• Aucun résultat trouvé

La perspective et l'imagination de l'espace selon Erwin Panofsky

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La perspective et l'imagination de l'espace selon Erwin Panofsky"

Copied!
233
0
0

Texte intégral

(1)

MARC-ANDRE BRIE

LA PERSPECTIVE ET L'IMAGINATION DE L'ESPACE SELON EKWIN PANOFSKY

Thèse présentée

à la Faculté des ('Indes supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de doctoral, en philosophie pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITE LAVAL

QUEBEC

2007

(2)
(3)
(4)

Résumé

La rationalisation de l'espace est une caractéristique fondamentale des Temps modernes. La conception d'un espace rationnel, isotrope et universel, descriptible par des règles mathématiques, s'accomplit d'abord lors de l'inven-tion de la perspective linéaire à la Renaissance italienne. Ce n'est que près de deux siècles plus tard, que les philosophes accompliront une formulation théori-que de cet espace. Il est vrai théori-que les technithéori-ques mathématithéori-ques de l'optithéori-que grecque, nécessaires à l'invention de la perspective, avaient été inventées lors de l'Antiquité et utilisées dès lors, de manière parcellaire, notamment dans la créa-tion de décors scénographiques. Mais ces usages n'avaient pas mené à la con-ception d'un espace unifié et rationalisé, conçu en fonction de la position d'une subjectivité observatrice, véritable maîtresse de la représentation en perspective. L'acceptation universelle de cette technique d'atelier qu'est la perspective cons-titue un coup de force. Parce que cette technique n'est ni naturelle, ni conforme à la physiologie de la vision humaine. C'est Erwin Panofsky qui en fera la dé-monstration lors du XXe siècle, situant d'abord l'étude de la perspective dans le cadre de la philosophie des formes symboliques d'Ernst Cassirer.

Ce travail retrace les prémisses de la révolution perspective depuis leurs origines dans l'Antiquité et le Moyen Age, jusqu'à l'étude panofskyenne du dé-ploiement de la technique perspective à la Renaissance. L'invention de la pers-pective questionne la nature des rapports entre l'art et la technique ainsi que le rôle de l'imagination dans la représentation de l'espace. Il s'agit d'un moment

(5)

méconnu de l'histoire; du sujet moderne, qui remet sur le métier les catégories par lesquelles notre époque se propose d'imaginer l'espace et le réel.

(6)

Abstract

The rationalization of space is a fondamental characteristic of the Modem Age. The concept of space as a rational, universal and isotropic médium, which cari be described by mathematical raies, was nrst envisioned by the invention of linear perspective during the Italian Renaissance. Il, is only two centuries later that philosophers gave a theoretiçal foundation to this painterly technique. Whilc it is truc that the mathematical techniques of Greek optics necessary to perspective drawing had been formulated during Antiquity, and were indeed used in a fragmentary way, notably in scenographicaJ constructions, Classical Antiquity had no concept, of a rationalized and unified space, defined by the po-sition of an observing subject. Modem perspective is neither natural nor truc to the physiology of sight. Erwin Panofsky demonstrated this during the twentieth century, studying perspective through the prism offered by Ernst Gassirer's phi-losophy of symbolic forms.

It is hère proposed to retrace the invention of perspective from its roots in Antiquity and the Middlc Ages before addressing Panofsky's studics on the in-vention of perspective. This inin-vention raises questions on the nature of the links between art and technique, as well as it questions the rôle of the imagination in spatial représentation. This little known épisode in the history of the modem subject questions the very catégories by which our Age proposes to imagine space.

(7)

Table d e s m a t i è r e s

I. Introduction : La perspective c o m m e signe d e s T e m p s m o d e r n e s p. 4

II. La question de la perspective p La t e c h n i q u e perspective p

Arts et; t e c h n i q u e s p Les t e c h n i q u e s du sacré p

L'optique des Anciens p

La perspectiva p La R e n a i s s a n c e p 17 If) 29 36 43 64 71

III. Erwin Panol'sky et; la perspective c o m m e forme s y m b o l i q u e p. 76

La p h i l o s o p h i e des formes s y m b o l i q u e s p. 77 L'espace d a n s la p h i l o s o p h i e des formes s y m b o l i q u e s p. 90 La perspective c o m m e forme symbolique p. 95 La r e p r é s e n t a t i o n de l'espace en O c c i d e n t p. 111 Les Primitifs flamands p. 121 Perspective m o d e r n e et o p t i q u e a n t i q u e p. 128 La r e n a i s s a n c e et ses avant-courriers p. 142 L'espace pictural p. 147 L'héritage d e Panol'sky p. 161

