental theme, which develops in three different stages : shock and avoidance, disorganization and reinsertion. In the end, the creator's identity is reinforced and transformed by this hardship, which in a way forced him to write.

The ten short stories forming the anthology "Le trou dans la vie" deal with ali kinds of grief, recent or old, throbbing or diffuse. The characters are ali struggling with an absence, and must reconstruct their lives around it. Both subject and driving force of the creative process, loss is the hub of ali those short stories.

(5)

Remerciements

Merci à Jean-Pierre Boucher, qui a su m'accompagner pendant tout le travail de création de ce mémoire, avec ses remarques attentives et sa grande patience. Merci aussi à Yvon Rivard d'avoir pris le relais dans cette course de fond, pour me mener finalement à bon port.

(6)

Table des matières

Résumé ... ii Abstract. .. , ... iii Remerciements ... : ... iv 1. Écrire le deuil Introduction ... 1 1. Choc et évitement ... 8 II. Désorganisation ... l7 III. Réinsertion ... 26 Conclusion ... 33 Bibliographie ... 3 6 Il. Le trou dans la vie Morceaux ... 41

Je voudrais voir la mer ... 51

Le monastère ... 56

Annie des deux côtés de la vie ... 60

Le péché ... 65

Lettres ... 73

Cette petite bruine qui fait friser les cheveux raides ... 79

La fissure (biographie) ... 83 ·

Le tatouage ... : ... 88

(7)

Écrire le deuil

Introduction

Toute littérature est le récit d'un deuil, l'expression d'un manque, la recherche d'un élément perdu. Par l'écriture, on vise à atteindre un état de plénitude, absent de la vie réelle. De plus, certaines œuvres racontent spécifiquement des expériences de deuil (comme la disparition d'un être cher). Ces œuvres du deuil sont en ce sens exemplaires de la littérature elle-même.

Écrire la perte, voilà donc un chemin que prennent bien des endeuillés afin d'exorciser la peine et de vivre pleinement le deuil. «Écrire à propos de la mort d'une personne proche favorise le travail psychique du deuil qui aide à s'éloigner d'elle tout en mesurant ce qui a été vécu avec elle. 1» La douleur devient ainsi le moteur d'un processus de guérison, une source de mots et d'histoires qui alimentent ou amplifient la douleur. Le travail de deuil se fait selon certaines étapes que l'on retrouve également dans les récits qui relatent le deuil. Comme 1' écrit Paul Chanel Mal enfant dans une étude

1

REBOUL, Hélène. «Le deuil dans la littérature», Frontières, Université du Québec à Montréal, printemps 2004, p. 28.

(8)

sur le deuil chez Denise Desautels, «l'écriture se déploie atnst entre déploration, célébration, consolation. 2»

Le deuil entraîne une conscience aiguë de l'existence et de sa valeur. Il détermine l'identité humaine, et par extension l'identité d'écrivain. Celui qui vit la douleur de la perte et de la vie réapprivoisée se transforme inévitablement et cette mutation se retrouve également dans tout acte créateur.

En m'inspirant des travaux de Jean-Pierre Richard et des adeptes de la critique thématique, je souhaite cerner la problématique du deuil dans trois romans contemporains québécois: Vautour, de Christian Mistral, La memoria, de Louise Dupré, et Un petit bruit sec, de Myriam Beaudoin. Les trois auteurs présentent le portrait du deuil comme une absence et mettent en scène des personnages-narrateurs qui réapprennent à vivre avec cette absence collée à leur vie. La mort d'un ami chez Christian Mistral, d'une sœur chez Louise Dupré et d'un père chez Myriam Beaudoin entraînent des remises en question. La rupture amoureuse, autre forme de deuil, est aussi abordée chez Louise Dupré.

Dans son travail, Jean-Pierre Richard décèle d'abord les sèmes d'une œuvre (unité minimale de sens présente dans le lexique) qui mènent aux motifs (la« monnaie figurale, concrète ou abstraite, du thème \ ), qui mènent ensuite aux thèmes. Pour Jean-Pierre Richard, le « thème est une organisation singulière de la signification, affectée de

2

MALENFANT, Paul Chanel. «Écrire comme mourir: tombeau des mots», Voix et images, vol. XXVI, no 2, (hiver 2001, 77) p. 248.

3

(9)

positivité ou de négativité pour un sujet personnel. 4» Sa méthode lui est bien personnelle et s'éloigne d'une théorie et d'une méthodologie trop restrictives. En effet, pour les observateurs du milieu littéraire,

Richard se soucie moins cependant d'interroger les images dans leur vertu autonome que de les confronter les unes aux autres pour en dégager les rapports de similitude, les convergences, les répétitions obsessionnelles, indices de la continuité d'un projet d'être fondamental5•

Ainsi, chacune de ses études est unique, bien sûr au niveau de ses conclusions, mais aussi et surtout au plan de son approche.

Publié en 1993, Vautour porte bien l'étiquette de roman, tel que l'indique la page titre, même si l'ambivalence entre fiction et autofiction est entretenue sans gêne par Christian Mistral. Narré à la première personne par un personnage écrivain nommé Mistral, le texte parle du deuil de l'ami Vautour, mort à 27 ans d'une crise cardiaque. Le narrateur entreprend donc d'écrire cette mort, de raconter la vie de Vautour, la vie avec lui et la vie sans lui. Vautour est un récit de révolte, de colère. C'est aussi une grande ode à l'amitié qui, même perdue, laisse des traces indélébiles dans la vie de l'ami laissé derrière.

C'est en 1996 que Louise Dupré a fait paraître La memoria, son premier roman. Elle aussi narrée à la première personne, cette œuvre ne donne par contre aucun indice d'autofiction. C'est un double deuil qu'expose ce roman, celui d'une sœur disparue à 1 'adolescence, et celui engendré par une rupture amoureuse. Dans aucun des deux cas,

4

Ibid., p. 68. 5

RACELLE-LATIN, D. «La critique thématique», Revue des langues vivantes, no 3, 1975, p. 274.

(10)

on ne parle de mort, mais elle est évoquée comme une possibilité. C'est au cours du texte qu'elle s'avérera et que s'enclenchera finalement le travail de deuil. Parallèlement, l'héroïne entreprend le processus d'écriture d'un scénario, qui se moule au deuil tel que nous le verrons dans cette étude.

Myriam Beaudoin a publié son premier roman en 2003. À l'instar de

La

memoria, Un petit bruit sec est un roman raconté à la première personne du singulier. Il met en scène la mort d'un père et les conséquences de cette mort dans le quotidien de sa fille et de sa famille. Le récit oscille du passé au présent, racontant les événements qui ont mené à la mort. Le deuil est longtemps préparé, et le texte nous donne accès à cette préparation. Le récit est entrecoupé de lettres adressées au disparu.

Mon analyse thématique de ces trois textes repose sur des définitions et concepts empruntés aux théoriciens du deuil. Le deuil est-il une maladie? Non. Mais il est certainement un traumatisme. Le mot deuil vient du latin dolore, qui est aussi la racine de douleur, souffrir. C'est le seul mot français pour nommer ce qui se dit de trois façons en anglais : bereavement, grief, mourning. Je retiens la définition de Michel Hanus, docteur en psychologie et en médecine et président-fondateur de l'association française Vivre son deuil : « Le deuil est un temps intermédiaire où tente de s' effecuer la séparation des vivants et des morts. 6» Le terme intermédiaire est ici primordial, puisqu'il souligne que le deuil est un passage, et non un état permanent. Le deuil se mesure donc en temps qui passe, dans lequel on retrouve diverses étapes de l'implication

6

HANUS, Michel. «Le travail de deuil», dans AMAR, Nadine, Catherine COUVREUR et Michel HANUS. Le deuil, Paris : Presses universitaires de France, 1994, p. 13. (coll. Monographies de la Revue française de psychanalyse)

(11)

émotive et intellectuelle de la part de 1 'endeuillé. En effet, ce dernier doit accomplir un travail pour se rendre à la fin du deuil.

