• Aucun résultat trouvé

Le "je"-narrateur : la nouvelle esthétique du roman québécois

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le "je"-narrateur : la nouvelle esthétique du roman québécois"

Copied!
121
0
0

Texte intégral

(1)

1+1

National Libraryof Canada

Bibliothèque nalionaie du Canada

Canadian Theses Service Service des thèses canadiennes Ottawa, Canada

K1A ON4

NOTICE AVIS

The quality of this microform is heavily dependent upon the quality of the original thesis submitted for microfilming. Every effort has been made to ensure the highest quality of reproduction possible.

/: pages are missing, contact the university which granted the degree.

Some pages may have indistinct print especially il the original pages were typed with a poor typewriter ribbon or ifthe university sent us an inferior photocopy.

Reproduction in full or in part of this microform is governed by the Canadian Copyright Act, R.S.C. 1970, c. C-30, and subsequent amendments.

Nl·J3g If. 881041 C

La qualité de cette microforme dépend grandement de la qualité de la thèse soumise au microfilmage. Nous avons tout fait pour assurer une qualité supérieurede reproduc-tion.

S'il manque des pages, veuillez communiquer avec l'université qui a conféré le grade.

La qualité d'impression de certaines pages peut laisseril désirer, surtout si les pages originales ont été dactylogra-phiéesàl'aide d'un ruban usé ou si l'université nous a lait parvenir une photocopie de qualité inférieure.

La reproduction, même partielle, de cette microforme est soumise à la Loi canadienne sur le droit d'auteur, SRC 1970, c. C-30, et ses amendements suhs4quents.

(2)

Le «je»-narrateur :

la nouvelle esthétique du roman québécois

by

Daniel Stewart

A thesis submitted to the

Faculty of Graduate Studies and Research

in partial fulfillment of the requirements for the degree of Master of Arts

Department of French Language and Literature McGill University, Montreal

November, 1991

(3)

National Ubrary of r-anada

Bibliothèque nalionale du Canada

Canadian Theses Service Service des thèses canadiennes

O1l3W3. Canada

K1A ON4

The author has granted an irrevocable non· exclusive licence allowing the National Ubrary of Canada to reproduce,loan,âlStribute or sell copies of his/her thesis by any means and in any form or format,makingthis thesisavailable to interested persons.

The author retains ownership of the copyright in his/her thesis. Neither the thesis nor substantial extracts tram it may be printed or otherwise reproduced without his/her pero mission.

L'al'teur a accordé une licence irrévocable et non exclusive permettant à la Bibliothèque nationale du Canada de reproduire, prêter, distribuer ou vendre des copies de sa thèse de quelque manière et sous quelque forme que ce soit pour mettre des exemplaires de cette thèse à la disposition des personnes intéressées.

L'auteur conserve la prap.iétè du droit d'auteur qui protège sa thèse. Nilathèse ni des extraits 1;ubstantiels de celle·ci ne doivent être imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation.

ISBN 0-315-ï4~52-1

(4)

Depuis 1960, la narration à la première personne est l'esthétique dominante du roman québécois. Comme le roman à la première personne imite souvent les formes non fictives (autobiographie, journal intime, mémoires), on s'attendrait à ce que ce «nouveau roman» québécois comporte un épanouissement du «moÏ» du narrateur comme objet de la narration. Nous verrons que ceci n'est pas le cas. En effet, au moyen de divers procédés narratifs, le narrateur homodiégétique du roman québécois sait se distancier de son «moi»-narré.

Dans ce travail, nous proposons d'identifier quelques-unes des particularités de cette nouvelle esthétique du roman québécois. Nous

commencerons par une exploration des prédécesseurs du «nouveau roman québécois», dont Maria Chapdelaine et Poussière sur la ville seront les exemples. Ensuite, nous aborderons l'époque contemporaine à travers quatre romans: Le Libraire, Prochain épisode, Kamouraska et L'Hiver de

force. Nous verrons, d'une part, que le «je»-narrateur n'est pas aussi «personnel» que le suggère cette forme narrative et, de l'autre, que les procédés de distanciation entre le narrateur et son «moi» connaissent leur propre évolution.

Notre t.ravail se veut une étude des propriétés narratives du roman québécois contemporain ainsi que des procédés de distan-:iation que le narrateur emploie pOllr éloigner son présent de son «moi» passé.

(5)

·.,:.

Abstract

Since 1960, the first-person narrative forrn has dorninated the Quebec novel. As first-person novels often irnitate non-fiction forrns

(autobiographies, diaries, etc.), it follows that this narrative choice would involve a certain degree of self-revelation. We will see though that this is not the case in the "nouveau roman" of Quebec. In fact, the Quebec narrator employs a nurnber of techniques to distance hirn or herself frorn the ''l'' that is the object ofthe narrative.

In this work, we will atternpt to identify sorne of the main

characteristics of this new face of the Quebec novel. We will start with an exploration of two novels frorn the pre-1960 period: Maria C1Japdelaine and

Poussière sur la ville. We will then study the contemporary era through our

choice of four of Quebec's most famous novels: Le Libraire, Proc1Jain épisode,

Kamouraska and L'Hiver de force. We will see that the "nouveau roman" is

not as "personal" as its form suggests and that the distance between the narrator and his or her "self' i5 not only a constant but is also an evolving cham.cteristic of the Quebec novel.

This work is therefore a study of the conternporary Quebec novel and its narrative properties, and of the distance that the narrator imposes between his or her present and past self.

(6)

Introduction Chapitre premier 1. Il. Chapitre 2 III. IV. Chapitre 3

V.

VI. Conclusion Bibliographie

Les formes romanesques avant 1960

Maria Chapdelaine : L'«âge mythique» et le roman traditionnel du Québec

Comment Poussière sur la ville ouvre la porte à la génération suivante de romanciers québécois

Le début du renouveau du roman québécois: 1900-1970

Le Libraire et la nouvelle voie du roman québécois

Prochain épisode et la réconciliation de l'écrivain avec l'idéologie

Formes romanesques 1970-1975

Kamouraska : dédoublement et distanciation

La distanciation et le social dans L'Hiverde

force 1 12 14 19 31 33

47

64 65 83 99 104

(7)

1

.

(8)

comparé aux autre!! littératures. La rétrospection profondément

personnelle du n3\Tateur Marcel dans À la recherche du temps perdu

(1913-19~7)de Marcel Proust s'affirme dans le roman français à la méme

époque que paraissent au Québec les rom:ms traditionnels comme Maria

Chapde1aine (1916) de Louis Hémon ou comme La Bcouine (1918) d'Albert

Laberge. Une !1écennie après qu'André Gide fait scandale en France avec son narrateur qui "découvre la complexité affolante du Moii» dans Les

Faux-monnayeurs (1926), le Québec louange toujours la vie paysanne

dépeinte par un narrateur des plus omniscients (Menaud, maître-draveur (1937) de Félix-Antoine Savard et Trente Arpents(1938) de Ringuet).

Le «je-narrateur» est donc une donnée en Europe dès le début du vingtième siècle, mais il ne prend son essor au Québec qu'une cinquantaine d'ann.ées plus tard. Certes, cette forme narrative n'était pas inconnue dans la production romanesque du Québec d'avant 1960. Entre autres, Angéline

de Montbrun (1881) de Laure Conan, Les Demi-civilisés(1934) de

Jean-Charles Harvey et Poussière sur la ville (1953) d'André Langevin mettent en place des «je-narrateur».

Dès 1960, cependant, l'emploi de la narration à la première personne, avec le rejet total des formes anciennes, commence à dominer la production romanesque au Québec:

Il s'agit du rejet, par la plupart des écrivains québécois écrivant depuis 1960, non seulement du roman traditionnel C .. ) mais aussi du récit

1H. Clollard et R. Leggewie,Anthologie de la littérature française, tome II, Toronto, Oxford University Press, 1975,p. 403.

(9)

1

2

traditionnel à la troisième personne au profit de nouvelles formes en «je» (. ..)2.

