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Faire peur pour rire ? Le masque des Erotes

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Academic year: 2021

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Faire peur pour rire ? Le masque des Erotes Stéphanie Wyler

68 Un motif en marge de l’imagerie dionysiaque figure un petit Eros caché derrière un grand masque de théâtre, généralement un masque de silène, pour effrayer ses compagnons qui en tombent à la renverse. Le corpus antique, qui compte une vingtaine d’images sur des supports variés, connaît plusieurs variations : les Erotes effrayés sont un ou deux, ils tombent ou au contraire opposent un geste apotropaïque de la main ; l’Eros masqué se contente de tenir les bords du masque, ou renforce son effet en passant la main par la bouche de l’accessoire, en agitant parfois un serpent. Le jeu est construit sur une opposition entre la frontalité à l’intérieur du champ iconique, les victimes faisant face au masque qui cache entièrement leur compagnon et le profil de la scène qui dévoile le subterfuge au spectateur, qui jouit d’autant mieux de l’effet comique de la situation que les Erotes participent de l’imaginaire attendrissant de l’enfance, et que le masque de silène relève d’une théâtralité satyrique qui n’a rien d’effrayant en elle-même.

1. Mort et mormolukeia : la peur d’une image

Pourtant, le succès de ce motif sur des sarcophages impériaux dépasse le caractère anecdotique de la plaisanterie. Le masque, effectivement effrayant lorsqu’il s’agit d’un gorgoneion vu de face1, entre dans un système

métaphorique issu de la philosophie socratique (Plat., Phaed., 77e), que les stoïciens et les épicuriens ont repris (Plut., Mor., 600e ; Epict., Entr., 2, 1, 15). Selon cet enseignement, la peur des masques est une frayeur propre aux enfants ou aux barbares (Luc., Opusc. 45, Philostr., Vit. Apol., 5, 9), que seule l’éducation permet d’annihiler. Pas plus que des masques de croquemitaines (mormolukeia), le sage ne doit avoir peur de la mort, qui touche « une sorte d’enfant » qui est en lui. Ainsi, comme on rassure les enfants en retournant le masque qui les effraye et en leur répétant qu’il ne mord pas, le philosophe doit

manipuler l’idée de mort pour se débarrasser de sa crainte :

« De telles craintes, Socrate avait raison de les appeler des épouvantails. C’est comme les enfants qui se laissent effrayer par l’apparence redoutable de ces masques, faute d’expérience : nous aussi, nous nous laissons impressionner par les événements exactement pour la même raison et de la même façon que les enfants par les épouvantails. Car l’enfance, qu’est-ce que c’est? L’ignorance. L’enfance, qu’est-ce que c’est? Le manque d’instruction (…). La mort, qu’est-ce ce c’est ? Un épouvantail. Retourne-le et tu verras ; regarde, il ne mord pas (…). La peine, qu’est-elle ? Un épouvantail. Retourne-le et tu verras »2.

La généralisation philosophique de l’image justifie sa transposition sur les sarcophages, en particulier au sein d’une iconographie dionysiaque plus complexe, dont la portée, sinon eschatologique, du moins funéraire, est manifeste3.

Le lien qu’entretient l’imagerie du dieu avec les Erotes et, bien entendu, les masques de théâtre, est suffisamment riche pour faciliter cette insertion du motif dans la cohérence décorative et allégorique d’un sarcophage. En particulier, le terme de mormolukeion est justement attesté pour désigner des masques de silènes qui décorent un Dionysion chez Aristophane (fr. 131, Kock II, p. 423), tandis que chez Eschyle, leur valeur prophylactique est patente : les satyres accrochent sur le temple des images d’eux-mêmes, « non humaines, et d’une ressemblance hallucinante : leurs propres mères s’y laisseraient prendre, et il ne leur manque que la parole (…). Ces hérauts muets sauront écarter les vagabonds et arrêter les étrangers dans leur approche »4.