IV. Les fins de la perspective p. 173

Civilisations et r e p r é s e n t a t i o n s de l'espace p. 174 La perspective et l'imagination de l'espace p. 185

(8)

Notes p. 198

Bibliographie p. 204

Illustrations p. 215

(9)

Liste des illustrations

Saint Jérôme d ' A l b r e c h t D u r e r , u n e perspective m o d e r n e c o n s a c r é e à u n sujet t r a d i t i o n n e l . p.216

L a rationalisation d e l'espace s e l o n D u r e r . p.217 Perspectives avec d e u x p o i n t s d e fuite. p.21.8 Images d ' u n traité d e p e r s p e c t i v e d e la R e n a i s s a n c e : trois illustrations d e l'axiome d e s a n g l e s d e

VOptique d ' E u c l i d e . p.219 S c é n o g r a p h i e p o m p é i e n n e - s a n s e s p a c e unifié - il existe p l u s i e u r s p o i n t s de fuite n o n

c o h é r e n t s . p. 220

A r c h i t e c t u r e s p o m p é i e n n e s d a n s u n e s p a c e agrégat. p.221 Perspective e n «arête d e poisson» d a n s le 3e style p o m p é i e n . p.222

L e s r a c i n e s s c é n o g r a p h i q u e s de la p e r s p e c t i v e a n t i q u e : a r c h i t e c t u r e s fantastiques d ' H e r c u l a n e u r n

-u n e x e m p l e d -u 4e style p o m p é i e n . p.223 Illusions a r c h i t e c t u r a l e s : p e r s p e c t i v e s d e la m a i s o n d e s V e t i i à P o m p e i i . p.224

E p i s o d e d e s Paysages de l'Odyssée : les L e s t r y g o n s . p.225 F o u q u e t : Entrée de l'empereur Charles JV à Saint-Deni'i - u n e x e m p l e d ' i l l u s i o n n i s m e s a n s perspective

linéaire. p.226 L'espace rationalisé d e s m o d e r n e s . L e livre d e l a n a t u r e s'écrit d é s o r m a i s e n l a n g u e

(10)

INTRODUCTION:

(11)

La rationalisation de l'espace est une des caractéristiaues essentielles de u Modernité. Au quinzième siècle les peintres italiens adoptent de nouvelles tech-niques mathématiques pour créer des espaces virtuels et unifiés. Ces techtech-niques seront; utilisés dans leurs tableaux et fresques, pour générer une illusion de pro-fondeur. Cet espace rationalisé traduit une profonde mutation de la conscience européenne. Le passage d'un espace symbolique et sacré à un espace rationnel et mathématique est un des signes les plus manifestes de la naissance des Temps modernes. La sécularisation de l'espace qui se traduit par les nouvelles physi-ques de Galilée, de Descartes et de Newton, est également un processus d'abs-traction et d'unification. Descartes est géomètre mathématicien et philosophe. Sa géométrie est un volet, essentiel et inséparable de sa philosophie. Les peintres de la Renaissance sont également géomètres, et les espaces rationalisés qu'ils créent ont également, une philosophie. Leurs travaux précèdent par près de deux siècles ceux de Galilée et Descartes. Ces espaces, par un processus de transfor-mations dont nous n'avons toujours pas vu la fin, aboutiront aux espaces pure-ment mathématiques de la science contemporaine - ces dimensions virtuelles qui servent à illustrer des interactions physiques, pour lesquelles ni le monde de l'expérience vécue, ni celui de l'imagination humaine ne peuvent fournir de mo-dèles concrets.