Il s'agit d'un véritable renouveau formel. En effet, le roman à la première personne est devenu la forme narrative principale de la production

romanesque québécoise depuis le déclenchement de la Révolution tranquille et des changements économiques, sociaux et littéraires qui en ont résulté. Curieusement, cette forme narrative qui domine la production romanesque au Québec depuis trois décennies, n'a pas fait l'objet de beaucoup d'études. Pierre Hébert3 et André Belleau4 ont tous les deux abordé la problématique

du «je»·narrateur, mais surtout dans une optique sociologique. En outre, l'ouvrage de Belleau se concentre sur la période avant 1960. Pl us

récemment, l'étude de Josef Kwaterko5 , en analysant l'idéologie et la

représentation littéraires, touche à la problématique des formes narratives, mais en vue de l'intégrer dans une analyse sociologique. Agnès Whitlield consacre un ouvrage entier aux problèmes du «je»·narrateur dans le roman québécois depuis 1960, en se servant toutefois d'une perspective pragmatique. Il n'existe pas, à notre connaissance, une étude

narratologique exhaustivl. sur cette forme narrative si importante dans la production romanesque du Québec. La présente étude, si limitée qu'elle soit dans son étendue, tentera donc de cerner certaines caractéristiques de la narration à la première personne dans le roman québécois. Et comme nous le verrons plus loin, ces caractéristiques gravitent autour d'un phénomène particulier: la distanciation.

2 A. Whitfield,Le Je(u) illocutoire, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1987, p. 4. 3 P. Hébert, •Un problème de sémiotique diachronique: nonne coloniale ct évolution de" fonnes romanesques québécoises», in RSlSI, II, 3,1982, pp. 211-238.

4 A. Belleau,Le romancier fictif, Québec, Presses de l'Université du Québec, 1980.

5J. Kwaterko,Le roman québécois de 1960-1975; idéologie et représentation, Montréal, Les Éditions du Préambule, 1989.

(10)

Notre analyse adoptera une approche narratologique basée surtout sur les méthodologies qui nous permettront le mieux de cerner les

particularités narratives du roman québécois, à savoir, celles de Genette et de Lintvelt, dont nous récapitulerons les lignes principales dans les pages qui s'.livent. Genette propose une tripartition de tout discours narratif:

Je propose, sans insister sur les raisons d'ailleurs évidentes du choix des termes, de nommer histoire le signifié ou contenu narratif (même si ce contenu se trouve être, en l'occurrence, d'une faible intensité dramatique ou teneur événementielle), récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l'acte narratif producteur et, par extension, l'ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place.6

La théorie de Genette repose sur les différents types de relations entre les trois niveaux du discours narratif. Nous schématisons cette tripartition ainsi: L'instance narrative (l'énonciation) Le récit (l'énoncé, le signifiant) L'histoire

(la diégèse, le signifié) narrateur

6 G. Genette, Figures

m

Paris, Seuil, 1972.,p.72.

(11)

4 Bien que cette répartition soit généralement acceptée par les

théodciens, la typologie narrative proposée par Lintvelt' est également. pertinente à l'étude du roman québécois. Pour lui, les acteurs

(personnages) se situent au niveau du «monde narré ... Le momie nan'é est pds en charge par le narrateur et son monde romanesque; il cst destiné à un narra taire. Englobant le monde romanesque, on retrouve le niveau de

l'oeuvre littéraire et de l'auteur abstrait, c'est-à-dire, l'image que l'auteur

concret projette de lui-même dans son oeuvre. Cette instance narrative l'ait le pont entre le monde romanesque et l'oeuvre littéraire réelle, assumée par

un auteur concret. La typologie narrative de Lintve!t se schématise ainsi:

Oeuvre littéraire

Monde romanesque Monde narré auteur

ahstmit narmteur

ach::urs narrtllaiœ 1t:'CI~ur ahstmit

À la différence de la typologie de Genette, celle de Lintvelt ne fait pas de distinction hiérarchique entre le récit, en tant que structure englobant, et la diégèse, ou le monde narré. Pourtant, Lintvelt esquisse plus ou moins explicitement b niveau narratif supérieur: celui de l'auteur abstrait. En

(12)

effet, Je concept de l'auteur abstrait ell:plique, dans bien des cas, le

fonctionnement narratif général d'un roman.

Notre approche est une synthèse des ces deux typologies. La relation hiérarchique entre le récit et l'histoire identifiée par Genette est très

importante dans le cadre d'une analyse des procédés narratifs du roman québécois. De méme, le concept d'auteur abstrait n~us aidera à

comprendre le fonctionnement de certains romans dans la mesure où l'image de l'auteur est une partie évidente et fonctionnelle des oeuvres en question. Le schéma suivant, qui synthétise les répartitions des deux narratalogues, sera à la base de notre méthodologie. Nous avons ajouté le terme «narré .. au niveau du monde narré pour signifier le personnage qui fait l'objet de la narration. Ce mot est particulièrement utile caril nous aide à faire la distinction entre le narrateur et le «moi.. de son histoire.

Oeuvre littéraire

Insllmce narrative

(monde romanesque, l'énonciation)

aut~lIr namllt:lI

ah~trait

Récit

(l'énoncé, le signifiant) Monde narré

(l'histoire, la diégèse, le signifié)

p~sonnage..<.;

(les namis)

narmtaï lecteur

(13)

1

1

6

Notre analyse narrative consiste en un examen des rappolts que ces niveaux discursifs entretiennent entre ew" Nous tenterons dc démontrcr

que le roman québécois au ..je» fait preuve de certaines constantes dans ces relations, ce qui nous permettra d'examiner le phénomène narratif

particulier mentionné plus haut: la distanciation ou la .. distance

narrative». C'est-à-dire que le niveau du monde narré, par le truchement du récit, reste distant de l'acte producteur, du niveau de la narration. Ou, dans la perspective inverse, le narrateur intradiégétique-homodiégétique du roman québécois entre 1960 et 1975 a recours à certaines techniques

narratives pour se distancier de l'histoire qu'il raconte. Il reste distant tant sur le p.lan discursif que sur le plan de l'implication psychologique et

émo'CÏve du «moi» qu'il raconte.

Or, comme le récit à la première personne ressemble souvent aux genres non fictifs personnels, cette distanciation du «moi» semble, pour le

moins, étrange. Un écrit personnel, qu'il s'agisse d'une autobiographie,

d'une confession, de mémoires ou d'un journal intime, appelle

normalement un certain investissement et donc une révélation de soi: (... l ne faut-il pas s'attendre à trouver dans les écrits intimes des remèdes à tous nos maux, car l'intimiste est lui aussi à la recherche de son être véritable qu'il lui faut dégager de la gangue du quotidien. Il peut cependant se proposer comme compagnon de route dans le questionnement (... l.

C'est donc la recherche de soi qui fonde en tout premier l'écrit intimeS.

Cette distance discursive dans le roman québécois contemporain, ne va-t-elle donc pas à l'encontre de la forme réva-t-ellement autobiographique que la fiction à la première personne imite? En effet, nous verrons que les

(14)

g. ~,.

narrateurs «diaristes», «confesseurs» ou «autobiographistes» enfreignent souvent les conventions de la forme qu'ils choisissent.

Si la distance entre le narrateur et son monde narré est une des constantes du nouveau roman québécois au «je», il s'agit pour nous de dégager, dans les romans que nous avons choisis, quelques-uns des

procédés que les narrateurs homodiégétiques emploient pour s'éloigner de leur récit, de leur monde narré et ainsi de leur «moi». La répartition

narrative proposée par Genette nous fournira l'outil de base pour dégager le caractère narratif particulier de chaque oeuvre étudiée. En particulier, nous examinerons les effets de distanciation engendrés par les trois «classes9» de rapports possibles entre les niveaux narratifs ; à savoir, le

mode,la voix et le temps du récit.

Au niveau du mode du récit, Genette soulève la problématique de la

distance de la narration. Le narrateur raconte-t-il tous les détails de J'histoire, ou préfère-t-il les filtrer? L'éloignement du narrateur par rapport à son histoire est effectué par un filtrage lors de l'énonciation des événements et des paroles. Inversement, le narrateur peut rendre son récit plus proche de J'histoire qu'il raconte en choisissant des procédés narratifs plus mimétiques et moins diégétiques10•

Une autre modalité de la narration est la perspective. Le point de vue du narrateur reflète-t-il la situation spatio-temporelle du personnage-narrateur ou plutôt celle d'un des personnages-narrés: «quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative ?11". Répondre à de telles questions, entre autres, nous permettra de discerner

9G. Genette,op. cit,p.76. 10Ibid,p. 178.

(15)

s

une distance narrative car la manipulation des modalités du récit sert souvent à éloigner la position du narrateur de celle de son "moi"-nurré.

Il sera possible dans un deuxième temps d'observer une division psychologique ou émotive lors de l'analyse de la voix du récit. Nous

chercherons à distinguer l'; :lentité du narrateur par rapport aux

personnages de son histoire: le narrateur se reconnaît-il dans son héros '? Bien entendu, c'est la dissonance entre les deux qui crée une distance entre le narrateur et son «moi»-narré. Corollaire ment, un dédoublement ou une désidentification des voix narratives peut servir à séparer le narrateur du «moment présent» des autres voix narratives.