L’enjeu est ainsi de connaître la vérité qui se cache derrière le masque, soit celle du silène ou du satyre lui-même, comme chez Eschyle ou

Faire peur pour rire ? Le masque des Erotes

Stéphanie WYLER

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Cahiers des thèmes transversaux ArScAn (vol. V I ) 2004 - 2005 Thème IV : Images, textes et sociétés

69 sur la mégalographie de la villa des Mystères, soit une vérité initiatique ou allégorique, masquée par les apparences. La fameuse fresque pompéienne joue probablement sur ces différents degrés d’interprétation, avec la scène du masque de silène que tend un jeune satyre au-dessus du silène « réel », pour effrayer la femme sur le mur adjacent5 : le

décalage entre le visage du vieil humanoïde et son double caricatural, frontal, mis en scène pour faire peur, dénonce dans le même temps son artifice et permet d’accéder à un degré supplémentaire de compréhension du monde ou de l’imaginaire divin. Peut-être la scène fait-elle référence effectivement au motif des Erotes, substitués par les jeunes satyres, en même temps qu’elle joue sur l’artifice théâtral mis en images sur le vase du Peintre de Pronomos ou sur la mosaïque de la Maison du Poète Tragique6.

Pour autant, la même scène de l’Eros effrayant ses congénères avec un masque de Silène est attesté, à l’époque hellénistique, dans des contextes passablement différents, que rien ne permet de rattacher directement à l’iconographie dionysiaque. La première occurrence répertoriée concerne un groupe statuaire centré sur Aphrodite ; il apparaît le plus souvent dans la petite coroplastie, les décors domestiques peints et mosaïqués, et jusqu’à la glyptique – les chatons de bague n’étant probablement pas sans rapport avec les exercices philosophiques précédemment évoqués7.

2. Autres temps, autres peurs

Ce sont pourtant les sarcophages qui ont inspiré la riche réception des « Amours jouant avec un masque » dans l’art des siècles suivants8,

du fait de leur nombre, de leur conservation et de leur commerce, qui a sensiblement déterminé leur réception. De fait, l’utilisation du motif présente des interprétations radicalement opposées, témoins de l’ambiguïté de l’image en fonction des imaginaires culturels qui la reçoivent et la recomposent. Ainsi, un Jugement dernier de Nicola Pisano, sur la chaire de Sienne, rattache le groupe à la démonologie médiévale en transformant le masque en monstre infernal qui dévore un damné dont il ne reste que la main, ou sur le baptistère de Pise, qui lui engloutit le bras. L’art de la Renaissance lui restitue son caractère ludique, en adaptant l’imaginaire contemporain du masque et de l’Eros dont l’allégorisation modifie sensiblement le sens, qui joue en particulier sur « Amour dissimulateur » et « Amour véritable » qui enlève son masque. Mais c’est surtout au XVIIe siècle

que le motif, redéveloppé en particulier par Nicolas Poussin, alterne entre un caractère encore effrayant pour les Erotes du champ iconique, et l’aspect badin des « Bacchanales » ou des « Jeux d’enfants ».

La richesse herméneutique du motif présente une diversité extrême d’interprétations à travers les contextes et les époques, qui met en évidence la polysémie culturelle du masque et de l’enfance, et

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Faire peur pour rire ? Le masque des Erotes Stéphanie Wyler

70 qui joue de la composition sur la peur spécifique des Erotes, qui passe de l’inquiétude à l’amusement dans le regard du spectateur, quel qu’il soit.

1 - F. Frontisi-Ducroux, Du masque au visage, Paris, 1995, p. 77-80.

2 - Epict., Entr., 2, 1, 15.

3 - R. Turcan, Sarcophages romains à représentations dionysiaques, Paris, 1966. S. Guettel Cole, « Voices beyond the Grave : Dionysus and the Dead », in T. H. Carpenter, C. A. Faraone (éds.), Masks of Dionysus, Ithaca, Londres, 1993, p. 276-295.

4 - Eschyle., Les Ambassadeurs aux Jeux Isthmiques, … 5 - Sur l’interprétation de cette image, voir P. Veyne, « La fresque dite des Mystères à Pompéi », in Les Mystères du gynécée, Paris, 1998, p. 104-108.

6 - VI, 8, 3, MANN, inv. 9986.

7 - Catalogue initié par W. Deonna, « Note archéologique I. Eros jouant avec un masque de Silène », RA, s. 5, 3, 1, 1916, p. 74-97, et complété par B. Palma Venetucci, « Continuità di un motivo ellenistico: il putto con la maschera », Giornate in onore di Achille Adriani, Rome, 1991, p. 223-236.

8 - L. Hadermann-Misguish, « L’image antique, byzantine et moderne du putto au masque », Rayonnements grecs. Hommages à Charles Delvoye, Bruxelles, 1982, p. 513-523.

Références

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