De quelle ampleur est ce travail? Puisque «le deuil est essentiellement conditionné par la relation qui existait, et qui existe toujours, entre la personne qui vient de mourir et celle qui lui survit 7», le travail de deuil sera plus complexe si la relation qui liait l'endeuillé au disparu était riche, plus problématique si elle était difficile, plus simple si elle n'impliquait pas de sentiments profonds.

Les théoriciens du deuil font généralement appel à la psychanalyse, car le travail de deuil est lié de près à l'inconscient et à la force du moi. C'est cette force qu'évoque Sigmund Freud lorsqu'il déclare, dans «Deuil et mélancolie», que dans le deuil, nous devons nous décider soit à mourir avec l'objet, soit à survivre en nous séparant de lui. Ainsi le travail de deuil est complété, lorsque le moi redevient « libre et sans inhibitions 8».

On distingue plusieurs étapes dans ce travail, qui varient d'un théoricien à l'autre. Devant l'abondance de visions et de termes, le psychologue Jean-Luc Hétu, dans Psychologie du mourir et du deuil, a tenté de dégager l'ossature commune à tous les schèmes et propose les trois étapes suivantes : le choc et 1' évitement, la désorganisation et la réinsertion. Ces trois phases seront les principaux motifs du thème dans les textes étudiés.

7

BACQUÉ, Marie-Frédérique; HANUS, Michel. Le Deuil, Paris: Presses universitaires de France, 2001, p. 4. (coll. Que sais-je?)

8

FREUD, Signiund. « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris : Gallimard, 1968, p. 150.

(12)

Mais même avec un modèle aussi clair, il est impossible de cerner le travail de deuil de façon définie, autant dans la réalité que dans la littérature. L'être humain est un matériau complexe! Les frontières entre les phases sont floues et perméables. De plus, à tout moment dans le travail de deuil peut se produire un ralentissement du processus, ou carrément une période d'hibernation. Ces obstacles ont pour effet de reporter l'échéance du deuil, ou encore de le faire basculer dans un deuil pathologique. Sans dresser ici une liste complète de ces complications, mentionnons la plus importante et dont toutes les autres sont plus ou moins des variantes, c'est-à-dire la mélancolie, telle que définie par Freud:

La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l'intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d'aimer, l'inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d'estime de soi qui se manifeste en des reproches et des auto-injures et va jusqu'à l'attente délirante du châtimenë.

La mélancolie est caractérisée par une attirance vers la mort, vers le côté sombre des choses. Dans Soleil noir, Julia Kristeva écrit que

[ ... ] la disparition de cet être indispensable continue de me priver de la part la plus valable de moi-même, je la vis comme une blessure ou une privation, pour découvrir, toutefois, que ma peine n'est que l'ajournement de la haine ou du désir d'emprise que je nourris pour celui ou celle qui m'ont trahie ou abandonnée10•

Colère et mélancolie s'imbriquent naturellement dans les phases du deuil, surtout dans la phase de désorganisation. Lorsqu'elles perdurent et freinent le travail de deuil, elles peuvent devenir pathologiques. Ainsi, et nous le verrons dans les œuvres de notre

9

Ibid, p. 148-149 1

°

(13)

corpus, le travail de deuil est une longue valse-hésitation où l'endeuillé va d'une phase à

l'autre, comme dans de véritables montagnes russes.

Nous remarquerons que l'écriture comme geste et comme démarche est elle aussi mise en scène dans les textes, où l'on retrouve des narrateurs-écrivains qui empruntent la voie de 1' écriture pour cheminer à travers les étapes du deuil. Le fait que les héros écrivent change notre regard sur l'analyse du deuil. L'écriture se présente non pas comme un motif du deuil, mais plutôt comme un thème parent, qui se module à lui tout au long des textes. Qu'on retrouve le récit de la perte comme chez Christian Mistral, la création d'une œuvre indépendante comme le scénario d'Emma dans La memoria ou 1' écriture de lettres au disparu comme chez Myriam Beaudoin, la perte et la douleur se répandent dans les mots. Elles en sont le matériau de base :

Je ne sais rien de mon scénario, mais je vais le commencer, ici, dans mon lit, par ce rien, pour essayer de saisir la minute exacte où la vie nous reprend, la perte qui se transforme en fiction11•

L'expérience du deuil en tant que telle sera donc mise en perspective avec l'expérience littéraire qui accompagne le deuil, le raconte et peut aussi bien mener à sa résolution que l'entraver.

11

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 43. (coll. Romanichels poche)

(14)

1. Choc et évitement

À l'orée de tout deuil se trouve une phase de choc et d'évitement, pendant laquelle l'endeuillé encaisse le coup porté à sa vie. Jean-Luc Hétu compare cette phase à

une blessure de boxe :

La première phase en est une de choc et de négation. Comme le boxeur envoyé au tapis par un terrible coup à la tête, le sujet qui apprend la nouvelle du décès se trouve complètement étourdi et tente de se relever en se demandant ce qui a pu se passer12•

Ainsi, la perte est d'abord niée, car le sujet ne comprend pas ce qui lui arrive, comment sa vie a pu être transformée en l'espace d'une seconde. Il tente de se convaincre que rien n'a changé, que ce départ n'a pas une si grande importance, qu'il peut le surmonter.

Les personnages-narrateurs de Vautour, La memoria et Un petit bruit sec traversent tous cette période de déni pendant laquelle ils flottent entre l'avant et l'après, côtoyant la mort sans la nommer, évoluant dans une vie qui ne ressemble plus à la leur,

12

HÉTU, Jean-Luc. Psychologie du mourir et du deuil, Montréal: Méridien, 1989, p. 182.

(15)

sans pouvoir trouver leur voie. Chez Christian Mistral et Myriam Beaudoin, il y a des funérailles qui viennent attester de la mort; le personnage Mistral choisit de ne pas y assister, même s'il a organisé ces funérailles. Chez Myriam Beaudoin s'installe une hébétude, un souhait de passer à travers l'épreuve le plus rapidement possible sans rien ressentir:

Il faut faire semblant de rien et de tout, se vêtir pour plaire à la foule qui nous attend, avaler à petites bouchées de vide et de ronces chaque sanglot qui goûte 1' avoine, imiter la parole, agiter les lèvres sans montrer le blanc des dents, mais surtout ne pas dire qu'on déteste être là, qu'on aurait souhaité passer au surlendemain et déjà vite vite devoir monter dans la longue limousine noire et fumée13.

La tenue de cette cérémonie qui met un terme à la vie n'est pas un gage que la mort est réelle, puisque la narratrice d'Un petit bruit sec persiste à nier : « J'ai du mal à croire que le père est bien à l'intérieur et qu'il ne bouge pas, qu'il ne nous entend pas. 14» Mais ce n'est pas tant la mort qui est niée que son importance, son incidence sur la vie des personnages. Dans cette façon de fuir la mort, de la minimiser, le thème du deuil trouve son ancrage. Chez Louise Dupré, par contre, la perte n'est pas reliée à une mort, mais plutôt à deux départs aux conséquences incertaines, ce qui semble suspendre le travail de deuil. Comme la mort n'est qu'une possibilité parmi tant d'autres, le deuil' devient inutile:

13

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal :Triptyque, 2003, p. 13.