Outre les effets engendrés par le mode et la voix, il existe tout un

réseau de procédés de distanciation qui ont trait au temps du récit. Au

moyen de décalages temporels, ou anachronies, le narrateur peut mettre en

relief sa position chronologiquement ultérieure, une distorsion dans l'ordre de la relation des événements impliquant forcément une rétrospection et, par conséquent, une distance face à l'histoire.

En raison des contraintes du présent travail, nous avons choisi de nous limiter à l'approche narratologique, ainsi qu'à l'analyse d'oeuvres littéraires qui nous semblent particulièrement représentatives de la mise en place progressive de structures discursives nouvelles. Bien entendu, nos conclusions n'offriront pas une explication satisfaisante de cette mise en place, et devront être complétées à la fois par l'étude des forces sociales, économiques et autres qui jouent un rôle dans la distanciation du narrateur québécois face à son monde narré, et par l'examen d'autres romans de l'époque.

(16)

Ceci dit, pour nous guider vers 1960 et à travers l'époque qui nous intéresse 0960-1975), nous adopterons la «périodisation» proposée par Pierre Hébert dans un article qui trace l'évolution des formes romanesques dans un contexte surtout colonisateur12• Hébert voit l'émergence du «je-narrateur» comme tributaire rl'une évolution formelle distincte déterminée par le contexte social et politique du Québec, à savoir la décolonisation de .cl'énergie personnelle» et, partant, des formes littéraires du Québec. Hébert identifie trois grandes époques dans sa «périodisation»:

i. l'âge mythique (1837-1940) ii. l'âge rationnel (1940-1960) iii. l'âge historique

(1960-Chacun de ces âges témoigne d'un degré croissant de libération du «moi .. qui correspond au progrès de la décolonisation de la société et de la pensée québécoises13 • Ainsi, le narrateur du roman du premier âge

exprime ce que Hébert appelle le «savoir collectif.. , ou le système de mythes de la société dominée et colonisée. Son homologue de l' «âge rationnel» acquiert un savoir qui lui est propre, à mesure que le processus de

décolonisation permet aux dominés de remplacer le mythe collectif par la raison individuelle. Le narrateur de l'«âge historique .. , lui, possède un savoir complètement indépendant. Il extériorise son histoire personnelle et collective.

Cette tripartition de l'évolution des formes romanesques québécoises établie par Hébert s'harmonise avec la notion du renouveau proposée par

12 P. Hébert, •Un problème de sémiotique diachronique: norme coloniale et évolution des formes romanesques québécoises», inRSlSI, II, 3,1982, p. 221.

(17)

10 Agnès Whitfield14 . Ce que Whitfield nomme le roman traditionnel

correspond au.x deux premiers âges définis par Hébcrt, tandis que ce qu'clic appelle le «nouveau roman" coïncide avec l'«âge historique". Prcsque sans exception, ces «llouveaux romanciers" québécois ont opté pour la narration à la première personne.

Si, comme le suggère Agnès Whitfield, le renouveau formel du

roman québécois est un «rejet" des formes anciennesl5, il nous semble que

ce «nouveau roman" est mieux compris dans le contexte littéraire dont il est issu. Il importe donc d'examiner les tendances narratives de ses précurseurs: de quelles tendances littéraires ce renouveau se dégage-t-il ? Pour cette raison, notre travail débutera à l'«âge mythique', et au roman québécois traditionnel du début de ce siècle, dont Maria Chapdelaine (1916)

de Louis Hémon sera l'exemple. En suivant l'évolution de Hébert, nous arriverons à l'«âge rationne]" et Poussière sur la ville (1953) d'André

Langevin, une oeuvre qui annonce la nouvelle esthétique à venir.

L'«âge historique", qui débute aux années soixante, nous offre un corpus considérable d'oeuvres à la première personne, dont Salut

Galarneau! (1965) de Jacques Godbout, Une saison dans la vie d'Emmanuel

(1965) de Marie-Claire Blais, L'Avalée des avalées (1965) de Réjean

Ducharme. Non seulement tous ces romans tiennent une place

primordiale dans l'évolution des formes romanesques, mais aussi, ils reposent sur des procédés narratifs significatifs. Avouons que notre

sélection de quatre romans représentatifs de la période 1960-1975 ne saurait

14 A. Whitfield,op.cit., p. 4. 15lbid.

(18)

être plus arbitraire. Il fallait cependant choisir. Le Libraire (1960) de

Gérard Bessette est d'une importance particulière, dans la mesure où sa parution- correspond au déclenchement de la Révolution tranquille. Par ses propriétés narratives, forme de journal intime où s'affirme l'instance productrice, il est également une oeuvre qui se prête bien à l'analyse narrative. Six ans après Le Libraire paraît Prochain épisode (1966)

d'Hubert Aquin, que nous avons choisi tant pour son importance dans l'histoire romanesque du Québec que pour son intérêt narratif particulier, à savoir l'enchâssement narratif et le brouillage qui en résulte.

À l'ouverture de la décennie suivante, c'est Kamouraska (1970)

d'Anne Hébert qui présente une nouvelle sorte de distanciation discursive. Nous n'avons plus affaire à un personnage-écrivain qui se distancie de son «moi .. tout en affirmant son statut discursif. Cette narrstrice, pourvue d'un statut instable, se cache derrière une polyphonie narrative.

Également riche en matière narrative, L'Hiver de force (1973) de Réjean

Ducharme nous offre un narrateur un peu différent des autres puisque sa façon de manipuler la structure discursive de son récit lui permet de se perdre dans le social. Comme L'Hiver de force marque la dernière étape de

la périodisation d'Hébert, il marque aussi la fin de notre étude, 1Cl75 étant, se Ion lui, l'époque de la pleine reprise de soi.

Voyons donc comment ces romans, quatre des plus célèbres du Québec, présentent tous des narrateurs qui dressent des «murs.. narratifs entre eux-mêmes et leur «moÏ»-narré.

(19)

Chapitre premier:

(20)

La production romanesque, et plus spécifiquement les formes narratives de l' «âge mythique" au Québec, peuvent être divisées en deux périodes, selon le modèle de Hébert. D'abord, celle du «nous" du «savoir collectif", propre au roman du dix-neuvième siècle, dont l'identité narrative se trouve le plus souvent perdue soit dans l'expression d'un narrateur omniscient, soit dans l'expression collective du <<nous". Dans les deux cas, c'est l'occultation de la pensée individuelle par le mythe de la collectivité qui figure: «voulant constituer une mentalité collective, le narrateur s'exprime à travers un signifiant communautaire". Le récit n'est donc que le

«produit d'une personne qui n'est, en vérité, que la traduction subjective des certitudes communautaires (. ..)1". Or, comme le suggèrent Réjean

Robidoux et André Renaud, au dix-neuvième siècle le roman québécois a joué un rôle littéraire de moindre importance, assombri par la poésie qui a

capté l'imaginaire littéraire de l'époque. La production romanesque était donc peu fréquente et, selon Robidoux, «ne se considér(ait) pas (elle)-même comme un grand art2".

Au début du vingtième siècle apparaît la deuxième période de l'«âge mythique", soit le glissement du «nous" au «il», devenu la forme narrative dominante dans le roman québécois. Sans refuser complètement le mythe collectif, l'abandon du <<nous" au profit du savoir d'un «il» (toujours

e"i;radiégétique-hétérodiégétique) signale plus la «conservation» des

valeurs collectives que la «constitution" de ces dernières. Toutefois, Hébert

1 P. Hébelt, "Un problème de sémiotique diachronique: norme coloniale et évolution des formes romanesques québécoises", inRS/SLII, 3,1982, p. 225.

2 voir R. Robidoux et A, Renaud, Le roman canadien-français du vingtième siècle, Ottawa, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1966, p. 13.

(21)

prétend que la domination du «il>< annonce la «dégradation de l'ère mythique3" .

3p. Hébert,lac.cit.,p.226.

(22)

I.

MARIA CHAPDELAINE: L'«ÂGE MYTHIQUE» ET LE

ROMAN TRADITIONNEL DU QUÉBEC

Cette deuxième période de l'«âge mythique» signale en même temps la lin du statut subalterne du roman au Québec, qui a changé

définitivement en 1916 avec la parution de Maria Chapdelaine4 de Louis

Hémon. Cette oeuvre, reçue chaleureusement au Québec et en France, a réveillé un nouvel intérêt pour le roman québécois et a inspiré la tradition du roman du terroir. C'est un bon exemple de ce roman traditionnel tant par sa renommée que par le modèle formel qu'il a fourni. Selon Gérard Tougas, c'était «le premier chef d'oeuvre romanesque de la littérature canadienne5». Il s'agit donc pour nous de dégager les particularités

narratives et, plus précisément, les aspects de voix, mode et temps (pour

nous, la focalisation) tels que définis par Gérard Genette6, qui caractérisent

non seulement ce roman mais aussi toute la tradition du roman de la terre.

