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Lecture d’Anne Hébert : Kamouraska

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Academic year: 2021

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ABSTRACT

L'oeuvre d'Anne Hébert suivait jusqu'ici une gvo-lution marquée dont le sens semblait avoir été clairement établi et compris. Il était donc naturel de s'attendre

à

ce que Kamouraska, dernière en date des créations romanes-ques de cet auteur, se situe dans ce prolongement, et mani-feste l'ampleur et l'épanouissement que la conclusion de son premier roman Les Chambres de Bois laissait entrevoir avec son ouverture sur une fragile découverte de la vie. Cette orientation nouvelle de l'oeuvre se manifestait éga-lement dans le dernier recueil de poésie intitulé Mystère de la Parole.

Mais Kamouraska déroutera peut-être les auteurs de ces prévisions gratuites en se révèlant d'une complexité inat-tendue. Aussi aimerions-nous proposer comme but de cette thèse une étude de ce roman qui se voudrait aussi exhaustive que possible.

(3)

by

MERCEDES TELLES

A thesis submitted to

the Faculty of Graduaté Studies and Research McGill University

in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language and Literature

®

Mercedes Telles 1 '!71

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Vigneault dont la patience et l'intérêt toujours soutenus ont été d'une aide précieuse dans l'élaboration de ce travail.

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INTRODUCTION. . . • . • . . . • . • • • . • . • . • • • . . • . . • • • . • . • • • • • • • • 1

CHAPITRE PREMIER: L'EPOQUE DU DRAME A. Contexte historique:, ola Rébellion... 3

B. Contexte social: le monde de la bourgeoisie. . . . . • . . . . 5

CHAPITRE II: STRUCTURE DU ROMAN A. Résumé de l'intrigue... 14

B. Le rôle de la " memo~_re

.

•••••••••••••••••• 15 C. Circonstances du drame... 23

D. Le temps romanesque... 27

E. Les ni veaux de narration... 40

F.

L'espace...

46

G. Les personnages et leur portée symbo-lique . . • . . . .: . . . 55

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CHAPITRE III: ETUDE THEMATIQUE

A. L'ordre . . . .

B. L'aiguille . . . .

C. L'amour face au crime ••..•..•.•••

CHAPITRE IV: SIGNIFICATION"D'ENSEMBLE

A. Signification du roman par rap-port à l'oeuvre antérieure d'Anne Hébert •.•.••..••.••••.

B. Caractère janséniste de l'oeuvre.

CONCLUSION •..•.•..•.••••••••••••••.•..•.••••••• BIBLIOGRA.PHIE ...••••••••••••••.•.•...•• 75 79 80 93 97 102 104

(7)

Cette thèse a pour but de permettre une lecture plus approfondie de Kamouraska, dernier en date des romans d'Anne Hébert, ou encore d'éclairer un texte foisonnant de richesses littéraires grâce à des analyses qui se voudraient aussi rigoureuses que possible. Nous espérons ainsi promou-voir une meilleure connaissance de l'univers romanesque de cet auteur.

La première partie de cette étude décrit le climat politique et social de l'époque à laquelle se situe le ro-man: celui de la Rébellion des années 1837-1838, et de la société bourgeoise canadienne-française de la deuxième moitié de ce mê~e siècle.

La deuxième partie consiste dans une description dé-taillée de la structure du roman. Nous tenterons d'expliquer l'ambigu!té et la complexité de certaines situations qui émer-gent de l'intrigue et de certains comportements des personna-ges. Nous examinerons également le temps et l'espace dans cette oeuvre. Enfin nous en dégagerons les différents niveaux de narration.

La troisième partie est une étude thématique qui consiste

à

relever les thèmes qui nous ont paru les plus

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saillants, leur fréquence et leur signification.

Dans la quatrième partie, nous essayerons de situer Kamouraska par rapport à l'oeuvre antérieure d'Anne Hébert. A cet égard, l'auteur a d'ailleurs déclaré: "J'ai l'impres-sion que toute mon oeuvre se tient. C'est comme s'il y

avait un coeur et que ça rayonne selon différentes facettes".l Cette analyse se fera en juxtaposant des textes différents qui présentent des idées, images ou situations parallèles, mais ayant subi, avec le passage du temps, certaines modifi-cations. Cette dernière partie traitera également de l'at-mosphère janséniste de ce roman.

Puissions-nous avoir jeté quelque lumière sur un roman aussi dense et qui s'est révélé un des événements litté-raires de l'année 1970!

l Luc Perreault, "Anne Hébert: 'On s'est fait de moi une image arrêtée~'" la Presse, Arts et Lettres, septembre 24, 1966, p. 7.

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L'EPOQUE DU DRAME

A. Contexte historigue: la Rébellion

A une époque où les éléments révolutionnaires

étaient en forte minorité, l'individu qui, en tout sincérité, se sentait brimé à l'intérieur de son contexte social parce que les valeurs qui s'en dégageaient contredisaient profondé-ment l'essence même de son être, devait se sentir extrême-ment déchiré entre les impératifs de sa véritable nature et ceux de son milieu social impropres à son épanouissement.

Et s'il désirait par surcroît changer en quelque sorte l'ordre des choses afin d-avoir lui aussi accès à sa part de bonheur, il devait être considéré comme une bête noire face à une

majorité apparemment satisfaite de son sort.

L'époque du drame de Kamouraska, c'est celle de la Rébellioh, plus précisément celle du soulèvement de 1838 dans le Bas-Canada, qui se solda par une défaite. Cet échecn'é-tait certes pas dû à un manque de volonté ni de motivation de la part des patriotes, mais leurs énergies avaient été mal utilisées à cause de l'inco~pétence de leurs chefs en matière de stratégie militaire, et du mauvais système de communication

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établi entre les "leaders" du mouvement insurrectionnel

et les patriotes eux-mêmes. Au.dire de certains historiens, ce dénouement tragique aurait surtout été attribué au fait que l'élite mal éclairée qui dirigeait cette révolte n'avait pas prévu de réformes au niveau social, économique et cons-titutionnel. En conservant ainsi les anciennes structures sociales et constitutionnelles, on ne faisait que déplacer le mal sans y remédier yéritablement et efficacement. l Cette hypothèse ne nous semble pas tout à fait exacte car la Déclaration d'Indépendance du Bas Canada décrétée par Robert Nelson, chef patriote, le 29 février 1838, contenait de nombreuses réformes politiques et sociales: entre autre"l l'élection d'une Assemblée constituante, le suffrage univer-sel masculin et l'abolition de la tenure seigneuriale (projet finalement approuvé par le gouvernement en décembre 1854~2

Quoi qu'il en soit, le plus grand perdant dans tous ces événements restait toujours le même: c'était le peuple, cet ensemble anonyme qui avait cru à un changement, à une li-berté prochaine, à un bonheur sans concession et qui y avait

l Interprétation de M. Fernand Ouellet, historien, dans Réce~tion deM~FernandOuellet et M. Marcel Trudel à

la Soci€te Royale du Cana:da,A Montr€al, le 27 avril 1968. Trois-Rivi~res, Le Bien Public, 1968, p. 77.

2 Eveline Bossé, Ph. D., "Joseph-Charles Taché

(1820-1874)," Un Grand Re résentant de l'Elite Canadienne-Fran-çaise (Québec: EditJ.ons Garneau, 1971 , p. 81.

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consacré toute son ardeur. A la suite de cette tentative de libération et de l'échec qui en découla, il ne restait

à l'être assoiffé de vie et de liberté que deux alternatives: celle de s'exiler aux Etats-Unis pour ne pas faire face à

l'exploitation indéfinie sur son propre sol, ou celle d'être condamné à courber l'éChine, à renier ses droits et désirs les plus fondamentaux, et de se ranger parmi la majorité soumise en feignant l'obéissance et la loyauté.