14

(16)

Pas de nouvelles de toi. Depuis six mois, rien. Tu pourrais t'être égaré dans une jungle sans fond, te retrouver entre les mains d'un groupe terroriste, tu pourrais être mort15•

Lorsque la nouvelle de la mort de Noëlle parvient finalement aux personnages de La memoria, le choc est inévitable, malgré tout le déni qui visait à le contourner :

J'ai écouté, sans réagir. [ ... ] Comme à travers un brouillard épais, je percevais une conversation, je n'ai pas tiré l'oreille, je voulais rn' enfoncer dans un sommeil aussi long que 1' absence de Noëlle16.

Dans les trois œuvres, le déni est à la fois conscient et entretenu. C'est une façon de se protéger de la douleur. Matériellement, le personnage d'Emma dans La memoria entasse dans une pièce close les effets de son amoureux perdu, et refuse de s'en départir. Elle connaît la symbolique de cet entassement, mais refuse simplement d'y faire face. Elle dit: «Moi, je ne veux pas renoncer. 17» Le côté réconfortant du déni est recherché, l'attente et l'effarement étant moins douloureux que l'affrontement d'une vie amputée:

Ce qui devait être tu 1' était, ce qui devait mourir restait mort. Nous aurions pu vieillir ainsi, et le père n'aurait jamais réapparu, nous aurions feint de ne jamais y repenser, et peu à peu nous aurions réussi l'horrible tâche de tout oublier18•

Le récit du choc que cause la perte, dans les trois œuvres étudiées, est en lui-même un évitement, car au lieu de diriger la douleur sur la mort ou le départ de 1' autre, ill' oriente sur le sujet lui-même, le conforte dans sa propre personne vivante. Le déni de la mort

15

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 17. (coll. Romanichels poche) 16 Ibid, p. 180. 17 Ibid, p. 31. 18

(17)

empêche également l'oubli, qui semble à ce stade peut-être plus catastrophique que la perte elle-même :

Emma wants to heal without forgetting - neither to be trapped in the past, nor to lose it - but she also wants not to be lost in it. She wants, in other words, also to heal without being forgotten19•

L'oubli de l'être perdu, l'oubli de la situation vécue avec lui, l'oubli de la personne qu'on était auprès de lui; un effacement qui fait peur.

Le déni se manifeste aussi par les nombreux récits de souvenirs, donc de vie, relatés par les personnages-narrateurs. En évitant de parler des disparus au passé, en les . présentant comme des êtres vivants et présents, les œuvres mettent en relief leur absence sans en assumer les conséquences. Lorsqu'il fait le récit de sa première rencontre avec Vautou?0, Mistral parle de lui à la troisième personne du singulier, il tente de lui élever un monument qui pourrait survivre à sa mort, laisser une trace dans l'existence comme il

y en a une en lui. Vautour était une bouée, il lui a sauvé la vie, comment faire pour perpétuer la sienne, sinon en la racontant?

L'impression qu'une bataille se livrait en ville sans moi, que j'en étais l'enjeu, l'urgence d'aller voir à mes affaires, l'urgence et l'impression que je ne reprendrais jamais le dessus si je ne rentrais tout de suite à Montréal, faire de chez Vautour un chez-moi et de lui quelque chose avec quoi je puisse vivre21•

19

MCPHERSON, Karen. «The Future of Memory in Louise Dupré's La Memoria », dans GILBERT, Paula Ruth, Roseanna Lewis DUFAULT et al. Doing Gender: Franco-Canadian Women Writers of the 1990s, Madison: NJ, Fairleigh Dickinson University Press; London, Cranbury: N.J., Associated University Presses, 2001, p. 149.

20

MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal: Typo, 1993, p. 41.

21

(18)

C'est le déni qui lui fait brosser le portrait d'un Vautour avec des souvenirs anodins, sans lien apparent avec la mort. Le personnage qui s'élève ainsi est donc vivant, peut-être plus encore que s'il n'était pas mort. De la même façon, Louise Dupré et Myriam Beaudoin font appel aux souvenirs de la vie de Noëlle, de Jérôme, du père. Myriam Beaudoin va plus loin encore dans cette revisite de la vie du disparu, en refaisant le récit de la maladie qui a mené à la mort du père. Elle insiste sur le corps qui se désagrège, n'épargnant aucun détail, comme si la maladie prolongeait la vie de son père mort. Comme le dit Philippe Forest dans L'enfant éternel,« l'agonie était encore la vie 22». De plus, le souvenir est ainsi dépersonnalisé, devient immortel.

De la même façon que les souvenirs racontés créent une confusion entre le passé et le présent (confusion qui se retrouve dans le temps des verbes), 1' adresse directe du narrateur au disparu rappelle le motif du choc et de l'évitement. Dans les trois œuvres, le narrateur partage son quotidien avec le disparu, ou son souvenir. «Tu devrais voir 23»,

écrit Christian Mistral, «T'ai-je déjà dit? 24» questionne pour sa part Louise Dupré. Beaudoin s'avance plus encore dans cette communication avec les morts, car elle écrit de multiples lettres à son père disparu, où elle l'implore de revenir:

La séparation est douloureuse, et tu sais, j'ai même cessé de compter les jours et les nuits qui me séparaient de toi tant leur nombre m'effrayait. Depuis, je reste assise au milieu de ma vie, au

22

FOREST, Philippe. L'enfant éternel, Paris: Gallimard, 1997, p. 392. (coll. Folio)

23 MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal: Typo, 1993, p. 35.

24

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 14. (coll. Romanichels poche)

(19)

milieu du désert de mes vingt-cinq ans. J'attends ~ue tu décides de revenir parmi nous, et ça occupe tout mon temps2 •

Ces personnages espèrent-ils réellement une réponse? Sans doute que non. Mais s'adresser aux disparus, comme s'ils étaient toujours là, crée une illusion de vie.

Enfin, une dernière caractéristique de 1' évitement consiste à déplacer le regard du narrateur vers les autres personnages, pour se dissocier à la fois du deuil, et aussi de la nouvelle vie de l'endeuillé. Christian Mistral, alors que son roman s'intitule Vautour, s'applique à brosser le portrait de gens qui n'ont rien à voir avec le disparu, de familles où il n'existe pas (la propre famille de Mistral, son monde littéraire). Également, il noie Vautour dans une comparaison sans fin avec des gens célèbres morts à 27 ans comme lui, minimisant ainsi son importance. Louise Dupré, quant à elle, compare son deuil à ceux des autres, de sa mère, de ses frères, de l'ex-femme de Jérôme, de son fils, de Madame Girard: «Je comparais l'état des cicatrices, la mienne, celle de Madame Girard, la mienne était moins profonde, assurément. 26» Ainsi, en se rattachant à des non-endeuillés ou en se plaçant à égalité avec d'autres qui vivent la même douleur, ils allègent leur peine. Myriam Beaudoin utilise le même procédé, en se plaçant en retrait de sa mère et de ses sœurs, en ne nommant même plus alors son père autrement que « le père». Tout le roman Un petit bruit sec est en apparence la froide observation d'une famille en deuil, et l'appartenance de la narratrice à cette famille décimée n'est révélée que par l'utilisation d'un nous occasionnel et par les lettres insérées dans le récit.

25

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal : Triptyque, 2003, p. 19. 26 DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, p. 78. (coll. Romanichels poche)

(20)

Chez Myriam Beaudoin et chez Christian Mistral, la mort est reliée à une maladie qui l'annonçait, et le déni a donc commencé avant la période de deuil. Toutefois, le retour sur ce déni dans les récits s'apparente surtout à la seconde phase du deuil, puisqu'il implique un certain sentiment de culpabilité. Nous en traiterons plus loin.