La voix dans Maria Chapdelaine a ceci de révélateur que l'identité du

narrateur explique bien des éléments du contenu et de la forme. En

premier lieu, nous avons affaire à un narrateur parfaitement omniscient; il sait tout, il entend tout, et il est capable d'entrer directement dans la pensée des personnages. Il reste quand même externe aux événements, c'est-à-dire qu'il est un observateur extradiégétique.

4 L. Hémon, Maria Chapdelaine,Montréal, Fides, 1980. Toutes les références suivantes renvoientàcette édition.

5 G. Tougas, Histoire de la littérature canadienne-française, Paris, PUF, 1974, p. 120. 6 voir G. Genette, Figures ID;Paris, Seuil, 1972.

(23)

1

Bien qu'il soit omniscient et extradiégétique, l'identité du nal1'ateur

de Maria Chapdelaine et celle du narrataire qu'il vise ne sont pas sans

importance. À maintes reprises, ce premier révèle que lui et son

destinataire sont étrangers au milieu qu'il dépeint; il explique souvent le parler ou les moeurs du peuple québécois:

Les paysans ne meurent point des chagrins d'amour, ni n'en restent marqués tragiquement toute la vie. Ils sont trop près de la nature et, perçoivent trop clairement la hiérarchie essentielle des choses qui comptent. C'est pour cela peut-être qu'ils évitent le plus souvent les grands mots pathétiques, qu'ils

disent volontiers ~(amitié~) pour «(amour)~, ((ennui~~

pour «douleuI'», afin de conserver aux peines (".) (p. 122).

Il se sert également de formules explicatives telles que «au pays de Québec C,,)>> pour mettre en relief le caractère particulier de ce pays, ou bien il décrit les saisons et le cycle du travail qui y correspond. Or, dans un récit raconté par un narrateur québécois et destiné à un «natif», de telles choses seraient hors place; le statut d'étranger du narrateur et de son narrataire semble ainsi affiché.

La communication entre narrateur et narrataire devient tout à fait explicite lorsque celui-là s'adresse directement à son destinataire;

Il n'avait parlé que de plaisirs vulgaires, de mesquins avantages de confortable ou de vanité ; mais

considérez que ces choses étaient les seules qu'elle pût

comprendre avec exactitude (".) (p. 144, c'est nous qui soulignons).

Cette technique narrative rappelle, entre autres oeuvres de la tradition française de l'époque, le premier chapitre du Père Goriot de Balzac.

(24)

Selon Genette, dans le cadre de l'étude de l'identité du narrateur il importe de poser deux questions: «Qui parle?» et «Qui voit?». Cette première nous mène vers la voix du récit. Dans le cas de Maria

Chapdelaine, nous avons déterminé que c'est un étranger-observateur

extradiégétique. Bien que cette voix soit aussitôt identifiable, sa perspective est orientée par un jeu moins évident au niveau du mode du récit. Au premier chapitre du roman, le narrateur observe à distance la sortie des hommes et des femmes de l'église. Ensuite, il se concentre sur l'arrivée des Chapdelaine, après quoi il les suit jusqu'à leur retour à la ferme familiale. À la maison, il observe l? famille d'un point de vue non focalisé

(omniscient) avant d'adopter la perspective de Maria, qui sera la sienne durant presque tout le reste du récit. Voyons, pal' exemple, comment le narrateur reste avec Maria pendant l'absence de son père. Il raconte l'histoire selon sa perspective, renonçant à toute connaissance omnisciente de la situation du père Chapdelaine :

Maria regarda le jour pâle emplir la maison et songea au voyage de son père, s'efforçant de calculer les distances. De chez eux au village de Honfleur, huit milles. De Honfleur à la Pipe, six. À la Pipe son père parlerait à M. le curé et puis il continuerait vers Mistook (...) (p. 162).

Pendant la plus grande partie du récit, c'est Maria qui oriente la vision du narrateur. Il figure pourtant des scènes orientées selon la vision des autres personnages, comme, par exemple, durant les travaux des hommes dans les bois, lorsque Maria est absente. Considérons aussi le début du roman, avant que Maria ne soit présentée, ou encore quand le narrateur entre dans l'esprit des Français fraîchement arrivés à Péribonka.

(25)

Ces déplacements de la vision narrative S'el'.llliquent par la

focalisation changeante. Lorsque la narration semble omnisciente, c'est-à-dire quand le narrateur voit selon une vision globale et irréductible à la perspective de Maria, nous avons affaire à la focalisation zéro: la narration traditionnelle par excellence. Lorsque la vision du narrateur est limitée à la perspective de Maria, il s'agit de la narration à focalisation interne, un choix narratif qui, selon Hébert, deviendra encore plus manifeste dans les écrits de la prochaine génération de romanciers québécois7•

Au niveau de la structure temporelle du récit, Maria Chapdelainc offre peu de surprises. La suite d'événements est entièrement linéaire, ne permettant aucune permutation dans l'ordre chronologique des

événements8 . Aussi l'histoire est-elle racontée d'une position temporelle ultérieure, le narrateur possédant une vue et un savoir rétrospectifs sur le déroulement des événements.

Dans cette perspective, Maria Chapdelaine s'avère exemplaire du roman québécois traditionnel, tel que défini par Pierre Hébert :

.. .le premier courant romanesque (... ) le roman de la terre, a traduit un univers clos, figé, fortement

hiérarchisé, et structuré par des ressources

littéraires grossières si on les voit d'aujourd'hui : interventions massives du narrateur, contact direct

7P. Hébert, lac. cit., p. 228.

8 P. Hébert accorde une énonne importance temporelle aux voix qu'entend Maria.

n

s'agit, selon lui, d'analepses qui laissent entrer la conscience collective ancienne dans le réseau des significations. Mais nous préférons respecter l'aspect purement événementiel du mot analepse. Ainsi, les voix de Maria, bien que remontant loin dans le passé collectif, ne changent dans aucune mesure la linéarité parfaite du récit. Voir Pierre Hébert, -Un problème de sémiotique diachronique: nonne coloniale et évolution des formes romanesques québécoises», pp. 232-233.

(26)

,;11'

'~c

entre le narrateur et le narrataire, conception de la diégèse comme étant la duplication du réel, jeux temporels presque absents9•

On peut ainsi affirmer que c'est ce modèle narratif qui est répété tant de fois dans le roman québécois traditionnel, surtout chez les romanciers du terroir. Toutefois il importe de noter que les romanciers influencés par Louis Hémon n'ont pas suivi sa formule à la lettre. Chaque roman est caractérisé par ses propres propriétés narratives. Par exemple, Menaud, maître-draveur (1937) de Félix-Antoine Savard, malgré son rapprochement explicite du roman de Hémon (par un tout un jeu intertextuel), respecte exclusivement la focalisation zéro, alors que Le Survenant (1945) de Germaine Guèvremont offre un jeu temporel intéressant. Ce roman

s'ouvre avec l'arrivée du Survenant et le suit pendant ses premiers jours au Chenal du Moine, Ensuite, le récit revient en arrière afin d'expliquer les événements menant au moment présent. L'organisation chronologique du récit reprend alors son fil et respecte désormais la linéarité temporelle.

Il n'en reste pas moins que la majorité des romanciers de l'«âge mythique" respecte la formule narrative de base proposée par Maria

Chapdelaine (narrateur omniscient, focalisation zéro (parfois focalisation

sur un personnage), une seule voix narrative qui n'est pas celle d'un des «acteurs" dans la diégèse, suppression des jeux temporels). Les quelques exceptions ne suggèrent qu'une ouverture éventuelle.

9p,Hébert, .La rupture formelle du roman québécois vers 1960:jalons d'étude",Études littéraires, 14, no 1, (avri119811,p,81.

(27)

"

II. COMMENT

POUSSIÈRE SUR LA VILLE OUVRE LA

PORTE

À

LA

GÉNÉRATION SUIVANTE DE

ROMANCIERS QUÉBÉCOIS

L'«âge mythique» et les romans du terroir cèdent éventuellement la place à l' •• âge rationnel». Cette deuxième ère est relativement courte, n'embrassant que les décennies 1940 et 1950. C'est pendant cette époque que le «moi» commence à s'émanciper de ses chaînes colonialistes et que le roman québécois se permet d'explorer les problèmes de l'individu ('ace à la collectivité. Le personnage peut maintenant «prendre du recul, juger, analyser, dominer10••. En outre, c'est pendant l'«âge rationne)" que la forme narrative dominante passe du «il.. au «je».