(12)

Les doubles inventions de la perspective linéaire et de sa représentation géométrique de l'espace, anticipent par près de deux siècles les débuts de la nou-velle science mathématique de Galilée et de Descartes. Elles figurent parmi les signes emblématiques de ce qu'il est convenu d'appeler la Modernité. L'inaugu-ration de l'Art en tant qu'activité autonome; et spécifique, ainsi que l'apparition de la figure culturelle de l'artiste, faits sans précédents dans l'histoire de l'huma-nité, sont coordonnées à l'instauration de la perspective comme nouvelle disci-pline aux confins de la théorie, de la pratique et du poétique;. Car le; nouveau savoir, investi d'un énorme prestige, est également une technique qui permet de créer des choses inconnues jusqu'alors des hommes. Les applications et les im-plications de la perspective ne se limiteront donc pas au domaine de l'art pictu-ral. Elles conditionneront en effet tout le champ de la représentation imaginaire de l'espace et institueront un puissant paradigme pour constituer les rapports entre le sujet et l'objet au sein de l'espace imaginaire qu'elles auront engendré. Paradigme dont la fécondité n'est toujours pas épuisée. Car si les contours de la discipline se sont rapidement effacés, absorbés par l'entreprise des écoles et des ateliers dans la vulgate artistique, la perspective fixe désormais tout le champ de la vision et de la réflexion. Pourtant la perspective linéaire, ou artificielle, repose sur un coup de force : la représentation d'un espace à trois dimensions sur un plan, qui est une chose impossible, car elle ne peut pas s'accomplir sans générer des distorsions parmi les objets représentés dès que l'on s'écarte du point de vision. Le point de vue unique et fixe de la perspective n'est qu'une approxima-tion de la complexité du foncapproxima-tionnement de la vision humaine. Malgré ce fait, la perspective servira de modèle pour la conquête de la vérité. Elle imposera une

(13)

révolution du regard qui investira tous les modes de représentation et de pensée, transformant la place de l'homme dans l'univers. Galilée et Kepler sont les héri-tiers légitimes d'Alberti et de Masaccio. L'image spéculaire et illusoire que four-nil l'ouverture de ces fenêtres transparentes sur le monde, cette image menteuse du vrai qu'offre la perspective centrale, conditionne le regard que la civilisation occidentale porte sur la création.

Pourtant la nature de cette invention, le caractère propre de cette techni-que, sitôt constatés, seront oubliés, occultés, perdus; car la perspective sera pen-sée de manière unilatérale et réductrice : elle sera envisagée comme une décou-verte. Une découverte géniale, peut-être, mais considérée comme inévitable; un progrès prétendument absolu et démontrable dans la représentation d'un réel préexistant, progrès qui déclasserait à jamais les oeuvres frustes d'un passé jugé désormais révolu, et frappées de ce fait même, d'une disqualification sans appel! Au XIXe siècle, l'évidence présumée d'un progrès dans les arts, progrès attesté par les perfectionnements successifs de l'illusionnisme en peinture, vient cou-ronner une longue tradition interprétative qui remonte à Vasari (et qui n'est d'ailleurs pas éteinte, comme le démontre un Gombrich î1). L'histoire positive de l'art servira de modèle pour penser à la fois le développement des sciences et le progrès historique tout court, considérés comme autant de jalons nécessaires po-sés par la raison dans son travail d'appropriation et de domestication du réel. Le récit de l'évolution de ces approximations convergentes de la vérité et le tracé de leurs limites seront des parts essentielles du travail de l'esthétique philosophi-que.

(14)

Il est vrai que notre époque a contesté cette tradition. Le siècle dernier a donné son congé à l'illusion tenace du réalisme, aux théories mimétiques de la représentation et à toute la tradition de la peinture renaissante. Il a compris que le destin de l'oeuvre d'art ne peut être simplement celui de reproduire l'univers, d'établir une concordance (serait-elle relative) entre l'objet figuratif et ses images originaires dans l'esprit humain. Mais l'on n'a pas pour autant saisi toute la portée du renversement qu'entraîne une telle prise de conscience. Car en même temps, au cours d'un processus qui lui est rigoureusement parallèle, la pratique et la théorie de l'art se sont retrouvées bannies vers les périphéries de l'activité consciente de la civilisation contemporaine, refoulées vers les zones irrationnel-les de l'esprit humain. Ainsi, frappés du sceau du frivole et de l'inutile, irrationnel-les arts serviront les moments de délassement et de loisir de la société industrielle et technicienne. L'art sera marginalisé, repoussé vers les confins de la vie intellec-tuelle, si ce n'est pas bien au-delà de ses frontières, enfermé dans une de ces ar-chitectures pénitentiaires de l'intelligence dont les théoriciens ont le secret. Transformé en faculté de produire des marchandises, l'art est désormais con-damné à errer dans les labyrinthes de l'esthétique sous l'oeil vigilant et impi-toyable de la raison instrumentale. La dégradation de l'art n'est que le symptôme d'une atrophie de l'imaginaire, dont l'invention de la perspective ne sera qu'une des prémisses. Pour comprendre ce processus il nous faudra remonter jusqu'aux Grecs.