Bien que l'auteur de Kamouraska ne mentionne pas explicitement la relation entre l'intrigue du roman et les troubles de 1837-38, elle nous donne suffisamment de réfé-rences historiques et de dates qui correspondent à cette

épo-1 . d ' d · · , . d .

que pour pouvo~r en e u~re s~non un sens prec~s u mo~ns une relation symbolique: celle d'une révolte avortée, d'une tentative de libération manquée.

B.Contexte social: le monde de la bourgeoisie

Kamouraska se situe également dans le cadre de la bourgeoisie canadienne-française, classe que la sécu~ité due à l'opulence rendait inconsciente des conditions d'exis-tence du reste de la collectivité et qui pourtant se permettait

l Dans le deuxième chapitre, l'étude consacrée aux personnages, plus particulièrement au personnage de George Nelson, examine cette hypothèse.

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de lui imposer ses propres valeurs sociales et morales. Nombre d'indices rendent compte de l'abondance dans laquelle se mouvait cette société: 4es noms à parti-cule, "Elizabeth d'Aulnières","Caroline des Rivières Tassy," des propriétés seigneuriales imposantes, des tissus doux, fins, et luxueux, des fourrures, des bijoux de prix, et bien sar ce charmant tableau bourgeois ne saurait être complet ni authentique sans un nombre impressionnant de bonnes et

cuisi-.

"-nleres.

Dans cette société où prévaut l'ennui, les distrac-tions se résument à peu de choses: la lecture et la broderie pour les dames; la chasse à chiens d'arrêt, la taverne, le jeu et les filles pour ces messieurs. De temps à autre un bal vient rompre provisoirement l'existence léthargique de ce petit monde et lui permet de s'adonner à ce jeu mondain dans lequel il excelle, celui de la coquetterie, de la frivo-lité et de la flatterie.

L'éducation qùi Y est dispensée reflète les principes mêmes sur lesquels est fondée cette société: les bonnes ma-nières, le catéchisme et l'anglais. Principes assujettissants par définition puisqu'ils la fixent dans un état de

dépen-dance la plus complète envers ses propres valeurs et aussi envers sa religion et son gouvernement colonial.

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êtres qui ne sont pas dupes de toute l'hypocrisie et de l'imposture d'un tel système de formation; aussi Elizabeth, héro!ne de Kamouraska se prononcera-t-elle violemment contre cette odieuse manipulation de la jeunesse, manipulation

dont elle se sent elle-m@me victime:

Est-ce donc ainsi que les filles vivent? Je te bichonne, je te coiffe. Je t'envoie à la messe et au catéchisme. Je te cache la vie et la mort derrière de grands para-vents, brodés de roses et d'oiseaux exotiques. Ce sont les sauvages qui laissent tomber les nouveaux nés dans le lit des mères •.• Les fables. Les fables de Dieu et celles des hom-mes .•. L'amour, labelle amour des

chansons et des romans.

L t'ignorance malsaine dans laquelle cette société semble évoluer et se complaire plus ou moins consciemment entretient la peur et l'angoisse: "Aidez-moi! Dites-moi, vous ma mère? Conseillez-moi,,2, elle nourrit les préjugés: "Tous les protestants sont des damnés, sont des damnés,,3, et engendre les superstitions: 11 • • • le docteur Nelson est un

1 Anne Hébert, Kamouraska (Paris: Edition du Seuil,

1970), p. 69.

2 Hébert, p. 69.

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diable américain qui maudit les mamelles des femmes. 1,' 1

On dissimule et on déguise la réalité, 'croyant ainsi se soustraire à son emprise. On ment, on se parjure et on se damne afin de sauvegarder son honneur et sa réputation, atouts indispensables de ce monde régi par les apparences. On subit l'art de l'être et du paraître tout d'abord comme un dressage mondain, puis on finit par en devenir à la fois

esclave et victime.

On imagine aisément les répercussions désastreuses que pouvait occasionner toute attitude rebelle envers cet ordre établi. Quiconque mettait en ~e les valeurs inau-thentiques de ce monde clos et refusait de se soumettre aux règles du jeu de cette société parce que sa propre vie s'y trouvait étouffée, devait non seulement être un objet de scan~ dale sans précédent mais également celui de l'incompréhension et de mépris le plus ignoble.

A quel point un individu en quête de liberté et de vie pouvait-il à cette époque efficaoement et définitive-ment rompre les ohaînes qui le retenaient aux lois et conven-tions de son milieu? Quelle force morale et physique devait-il posséder afin de tenir tête à oette masse hostile sans

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faiblir dans ses convictions et sans perdre son intégrité et sa dignité humaine?

C'est le di 1 elIlJIle que propose Kamouraska. C'est l'histoire d'une femme dont la fureur de vivre n'a d'égale que l'amour frénétique, inévitable, voire irrésistible et tragique auquel elle succombe. Le tragique de ce récit a sa source dans le conflit qui existe entre son bonheur indi-viduel et les exigences sociales de son temps; exigences

qui s'opposent à l'épanouissement d'un amour mérité bien qu'a-dul tère et qui incitent deux âmes tendres à se prendre dans un engrenage meurtrier.

En considérant Kamouraska d'un point de vue beaucoup plus global, il semble qu'Anne Hébert ait voulu dans ce roman démystifier certaines notions erronées que l'homme possède sur la vie. Entre autres celles d'une liberté absolue, d'une justice absolue et d'un bonheur absolu. A ce propos, une

amie d'Anne Hébert disait d'elle: "Elle ne croit pas au grand bonheur. Elle a vu bien avant nous que cela n'existait pas. Mais elle croit aux petits bonheurs." l Ce commentaire semble

Jo

èJ..(.~.;.r"'~'" l'idée que la vie n'est pas faite d'absolus mais

d'éléments contradictoires comme en fait l'expérience l'héro!ne

l Michelle Lasnier, "Anne Hébert la Magicienne," Châtelaine, avril 1963, p. 74.

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de ce roman. L'être qui s'ouvre à la vie s'expose aussi

à l'endroit et l'envers de tout ce qu'elle contient:

l'amour et la haine, le bonheur et le malheur, le bien et le mal, la liberté et l'esclavage, la sagesse et la folie, le courage et la peur.

Par cette démystification méthodique, Anne Hébert démasque et montre du doigt les obstacles qui empêchaient la vraie vie de s'épanouir à cette époque. Il semble que ce geste ait pour but d'expliquer le présent malaise res-senti par ses compatriotes, en faisant le jour sur son passé, source de sa présente aliénation; car nombreux sont les

écrits d'Anne Hébert qui évoquent ce sentiment de dépossession. En octobre 1960, elle retraçait l'origine d'un tel sentiment, dans un article publié au Devoir: "Mais notre réalité pro-fonde nous échappe; parfois c'est à croire que tout notre art de vivre consiste à la refuser et à la fuir. Et d'ail-leurs notre éducation ne nous a-t-elle pas enseignée, avant toute chose, à éviter soigneusement toute confrontation avec la réalité".l

A six ans d'intervalle, Anne Hébert exprimera à

l Anne Hébert, "Quand il est question de nommer la vie tout court, nous ne pouvons que balbutier," Le Devoir, Supplément, octobre 22, 1960, p. 5.

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quelques mots près les mêmes pensées, lors d'une interview accordée àLa Presse: " ..• les générations qui nous ont précédés étaient beaucoup plus prisonnières. Nos parents n'ont pas eu tellement de chance de s'épanouir."l

Puis en 1967 à l'occasion du centenaire de la Con-fédération, Anne Hébert décrivait en ces termes l'histoire de la terre québécoise: "Et puis nous avons été livrés, au temps. Le temps a suivi son cours. Tour à tour secoués ou endormis par le temps. Comme des billots qui descendent les rivières. Nous coulions. Une défaite sur le coeur. Un chapelet entre les doigts. Pareils aux morts. Ruminant

le songe de Lazare.,,2

La littérature diffusée au siècle dernier ne fai-sait que contribuer à entretenir ce climat de mensonge et d'illusion en saturant ses lecteurs de belles histoires tou-chantes dénuées de toute trace de réalité. Ayant à l'esprit l'activité fébrile et même sanglante dont le Québec a été le témoin et la victime dans la première moitié de ce siècle, on imagine mal comment un romancier peut être aveugle ou

l

Perreault, op. cit., p. 12.