Chronologiquement situé au milieu de cet âge, Poussièm SUI'la

villell (1953) d'André Langevin est en effet un lieu de rencontre du roman

traditionnel et du nouveau roman québécois. Il faut noter cependant que ce roman n'est pas le premier à présenter de nouvelles valeurs contestataires. Pendant les années quarante, Gabrielle Roy et Roger Lemelin avaient déjà offert une nouvelle vision dite urbaine des thèmes traditionnels comme la famille, la terre et l'Église :

Les années de la crise puis la guerre, accentuant la présence du prolétariat urbain dans la collectivité nationale, imposèrent au romancier de moeurs des sujets et des thèmes nouveaux, et l'entrée de la ville

10p. Hébert, .Un problème de sémiotique diachronique: norme coloniale et évolution des formes romanesques québécoises», loc. cit., p.220.

11 A. Langevin,Poussière sur la ville,Montréal, Le Cercle du livre de France, 1953. Toutes les références suivantes renvoient à cette édition.

(28)

dans le champ d'expérience romanesque se trouva bientôt consacrée lorsque parurent Au pied de la

pente douce (1944) de Roger Lemelin et Bonheur

d'occasion (1945) de Gabrielle Roy12.

Langevin n'était pas non plus le premier romancier à employer la narration à la première personne. Les demi-civilisés (1933) de Jean-Charles Harvey, par exemple, avait déjà t>,xploré les possibilités de cette forme narrative. Il n'en reste pas moins que Poussière sur la ville

représente, dans l'évolution du roman québécois, le nouvel âge, car le «moi" qui raconte l'histoire dans ce roman exprime consciemment et

constamment des valeurs contestataires: l'existentialisme camusien13 et la

révolte féroce contre la volonté collective et l'autorité ecclésiastique. Le roman nous fournit donc un parfait exemple de l'affirmation du «moi" de l'«âge rationne]", selon la «périodisation" proposée par Hébert.

Bien que ce «moi" fasse fi de toutes les valeurs anciennes et qu'il s'affirme comme individu dans la diégèse et dans la forme (emploi du pronom «je,,), nous tenterons de démontrer que son récit reste

paradoxalement «impersonne]" ; que le «je" qui narre Poussière sur la ville sait se distancier tant de son histoire que de sa vie qu'il raconte. Pour bien comprendre cette dualité de Poussière sur la ville, c'est-à-dire sa valeur de roman innovateur et son refus de s'intégrer pleinement au genre du «moi", il s'agit de faire ressortir quelques-unes de ses caractéristiques narratives. Plus spécifiquement, l'étude de la structure temporelle mettra en relief les limites du savoir du narrateur. Ceci nous mènera vers des observations importantes sur le rapport qu'Alain-narrateur entretient avec son récit.

12 R. Robidoux, .Le roman québécois au toumant des années 40.. ,Europe, XLVII, no 578-479, (fév.-mars 1969), p. 39.

13 A. Brochu,L'évasion tragique, essai sur les romans d'André Langevin, Montréal, Hurtubise HMH, 1985, p. 166.

(29)

"1'

o • Le point de vue et le savoir rétrospectifs du narrateur homodiégétique vis-à-vis son histoire a ceci de révélateur qu'Alain Dubois n'a aucune

connaissance préalable des événements ultérieurs, comme cela se laisse observer dans un des passages vers la fin du roman, chronologiquement très proche de la mort de sa femme. Le narrateur espère toujours le rétablissement de son mariage avec celle-ci:

Le sifflement du train s'étouffe dans la neige. Il reprend dix minutes plus tard et, en prêtant bien l'oreille, j'entends ses pulsations mourir peu à peu. Que Madeleine me revienne avant un mois! La solitude m'est déjà insupportable (p. 187).

Or, il apprend par la suite que Madeleine est morte avant même d'arriver à la gare. Ce manque de savoir ultérieur est une des caractéristiques du journal intime puisque ce type de récit autobiographique, écrit au jour le jour, raconte une histoire à mesure qu'elle se déroule. Cependant, si

Poussière sur la ville prend la forme du roman-journal, il existe un curieux refus de la part du narrateur de se reconnaître comme diariste.

Comparons, par exemple, Poussière sur la ville au Libraire (1960) de Gérard Bessette, le premier roman de la nouvelle génération14 de

romanciers québécois. À la différence du narrateur de Bessette, celui de Langevin ne précise jamais sa position spatio-temporelle par rapport à l'histoire qu'il raconte. En d'autres termes, Alain Dubois, héros-narrateur, ne reconnaît pas son acte d'écrire, ce qui, selon Valerie Raoul, représente

14J. Allal'd,«Leroman québécois des années 1960 à 1968.. ,Europe, XLVII, no 47P-479, (fév.-mars 1969), p. 41. Voir aussi notre prochain chapitre.

(30)

justement un des aspects principaux du genre journal: «le roman-journal dépeint la production d'un type particulier de texte15 ,..

Pour mieux saisir cette réticence du narrateur-écrivain de s'affirmer comme tel, il convient de recourir à la tripartition discursive proposée par Gérard Genette. C'est en particulier la relation vaguement définie entre les niveaux du récit et l'instance narrative (ou l'acte producteur du récitl qui explique le fonctionnement narratif de Poussière sur la ville. TI s'agit plus spécifiquement de phénomènes ayant trait au temps du récit et à l'identité du narrateur par rapport à son monde narré.

Le récit est divisé en trois parties qui racontent trois périodes distinctes de la vie d'Alain Dubois. Réjean Robidoux et André Renaud expliquent comment les divisions textuelles sont une fonction du temps du TPcit:

C.. l la mi,oe en oeuvre du temps nous semble un des aspects essentiels du roman. La narration commence une semaine avant Noël, les Dubois sont mariés depuis .rois mois seulement. Toute la première partie couvre trois journées successives, avec cependant des retours en arrière (...l.

Comme la première, la deuxième partie s'étend sur trois journées (...l Avec le début de la troisième étape, nous sommes un samedi du mois de février16•

Pourtant, le narrateur n'a jamais connaissance des événements de la partie suivante de son récit, ce qui indique que l'instance narrative de chaque partie se situe bel et bien à l'intérieur de l'espace temporel déterminé par chaque partie.

15 V. Raoul, The French Fictional Journal, Toronto, University of Toronto Press, 1980, p. 3 (c'est nous qui traduisons).

(31)

Dans la première partie, la position du nan-ateur avance, quoique lentement, à travers les trois journées. Au début du récit, le "moment présent" (la position temporelle du nan-ateur au moment de la production du récit) semble suivre de quelques minutes ou de quelques helll'es la

première communication de Kouri : "Ce soir je m'y heurte plus violemment à cause de l'avertissement de Kouri (p. 19»>. À partir de ce point temporel, le narrateur raconte, par analepses, les événements antérieurs à

l'établissement du couple à Macklin, trois mois plus tôt. La sélection de ces événements ne saurait être plus rigoureuse, car Alain Dubois ne nous explique que ce qui pourrait éclaircir la conduite présente de Madeleine. Des analepses d'une moindre portée (trois mois, pour être exact) racontent la période entre leur établissement à Macklin et le moment présent. Vers la fin de la première partie, la narration coïncide temporellement avec

l'histoire, laissant derrière elle les événements antérieurs à mesure que les analepses deviennent moins nombreuses.

La deuxième partie couvre également trois jours successifs, comme l'explique Robidoux, mais cette fois-ci, le récit se concentre entièrement sur les événements qui se déroulent pendant cette même période, à une

exception près, quand Alain rêve du temps passé :

Nous nous embrassions, mais elle n'était jamais brûlante. ( ...) Et elle était moins ardente devant les choses et les êtres, sauf à des moments plus rares où eHe avait comme des bouffées de frénésie (p. 148).