(15)

La technique perspective, une modalité particulière de l'histoire de l'art européen, a-t-elle une signification plus large qui dépasse par sa portée et ses implications les limites disciplinaires de l'art et de l'esthétique ? Notre travail tâchera de le démontrer. De fait les catégories usuelles de la pensée héritée (l'expression est de Castoriadis) sur l'art, l'histoire, les sciences, les techniques et l'esthétique doivent être décloisonnées si nous voulons comprendre toute l'im-portance de la perspective. Ces catégories et. ces disciplines sont nées lors de la Renaissance et sont elles-mêmes des effets des transformations de régimes cog-nitifs dont; d'invention de la perspective n'est elle-même qu'un signe et un symptôme. Ces régimes sont loin de relever de l'ordre de l'évidence. La preuve, c'est que l'Antiquité grecque ne les connaissait pas et que le monde hellénique, comme nous le verrons, concevait tout autrement les rapports entre la vision, la peinture et la représentation de l'espace. Nous aborderons donc les notions d'art, de technique et du religieux tels qu'ils apparaissaient chez les Grecs, dont la civilisation constitue la matrice où notre propre civilisation est née.

Le développement de la conscience humaine ne s'est pas fait selon une seule ligne de force, la diversité effective des cultures et des civilisations humai-nes devrait suffire pour nous le rappeler. La pensée plastique, pour reprendre l'expression de Francastel, n'est, pas plus que la pensée verbale ou la pensée mathématique, soumise à un déterminisme dont la tâche de la science ou de la Théorie serait de lire le texte fondateur 2.

(16)

Notre civilisation, formée à la rhétorique classique par la lecture du Livre, ne conçoit guère de logique en dehors de celles des écoles. C'est ce qui explique le privilège extraordinaire accordé aux imaginations mathématique et littéraire, seules conformes aux préjugés philologiques et numériques de l'Occident, qui voit dans le discours et le théorème les voies royales vers le texte divin. Ainsi se comprend la méfiance dont est frappée toute pensée qui ne prend pas la forme du commentaire. Mais c'est oublier que la plupart des civilisations ont été fon-dées sur une culture de la vue et de l'ouïe, et que c'est justement, de ce regard et de cette écoute, que le vaste mouvement pédagogique que nous embrassons par le concept de Renaissance, s'était proposé de faire l'éducation. C'est également s'enferrer dans les limites théoriques du paradigme défini par la perspective li-néaire avec sa rationalisation et sa mathématisation de l'espace imaginaire, que de s'interdire de voir tout ce qui n'est pas compris dans le champ délimité par son point de fuite. I,'intelligence des formes, un procès qui sollicite tout autant le corps que l'esprit, la main que la tête, passe directement par le maniement des proportions, des couleurs, des rythmes, des intervalles, des espaces... La pensée plastique est orientée vers la découverte des structures de la sensibilité, l'explo-ration des règles de la perception et de l'intégl'explo-ration du champ optique; elle ma-nifeste le pouvoir humain d'explorer et de remodeler l'Univers, quand ce ne se-rait pas la possibilité de produire, d'inventer, de créer de nouvelles strates d'être. L'invention de la perspective linéaire à la Renaissance constitue peut-être l'exemple le plus clair de ce pouvoir démiurgique de l'esprit humain. Cette technique, purement moderne, transformera les liens entre les humains et leurs représentations.