Une des premières fonctions de l'écriture est de perpétuer- ou de pervertir -le souvenir du disparu. Selon le professeur Karine Brutin, la création des endeuillés est liée à l'excès d'une mémoire traumatique. Écrire devient un élément du processus de deuil: « [ ... ] à leur œuvre est échue la tâche paradoxale de rappeler leurs parents morts à la mémoire de tous pour pouvoir les oublier ou du moins pour apprivoiser leurs fantômes. 27» L'auteure appelle cette écriture la sub-version de la mémoire. À leur façon, Christian Mistral, Louise Dupré et Myriam Beaudoin remettent en scène les disparus à partir d'un matériel composé de souvenirs, d'impressions, de réel et d'irréel :

Vautour, maintenant que tu n'es plus, je te recrée par les trucs de mon crâne. C'est un collage sadique de tes paroles et de leur sismographie qui rendra compte de ton passage parmi moi. Que dirais-tu d'un grand livre sensible à ton absence28?

Dans mon cahier, une toute petite fille se déplie lentement à même la vie de Anne, le visage de François s'est allumé maintenant, Madame Girard enterre son chagrin dans la splendeur des ruines, l'aube vient. J'écris. Vincent dort, François dort, Philippe dort, je n'ai pas à les protéger. On dirait que je trahis ma langue et, dans ma langue, la tristesse de maman, et les cernes lourds d'une femme que je n'arrive pas à voir comme ma sœur. Je

27 BRUTIN, Karine. «L'acte créatif ou la sub-version de la mémoire»,

Psychologie médicale, 1994, 26, Spécial 8, p. 804.

28

(21)

me trahis moi aussi. J'écris dans une langue dont je ne me souviens pas29.

Je suis dans la chambre d'écriture, cloîtrée dans un avant qui sent le fleuve et les Marlboro qui brûlent. J'écris sur le souvenir du Consul qui frappe en aveugle à coups de machette. Écrire sur autre chose demeure impossible30 •••

L'écriture du souvenir est essentielle, comme 1' écrit Karen McPherson dans son étude de l'œuvre de Louise Dupré: « It is this memory writing that makes survival possible. 31» Au-delà de la mission thérapeutique de 1 'écriture, raconter le souvenir est aussi une façon de le perpétuer, c'est une sorte de monument commémoratif. Car les écrivains ressentent ce devoir d'utiliser leur talent pour conjurer l'oubli, de la même manière qu'un peintre ou un photographe voudrait fixer l'image évanescente:

[ ... ]il ne me restait, n'est-ce pas, qu'une seule chose à faire, soit conserver la trace atroce de ce qui s'est passé. J'ai voulu que ma plume publie ton passage. Reste, reste encore un peu. Tu n'es pas mort au bout de ton âge. Tu étais un lotus dans la boue, et je veux que ta mémoire encapsulée ici se marmorise, et je veux te faire une ovation32•

Justement, Mistral utilise le terme ovation, et non portrait. Le souvenir écrit par l'endeuillé relève de la «mémoire archaïque de l'affect 33», c'est une version

29

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 145. (coll. Romanichels poche)

30

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal: Triptyque, 2003, p. 102.

31

MCPHERSON, Karen. «The Future of Memory in Louise Dupré's La Memoria », dans GILBERT, Paula Ruth, Roseanna Lewis DUF AULT et al. Doing Gender:

Franco-Canadian Women Writers of the 1990s, Madison: NJ, Fairleigh Dickinson University Press; London, Cranbury: N.J., Associated University Presses, 2001, p. 143.

32

MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal: Typo, 1993, p. 137~

33 BRUTIN, Karine. «L'acte créatif ou la sub-version de la mémoire»,

Psychologie médicale, 1994, 26, Spécial8, p. 805.

(22)

inconsciente des faits, adoucis par le refoulement. Ainsi donc, c'est une façon pour l'écrivain de retrouver une mémoire qui lui appartient, mais dont il n'avait pas conscience; le travail de deuil s'en trouve facilité.

(23)

II.

Désorganisation

'

.

Après la période d'hébétude qui suit la perte d'un proche, l'endeuillé accepte enfin cette perte et devient en proie à une foule de sentiments contradictoires et dérangeants; c'est la phase de désorganisation, que Jean-Luc Hétu définit ainsi :

Le sujet qui cesse de nier et qui se laisse atteindre par la pleine réalité du décès entre dans une phase de tension et d'agitation. Il est incapable de s'arrêter et de se reposer et doit donc toujours bouger et demeurer aux aguets comme si un nouveau malheur allait arriver et qu'il fallait le conjurer34.

Cette phase difficile à vivre se retrouve dans les textes étudiés sous plusieurs formes. D'abord, l'endeuillé doit accepter et verbaliser la perte, c'est le premier signe qui nous indique que le thème du deuil est maintenant amené par le motif de la désorganisation. Christian Mistral martèle les mots qui disent la mort de Vautour: «Je te sais dans l'urne où j'ai fait verser tes cendres. 35» Ou encore : « [ ... ] les balcons réso~ent de reels et de

34

HÉTU, Jean-Luc. Psychologie du mourir et du deuil, Montréal: Méridien, 1989,

p. 183.

35

(24)

rigodons et les rambardes sont tendues de bannières fleurdelysées, et tu es mort depuis vingt-deux jours. 36

»

Non seulement les mots mort et cendres sont-ils prononcés, mais ils sont également ancrés dans la réalité, dans le temps qui passe. La narratrice d'Un petit bruit sec réalise quant à elle le concret de la mort en faisant le récit de la maladie, du décès puis de l'embaumement avec beaucoup de détails. Le résultat est sans équivoque. Ce sont des visions récurrentes de dégradation qui s'imposent à la narratrice, de sorte qu'elle ne peut plus nier la mort. Chez Louise Dupré, le sème de la réalité est moins clair. Car Jérôme n'est pas mort et, même si on ne l'a jamais retrouvée après sa disparition, Noëlle n'est pas officiellement morte. C'est l'endeuillée qui doit en quelque sorte devancer la mort et admettre qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Elle le fait avec difficulté, utilisant le mot disparition plutôt que mort. Pour elle, la désorganisation sera plus grande, et plus longue.

L'agitation qui suit l'acceptation de l'état de deuil trahit une colère qui gronde. Les endeuillés sont aux prises avec l'injustice de la vie et laissent éclater leur impuissance. «Dieu du ciel, il venait d'avoir 27 ans! Qu'est-ce qui peut bien nous arriver à cet âge-là! 37», s'écrie Mistral, ne sachant vers où diriger sa colère. De même, Myriam Beaudoin fait flèche de tout bois et sa hargne n'épargne personne : sa mère, le nouveau conjoint de sa mère, son amant et même son père, à qui elle écrit d'innombrables lettres. Rien d'étonnant à ce qu'elle parle ainsi du nouvel homme dans la vie de sa mère: «Je ne veux pas entendre parler de cet inconnu qui rend la mort deux

36

Ibid, p. 33.