Le roman commence alors à avancer chronologiquement: les analepses disparaissent et les quelques sauts entre les divers épisodes représentent des ellipses bien définies. Aucun moment du présent n'est perdu; le narrateur maintient un contrôle vigilant sur le temps: "Je consulte ma

(32)

1

.1 "Ort'"

montre. Cinq heures. J'ai passé près de trois heures à la ferme. C.. ) Je me couche sur le divan rose L..)>> (fin du premier chapitre), (début du deuxième

chapitre) : .. Le téléphone encore. L.. ) Il est huit heures» (pp. 121-23). Le .. trou» temporel le plus considérable du récit s'inscrit entre les deuxième et troisième parties. Il s'agit d'une ellipse de deux mois approximativement, qui est immédiatement comblée par des analepses. Celles-ci remplissent ici deux fonctions. D'abord, elles placent le narrateur dans sa situation présente :

Tous les jours depuis une semaine environ il y a des bourrasques de neige et le mercure oscille entre moins dix et moins vingt. Janvier a été ensoleillé et relativement doux. Depuis le début de février C.. ) (pp. 159-60).

Ensuite, elles expliquent les événements (toujours bien sélectionnés) qui ont mené à sa situation présente ; l'intérêt principal est surtout dirigé sur le comportement de Madeleine:

Madeleine s'est transformée dès le lendemain de Noël, renforcée peut-être par mon renoncement. Elle s'est mise à vivre son amour au grand jour, traînant à sa suite un Richard hébété, paraissant toujours marcher sur des charbons ardents (p. 170).

À l'intérieur de la période couverte par la troisième partie, un contrôle rigoureu."C est toujours maintenu: .. Il est onze heures. Je n'ai perdu que deux heures (p. 168)>>.

Le temps de la narration révèle donc deux choses importantes. D'abord, l'instance narrative est toujours située temporellement à

proximité du récit qu'elle raconte. Ceci explique pourquoi le narrateur n'a pas de connaissance préalable de la suite de son histoire et pourquoi le contrôle vigilant exercé sur le passage du temps dans son récit est si

(33)

l'

\

~ important. Deuxièmement, nous constatons que l'instance narrative

avance avec son récit, c'est-à-dire que l'énoncé est produit par bribes, au fur et à mesure que le narrateur voit et/ou vit les événements. Nous avons affaire à la narration soit simultanée, soit intercalée. Dans cette optique, le temps du récit, tout comme le savoir limité du narrateur, suggèrent la forme d'un journal intime, puisque le narrateur semble relater par tranches l'histoire qui se déroule devant lui.

Dans son étude sur le journal intime, Béatrice Didier explique que le degré d' <<intimité» d'un journal intime est déterminé en partie par

l'équilibre entre l'organisation structurale du récit et le "drame» de l'histoire présente: "À mesure que l'intimité se creuse, l'événement sc réduit, jusqu'au moment où il ne peut plus du tout fournir des éléments de structure de récit17». Or, c'est le contraire que nous voyons dans la

structure temporelle de Poussière sur la ville. Le niveau de la narration (structure), à savoir, le moment présent du narrateur, ne s'affirme guère comme instance productrice du récit et par conséquent, ne morcelle pas le drame de l'histoire. En effet, nulle part dans la diégèse le narrateur ne se reconnaît comme rédacteur de son récit. Son moment présent, toujours en évolution, et son acte d'écrire, ne nous sont jamais explicités. Alain Dubois ne nous laisse pas entrer dans sa conscience présente, il n'explique que les événements passés, tels qu'il les comprend. Le présent de la narration est ainsi maintenu à une certaine distance par rapport à l'histoire racontée. L'"intimité» de ce roman-journal est donc compromise.

Il importe d'examiner de plus près ce manque d'implication directe de la part du narrateur dans le drame de son récit. Dans son étude sur le

17B. Didier, Le journal intime, Paris, PUF, 1976, p. 160.

(34)

roman-journal, Valerie Raoul propose un modèle d'analyse qui rend compte du triangle formé par le je-présent qui produit l'énoncé, le je-futur

qui lira éventuellement l'énoncé (le narrataire), et le je-passé (le «narré»),

ou celui qui est le sujet du récit. Dans Poussière surla ville, l'usage du

pronom «je» suffit pour identifier le narrateur; c'est incontestablement Alain Dubois qui relate l'histoire. Par contre, il n'y aucune indication qu'Alain Dubois écrit un journal destiné à lui-même; il ne propose pas de programme d'amélioration de sa situation présente; il n'y a pas non plus de vision de son avenir, à l'exception de la toute dernière affirmation de soi devant Dieu et la ville (p. 213). Pendant la plus grande partie du récitil n'est qu'un observateur.

Il semble qu'Alain Dubois n'est pas non plus le sujet principal de l'histoire qu'il raconte. C'est plutôt Madeleine qui est le «personnage

moteur» du romanl8 . Soyons précis. Alain Dubois est l'un des deux narrés, Madeleine en est l'autre. Et les deux narrés jouent des rôles radicalement différents dans le récit. Alain-narré, par exemple, est souvent séparé des autres éléments du récit:

Je réussis presque à considérer ma nouvelle vie - mon mariage et mon cabinet de médecin - en étranger C.)

(p. 16).

Ce soir je m'y heurte plus violemment à cause de l'avertissement de Kouri et de l'étrange dédoublement qui me permet de me voir en étranger (p. 19).

Alain-narré est également séparé d'Alain-narrateur:

(La ville) ne reconnaît plus le docteur Alain Dubois en moi. Moi non plus (p. 143).

(35)

l

Vis-à-vis de Madeleine, sa perception de soi est paradoxale. Tantôt il se voit en elle:

La pitié monte en moi comme une eau chaude et irrésistible, née peut-être de voir ma propre souffrance en Madeleine. Je ne sais et je ne veux pas savoir C..) (p. 153).

Il Y a nos voies irrévocablement parallèles (p. 156).

Tantôtil se sent complètement isolé d'elle:

Madeleine n'a jamais été pour moi cette compagne qui imprime ses pas dans la trace de celui qu'elle aime :mr le plan intellectuel nous n'avons jamais communié (p. 131).

Alain-narré, pris en charge par Alain-narrateur, est donc insaisissable, sauf aux moments fuyants où il se voit en Madeleine. Curieusement, le récit compte très veu de tentatives explicites d'approche de cet étranger qu'est Alain-narré.

Madeleine-narrée est par contre un sujet qui l'obsède. C'est toujours elle et son comportement «délinquant» qui orientent le récit. Nous avons déjà fait référence aux nombreuses analepses, choisies soigneusement dans une tentative désespérée de la part du narrateur de comprendre la Madeleine du moment présent: le souvenir de sa folie dans la voiture lors du voyage à Macklin rappelle, en partie, sa nature imprévisible; l'analepse qui comble le trou laissé par l'ellipse entre les deuxième et troisième parties est entièrement consacrée au développement de la relation entre Madeleine et Richard. Entre les analepses, le narrateur essaie avec acharnement de la comprendre. Le récit entier est en fait déterminé par les différentes actions de Madeleine. Il s'ouvre par l'avertissement de Kouri sur la

(36)

~. 'iS-.

conduite de Madeleine et il se termine juste après sa mort. Le personnage principal du récit, semble-t-il, n'est pas Alain, mais Madeleine.

Dans cette optique, Poussière sur la ville s'inscrit dans une

sous-catégorie spéciale du récit homodiégétique, car si le narrateur joue un rôle dans la diégèse, c'est un rôle d'importance secondaire, «qui se trouve, pour ainsi dire toujours, un rôle d'observateur et de témoin19". Bien que Genette n'accorde pas de nom particulier à ce type de narrateur, il le distingue de la narration autodiégétique, où le narrateur joue le rôle principal.

Quoique le récit se concentre sur Madeleine et non pas sur la

recherche de soi, on ne saurait nier que cette recherche puisse s'effectuer au niveau de l'inconscient. Une étude plus approfondie du côté

psychologique des personnages révélerait qu'en rationalisant la conduite de Madeleine, Alain peut se séparer d'elle et ainsi reprendre sa propre vie, comme le suggère le dédoublement des narrés. TI n'en reste pas moins que la recherche de soi, tout comme l'affirmation de l'acte producteur du récit, sont implicites, sinon entièrement cachées.

Nous pouvons recourir à la théorie de Dorrit Cohn pour mettre en perspective la suppression d'Alain-narrateur et sa «désidentification" par rapport à Alain-narré. Le manque d'intervention de la part du narrateur

dans Poussière sur la ville produit ce que Cohn appelle la consonance dans

l'auto-récit

À l'une des extrémités de l'éventail autobiographique L..) il y a un narrateur qui s'abstient d'intervenir dans son récit L.. ) et renonce à tout privilège cognitif20.

19G.Genette, op.cit,p.253.

(37)

."_. Comme exemple de ce choix narratif, Cohn propose La f:.1im (1890) de Knut Hamsun. La narration dans ce roman ressemble à celle de Poussière sw' la ville:

Jamais, dans tout le roman, le narrateur n'allire l'attention du lecteur sur le présent de la narration, sur son moi narrateur 21.