2 Anne Hébert, "Le Québec, cette aventure démesurée", La Presse, supplément de la semaine du 13 janvier, 1967:

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sans scrupule au point d'écrire en 1846:

..• Nous les prions de remarquer que nous écrivons dans un pays où les moeurs en général sont pures et simples, et que l'esquisse que nous avons essayé d'en faire,eût été invraisemblable et même souveraine-ment ridicule, si elle se fût terminée par des meurtres, des empoisonnements et des suicièes. Laissons aux vieux pays, que la civilisation a gâtés, leurs romans ensanglantés, peignons

l'enfant du sol tel qu'il est, religieux, honnête, paisible de moeurs et de ca-ractère, jouissant de l'aisance et de la fortune sans orgueil et sans osten-tation, supportant avec résignation et 1 patience les plus grandes adversités; ...

Cette na!veté nous fait d'autant plus sourire, que l'intrigue de Kamouraska, baséesur un fait divers de l'é-poque, comporte des tentatives de suicide, une tentative d'empoisonnement, et un meurtre.

Lors d'une interview accordéeà La Presse, Anne Hébert dévoile l'origine de cette histoire: "Oui, la vie québécoise de cette époque est faite de ces drames étranges. J'avais lu dans les archives de l'époque - en 1879 - qu'un

certain Antoine Tassy avait été assassiné. C'est tout.

1 Patrice Lacombe, "La Terre Paternelle," in

Le Répertoire National, recueil de littérature canadienne

com-piH~ et publi~ par J. Huston, 2e édition (Montréal: Valois, 1893), I I I pp. 396-397 .

(19)

J'ai imaginé le restell • l

En réalité il ne s'agissait pas d'Antoine Tassy mais d'Achille Tassé, seigneur de la paroisse de Kamouraska, assassiné le 31 janvier 1839 par un dénommé Holmes, docteur de Sorel d'origine américaine. Dans une étude consacrée

à Joseph-Charles Tassé, petit cousin d'Achille Tassé, Eveline Bossé résume les circonstances de ce drame tiré d'un volume de Souvenances· Canadiennes de l' abbé Henri-Raymond Cas grain .2

L'époque du drame de Kamouraska est donc celle où évoluent côte à côte, d'une part, des mouvements

révolu-tionnaires motivés par un amour de la justice et de la liber-té, et en quête de réformes sociales et économiques visant

à mettre fin à l'arbitraire et au despotisme dont ils étaient les victimes; et, d'autre part, une classe sociale puis san-te vivant en marge du réel et masquant ses faiblesses et son négativisme en se donnant bonne conscience.

l

Jean Paul Kauffman, "De Paris elle réinvente le Québec," La Presse, Perspectives, décembre 12, 1970, p. 8.

2

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STRUCTURE DU ROMAN

A. Résumé de l'intrigue

Québec, 1859. Elizabeth veille son mari Jérôme Rolland qui s'éteint doucement à la suite d'une longue mala-die cardiaque. Cette mort prochaine lui apporte à la fois une sensation de paix et d'angoisse. Paix, à l'idée que se terminera bientôt son -enfer" conjugal de dix-huit ans, où son rôle d'épouse s'est limité à n'être "qu'un ventre fidèle, une matrice à faire des enfants"l; angoisse, à la pensée de cette disponibilité qui l'attend prochainement et qui fait renaître en elle un passé qu'elle croyait à jamais enfoui dans les coins les plus secrets de son âme. D'un seul coup les souvenirs de sa jeunesse remontent à la surface. Ils éclatent et se bousculent comme un volcan en éruption que rien ne peut arrêter. En spectatrice impuissante, Elisabeth revit chaque moment de sa vie passée avec une précision effray-ante. Aucun détail ne lui est épargné. Ni son enfance choyée,

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ni son éducation de fille riche, ni son premier mariage à l'âge de seize ans avec Antoine Tassy, jeune seigneur débauché de Kamouraska, ni sa rencontre et sa liaison avec George Nelson, jeune et séduisant médecin américain, ni même le meurtre d'Antoine conçu et exécuté avec le concours de son amant. Après l'exécution du crim~,~31 janvier 1839, le Docteur Nelson fuit aux Etats-Unis pour échapper à la justice québécoise. Il essaie de communiquer avec Eliaabeth mais ses lettres sont interceptées par les juges. Elisabeth tente elle-même de se sauver aux Etats-Unis, mais les auto-rités de la province l'arrêtent en cours de route. Le scan-dale est vite étouffé et Elisabeth, sans nouvelles de George, épouse Jérôme Rolland, notaire de la ville de Québec. C'est au chevet de cet homme qu'elle se trouve maintenant, atten-dant sa mort après dix-huit ans de conduite irréprochable envers lui.

B. Le rôle de la mémoire

En épousant M. Rolland, Elisabeth d'Aulnières Tassy s'était créé, sous les traits de Madame Rolland, un alibi irréfutable à l'abri de toute accusation possible: celui d'une femme calme, rangée, honnête et vertueuse aux yeux de tous. Mais voilà qu'après tant d'années cet alibi se montre imparfait. Les défenses exercées contre sa véritable nature faiblissent. Elle qui avait réussi à duper si triomphalement

(22)

son entourage se sent soudainement prise en flagrant délit d'absence à la vie, happée par l'irrésistible attirance du songe.

La peur de s~ sentir découverte la jette dans un désarroi presque parano!aque: "On m'observe. On m'épie. O n me SUlt. • 0 n me serre e pres. d ' " 0 n marc e h d errlere mOl. .... . ,,1 Elle découvre également avec terreur que cet alibi n'a jamais trompé son mari. Jérôm?à l'approche de sa mort;ne se gêne pas pour lui faire savoir qu'il n'a jamais cru à

l'inno-cence qu'elle a revendiquée dans le meurtre de son premier mari. Il demande à Elisabeth de lui lire un passage des Poésies

Liturgiques qu'il a souligné d'un trait de crayon et elle, croyant à un caprice de mourant, lit: "Le fond des coeurs apparaîtra - Rien d'inveng€ ne restera.,,2

Quel coup porté à son orgueil! Seule consolation qu'il lui restait àepuis qu'elle avait perdu l'amour. Elle essaie tant bien que mal de reprendre le contrôle de son être, de redevenir Madame Rolland, mais c'est peine perdue ... Une fissure s'est creusée dans son personnage et ceci remet

l

Ibid., p. 8.

2

(23)

en question tout son passé. Faute d'alibi canvainquant, Elisabeth à la merci de sa mémoire se voit de nouveau convoquée au procès de sa vie par une sorte de nécessité intérieure. Toutes les circonstances du crime sont recons-truites point par point, comme cette tapisserie qu'elle avait brodée du temps de sa jeunesse:

Je ne pourrais supporter certain travail au petit point. Sur fond jaune, une rose rouge éclatante,

ina-chevée~ Non, non, je ne puis supporter

cela! S'éveillent la laine écarlate, les longues aiguillées, le patient dessin de la fleur de sang. Le projet rêvé et médité, à petits points, soir après soir, sous la lampe~ Le meurtre imaginé et mis en marche à loisir. Tire la laine. Les petits ciseaux d'argent pendus à ma ceinture. L'ai-guille qu'on enfile, la. laine mouillée de salive qui entre dans le chas. Le crime qui passe la porte du coeur con-sentant.l

Toute l'ambiguité bien sûr, de ce fond jaune, lumière éclatante et blessante, couleur qui selon les psy-chologues réveille et stimule la mémoire et l'intellect, et dans laquelle Elisabeth se voit forcée de revivre son passé. Ambiguité également de cette rose inachevée, fleur d'amourèt de passion, fleur de sang versé lors du crime d'Antoine.