37

(25)

fois plus souffrante et deux fois plus irréversible. 38» Chez Mistral, la colère s'exprime en termes violents: ordure, ça pue, mon salaud, damnée guitare. La colère est également un moyen de canaliser le chagrin :

«

La colère me rattrapait précisément ici, chez cette femme défaite, pourquoi? Je pleurais maintenant, des sanglots violents, je pleurais, tout ce qui ne se nommait pas refluait par les yeux. 39» Plus loin, elle renchérit en souhaitant ce déchaînement libérateur : « Alors je ferai une colère terrible contre Noëlle, elle ne m'imposera pas son enfant, elle qui nous a tous abandonnés, je déchirerai la photo et puis reprendrai ma vie là où je l'ai laissée; 40

»

Le sentiment d'injustice amène aussi une culpabilité, celle de n'avoir pas pu éviter le pire, ou même d'être la cause de la perte. Christian Mistral et Myriam Beaudoin s'accusent d'avoir côtoyé la mort sans avoir pu la conjurer. Ils revisitent l'avant-mort, la maladie, ses indices; la culpabilité trouve sa source du côté de la vie. Surtout, ils soulignent leur impuissance et leur inaction :

La mort venait roide et plate comme une feuille de plomb gris-mauve se planter flottante haut par-dessus nos têtes et je dis que nous le savions. La mort engrossait nos salives de pulpeuses réticences, comme des tumeurs liquides se jetant sur une éponge marine41•

38 BEAUDOIN, Myriam.

Un petit bruit sec, Montréal: Triptyque, 2003, p. 60. 39

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 66. (coll. Romanichels poche)

40

Ibid, p. 183. 41

(26)

Même si leur culpabilité est vaine car les événements étaient impossibles à éviter, ils ressentent le besoin d'essayer de l'enrayer. Mais c'est une tâche difficile, pour ne pas dire impossible :

À présent, j'échoue à traiter la mort d'un homme vivant, lire authentiquement réel. Ce pauvre diable d'homme qui s'appelait Vautour ne veut pas se laisser cerner par mes efforts, et j'y renoncerais tout de suite si je n'éprouvais l'accablant sentiment de lui devoir plus qu'une larme muette dans le secret de ma mémoire. [ ... ] Aucun détail ne rachète le destin de ce jeune homme, pas plus que le mien qui s'élabore en toute injustice42•

C'est dans la phase de désorganisation qu'on retrouve la mélancolie, le profond chagrin, la tristesse, l'impuissance : «Je songe à l'engeance de regret née en moi après ta mort, toute une fédération de sentiments voisins du cœur gros. 43» Cette tristesse semble insurmontable, comme le dit Freud. Chez Myriam Beaudoin, la narratrice admet qu'elle pleure beaucoup. Mais Emma Villeray, la narratrice de La memoria, est celle dont le désespoir est le plus profond, le plus dénué de lumière et le plus abrutissant :

Je n'arrive pas à terminer mon livre. Depuis ton départ, j'accumule des montagnes de notes, certaines images me viennent, mais elles ne trouvent pas leur place dans la phrase, elles se ramassent sur elles-mêmes, elles hoquettent44•

Emma répète à plusieurs reprises qu'elle ne s'en sort pas. Ce désespoir est lié à une

détresse, un sentiment de perpétuité de la tristesse. Car, à cette étape, il n'y a de retour possible ni à la vie d'avant la perte, ni à une vie harmonieuse en toute conscience de la perte : «J'en peux plus Vautour, j'ai peur tout seul, j'ai peur des jeunes et j'ai peur des

42

Ibid, p. 55-56.

43

Ibid, p. 33.

44

(27)

vieux, j'ai la frousse de là où tu es et mes cheveux blanchissent. 4\ Cet appel au secours

trouve un écho chez Myriam Beaudoin : « Reste ici. Je t'en prie, ne me laisse pas. 46» Dans la mélancolie et son infinité se trouve aussi un refus conscient ou inconscient -de conclure le -deuil : «Je ne cesserai jamais -de te rechercher, et je vais rester libre comme le vent jusqu'au dernier jour de ma vie, comme tu l'as été toi aussi. 47» La tristesse est donc difficile à vivre, mais elle est un moyen de garder près de soi une partie de ce qui a été perdu.

La mélancolie mène, comme 1' ont montré Sigmund Freud et Julia Kristeva, entre autres, à des idées suicidaires. Proches de la colère, ces envies suicidaires sont un sursaut d'agitation après la léthargie mélancolique:«[ ... ] Un névrosé n'éprouve pas d'intention suicidaire qui ne soit le résultat d'un retournement sur soi d'une impulsion meurtrière contre autrui. 48»

Près de moi, la présence du cadavre qui vient me tenter de le suivre. Parfois, l'envie est là de me jeter dans la mort comme on se jette dans la mer en plein milieu de la nuit, sans savoir où l'on va, mais en fuyant la berge et le bruit49•

La mort -semble la seule solution à la perte :

Je crois que tu ne comprends pas mon malheur, le malheur d'une vie sans toi. Tu ne comprends pas que tout ce que j'espère, c'est quitter ces gens qui t'ignorent, abandonner ma petite vie

45 MISTRAL, Christian.

Vautour, Montréal, Typo, 1993, p. 47.

46

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal, Triptyque, 2003, p. 76.

47

Ibid, p. 89.

48

FREUD, Sigmund. « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris : Gallimard, 1968, p. 163.

49

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d'orpheline, pouvoir me jeter dans la terre et te trouver, me blottir contre toi, t'étreindre un infini moment et attendre que l'hiver cesse, que le printemps vienne, que les mois deviennent des années, que la ruine du temps me détruise peu à peu et m'enterre à côté de toi50•

Comme c'est le cas pour la narratrice d'Un petit bruit sec, qui fume alors que son père est mort d'un cancer du poumon, les pensées suicidaires s'arrêtent ici à des gestes d'autodestruction sans conséquence, peut-être à cause de l'autre rapport à la mort qui suit la mélancolie: la peur. Peur que la perte ne frappe encore, peur de cette inconnue qui fait déjà bien des ravages dans la vie des endeuillés : « François revient et je sens un frisson courir le long de ma colonne vertébrale, je crains les chats noirs, les miroirs brisés, les téléphones à deux heures du matin, les sirènes des ambulances. 51» Les endeuillés sont donc à la fois séduits par la mort, et effrayés par elle.

On peut également découvrir le motif de la désorganisation dans la forme des œuvres. D'abord, chez Myriam Beaudoin, la chronologie obéit à une sorte de valse entre passé et présent. Les phrases épousent la désorganisation ressentie par les protagonistes :

« Après. Juste après. Ou peut-être un peu plus tard. Beaucoup plus tard. Je ne sais plus, nous ne le savions pas non plus. »52

Myriam Beaudoin utilise également l'effet de répétition pour amplifier la sensation d'étouffement: c'est ainsi qu'elle morcelle l'épisode des derniers moments du père, le racontant en plusieurs étapes, répétant certains détails.

50

Ibid, p. 77.

51

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 115. (coll. Romanichels poche)

52

(29)

Il faut faire attention à ne pas endommager 1' endommagé, défaire le défait, déchirer le déchiré. Le peigne humide place les cheveux et les sourcils. Des doigts cueillent les larmes sur les joues du père et les portent aux lèvres pour y goûter. Quelqu'un replace le long du corps les bras qui fuient de chaque côté du lit53•

Le peigne et les petits ciseaux sont dans ses cheveux, dans sa moustache. Et puis les hommes enfoncent le corps raide dans l'habit du vingt-cinquième anniversaire de mariage, les pieds dans des chaussures fermées, sans oublier les chaussettes, puis ils font deux grosses taches roses sur les joues, une marque rouge sur les lèvres, et voilà, une vraie poupée de cire qui va terrifier les enfants54.

Chez Christian Mistral et Louise Dupré, on retrouve des phrases saccadées, et un usage singulier de la ponctuation pour un chapitre entier dans Vautour55, pour quelques phrases

dans La memoria: «Cette sueur entre les omoplates. Ma robe. Trempée. Mes jambes, du chiffon. Le sang dans les tempes, j'ai chaud, j'ai froid. M'asseoir quelques minutes sur ce banc. Retrouver un peu de calme. Où suis-je? 56» La phase de la désorganisation étant la plus physique des trois étapes du deuil, on retrouve dans les textes de Myriam Beaudoin, Christian Mistral et Louise Dupré ces impressions de souffle court, de battements de cœur accélérés et de gorge serrée.