Selon Cohn, c'est eette consonance si stricte dans le roman à la première personne qui peut le rapprocher du roman à la troisième personne focalisé22 • Pourtant, Poussière sur la ville s'éloigne encore plus de

1'« intimité " suggérée par sa forme de journal intime (fictif) dans la mesure où le narrateur s'efface au lieu de se confondre avec son .. moi,,-narré.

Ce n'est donc pas le présent du narrateur qui domine dans Poussière

surla ville, c'est plutôt le monde narré qui commande le récit. En fait, la

frontière qui se dresse entre la situation présente d'Alain Dubois et son passé semble s'affirmer à mesure que l'histoire se déroule. En refusant d'expliciter sa position spatio-temporelle, de reconnaître son acte d'écrire et de s'identifier à son monde narré, Alain-narrateur refuse aussi de

développer la relation entre ees deux niveaux de son ouvrage: le ..je"-présent (narrateur) et le «je,,-passé (narré), l'instance narrative et le récit. Ce dernier s'avère être, en conséquence, un roman de distance entre le narrateur à la première personne et son histoire.

Par un résumé des théories générales de la narration à la première personne, Agnès Whitfield révèle que les narratologues traditionnels n'ont vu dans le roman traditionnel (dont Poussièl"e surla ville) que très peu

21 D. Cahn,op. cit.,p.179. 22lbid,p.183.

(38)

d'intérêt quant à la fonction du niveau narratif du discours. La narration à la première personne était considérée comme une façon de rendre l'histoire plus vraisemblable, le «je-narrateur» servant ainsi à appuyer l'illusion realiste23 . Dans cette perspective, on comprend pourquoi Langevin gomme l'instance productrice du récit, car dans Poussière sur la ville ce n'est ni

l'acte d'écrire ni le développement de la réflexion sur le «moi» qui détermine le développement du récit. C'est plutôt l'histoire et le récit, caractérisés par le contrôle du temps et le choix délibéré des événements à raconter, qui dominent dans ce roman.

Poussière sur le ville est donc un jalon important dans l'é'Ilergence

du «je-narrateur>, dans la littérature québécoise. Par son contenu, qui inclut des aspects tels que l'existentialisme, une constatation par rapport à l'Église et la collectivité, et par la présence du «je-narrateur», cette oeuvre est incontestablement innovatrice pour son époque. Pourtant, comme instance productrice du récit, ce «je» reste assez distant de son monde narré. Voyons donc comment ce rapport se modifie chez la prochaine génération de romanciers auxquels ce roman ouvre la porte.

23A. Whitfield,LeJe(u) illocutoire,Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1987,pp. 22-23.

(39)

1

Chapitre 2 :

Le début du renouveau

du roman québécois

(40)

Pierre Hébert postule que l' «âge historique» est l'étape finale de la décolonisation de l'«énergie personnelle» et de la forme romanesque québécoises!. L'individu qui s'affirmait devant la collectivité à l'époque précédente est prêt maintenant à assumer son histoire personnelle, et ensuite celle de sa collectivité. Cette phase ultime de l'émergence du «je» romanesque québécois débute vers 1960, à la fin du duplessisme et à l'aube des changements sociaux de la Révolution tranquille. À la différence du commencement de l'<<âge rationne]", cette étape ne marque pas forcément le refus des valeurs de l'époque précédente:

S'il faut remarquer une rupture, un hiatus entre les deux premiers âges, il importe, en revanche, de voir une continuité du deuxième au troisième. Il nou.Q apparaît ici que le peuple colonisé, rendu à cet âge historique, affirme son existence sous une double dimension : l 'histoire personnelle, et l'histoire collective2 .

L' «âge historique» se divise alors en deux périodes. La première est celle de l'individu, où le personnage romanesque explore son passé personnel. Ceci permet et encourage, selon Hébert, toute une prolifération d'écrits fictifs sous forme d'autobiographie3 • La seconde période, qui commence vers 1975 (et qui fera l'objet de notre prochain chapitre), gravite surtout autour de l'histoire collective. Pour l'instant, concentrons-nous sur la reprise de possession de l'identité individuelle, ee qui, d'ailleurs, avait déjà commencé à l'âge précédent, comme le souligne Hébert: «L'histoire

personnelle s'inscrit dans la continuité de l'«âge rationnel», dont elle est

1 P. Hébert, •Un problème de sémiotique diachronique diachronique: norme coloniale et évolution des formes romanesques québécoises»,RS/SI, II, 3, (1982), p.221.

2 Ibid. 3 Ibid.

(41)

3·)

.

-une concentration autour de la notion de personne, zone de haute densité des valeurs4». Ainsi, dans le domaine romanesque des années 1960, nous

chercherons à identifier une affirmation approfondie du "moi» à la fois comme instance productrice du récit et comme objet de la narration romanesque.

(42)

III. LE

LIBRAIRE

ET LA NOUVELLE VOIE DU

ROMAN QUÉBÉCOIS

D'autres critiques littéraires font écho aux observations de Pierre Hébert en reconnaissant l'année 1960 comme le début du renouveau du roman québécois. Pour quelques-uns, c'est plus particulièrement la parution du Libraire" de Gérard Bessette qui signale l'ouverture de cette

nouvelle voie6.

Si, comme l'affirme Hébert, on peut voir une certaine continuité entre l'«âge rationneh et ce nouvel «âge historique .. , on peut également

considérer Le Libraire à la fois comme texte marquant le renouveau du

roman et celui qui est redevable à la tradition. Dans cette optique, il nous importe d'évoquer quelques caractéristiques formelles de Poussière sur la

ville, roman de l'«âge rationnel.. , afin de comprendre comment le roman

de Bessette se dégage de ses prédécesseurs. Nous tenterons de voir, dans un premier temps, en quoi la situat;on du narrateur du Libraire rappelle

celle qu'occupe Alain Dubois, et en quoi elle en diffère. Dans un deuxième temps, nous examinerons comment Jodoin, en tant que narrateur, parvient lui aussi à «dépersonnaliser» son récit, Finalement, il sera question des changements dans la structure narrative du Libraire qui ouvrent une

nouvp. lie voie au roman québécois.

5 G, Bessette, Le Libraire,Montréal, CLF Poche Canadien, 1968, p. 13, Toutes les références suivantes renvoient à cette édition.

6J. Allard, .Les roman québécois des années 1960 à 1968»,Europe, XLVll, 478-479, (fév.-mars. 1969), p. 41. Voir aussi A. Belleau, Le romancier fictif, Québec, Presses de

l'Université du Québec, 1980, pp. 14-15 et G. Marcotte, Le roman àl'imparfai~ Montréal, Les Éditions de l'Hexagone, 1989, p. 8.

(43)

..~

34

À première vue, les romans de Bessette et de Langevin sc

ressemblent considérablement. TI s'agit, ici el là, d'un citadin transplanté dans le milieu de la petite ville de province où il doit se battre contre les valeurs étouffantes de la société québécoise traditionnelle. Ainsi, Alain Dubois et Hervé Jodoin sont confrontés à l'emprise «politique» de l'Église7

et aux regards accusateurs des gens de la petite ville d'accueil. On peut noter aussi une ressemblance quant à la forme, car les deux romans

mettent en place un narrateur homodiégétique. En outre, Dubois ct .Jodoin, en tant que «je-narrateurs», racontent avec une minutie particulière les événements quotidiens de leur situation respective. Ajoutons que les deux histoires se déroulent en pleine iipoque duplessiste, de sorLe que, malgré une différence de ton (dans Poussière surla ville, il ne saurait être plus

sérieux tandis que Le Libraire exploite l'ironie à l'extrême), les deux romans critiquent, chacun à sa façon, les valeurs de la société duplessiste.

Pourtant, ces similitudes formelles ne doivent pas nous cacher une différence importante. Les «je-narrateurs» qui relatent les événements de leur séjour dans une petite ville de province maintiennent (l"s rapports fondamentalement différents avec leur récit. Nous avons vu que Poussière

surla ville est un roman fondé sur la distance narrative: Alain Dubois, en

tant que narrateur, est très éloigné de son monde narré de sorte que son récit se concentre plus sur l'histoire de Madeleine que sur la sienne. De plus, comme instance productrice de son récit, Alain-narrateur ne

S'affiF'1P guère. Le roman de Bessette, par contre, est forLement

7 voir,à ce sujet, J. Kwaterko, .Le sarcasme dissident: une lecture politique du Libl~ijre",

(44)

autodiégétique. En effet, Hervé Jodoin est incontestablement le héros et le producteur du récit et il l'affiche ouvertement. Dès le tout début, il l'affirme:

Je n'ai pas commencé ce journal pour ressasser des souvenirs. Je!' ai entrepris pour tuer le temps le dimanche quand les tavernes sont fermées (p. 13). Il continue ainsi tout au long du récit:

Tous ces détails, je m'en rends compte, n'offrent aucun intérêt. Peu importe. Autant d'écrit, autant de pris. Ça passe le temps. Et ce que ça peut-être long un dimanche! (p. 54).