Enfin la double propriété de cette aiguille, arme effilée,

(24)

instrument de défense et de révolte pour Elisabeth mais qui, par un revers de circonstances, peut se retourner contre elle et la menacer de mort à son tour.

Madame Rolland se rend compte que cette vie qu'elle avait cru si bien cacher, qu'elle pensait avoir oubliée,

vibre encore intensément à l'intérieur de son être. En fait, cette vie n'attendait qu'une mince ouverture, qu'un moment de négligence pour sortir de l'ombre et s'épanouir

de nouveau en plein jour. La brèche accomplie, Madame Rolland, impuissante devant ce flot de souvenirs désordonnés qui sur-gissent d'elle, devient jusqu'à la fin de ce deuxième procès l'esclave de sa mémoire. Cette mémoire impitoyable fouille, accuse, démasque, et s'infiltre dans ses veines comme une substance destructrice: "Mon Dieu est-ce donc possible que rien ne s'efface en nous? On vit comme si de rien n'était et voici que le poison au fond du coeur remonte soudain".l

Un drame se répète et se rejoue pour la deuxième fois par le truchement de la mémoire, cette faculté qui a le pouvoir de restituer la vie aux êtres, aux sentiments et aux choses. L'image initiale que cette mémoire suscite est celle de son incarcération avec sa servante Aurélie Caron, lors du meurtre d'Antoine Tassy. Déjà un premier chef d'accu~

(25)

sation se dresse contre la conscience d'Elisabeth. Pro-tégée par son statut social de bourgeoise et par les faux témoignages de sa famille, elle ne reste en prison que

deux mois; alors qu'Aurélie, confondue par les fausses accu-sations de la famille de sa maîtresse et défavorisée par sa condition de domestique, subit une réclusion de deux ans:

" ••• Cette fille d€vergondée, menteuse, sans

scru-l d ",,, l ' · . . f.... .... '" " 1 d '"

pu e ••. a onnee a 1vrogner1e ••• 1n ame, tra1nee... e-clarera en cour Angélique Lanouette, tante d'Elisabeth. "Je n'accorderais aucun crédit aux déclarations de la

dé-nommée Aurélie Caron... C'est une menteuse ••• une débauchée ••• une ivrognesse ••• ",2 ajoutera sa soeur Adéla!de. Elle qui, pourtant, n'avait été que le fidèle instrument d'Elisabeth supporte toutes les conséquences de l'acte de sa maîtresse et devient ainsi l'objet d'une cruelle injustice.

La présence oonstante d'Aurélie, durant le dérou-lement de ce second procès" hantera Elisabeth comme une mau-vaise conscience, une injustice à réparer. Chaque fois qu'Elisabeth tentera de se dérober à certains événements de son passé, Aurélie sera là, toujours là comme sen ombre pour

l

Ibid., p. 45. 2

(26)

lui rappeler la vérité.

Un à un, les personnages fortement liés au passé d'Elisabeth ressuscitent dans sa mémoire. Elle se souvient de George Nelson, son amant et constate avec angoisse que le temps a conservé intacts les sentiments qu'elle éprou-vait jadis à son égard. Mais l'évocation de ses sentiments appelle également le crime d'Antoine, irrémédiablement fixé à leur histoire d'amour: "Partir à la recherche de l'unique douceur de mon coeur. Amour perdu ••• Amour meurtrier.

L'amour infâme. L'amour funeste. Amour. Amour. Unique vie de ce monde. La folie de l'amour."l

Pour effectuer la transition entre le présent et le passé, la mémoire a besoin du concours d'un médium évo-cateur. Le premier médium, qui éveille des sensations de déjà vécu chez Elisabeth, est une charrette qu1elleentend passer sous la fen~tre de la chambre de son mari mourant. Cette charrette qui grince dans la nuit lui rappelle le trai-neau dans lequel elle s'enfuit en plein hiver pour rejoindre son amour, pour retrouver la liberté de l'autre côté de la frontière.

La fenêtre de la chambre de Jérôme constitue un

(27)

autre médium. Il permet à Elisabeth de s'évader momenta-nément du présent par la pensée. Lorsqu'elle referme cette fenêtre, Elisabeth met également fin à sa rêverie et occupe

à nouveau la chambre de Jérôme qui fait désormais figure de cellule de captivité mais aussi de refuge. Abri contre les forces du monde extérieur, vie en marge du monde réel, vie à côté de la vie, à la fois sécurité rassurante et

piège: "Elisabeth referme la jalousie et la fenêtre. Encore un peu elle tirerait les rideaux. Pour se protéger, se

barricader contre toute attaque de l'extérieur".l

La lassitude et le manque de sommeil ont raison de la résistance de madame Rolland et la livrent de nouveau à d'autres assauts de sa mémoire en lui faisant revivre

d'horribles cauchemars: "Un homme plein de sang gît à jamais dans la neige. Je le vois là. Son bras gelé dur, levé,

tendu vers le ciel".2 Affolée, madame Rolland tente dere-chef de se défaire de ces images obsédantes en se réfugiant dans le sommeil; réclusion salutaire face à une situation qu'elle est incapable de soutenir.

Mais la mémoire tyrannique fera en sorte qu'un

l

Ibid., p. 25. 2

(28)

nouveau médium s'impose à elle et la transpose à nouveau dans le passé chaque fois qu'elle s'efforcera de fausser

sa vérité intérieure, en s'attachant à une situation ou

à un objet à valeur sécurisante.

C'est ainsi qu'elle se voit replongée dans le passé

au seul nom commémoratif de "reine": "On dirait la reine

avec ses princes autour d'elle",l alors qu'elle semblait avoir revêtu l'alibi protecteur de madame Rolland, mère de famille, femme irréprochable.

Le médecin de Jérôme Rolland fournit à Elisabeth

un quatrième médium d'évasion:·celui d'une poudre pour

dor-mir, élément qui évoque à la fois un objet à conviction

contre elle lors de l'empoisonnement manqué d'Antoine Tassy et qui la plonge dans un sommeil profond, la rendant ainsi totalement vulnérable.

Elisabeth s'assoupit doucement dans la chambre d'une servante; les persiennes sont ouvertes laissant filtrer

suf-fisamment de lumière pour mettre à nu son âme obscure. Les

objets de cette chambre, à première vue familiers et

rassu-rants, se transforment peu

à

peu en pièces à convictions.

Le deuxième procès d'Elisabeth d'Aulnières est ouvert.

(29)

C. Circonstances du drame

A la fois témoin, accusée, et juge,Elisabeth retrace les circonstances du crime et les motifs qui l'ont poussée à méditer et à accomplir un tel geste de violence.

Au delà du drame intérieur et de la destinée tra-gique à laquelle le personnage d'Elisabeth se voit condam-née, i l est difficile de ne pas voir de la part de l'auteur, une intention voulue de rouvrir un vieux procès: celui

"d'un peuple maintenu hors du monde et amputé de sa propre humanité"l par un passé cause déterminante de sa condition actuelle.

Assise au banc des accusés, Elisabeth retrace de-puis sa naissance le malheur et la souffrance qui: l'ont rendu cruelle et criminelle, elle qui pourtant n'avait pas d'autre désir que d'aimer et de vivre heureuse. Son destin semblait déjà fixé avant même qu'elle vienne au monde. Elle fut conçue dans le malheur et la tristesse car sa mère prit le deuil alors qu'elle était enceinte d'Elisabeth. Le sou-venir de son mariage avec Antoine Tassy est une succession d'événements intolérables, humiliants et cruels. Cette union

l René Lacôte, Anne Hébert (Paris: Seghers, 1969, p. 63.

(30)

n'était ni plus ni moins qu'un viol, une prostitution dé-guisée sous un mariage ou l'amour et l'affection étaient absents.