À l'étape de la colère et de la désorganisation, l'écriture du deuil est aussi une façon de régler ses comptes avec la perte. Dans son article Writing Loss, Susan McCabe note que maîtriser le deuil est impossible, qu'il ne faut pas voir l'écriture comme un antidote à la douleur: « Writing is a way, not to overcome, but to come to terms with

53

Ibid, p. 32.

54

Ibid, p. 62. 55

MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal, Typo, 1993, p. 47-49.

(30)

loss. 57» En effet, même aux yeux de ceux qui la refusent, la perte revêt un caractère inéluctable. Les mots, pour un écrivain endeuillé, ne sont dès lors qu'une arme de plus pour combattre dans une guerre perdue d'avance: «Que faire d'autre qu'écrire un livre quand un truc qui ne peut arriver arrive? 58» Le professeur et psychanalyste Simon Harel renchérit : « L'acte créateur ne permet pas de colmater cette dépressivité. 59

»

Mais même si le combat est voué à 1' échec~ il demeure nécessaire, comme nous 1' avons vu plus tôt. Louise Dupré résume bien cette intention de confronter les pertes et la tristesse :

Sur la première page, en plein centre, j'ai écrit en majuscules mon prénom, puis Noëlle, puis le tien. Jérôme. Longuement, je 1' ai regardé, ouvert, vide parmi les pétales de marguerites et mes intentions. Il faudrait bien qu'il y ait un jour quelques certitudes, même dans une fiction cousue de fils blancs, une histoire qui se terminerait avec des morts bien rangés dans des cercueils qu'on recouvrirait de terre et d'herbe verte. [ ... ] À la dernière page, j'ai inscrit The End. Un jour, j'aurais terminé mon scénario. Je ne me sentirais plus obligée de porter du noir60•

Pour Myriam Beaudoin également, il y a un affrontement entre la perte et l'écriture, entre le désir d'écrire qui existait déjà et le devoir d'écrire sur le deuil maintenant:

Tu avais prévu écrire un livre à ta retraite. Tu vois, tu n'as pas pris le temps d'écrire une seule ligne, et je t'en veux beaucoup parce qu'on dirait que ce fardeau-là me revient, oui, c'est comme si tu me donnais le fardeau de ta mort à écrire61•

57

MCCABE, Susan. "Writing Loss", American Imago, vol. 50, no. 1, printemps 1993, p. 69.

58

MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal, Typo, 1993, p. 36.

59

HAREL, Simon. L'écriture réparatrice, Montréal: XYZ, 1999, p. 33. (Théorie et littérature)

60

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 47. (coll. Romanichels poche)

61

(31)

Elle renchérit plus loin : «J'ai alors compris que peu importe où je serais, ton décès me harcèlerait jusqu'à ce que j'en fasse un livre. 62» Et pourtant, la narratrice de Un petit bruit sec ne trouve pas le réconfort recherché dans l'écriture, elle écrit à un père qui ne lui répond pas. Il y a illusion de communication, et un entêtement à écrire pour confronter la perte encore et encore. Avant que l'écrivain ne réalise que l'écriture n'est pas une solution, elle se condamne à une perpétuelle frustration : « [ ... ] J'en peux plus de t'appeler à vivre sous ma bille[ ... ] 63»

62

Ibid, p. 42.

(32)

III. Réinsertion

La réinsertion suit habituellement la désorganisation dans les phases du deuil, et les trois œuvres ne dérogent pas à la règle. Toujours selon Hétu, dans Psychologie du mourir et du deuil, cette phase est celle du« retour à l'équilibre affectif et de réinsertion sociale. Le deuil n'est pas terminé et le défunt n'est pas oublié, mais la vie reprend tranquillement son cours. 64» Nos personnages vivent alors une tranquille renaissance. Phase transitoire avant la fin du deuil, la réinsertion est comparable à une période de convalescence.

Si la tristesse était un motif de désorganisation, on la retrouve également comme motif de réinsertion. Toutefois, elle est ici jumelée à des sèmes de vie, de résignation. En effet, les narrateurs commencent à envisager l'idée que la perte et le chagrin qu'elle transporte devront faire partie de la vie. Lentement, les souvenirs se défont des liens du

64

HÉTU, Jean-Luc. Psychologie du mourir et du deuil, Montréal: Méridien, 1989, p. 187.

(33)

déni, ils prennent leur place dans la mémoire et arrêtent de se battre avec le présent. La perte est l'objet d'une calme acceptation:

J'ai guère de peine, parce que c'est pas triste, c'est juste con. Nul ne m'était plus cher que lui, et nul ne m'était moins cher que lui, je ne grade pas mes émotions, j'en suis bien incapable, c'est tout un sur le même plan. Sa gueule de beau poisson arraché à la mer me manque beaucoup65•

Il y a bien une pointe de regret, mais ce regret n'est plus désespéré comme dans la deuxième phase, au contraire : «T'avais mille fois raison. Je t'ai si peu connu, ta race d'âme, que j'ai pas trouvé le temps de t'aimer assez pour te comprendre. Pas avant que tu ne meures. 66» Plus forte que la mort, la vie a continué son chemin physique et entraîne maintenant l'âme à sa suite. Alors que grandit peu à peu l'espoir d'un recommencement, la place de la tristesse se définit, s'installe à demeure chez 1' endeuillé :

Avec le temps, il y a des douleurs qui s'apaisent, des ruines qui peuvent accueillir la lumière, des histoires qui n'ont pas le même dénouement. Ce n'est pas de l'oubli pourtant, une tache jaune balaie la fenêtre, mais on ne voit pas venir l'automne comme auparavant67•

L'expression «le travail du deuil» prend ici tout son sens, car l'endeuillé réalise que la vie est un mouvement et que sa douleur est donc en perpétuelle évolution :

Je travaille, travaille et travaille dans la grosse masse noire du deuil, afin que les petits chevaux de bois, de métal, de bronze,

65

MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal: Typo, 1993, p. 101. 66

Ibid, p. 73. 67

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 153. (coll. Romanichels poche)

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de marbre, de paille et de pierre reprennent leur place sur les étagères68.

Dans le dernier chapitre d'Un petit bruit sec, la narratrice laisse la parole au père décédé, non pas parce qu'elle est en proie au déni, mais plutôt pour reconnaître cette mort finalement humaine. On peut y voir un signe d'acceptation, car laisser parler le père, c'est laisser parler le souvenir, et légitimer ainsi la tristesse qui lui sera pour toujours associée.

Le recommencement espéré commence à poindre sous les mots. Il s'incarne dans la présence de personnages secondaires qui portent la vie, surtout chez Christian Mistral et Louise Dupré. Il y a des enfants dans ces récits qui, malgré les disparus, continueront de vivre. Dans Vautour, il s'agit du fils de Mistral, qui n'a même pas connu Vautour. Dans La memoria, il y a les enfants d'Anne et de Philippe, nés après la tragédie : « J'ai été saisie. Véronique courait après le chat et je ne voyais pas Noëlle courir après le chat. Chaque mouvement de Véronique effaçait un peu plus la silhouette de Noëlle. 69» La fille de Noëlle, qu'adoptera Emma, est elle aussi une nouvelle naissance à partir des cendres de la perte. Dans La memoria, on assiste à l'apparition d'un nouvel amour qui, sans effacer le précédent, vient le remplacer dans le présent. L'amitié, chez Christian Mistral et Louise Dupré, est aussi un lien qui maintient les endeuillés du côté de la vie. Dans Un petit bruit sec, le récit est centré sur la cellule familiale et sa douleur. Le contact avec le deuil des autres membres de sa famille nourrit celui de la narratrice et le tire vers l'espoir. Chez Myriam Beaudoin, la conscience d'un bonheur avant la perte est

68

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal: Triptyque, 2003, p. 101. 69

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aussi signe de recommencement. Elle parle de «l'époque de la vie 70» : «Je vis dans un avant, un avant tout. Un bonheur extraordinaire sur un continent extraordinaire. Je suis dans cette insouciance d'une vie sans deuil où la perte des parents et celle des sœurs est inimaginable. 71» Ce retour en arrière, en quoi consiste toute la seconde partie du roman, est un moyen pour la narratrice de se propulser vers l'avant, dans la confiance que ce qui a existé pourra renaître.