(17)

Ce n'est qu'au XXe siècle, à la faveur de la fragmentation de la pratique ar-tistique; et de la réhabilitation des arts primitifs et non occidentaux, que sur des indications de Panofsky, se posera clairement le problème de la nature véritable de la perspective. Si la perspective n'est pas un destin ou une fatalité, et qu'il puisse y avoir d'autres méthodes pour représenter l'espace, quel statut faut-il donner à la perspective classique ? S'agit-il d'une découverte ? ... d'une conven-tion ? ... d'une créaconven-tion ? Plusieurs auteurs se pencheront sur la quesconven-tion. Er-vvin Panofsky l'analysera en termes du passage d'un agrégat; à un espace-système;, tout en posant la nature conventionnelle de ces choix, qu'il pensera dans le cadre de la philosophie des formes symboliques de Cassirer. Par la suite, Pierre Francastel soulignera qu'il s'agit bien d'un espace créé, dont l'existence est le fruit d'un choix entre possibles, mais il h; concevra sous le mode d'une combinatoire d'éléments et de catégories données a priori; Robert Klein, Samuel Edgerton et John White, insisteront sur les continuités avec les pratiques d'ate-liers découvertes par les artisans du trecenlo, quand ce ne sera pas avec celles du monde ancien; Hubert Damisch fera l'inventaire des configurations et des per-mutations possibles de la perspective linéaire considérée comme un système. Louis Marin et Daniel Arasse ajouteront d'admirables travaux de synthèse. Tous, ils tenteront successivement (et parfois de manière contradictoire) de résoudre la question. Mais aucun ne prend véritablement acte de toute la mesure de l'enjeu, dont la portée dépasse de beaucoup le domaine des arts figuratifs, et dont Pa-nofsky demeure toujours le penseur le plus radical.

(18)

Le but de ce travail sera d'illustrer et de saisir ce processus et de mesurer-la portée de l'invention de mesurer-la perspective. C'est Erwin Panofsky qui nous servira de guide. Curieusement, si les thèses de Panofsky ont eu un retentissement con-sidérable dans le monde latin, notamment en France et en Italie, au point que certains pourraient les prendre pour des évidences, il en va tout autrement dans le monde; anglophone, où ces thèses, lorsqu'elles ne seront pas méconnues, sont tout simplement refusées. Gombrich, la figure; dominante de l'historiographie de l'art de la fin du XXe siècle en Angleterre et aux Etats-Unis rejette catégorique-ment, l'idée du caractère conventionnel de la perspective. Dans cette foulée, même les commentateurs et les biographes de Panofsky, tels que Podro et Feretti, négligent ces thèses, qu'ils dépeignent comme des errements de jeunesse aux-quels ils ne concèdent que peu de place. L'essai de Panofsky, La Perspective

comme forme symbolique, ne sera finalement traduit en anglais qu'en 1993. Sa

réception ne dépassera guère les cercles étroits de spécialistes. Aux Etats-Unis, la réputation de Panofsky est fondée sur ses études iconographiques, un domaine qui n'intéresse pas notre travail.

En France, c'est assez curieusement Pierre Bourdieu qui fut le premier champion de Panofsky, le publiant et le préfaçant dans la collection qu'il dirigeait alors aux Editions de Minuit. Ces publications auront un retentissement consi-dérable. Un Foucault, par exemple, dans un compte-rendu de lecture des Essais

d'iconologie, se décrira lui-même comme un « panofskyen » (e Les mots et les

images » in: Le Nouvel Observateur, 25 Octobre 1967, no. 154, p. 49-50). Cette boutade de Foucault traduit bien l'enthousiasme de la réception que l'on fera aux travaux de Parrofsky en France. Par la suite, Louis Marin, Gilbert Damisch et

(19)

Daniel Arasse ont servi de vecteurs et de relais pour les thèses de Panofsky au-près d'un public renouvelé. Rien de comparable ne se produira dans le monde anglo-saxon, où Panofsky semble aujourd'hui subir une éclipse à la mesure du rayonnement qu'il avait exercé jusque dans les années soixante en Amérique. Ce qui est certain c'est que l'on n'a pas pris la mesure de toute l'importance des tra-vaux de Panofsky sur la perspective. Et ceux-ci, loin d'être seulement un enthou-siasme de jeunesse, ont été poursuivi pendant toute sa carrière.