Elle n'a que seize ans et déjà elle voit toutes ses illusions de bonheur disparaître lorsqu'elle se rend compte que sa vie est dorénavant liée à celle d'une brute, d'un ivrogne, d'un dégénéré sexuel. Plus tard, George

Nelson lui pardonnera sa conduite douteuse en mettant le blâ-me sur les conditions de sa vie: "Tu dis que je suis douce et bonne et que seul le malheur a pu me réduire à une telle

, . t"" 1

extreml e . Elisabeth s'appropriera encore le malheur comme une seconde nature, comme un fardeau qu'elle traîne sur elle et qui s'alourdit avec les années: "Traversant pour me re-joindre des couches épaisses de malheur amassé. Le temps!

. 2

Des nuages de suie".

Cette idée du malheur n'est pas nouvelle dans la littérature canadienne-française. En fait, selon le témoi-gnage précis d'un romancier québécois contemporain, le goût du malheur semble ~tre lié au destin du Canadien français:

1

Ibid.» p. 157.

2

(31)

"En assumant mon identité de Canadien" français, je choisis le malheur! .•• Ce malheur collectif et individuel, on nous a appris à le réduire à sa plus faible expression, à l'ac-cepter, à en prendre notre parti".l

Elisabeth, dont la fureur de vivre et d'aimer la possède comme une hantise: "vivre", "je veux vivre", comme un impératif:" Vivre à n'importe quel prix. Mais vivre!", refuse de faire siens les principes de fausse sagesse, de résignation, et d'hypocrisie que son milieu bourgeois lui a inculqués. Elle souffre de ce renoncement journalier imposé à sa vraie nature et cette angoisse fait peu à peu place à la dureté, puis à la haine. qui mène inévitablement à la révolte. Une idée fixe s'infiltre désormais dans son esprit: se dé-faire d'Antoine, véritable incarnation du mal qui constitue un danger pour sa vie et un obstacle constant à sa liberté.

C'est dans la petite église de Kamouraska qu'Elisabeth ressent les premiers symptômes de sa révolte:

Je récite le "Notre Père", du bout des lèvres. Soudain une grande

fureur s'empare de moi. Me réveille d'un coup comme une somnambule. Me fait mordre dans quatre mots de la prière, les détachant du texte, les

l Hubert Aquin, "Le Bonheur d'expression", Liberté, no. 18, 1961, p. 743.

(32)

éclairant, les dévorant. Comme si je m'en emparais à jamais. Leur conférant un sens définitif, souverain. "Délivrez-nous du mal". Tandis que le mal dont il faut me

délivrer, à tout prix, s'incarne à mes côtés, sur le banc seigneurial. Prend le visage congestionné, les mains

tremblantes de l'homme qui est mon mari. l

Aussitôt que ce désir est formulé, le lieu où le meurtre fut médité est rétabli dans la mémoire d'Elisabeth; et tous les personnages qui y furent plus ou moins mêlés se manifestent maintenant en bon ordre dans son esprit. La scène s'ouvre sur la rue Augusta, demeure des trois tantes d'Elisabeth où elle fut prise en charge peu après la mort de son père, puis de nouveau après deux ans de mariage avec Antoine, minée par la vie dUre et les mauvais traitements in-fligés par ce dernier.

Aurélie inaugure officiellement le deuxième procès d'Elisabeth:

Allez! Allez, Madame! Il n'y a que ça à faire. Recommencer votre vie de la rue Augusta. A partir de votre retour de Kamouraska. Comme s'il n'y avait jamais eu de première fois. Les juges sont intFaitables sur ce point. 2

l Hébert, Kamouraska, p. 90.

2

(33)

A partir de ce moment précis, moment de son passé qui correspond à sa révolte ouverte et qui débouche sur un amour adultère et un meur.tre, temps qui correspond égale-ment au seul temps où elle s'est véritableégale-ment sentie vivre, l'ordre chronologique est respecté, l'équilibre rétabli,

.

.

"

ses souvenlrs organlses.

L'époque de sa vie où ne figure pas Nelson est considérée par Elisabeth conune un temps de non-vie car l'a-mour y est absent. C'est sans doute pour cela que cette tranche de son passé se présente d'une façon désorganisée à sa mémoire, les événements se bousculent et se superposent sans aucun ordre précis. Mais au seuil de sa vie réelle, Elisabeth parvient même au fond de son subconscient à orga-niser le reste du récit à un rythme relativement normal et ordonné:" Respecter l'ordre chronologique. Ne pas tenter de parcourir toute sa vie d'un seul coup. A vol d!oiseau fou, dans toute sa longueur,son épaisseur,sa largeur, son

"t . " d" " " l e ernlte evastee.

D. Le temps romanesque

La durée extérieure du roman s'écoule entre environ

(34)

deux heures du matin et le début de soirée du même jour. Ce temps présent constitue une sorte de coquille à l'inté-rieur de laquelle se situe un autre temps, le passé, qui forme une durée intérieure à valeur absolue. Lacoupure entre les deux temps, présent-passé,n'est toutefois pas aussi nette que le laisse supposer cette image. L'héroine de Kamouraska glisse imperceptiblement d'un temps à l'autre. Du monologue intérieur sur les événements immédiats de sa vie, elle passe par association d'idées émergées d'un courant subconscient, à la rêverie axée sur des événements plus

éloignés, jusqu'à ce qu'elle atteigne à l'aide d'un somnifère un état de torpeur complète qui la plongera définitivement dans le passé pendant une durée d'environ huit heures, durée qu'elle nommera sa "longue nuit".l

Ce passé même ne suit pas un cours parfaitement continu. De brusques retours au présent viennent fréquemment interrompre sa durée. Ceci s'accomplit souvent par une in-tervention de l'auteur dans les pensées d'Elisabeth: "Voyez, vous êtes tout intoxiquée de songe. Vous rabâchez, madame Rolland. Lourde et vaseuse, vous vous retournez contre le mur, comme quelqu'un qui n'a rien d'autre à faire. Tandis qu'au premier étage de votre maison de la rue du Parloir,

1

(35)

M. Rolland ••• Expire peut-être ... "l

même d'Elisabeth qui, terrifiée par le cauchemar qui l'ha-bite et par les images horribles qui se manifestent à ses yeux, la réveille en sursaut sous l'effet de son propre cri:

Son sang, sa tête, son coeur. Cela recommence. Une ronde dans mes os, une multitude d'Antoine

assassinés dans mes os. Des fourmis noires avec des yeux énormes. bleus. Ah,mon Dieu! Je vais mourir. Puisque

je vous dis que je vais mourir. Je me dresse sur mon séant .••

Anne-Marie contemple sa mère d'un air grave et effrayé.

Maman, c'est toi qui as crié? Tu es malade?2

Le retour au présent s'effectue aussi par un pro-cédé inverse d'association d'idées. La prière des agonisants, récitée à l'intention d'Antoine Tassy, permet à Elisabeth

de s'échapper de cette scène de son passé dont elle désire se dissocier, en la sensibilisant aux prières qui se réditent dans le temps réel, au chevet de Jérôme Rolland: "On a com-mencé de réciter la prière des agonisants. Serait-ce dans la maison de Charles-Edouard Tassy? .• Dieu soit loué, je

l

Ibid., p. 95. 2

(36)

' .. , ~

reconnais à présent la voix pure de ma fille Anne-Marie!

Ceci se passe chez moi, dans ma maison de la rue du Parloir".l Le début du récit situé dans le temps présent, est marqué par une préoccupation constante de l'heure. Ceci semble refléter l'état de tension et d'inquiétude qu'éprou-vent les personnages. Les heures sont annoncées méticuleu-sernent tantôt par le narrateur, tantôt par Elisabeth elle-même:

- Il est deux heures du rnatin. 2

- •.• Mme <E.o.lland précise qu'il est. deux heures et demie du matin. 3

- Tu es fou. La pauvre fille (Florida) reprend

. , . h 4

son serV1ce a S1X eures.