De l'espoir au triomphe de la vie, donc à l'achèvement du deuil, il n'y a qu'un pas. L'endeuillé se réapproprie son identité : «Mon nom c'est Christian Mistral et je suis écrivain. 72», mais c'est une identité nouvelle, marquée par le passage d'un être cher maintenant perdu. Il y a une volonté de mettre un point final à la période trouble qui correspond au deuil, de se dissocier de la douleur et d'avancer vers la vie. Bien sûr, l'équilibre peut être précaire, surtout au début, mais l'endeuillé sait que quelque chose a vraiment changé :

[ ... ] la vie est redevenue un mot plus grand que la mort. [ ... ] On ne sait pas comment se produit le point tournant. Rien de précis, mais imperce~tiblement, le regard se déplace, et on bouge, on se remet à bouger 3•

Chez Myriam Beaudoin, on ne sent pas la conclusion du processus. On suppose que son personnage demeure en suspens dans cette phase transitoire. C'est Louise Dupré qui,

70

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal: Triptyque, 2003, p. 94 et 115. 71

Ibid, p. 98.

72

MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal: Typo, 1993, p. 43. 73

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dans la toute dernière phrase de La memoria, écrit les mots qui représentent le mieux la fin du deuil : « Et je franchis la barrière. 74»

Si l'écriture est perçue comme un processus thérapeutique, elle peut avoir pour effet d'accélérer la conclusion du deuil. Julia Kristeva en parle ainsi : «Nommer la souffrance, l'exalter, la disséquer dans ses moindres composantes est sans doute un moyen de résorber le deuil. 75» On sait que des chercheurs, comme Karine Brutin, utilisent d'ailleurs la création comme thérapie auprès des endeuillés. De même, le personnage d'Emma dans La memoria s'ouvre à la vie à mesure que son scénario

avance:

Dans mon cahier, la vie se défait et je la regarde se défaire sans avoir peur, je ressens une sorte de tranquillité dans le mot douleur, il s'agit de le faire rimer avec couleur pour imaginer, sous son écorce, un début de joie76•

L'écriture est pour elle un projet qui la relie à son nouvel amour, un projet qui, au fur et à mesure qu'il se concrétise, lui rappelle de moins en moins les disparus. Mais il ne faut pas oublier, comme l'écrit Simon Harel, l'apport du deuil à l'écriture, de sorte qu'écrire peut repousser la fin du processus : «Si l'endeuillement peut à sa manière signer le destin de l'œuvre, c'est à la condition de revendiquer son inachèvement. 77» Ainsi,

74

Ibid, p. 211. 75

KRISTEVA, Julia. Soleil noir, Paris: Gallimard, 1987, p. 109. (coll. Folio essais) 76

DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal: XYZ, 1996, p. 144. (coll. Romanichels poche)

77

HAREL, Simon. L'écriture réparatrice, Montréal: XYZ, 1999, p. 34. (Théorie et littérature)

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l'alter ego de Myriam Beaudoin, pour sa part, continue d'écrire et de triturer son deuil sur papier. Elle conclut:

Je ne sais pas comment tourner la dernière page. Il n'y a pas de dernière page; ta voix de papier continue pour toujours, et pourquoi, dis-moi, suis-je la seule à l'entendre? Tu n'es pas encore mort, tu sais. Il faut du temps avant de mourir. Il faudra plusieurs romans 78•

Le travail de deuil peut donc être paralysé à l'une ou l'autre des étapes, afin de laisser du temps à la thérapie de s'accomplir. L'écriture, si elle peut en aider certains à avancer vers la fin du deuil, peut en ralentir d'autres et les forcer à bien compléter les étapes.

Si le processus d'écriture tel qu'exposé dans les œuvres étudiées est une métaphore du travail de deuil, 1' œuvre en tant que telle prendrait sa source dans la conclusion du deuil, comme l'explique Jacqueline Lubtchansky:

[ ... ] sa libido va se trouver, au terme du travail de deuil, considérablement accrue, mobilisable, prête pour de nouveaux investissements objectaux, un autre amour, un autre enfant; parfois, c'est la solitude acceptée en vue de la construction d'une œuvre artistique ou orientée vers des buts généreux, et aussi une préparation plus sereine à sa propre mort79•

En 1999, dans un texte-réflexion sur son écriture en général, Louise Dupré décrivait ainsi ses raisons pour écrire :

« Dépasser sa finitude, livrer combat à la mort, ce mystère, cette horreur qui défie tout entendement, cette réalité inacceptable

78

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal : Triptyque, 2003, p. 113. 79

LUBTCHANSKY, Jacqueline. «Travail du deuil, douloureuse souffrance», dans AMAR, Nadine, Catherine COUVREUR et Michel HANUS. Le deuil, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 142. (coll. Monographies de la Revue française de psychanalyse)

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à laquelle on ne peut se soustraire [?]. La mort des autres. Et en dernier lieu, sa propre mort80•

Ainsi, une fois les étapes du deuil traversées, l'écriture demeure, peut-être plus forte encore, car maintenant teintée du deuil terminé. C'est la phase de réinsertion qui mène à cette écriture nouvelle, car elle tire 1' endeuillé du côté de la vie.

80

(39)

Conclusion

Les écrivains endeuillés empruntent cette route des mots qu'ils connaissent déjà pour parcourir le travail du deuil, pour passer du choc à la désorganisation puis à la réinsertion. Se produit alors une double interaction entre ces deux processus : le deuil nourrit l'écriture, et l'écriture nourrit le deuil. Comment, alors, trouver la force nécessaire pour compléter le deuil, pour redonner au moi toute sa liberté, selon la définition de Freud? Certains écrivains n'y parviennent jamais, englués dans une mélancolie qui leur permet de créer, ou alors férocement opposés à l'idée de conclure le deuil. Les phases du deuil sont ralenties, voire même stoppées. Comme l'écrit Jacques Hassoun, 1' endeuillé se retrouve « figé dans un endeuillement sans fin, sans recours possible à l'engoisse, c'est-à-dire à ce qui pourrait susciter de l'objet. 81» L'angoisse à 1' origine de la création - que ce soit une œuvre d'art, une musique, un écrit - incite les pulsions de mort à se boucler sur elles-mêmes. Philippe Forest, dans L'enfant éternel,

81

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écrivant en souvenir de sa fille décédée, refuse de croire aux vertus thérapeutiques de l'écriture et souhaite conserver ce lien, même ténu, avec la vie de sa fille :

Le poète se sauve par la grâce de son art? Non, il fixe sur sa toile de sens le sort, partagé, irrésolu. La note de certitude qui résonne dans tout grand texte ne garantit rien hors de la page. [ ... ] Devant la mort, la poésie habite le même espace que la pensée. L'écrivain n'est pas davantage que n'importe quel autre affligé. Ce qu'il vit, il le transfère dans un monde de mots médités. L'opération transforme les conditions du drame mais n'en modifie en rien l'issue82•