Si le lieu de rédaction et la fréquence des tranches du journal varient, Jodoin ne néglige pas de le noter:

Voilà deux semaines que je n'ai pas touché à ce journal. J'écris ces lignes dans la salle d'attente de la gare de Saint-Joachin (. ..) (p. 87).

Une telle attention à l'acte d'écrire dans ce journal accentue la réflexion sur sa forme. Le narrateur raconte les événements qui se déroulent du dimanche au dimanche (avec des exceptions, bien entendu), mais le temps de l'histoire racontée revient toujours au présent, à savoir, au moment de la rédaction: "Passons au circonstances qui m'ont conduit à Saint-Joachin. Ou plutôt non. Pas aujourd'hui. Il se fait tard et j'ai le bras fatigué (p. 15)>>. En ce sens, l'acte d'écrire devient synonyme du récit, si bien que la

décroissa...,~e du besoin d'écrire chez Jodoin signale effectivement la fin du journal:

En un sens, je regrette que ce journal soit terminé. Je pourrais, naturellement, en commencer un autre. Mais à quoi bon? Montréal n'est pas Saint-Joachin. Il y a moyen de s'y distraire d'une autre façon, même le dimanche (p. 153).

(45)

36

L'acte qui produit le journal devient central à la r.légèse de sorte que le niveau de la narration s'affirme comme instance discursive supérieure à celle du monde narré: c'est la force qui met en place et contrôle la relation de l'histoire. Voilà donc une première caractéristique qui met Le Lii>rai/'C

sur la voie du renouveau romanesque: le «moi-écrivain» du narrateur commence à se reconnaître comme tel.

L'insistance sur l'acte d'écrire ne se limite pas à la forme du récit. L'écriture et la lecture sont également centrales dans la diégèse. En eITet, le «livre» devient presque un personnage du récit; il y ligure d'un bout à

l'autre, tant dans le passé de Jodoin que dans la brève tranche de sa vie qu'il raconte. Nous apprenons par sa conversation avec Martin Nault, par

exemple, que Jodoin était anciennement un répétiteur et un lecteur vorace (p. 24). Ensuite, il devient libraire et gagne sa vie grâce à la vente des livres. La vente de L'Essai sur les moeurs, défendue par l'Église, surtout à un jeune collégien, fait scandale à Saint-Joachin. C'est à travers le livre que Jodoin affirme ses positions idéologiques et politiques: il délie la censure ecclésiastique (refus de répondre au Curé), il promeut la liberté personnelle (vente du livre au collégien) et s'indigne contre l'hypocrisie (Jt la servitude de la petite bourgeoisie (duperie de M. Chicoine). Pendant toute cette histoire du livre défendu, plusieurs références littéraires sont signalées explicitement dans le récit. Ce réseau d'intertextualité lie Jodoin aux figures littéraires «classiques», telles Madame Bovaryet celles des oeuvres de Gide, Maeterlinck, Renan, Voltaire, et Zola8 . Même les dimensions spatiales de la chambre de J odoin rappellent le livre. Gilles Marcotte fait

8 voir Ben.-Z Shek, « «Le Libraire» : oeuvre réflexive» in Lecturesde GérardBessette, Montréal, Québec/Amérique, 1982, p. 123.

(46)

remarquer que celle-ci «reproduit, en pieds, les dimensions d'une feuille de papier: «onze pieds sur huit et demi exactemenb,9 ». Le critique résume ainsi le rapport entre Jodoin et le livre:

C.. ) Hervé J odoin est l'homme du livre, de ce livre-ci qui ne parle, au fond, que du livre ; et il est celui qui bazarde la librairie. Il n'entre dans le livre, dans le roman, le récit, l'histoire, que pour en sortir aussitôtlO .

Marcotte a raison de souligner le caractère contradictoire de cette relation, car tout en existant dans et par le livre, Jodoin le refuse. Marcotte fait remarquer, en outre, que Le Libraire est un «anti-roman» parce que> comme écrivain, J odoin «neutralise le dire, l'expression» et comme romancier, il «tue le temps, l'action, le roman - l'histoirel l». En effet, malgré son obsession du livre dans la diégèse et l'affirmation de son statut narratif, Hervé Jodoin sait se servir de toute une gamme de procédés narratifs pour limiter l'investissement de soi dans son récit. Il est certes moins distant de son monde narré qu'Alain Dubois, mais nous verrons que son journal est toujours loin d'être «intime». Les limitations de

l'investissement de soi sont vastes; elles touchent à toute la diégèse. Jodoin est capable de réduire tant la présence des autres personnages et des

événements que sa propre présence, de sorte que l'identité de ces

personnages secondaires et la nature exacte des événements sont souvent cachées derrière le filtre de la narration.

9 G. Marcotte, op. cit,p. 57.

10 Ibid.,p.62.

11Ibid., p. 58. Voir aussi J. Kwaterko, .Journal refoulé, discours hérétique: Le Libraire de Gérard Bessette.. in Le roman québécois de 1960 à 1975:idéologie et représentation

(47)

l

1:

38

Les limitations que Jodoin impose à son récit appartiennent à tout un système narratif que Genette appelle le mode, ou «la régulation de

l'information narrative12 ". Cette régulation est composée de deu:.. facteurs principaux: la perspective et la distance. C'est cette dernière que Jodoin

utilise pour se distancier de lui-même, des autres personnages cf. de son récit. Afin de mieux dégager le fonctionnement de cette régulation (ou filtrage), Genette identifie deux types de récit: le récit d'événements, lorsque le narrateur raconte les événements et les actions de son histoire, et le l"écit

de paroles, quand il s'agit des discours ou des échanges verbaux des

personnages. Le Libraire contient ces deux modes et chacun porte l'empreinte spéciale du filtrage de Jodoin-narrateur.

Lorsqu'il raconte les événements de son histoire, Jodoin s'impose une grande économie, soit par sélection ou exclusion consciente des détails:

Je suis redescendu et nous nous sommes installés au ;;alon dans une causeuse. Je ne veux pas entrer ici dans les détails. Ça r:a aucun intérêt (p. 85).

Soit par condensation des événer ~~lts:

Je n'ai ensuite enl'Jlldu parler de rien pendant trois ou quatre jours. J'ai accompli mon traintrain comme auparavant - librairie, taverne, chambre ; chambre, librairie, taverne - et j'ai dû vendre une dizaine d'autres volumes capharnaümnesques (p. 68).

Paradoxalement, ce récit d'événements dans Le Libraire est également

caractérisé par une abondance de détails. Marcotte précise que Jodoin a recours a de nombreuses techniques pour «vider la parole de son sens", soit

Références

Documents relatifs

Dans la littérature québécoise 1 , à la suite d’un pacte entre l'auteur et le lecteur, le discours romanesque est lu dans deux codes différents : l’un qui permet la construction

 Le roman autobiographique: s'inspire en grande partie de la vie de l'auteur mais les personnages sont inventés (le narrateur ne porte pas le même nom que

Cette mise en abyme de l'objet-livre comme objet de fiction rappelle une nouvelle fois la situation d'énonciation et permet alors au lecteur de garder une distance critique par

Ce stage s'adresse aux étudiants, élèves des Ecoles Normales, instituteurs, professeurs d'Education Musicale, anima- teurs locaux, et en particulier à ceux qui

Dans l'aluminium de haute qualité, la proportion de silicium ne doit jamais représenter plus de 0,4 à 0,5 0/0 ; cette proportion peut sans danger être élevée au double clans

(3.4) La proposition précédente montre que la loi de composition £ ,1 induit une loi, notée de la même manière sur £(*fî(A)) , qui est ainsi une K-algèbre de Lie.. Sur les

On retrouve là une démarche courante en analyse exploratoire des données où, le cas échéant, elle est appliquée de façon itérative, l’objectif final

Mais, pour cela, il serait nécessaire, en anti- cipant, d’expliquer et de décrire le rang, et l’âge, et le titre, et la fonction, voire le caractère de ces deux personnages ; et