- M. Rolland regarde l'heure à la pendule sur la cheminée. Encore quatre heures avant que Florida

5

n'apparaisse dans la porte ••.

- Monsieur Rolland, votre femme se fatigue. Il est trois heures du matin. 6

l Ibid. , p. 232. 2 Ibid. , p. 12. 3 Ibid. , 14. 4 Ibid. , 14. p. p. 5 Ibid. , p. 15. 6 Ibid. , p. 16.

(37)

- Dans quatorze minutes, exactement, i l sera l'heure. l

L · . d~·~ 2 - e Jour pOlnt eJa.

- Elle (Florida) est déjà là, dans l'encadrement de la porte 3 •

- Il n'est que onze heures.4

Une telle conscience du temps qui passe est provo-quée par la situation pénible de monsieur et madame Rolland. Il est tout à fait naturel et concevable que M. Rolland per-çoive avec angoisse ce temps qui passe puisqu'il ne lui en reste en principe plus beaucoup à vivre. Quand à madame Rolland, i l est essentiel qu'elle possède jusqu'à la notion même de l'heure. La moindre distraction risque de détruire son alibi; ce personnage, auquel i l n'est rien échappé depuis dix-huit ans, se doit de conserver jusqu'au bout une attention extrême au moindre événement. Le temps fàit donc partie des choses qui ne doivent pas échapper à sa conscience car une

minute d'inattention signifie pour elle: être prise en défaut. Et i l n'y a rien qu'elle redoute autant que cela.

1

lb id., p. 18. 2 Ibid., p. 25

3 Ibid., p. 29. 4

(38)

Lorsqu'à la fin du récit, nous nous retrouvons de nouveau situés dans le présent après une longue immersion dans le passé, nous ne savons plus au juste l'heure qu'il est. Nous supposons que c'est le soir ou du moins en début de soirée puisque le curé devait venir l'après-midi afin d'administrer les derniers sacrements à Jérôme et qu'il est sur le point de partir; également la présence d'Anne-Marie est un indice de fin de journée puisque madame Rolland avait manifesté le désir d'envoyer sa fille avec son frère Eugène passer la journée chez leur tante Eglantine. l

Néanmoins, le temps ne semble plus avoir l'impor-tance qu'il avait au début du roman. En fait, monsieur et madame Rolland ont l'air de s'en être tout à fait désinté-ressési. Cela est sans doute dû à un renversement de situa-tion entraînant inévitablement un changement d'état d'âme chez les personnages. Monsieur Rolland a retrouvé son calme habituel. L'Extrême-Onction lui a redonné la santé et la paix de l'âme. Ce sursis de vie qui lui est accordé

mira-culeusement le rend évidemment moins vulnérable à l'attaque du temps et élimine cette appréhension qu'il ressentait à la

pensée que sa vie ne tenait peut-être plus qu'à quelques heures, quelques minutes même.

(39)

Quant à madame Rolland, il semble que rien n'ait plus aucune sorte d'importance pour elle; ni le temps, ni son apparence, ni mêmè la vigilance qu'elle accordait à

son être. L'image triomphante du début du récit a fait place à une image défaite. Le portrait que lüi renvoie sa glace après sa "longue nuit" est celui d'une fenune aux "yeux battus" au "visage trop rond", aux "cernes sous les yeux", au "cou trop large pour le col de lingerie froissé". Et la cruelle et douloureuse vérité se creuse en elle: cette ima-ge lui appartient: "Mon image ternie dans la glace".l

En passant des mots "La fenune dans la glace" aux mots "Mon image", madame Rolland fait un pas dans le chemin de la réalité. Elle se voit finalement conune elle est: une fenune mare, marquée par le temps et par la vie, et non plus conune une jouvencelle sur laquelle aucune trace de vie ni d'expérience ne peut être relevée.

Cette attention extrême qu'elle portait au passage du temps est maintenant devenue inutile puisque son alibi s'est avéré trop peu sar pour qu'elle l'assume conune avant.

Quant aux événements de la vie passée d'Elisabeth, ils exigent de véritables efforts de comptabilité pour pouvoir

1

(40)

les situer chronologiquement. Ce n'est qu'après de longs calculs basés sur des indices plus ou moins dispersés dans le texte que nous arrivons à situer les différentes circons-tances de sa vie dans un temps réel et à connaître le temps approximatif qui s'écoule entre les divers faits marquants de son existence.

La date du meurtre d'Antoine Tassy forme l'axe central de la vie jusqu'ici vécue par Elisabeth. C'est un 31 janvier 1839 que le meurtre eut lieu, Elisabeth avait tout juste vingt ans, selon le témoignage de sa tante Adé-laide. l Vingt autres années se sont écoulées depuis cet événement: deux ans d'attente, puis dix-huit ans de vie conjugale avec Jérôme Rolland. Nous sommes donc en 1859. Elisabeth a quarante ans à l'heure du récit.

Les seules références chronologiques que nous possé-dons se réfèrent très exactement aux circonstances du crime. Depuis la date du départ d'Aurélie pour Kamouraska en décem-bre 1838, nous suivons presqu'au jour le jour le déroulement de cet événement. Et à mesure qu'approche la réalisation de cet acte funeste, le temps se comprime et les heures e11es-mêmes se précisent, intensifiant ainsi le rythme et le dynamisme

(41)

du récit: "Neuf heures du soir, jeudi! Je jure qu'il était neuf heures du soir! Jeudi à neuf heures du soir".l

Toutes les procédures légales sont également

sou-lignées par des dates exactes et précises donnant à.cette époque particulière un caractère à la fois officiel et irrévocable.

Sur les vingt premières années de la vie d'Elisabeth, c'est-à-dire depuis sa naissance jusqu'à sa liaison avec

George Nelson, les références temporelles qu'elle nous donne sont liées à des valeurs absolues. Ces valeurs sont confé-rées à différentes périodes de sa vie: son enfance, son adolescence, et sa vie adulte.

La douce époque de son enfance se termine lorsque ses tantes décident de la prendre chez elles et de procéder à son éducation: "Je dois avoir sept ou huit ans,,2 se sou-vient Elisabeth. C'est avec nostalgie qu'elle reverra en rêve ces quelques années de quiétude et d'innocence où sa nature encore indomptée gontait pleinement les joies simples de son petit univers.

Cette nostalgie de l'enfance dans Kamouraska ne

l

Ibid., p. 227. 2

(42)

manifeste pas une fuite permanente devant la réalité, ni un refus de vivre semblable à celui de Michel et de Lia dans Les Chambres de Bois. Il n'y a en Elisabeth qu'un désir tout à fait légitime de

se

cléY'ob~

..

iL"", ..

sitlJa,."

tion accablante et indésirable. Quel adulte n'a pas un jour éprouvé le même désir en présence de conflits semblables? Car l'enfance représente un monde privilégié, une époque marginale de la vie où l'être vit dans un pseudo-paradis, étranger à toute notion de bien et de mal et de ce fait, é-tranger aux perturbations engendrées par ce principe mani-chéen.

Mais bien que l'enfance tienne une place déterminante dans la vie d'Elisabeth, d'autres époques lui succèdent et

jouent un rôle tout aussi marquant dans le développement

de son être. Avec la période d'adOlescence, la douce quiétude de l'enfance a été remplacée par des sentiments de doute,

d'inquiétude et de curiosité. La métamorphose corporelle accomplie par la puberté éveille en Elisabeth la sensualit~, élément nouveau dont elle subit à la fois l'enchantement et le tourment. Avec cet avènement à la vie adulte, elle fait l'ap-prentissage des sentiments dans toute leur complexité, allant de l'amour à la passion jusqu'à la douleur et même la haine. A la même période, elle fait aussi l'expérience du plaisir et

des rapports amoureux. Bref, elle entre dans la vie et va

(43)

est aussi remplie de valeurs absolues puisque également

déterminante de l'être qu'elle est aujourd'hui, à l'heure de son récit.