Écrire est avant tout une façon de ne pas être englouti par le vide laissé par la mort de Pauline. En écrivant, Philippe Forest sort de sa passivité, il essaie de créer un «enfant éternel», un être de mots qu'il pourra continuer à aimer. En ce sens, il s'avance dans le processus de deuil, car il tente de transférer sa libido jusqu'alors concentrée sur l'être perdu. Cependant, la Pauline de papier est évanescente, intangible. Le travail de deuil emprunte une route secondaire qui tourne en rond, où l'écriture alimente le voyage mais jamais la destination. L'effet thérapeutique est nul : «Les mots ne sont d'aucun

secours. » 83

D'un autre côté, si le deuil se termine, ce n'est pas la fin de l'écriture. Le travail de deuil traversé, 1' expérience se métamorphose en réservoir pulsionnel où 1' écrivain viendra puiser une inspiration pour ses œuvres futures. Le deuil, au moment des étapes à

traverser, a nourri la création. Une fois le processus complété ou à tout le moins entamé, il devient partie intégrante de l'identité de l'écrivain. La douleur, la tristesse, la colère, le sentiment de perte; ce sont des sentiments qui, bien qu'appartenant au passé, ne cessent

82

FOREST, Philippe. L'enfant éternel, Paris: Gallimard, 1997, p. 221. (coll. Folio) 83

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de se rappeler à la mémoire de l'endeuillé. Le trou dans la vie ne se remplit pas, malgré les années qui passent, malgré le bonheur qui revient.

Christian Mistral, Louise Dupré et Myriam Beaudoin ont écrit des œuvres du deuil, des romans qui racontent la perte. Cette même perte, sans nécessairement être nommée, devrait se retrouver comme un thème sous-jacent dans toutes leurs œuvres. Ce qu'ils ont écrit par la suite a emprunté d'autres avenues, effleuré d'autres thèmes, car leur identité d'écrivains est marquée par l'épreuve, mais c'est en richesse et en profondeur que le deuil colore maintenant leur écriture.

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Bibliographie

1. Corpus primaire

BEAUDOIN, Myriam. Un petit bruit sec, Montréal :Triptyque, 2003, 116 pages. DUPRÉ, Louise. La memoria, Montréal : XYZ, 1996, 211 pages. (coll. Romanichels poche)

MISTRAL, Christian. Vautour, Montréal: Typo, 1993, 146 pages.

II. Sur la littérature et le deuil

BEAUDOIN, Myriam. L'écriture du deuil, suivi de Un petit bruit sec dans la chambre et puis rien, Montréal : Université McGill, 2001, 112 pages. (mémoire)

BRUTIN, Karine.« L'acte créatif ou la sub-version de la mémoire», Psychologie médicale, 1994, 26, Spécial 8, pages 804-807.

FOREST, Philippe. L'enfant éternel, Paris : Gallimard, 1997, 399 pages. (coll. Folio) HAREL, Simon. L'écriture réparatrice, Montréal : XYZ, 1999, 231 pages. (Théorie et littérature)

LANTERI, Jean-Marc.« Du travail du deuil à la résurrection de l'écriture: "Aurélia" »,

(43)

KRISTEV A, Julia. Soleil noir, Paris : Gallimard, 1987, 265 pages. (coll. Folio essais) MALENFANT, Paul Chanel.« Écrire comme mourir: tombeau des mots», Voix et images, vol. XXVI, no 2, (hiver 2001, 77), pages 247-263.

MCCABE, Susan. "Writing Loss", American Imago, vol. 50, no 1, printemps 1993, pages 69-11 O.

PICARD, Michel. La littérature et la mort, Paris : Presses universitaires de France, 1995, 193 pages. (coll. Écriture)

REBOUL, Hélène. « Le deuil dans la littérature », Frontières, Université du Québec à Montréal, printemps 2004, pages 28-32.

TANGUA Y, Lucie. Les couleurs de l'après, Montréal: Université du Québec à Montréal, 2001, 223 pages. (mémoire)

III.

Sur le deuil

AMAR, Nadine, Catherine COUVREUR et Michel HANUS. Le deuil, Paris: Presses universitaires de France, 1994, 17 4 pages. (coll. Monographies de la Revue française de psychanalyse)

BACQUÉ, Marie-Frédérique. Le deuil à vivre, Paris : Ed. Odile Jacob, 1992, 266 pages. BACQUÉ, Marie-Frédérique, HANUS, Michel. Le Deuil, Paris : Presses universitaires de France, 2001, 127 pages. (coll. Que sais-je?)

Sous la direction de CORNILLOT, Pierre et HANUS, Michel. Parlons de la mort et du deuil, Paris : Frison-Roche, 2000, 294 pages. (coll. Face à la mort)

FREUD, Sigmund. « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris : Gallimard, 1968,pages 147-174.

HANUS, Michel. Les deuils dans la vie : deuil et séparations chez 1 'adulte, chez l'enfant, France : Maloine, 1994, 331 pages.

HANUS, Michel. La Mort aujourd'hui, Paris: Frison-Roche, 2000, 242 pages. (coll. Face à la mort)

HANUS, Michel. La Mort retrouvée, Paris: Frison-Roche, 2000, 370 pages. (coll. Face à la mort)

HASSOUN, Jacques~ La cruauté mélancolique, Paris : Aubier, 1995, 129 pages. HÉTU, Jean-Luc. Psychologie du mourir et du deuil, Montréal: Méridien, 1989, 370 pages.

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SÉNÉCAL, Lyse. Le décès du père : étude exploratoire, Montréal : Université du Québec à Montréal, 1986, 175 pages. (mémoire)

IV. Divers

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CORRIVEAU, Hugues.« Faire acte: écrire», Lettres québécoises, no 95, automne 1999, pages 11-12.

DUPRÉ, Louise.« Briser le miroir», Lettres québécoises, no 95, automne 1999, page 7. JALLAT, Jeannine.« La critique thématique», Corps Écrit, no 23, 1987, pages 65-70. MCPHERSON, Karen.« The Future ofMemory in Louise Dupré's La Memoria »,dans GILBERT, Paula Ruth, Roseanna Lewis DUFAULT et al. Doing Gender: Franco-Canadian Women Writers of the 1990s, Madison: NJ, Fairleigh Dickinson University Press; London, Cranbury: N.J., Associated University Presses, 2001, pages 142-149. MISTRAL, Christian. Origines, Trois-Pistoles : Éditions Trois-Pistoles, 2003, 1 02 pages. (coll. Écrire)

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RACELLE-LATIN, D. «La critique thématique», Revue des langues vivantes, no 3, 1975, pages 261-281.

(45)
(46)

En mémoire d'André et de Simon Traversy, père et frère adorés disparus tout aussi tragiquement

(47)

Morceaux

L'air hagard, Henri pose le pied sur la latte qm craque. Au salon, Louise tressaute, lève le nez de son tricot.

Tu rentres tôt.

Oui. Je ... je suis parti de bonne heure, j'y arrivais plus. C'est Rivard qui m'a remplacé. Faudrait que je retourne voir le docteur. Ça doit être la conjonctite encore.

Conjonctivite, Henri! Depuis le temps que les yeux te chauffent, tu devrais connaître le mot, me semble.

De toute façon, va falloir que j'aille voir un spécialiste. Le docteur de la Société pense que je pourrai plus conduire.

Louise pose ses aiguilles.

Mais ... tu vas pas perdre ta job, quand même?

Ben non. Je vais vendre des tickets ... J'espère juste qu'ils m'enverront pas à une station trop éloignée ... La ligne bleue, c'est pas pratique à partir d'ici.

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