Le problème que pose la nature de la perspective nous renvoie à cette autre question beaucoup plus vaste qui est celle de la nature de l'imaginaire. La créa-tion de la costruzione legittima ou perspectiva artificialis ne comportait aucune né-cessité, aucune fatalité historique; celle-ci n'était qu'une formation culturelle possible. C'est bien la représentation de l'espace que la civilisation européenne a effectivement adoptée il y a cinq siècles, mais d'autres choix, d'autres solutions étaient permis. La diversité culturelle de l'Europe au début du quinzième siècle est frappante, surtout en regard de l'uniformisation croissante du monde à notre époque. L'Europe était alors polycentrique, traversant une de ces périodes de tribulations qui sont si fécondes sur le plan de l'invention. Les cours princières d'Italie, celles des grands ducs d'Occident; les principautés chrétiennes et mu-sulmanes de la péninsule ibérique; les royaumes de Bohème, de Chypre, d'E-cosse, de Hongrie, de Pologne; les domaines des papes de Rome et d'Avignon; les empires d'Occident et d'Orient (car Byzance est encore éclairée par les der-niers chatoiements de la cour des Paléologue); les orgueilleuses républiques mar-chandes du Nord et du Sud: autant de creusets de culture rivalisant de leurs

(20)

peintres enlumineurs, de leurs médecins astronomes, de leurs ingénieurs archi-tectes, de leurs musiciens poètes. Voilà autant d'écoles alignées selon des axes divergents, dont; les artisans circulent entre autant de sphères communicantes mais autonomes de création. Les Maîtres des Heures de Rohan et de Boucicaut, les frères Limbourg et les Van Eyck, sont des contemporains de Masaccio et de Brunelleschi; pourtant chacun de ces artistes, qui sont: parmi les plus grands non seulement de leur époque mais de tous les temps, développera des solutions in-dividuelles et différentes au problème de la représentation de l'espace. Solutions

qui les distingueront non seulement de ce que feront les maîtres florentins, mais également de leurs pairs dans le domaine franco-bourguignon. Même Ma-solino qui travaillera de concert avec Masaccio à la chapelle Brancacci, adoptera d'autres stratégies que celles de ce dernier. Si, pendant presque un demi-millé-naire, le paradigme perspectif a régné sur l'Occident de manière invisible, c'est parce que telle est la rançon des évidences : de ne plus solliciter l'intelligence.

Aujourd'hui que l'emprise qu'exerçaient la culture et l'art nés à la Renais-sance se relâche de la conscience commune du monde occidental, la question de la perspective3 est paradoxalement redeverme visible et problématique. Son in-vention soulève des questions fondamentales sur l'imagination, questions qui remettent sur le métier les catégories traditionnelles de la pensée rationnelle en Occident.

Ce travail sera divisé en trois étapes. Dans un premier temps nous défini-rons les éléments pratiques, historiques et théoriques qui nous permettdéfini-rons de

(21)

mieux baliser le cadre de la discussion qui suivra. Ce qui nous obligera de passer par les Grecs et d'interroger les rapports qu'ils entretenaient entre l'art, la tech-nique et le sacré avant d'esquisser une brève histoire de l'optique et de la pers-pective. Dans un second temps, nous suivrons le plus grand des théoriciens de la perspective, Erwin Panofsky dans ses efforts pour prendre la mesure et d'attein-dre la compréhension de l'invention de la perspective et ses implications pour la représentation de l'espace. Panofsky est surtout connu comme historien de l'art, ou encore comme fondateur de I'iconologie, cette nouvelle discipline qui devait constituer une science des images et qui est morte orpheline dans les universités américaines, abandonnée même par son créateur. Mais ce ne sont pas ces volets de l'oeuvre de Panofsky qui nous retiendront ici. Pas plus les travaux de Pa-nofsky dans le domaine de l'histoire des idées proprement dite, comme dans

Idea, où l'auteur retrace le développement du concept du Beau à partir1 de sa naissance chez Platon. Où encore le ^enre de travail que Panofsky a accompli dans Architecture gothique et pensée scoiastique, où il a esquissé des homologies de structures entre les cathédrales gothiques et la philosophie du XTle siècle. Ces hypothèses hardies, aussi intéressantes qu'elles soient, sont plutôt suggérées que démontrées. Or il en va tout autrement pour la réflexion de Panofsky sur la perspective. Là nous sommes en présence d'une pensée achevée qui maîtrise à la fois sa forme et son contenu et qui apporte une contribution originale et impor-tante dont nous tâcherons de suivre la logique. Panofsky s'est d'abord posé comme l'héritier et le continuateur de Cassirer dans sa reconstruction de l'his-toire de la représentation de l'espace en Occident. Dans un dernier temps, pour conclure, nous tâcherons de saisir les implications de l'invention de la

(22)

perspec-live pour l'intelligence de la nature des Temps modernes. Car la création des nouveaux espaces profanes de la Renaissance par les peintres et les artisans si-gnale l'abolition des espaces sacrés qui étaient jusqu'alors les lieux privilégiés de la présence des figures saintes de la dévotion médiévale.