De la narration du récit d'Elisabeth au temps présent, il semble se dégager deux significations bien dis-tinctes. Tout d'abord le temps présent qu'utilise Elisabeth pour raconter son passé permet d'actualiser et de lui faire revivre avec intensité chaque moment et fait particulièrement marquants de son passé. Ce présent, du nom de "présent

historique",l selon l'expression de M. Gressot, donne au récit d'Elisabeth un caractère à la fois très dynamique et émotif. Ceci correspond probablement à l'état agité dans lequel Elisabeth se trouve à l'heure du récit, lorsqu'elle

sent que sa vie antérieure n'a jamais vraiment cessé d'exister. Une deuxième signification du présent s'impose aussi à nous dans ce roman,.et c'est celui du "pré·sent éthique" 2 ,

c'est-à-dire d'un présent extra-temporel qui exprime une réa-lité à caractère universel. Lorsqu'Elisabeth dit "J'habite la fièvre et la démence,,3 ou encore "Je suis l'amour et la vie,

1

Marcel Cressot, Le Style et ses teChniques (Paris: Presses universitaires de France, 1969), p. 155.

2

Cressot, ibid., p. 155. 3 Hébert, Kamouraska, p. 115.

(44)

mon exigence n'a de comparable que l'absolu de la mort" ,1

il est peu probable que de tels propos veuillent exprimer une vérité qui ne s'appliquerait uniquement qu'au temps actuel. On aurait plutôt tendance à vouloir situer ce

genre d1énoncés hors du temps, hors de tout ce qui pourrait éventuellement minimiser sa portée significative.

Il semble qu'Anne Hébert ait voulu signifier par cette structure temporelle, que la coupure entre le passé et le présent n'existe vraiment que dans l'esprit des hommes

mais non dans leur existence propre. Le présent n'est ni plus ni moins qu'un prolongement du passé, un enchaînement d'évè-nements et d'expériences qui se renouvellent sans cesse mais qui prennent avec le temps une nouvelle valeur significative. La vie réelle réside dans le moment, et le moment est par définition atemporel.

L'utilisation fréquente du mode conditionnel exprime un état d'insatisfaction et de frustration constante chez

les personnages de Kamouraska. Cette forme verbale dénote l'impuissance des personnages devant leur destin d'une part et ,,'autre part leur désir de voir leur vie se modifier. Les mots "je voudrais", "il faudrait" reviennent continuelle-ment dans la bouche d'Elisabeth. C'est comme s'il existait

1

(45)

en elle une volonté d'action qUl est exp~imée mais qui se trouve paralysée dans son esprit avant d'être accomplie par le geste. Cette force neutralisante la rend ainsi impuis-sante à modifier quoi que ce soit dans le déroulement de son destin:

Toute réaction ou intervention, de ma part, est interdite d'avance. R e enue a sa source meme. t , A D~·' eJa, Sl .

je tente de lever la main, je ne par-viens pas à terminer mon geste. Si j'essaye de crier, aucun son ne peut sortir de ma gorge. Si je dois souffrir tout ce qui va suivre (et je le dois) ce sera à l'extr~me limite de l'attention. l

Cette passivité à laquelle elle se voit désormais vouée, ces forces invisibles qui anéantissent en elle la moindre manifestation de vie, font jaillir de son fond inté-rieur des sentiments de révolte. Révolte qui s'exprime très exactement par l'infinitif mode par excellence de l'émotivité pure et dont Elisabeth se sert pour exprimer à la fois sa détresse et ses aspirations: aspirations qu'elle fixe dans son esprit sous forme d'idées abrégées afin de mieux s'en souvenir:

"Eveiller Florida", "Décliner son nom", "Provoquer

(46)

le scandale", "Envoyer Aurélie", "Chasser l'angoisse"; Autant d'impératifs catégoriques qui expriment la lutte

intérieuneque soutient Elisabeth tout au long de sa vie

afin de sauvegarder son bonheur, son honneur, et sa sérénité.

E. Niveaux de narration

Pour rendre cette histoire de fureur et de neige qu'est Kamouraska, Anne Hébert a utilisé une forme de récit à la fois très étrange et très complexe. On remarque tout d'abord qu'elle règne sur toute l'histoire en puissance om-niprésente et omnisciente. Elle a recréé une situation basée sur un fait réel, et ses personnages n'ont pas d'autre alter-native que de rejouer la vie des êtres de cette histoire passée en refaisant avec exactitude les mêmes gestes et les mêmes

actions.

On retrouve presque textuellement l'intrigue du drame de Kamouraska dans un ouvrage d'Eveline Bossé: Un Grand Représentant de l'Elite Canadienne-Françqise:

La seigneurie de Kamouraska,

maintenant amoindrie, appartenait à Achille Taché, mais ce ne devait pas être pour longtemps. Le 31 du

mois de janvier 1839, il fut assassiné par le docteur Holmes de Sorel, frère de l'abbé Holmes .•• Agé de vingt-six ans, vigoureux, plein d'entrain et de gaité, Achille Taché avait une épouse d'une· beauté ravissante. Pendant les longs séjours qu'elle faisait

(47)

chez une de ses tantes à Sorel, la jeune femme excita la convoitise du médecin de l'endroit. le docteur Holmes. Amoureux de cette belle dame, il décida de se débarrasser de son mari. "D'après certains oui~dire peu vraisemblables, .•• il aurait donné une forte somme d'argent à une négresse, autrefois domestique chez A. Taché, pour qu'elle allât se mettre de nouveau à son service et l'empoisonner au moyen d'un narcotique violent qu'il lui aurait remis. Quoi qu'il en soit cette odieuse trame n'eut pas de suite".

Plus tard, sous le couvert d'une visite d'amitié, Holmes se rendit à Kamouraska, déterminé à assassiner Achille Taché. Le trajet de deux cent vingt~cinq milles qu'il effectua en oarriole entre Sorel et Kamouraska, lui donna le temps de méditer son plan à loisir. Arrivé à

destination, il rencontre le seigneur Taché, l'invite à monter dans sa voiture, visite avec lui une maison en construction. Sur le chemin du retour vers le manoir

profitant d'un moment où le seigneur détournait la tête, Holmes sortit son pistolet·etlui tira une balle derrière l'oreille. La victime ne fut pas tuée du premier coup. Holmes l'enfouit alors sous ses couvertures de fourrures et le tint fe~ment à ses pieds. Afin d'em-pêcher les plaintes du mourant d'être entendues·· et d'éveiller des soupçons, il se

mit.

à chanter comme un homme ivre. Dans l'anse de Saint-Denis il acheva sa victime à coups de crosse de pistolet, la traîna dans un fossé et la couvrit de

neige. A l'auberge de Saint-Anne, il demanda à l'aubergiste Clermont de laver ses peaux de fourrure prétextant qu'on avait fait

boucherie au-dessus de sa voiture. Quelques jours après, Holmes continuait audacieuse-ment sa pratique médicale. Une lettre reçue de Québec lui dessilla les yeux. Il se déroba à la iustice en prenant la route des Etats-Unis.

(48)

Aussi à la moindre tentative d'écart dans le rôle qui a été attribué aux personnages de Kamouraska ils sont rappelés à l'ordre par l'auteur et forcés de poursuivre leur destinée jusqu'au bout. Les personnages ne sont donc pas libres d'agir puisque leur destin a déjà été fixé par l'histoire.

Au premier niveau de narration de Kamouraska se

.

trouve l'auteur informateur, qui fournit au lecteur des don-nées purement objectives sur l'histoire, du genre: "Madame Rolland, très droite, sans bouger le buste, les mains immo-biles sur sa jupe à crinoline approche son visage de la

. 1 . ,,1

J a OUSle... • L'auteur est aussi un narrateur subjectif qui

domine entièrement la situation romanesque et les perSonna-ges, et intervient même fréquemment dans leur existence. Ces interventions prennent la forme d'avertissements qu'il est souvent très difficile de discerner du subconscient des personnages, ce qui rend la lecture du roman parfois assez obscure. Toutefois les personnages réagissent à ces avertis-sements comme s'ils provenaient de leur propre fond intérieur. Ce niveau de narration se distingue du récit objectif par

l'utilisation du "vous" dans ses apostrophes aux personnages: "Monsieur Rolland, votre femme se fatigue. Il est trois heures

(49)

du matin. Vous ne pouvez exiger que la pauvre créature veille encore, partage"avec vous l'insomnie, jusqu'au bout du jour?".l Cet avertissement de l'auteur est suivi immé-diatement par une réaction appropriée de la part de

M. Rolland: "Je t'ai déjà demandé d'aller chercher Florida.

Comme ça tu pourrais aller dormir en paix" 2

Parfois cette voix, qui se faufile dans les pensées des personnages, est chargée de reproches et d'ironie:

Irréprochable. Vous êtes

irré-prochable. Mais vous n'êtes qu'une

absente madame Rolland. Inutile de

nier. Votre mari se meurt dans une

chambre du premier, et vous feignez de dormir, étendue sur le lit de

l'ins-titutrice de:vos enfants. Vous entendez

des voix, madame Rolland. Vous jouez

à entendre des voix. Vous avez des

hallucinations. 3 "

Parfois même, l'intervention de l'auteur se montre impitoyable. Elle démasque impudemment les sentiments les plus intimes et

les intentions les plus searètes de ses personnages: "Le

coeur souterrain, l'envers de la douceur, sa doublure violente.

Votre fin visage,Elisabeth d'Aulnières. Mince pelure d'ange

1 Ibid. , p.

16.

2 Ibid. , p.

16.

(50)

sur la haine. A fleur de peau".l

Outre ces deux niveaux de narration que s'attribue Anne Hébert, il y a aussi ceux d'Elisabeth, héro!ne de Kamou-raska. Au premier plan se situe d'abord le monologue inté-rieur de madame Rolland qui s'entretient sur les événements immédiats de son existence, plus précisément sur les circons-tances qui entourent la mort de Jérôme Rolland: "Moi non plus je n'ai pas dormi de la nuit. Je suis folle et lucide. Cette fièvre de l'insomnie si tu savais, Jérôme mon mari, comme je la partage avec toi".2 Puis viennent ensuite deux autres niveaux de narration, mais, cette fois-ci, ils relè-vent du sommeil contrairement au niveau précédent qui avait lieu à l'état éveillé, sous forme de rêverie. Madame Rolland revît tout d'abord sa vie passée en qualité de spectatrice. Elle devient la narratrice des événements de la vie d'Elisabeth d'Aulnières et en fait le commentaire comme si les images

de sa jeunesse se déroulaient devant ces yeux sous forme de spectacle.

Quant à moi,.je suis

»me

Rolland, et je referai mon premier voyage de noces, comme on raconte une histoire,

1

Ibid., p. 91. 2 Ibid., p. 27.

(51)

sans trop y croire, avec un sourire amusé. Même si le bonheur tourne au vinaigre, au fiel le plus amer. l

Mais madame Rolland tombe dans la présomption. Une fois qu'elle aborde son histoire, elle ne peut pas se limiter bien longtemps à cette narration objective, car elle se voit repossédée par son ancienne vie et obligée d'assumer de nouveau le personnage d'Elisabeth d'Aulnières:

Je pourrais encore m'échapper. Ne pas provoquer la suite •.. Ouvrir les yeux, enfin.. Hurler, les mains

en porte-voix:

Je suis Mme Rolland!

Trop tard. Il est trop tard. Le temps retrouvé s'ouvre les veines. Ma folle jeunesse s'ajuste sur mes os. Mes pas dans les siens. 2

Ce sera donc Elisabeth d'Au1nières qui sera la narratrice du reste du récit et qui exposera et revivra en même temps avec exactitude cette vie tumultueuse qui fut- la sienne.

Au dernier chapitre du roman, les cinq niveaux de narration se trouvent réunis. Ceci donne à ce dénouement un caractère de malaise et de confusion qui traduit

vraisemb1ab1e-l

Ibid., p. 71.

2

(52)

ment la détresse ressentie par Elisabeth encore secouée par les dernières images de son passé et vivant dans l'ap-préhension de ce que l'avenir lui réserve.

F. L'espace

Les paysages qui composent le décor de Kamouraska sont très profondément liés au destin même des personnages. La nature canadienne, sauvage et violente~ influence, reflète, et conditionne à la fois les passions et les sentiments des êtres de ce drame. La métamorphose des saisons engendre une mutation identique dans le coeur de l'homme, le mettant en état de soumission et d'impuissance face aux mystères et à la force que cette nature dégagent.

Dès le début du récit, nous nous trouvons plongés dans le contexte spatial de l'histoire. Ainsi que l'indique la phrase initiale du roman, nous sommes à l'orée d'une

saison morte: "L'été passa en entier".l Parallèlement à l'agonie que subit la nature pendant la saison d'automne,

une autre agonie suit aussi son cours: celle de Jérôme Rolland.

Les mises en scène de Kamouraska varient selon les différents épisodes de la vie d'Elisabeth. Le décor de son

(53)

enfance, de sa maison maternelle sur la rue Georges à Sorel est éclairé d'une "lumière douce"; tout près de sa maison coule le fleuve Richelieu et l'aspect de cette eau a un pouvoir sédatif sur Elisabeth en proie à l'agitation. Le spectacle des bêtes qui paissent sereinement sur les iles avoisinantes est rassurant et un sentiment de paix et d'in-nocence semble lui être soudainement rendu grâce à ce doux souvenir: "D'o~ vient ce calme •.• la vie est paisible et lumineuse .•. Je sens que je vais être heureuse dans cette lumière".l

Une lumière beaucoup plus vive et crue illumine la maison de ses tantes, à l'angle de la rue Augusta et Philippe.

Cette maison, o~ elle doit pour la deuxième fois rejouer le drame de sa vie par l'intermédiaire de la mémoire, se détache de toutes les autres et son regard est forcé de s'y arrêter

à cause de cette lumière intense qui en fait le centre d'at-traction. Cette maison, cette lumière lui retirent la dou-ceur et la paix qu'elle avait éprouvées en revoyant pendant quelques courts instants sa jeune enfance.

Ce nouveau décor ne présage rien de bon pour Elisabeth. Elle se sent de nouveau esclave de sa mémoire et prisonnière

d'un passage de sa vie qu'elle ne désire pas particulièrement

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revivre. Cette lumière aveuglante de la rue Augusta est un signe avant-coureur de cette lumière constante dans laquelle Elisabeth sera forcée de revivre les moments à la fois les plus pénibles, les plus exaltés et les plus tra-giques de son passé. Cette lumière fera acte pendant sa "longue nuit" d'agent stimulateur et révélateur de sa cons-cience et de sa vérité profonde.

Ce décor d'adolescence est synonyme de climat

d'alerte et d'angoisse pour Elisabeth: "Echapper à l'emprise de cette redoutable demeure de la rue Augusta. Ma vie!

Toute ma vie dans son tumulte et sa fureur m'attend là, derrière les volets fermés de la rue Augusta".l

L'évocation de ce lieu suscite aussi le souvenir de la saison principale qui fut témoin de tous les,

événe-ments de la rue Augusta: l'hiver. Cette saison déterminante du drame de Kamouraska est annoncée dans le rêve d'Elisabeth par un brusque changement de température: "Le soleil s'est éteint au-dessus de la maison. • . Je vous assure qu'il va gele~cette nuit".2 La chaleur de l'astre solaire fait place au gel de l'hiver et cette substitution déclenche une nouvelle mise en scène, celle de l'époque frénétique et impétueuse

l

Ibid., p. 51. 2

Références

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