(23)
(24)

Ce chapitre sera divisé en trois sections. Une première partie sera consa-crée à une brève description de la technique de la représentation en perspective, ainsi que de ses rapports avec l'acte de vision. Ensuite nous aborderons les ori-gines de la perspective, d'abord sur le plan théorique, ensuite sur le plan prati-que. Les rapports entre l'art, la technique et le sacré chez les Grecs seront ques-tionnés. Nous examinerons l'optique des Anciens à travers les figures majeures de Galien, d'Euclide et de Ptolémée, mais aussi en évoquant les attestations et les travaux du monde hellénistique. Par la suite nous suivrons leur postérité chez les Arabes et dans le monde franco-latin : Al-Kindî et Alhazen, dont les idées nour-riront les c perspectivistes » franciscains qui sont à leur tour à la source des tra-vaux théoriques qui créeront la matrice qui donnera naissance à la perspective linéaire de la Renaissance italienne.

(25)

LA TECHNIQUE PERSPECTIVE

La perspective est une technique de représentation de l'espace, par la-quelle des figures tridimensionnelles sont représentées sur un plan, qui ne com-porte que deux dimensions. Il s'agit d'une méthode graphique pour représenter les apparences des choses telles que vues par un oeil humain en certaines condi-tions bien précises. Les formes vues sont présumées être visibles grâce aux rayons de lumière qui sont réfléchis dans l'oeil à partir de chaque point de l'objet observé. La projection de ces points sur une surface plane donne une vue en perspective linéaire. (Jette vue est celle d'un observateur stationnaire, monocu-laire, dont l'oeil est fixé en un point. L'observation à distance d'un édifice ou d'un objet rectangulaire confirme que les droites horizontales et parallèles, qui limitent les plans sur les côtés, semblent converger, soient vers la droite, soient vers la gauche. Toutes ces droites doivent converger en un seul point qui est nommé « le point de fuite ». C'est la présence de ce point de fuite qui caractérise la perspective linéaire. Cet effet est encore plus perceptible dans le cas d'une colonnade, vue en enfilade. Dans ce cas, la diminution apparente de la hauteur de chaque colonne est clairement proportionnelle à sa distance de l'observateur. Ces phénomènes peuvent être l'objet d'un traitement géométrique rigoureux. Une image en perspective d'un objet n'est pas une réplique de l'image rétinienne produite par l'objet dans l'oeil de l'artiste; il s'agit plutôt d'une construction analogue de l'objet représenté, une image qui reproduit la distribution de la lu-mière que l'on peut voir sur l'objet original. C'est dire que la reproduction en

(26)

perspective produit des images rétiniennes en tout point semblables (du moins sur le plan théorique) à celles que percevrait le même oeil placé devant l'objet lui-même. Ces effets optiques étaient connus des Grecs, mais ceux-ci ne les ont jamais systématisés dans un langage figuratif. Car en principe, une vue perspec-tive pourrait être produite par un observateur attentif sans connaissance' de ses règles. Mais il n'y en a jamais eu avant la fin du Moyen Age. En effet, cette tech-nique picturale fut inventée en Italie au quinzième siècle, au début de ce qu'il est maintenant convenu d'appeler la Renaissance. La tradition attribue cette inven-tion à l'ingénieur-architecte Philippo Brunelleschi. Sa première démonstrainven-tion fut réalisée dans la chapelle Braneaeei à Florence par les soins de Masaeeio. La première exposition théorique de la technique est due à l'humaniste Léon Bat-tista Alberti. Et Piero délia Francesea sera le premier à utiliser le terme dans le sens moderne que nous lui donnons. 1.1 n'est pas excessif de parler d'une révo-lution du regard et du langage figuratif. Il s'agit d'une pièce maîtresse dans ce processus historique complexe que l'on a baptisé « Renaissance ». Dans le do-maine des arts visuels, les conquêtes de la Renaissance peuvent se réduire à deux choses : la perspective linéaire et le chiaroscuro. Il est vrai que ces techniques picturales ne sont pas entièrement sans précédents. D'abord, il est aujourd'hui hors de doute qu'il y eut redécouverte des méthodes de projection cartographi-que de l'Antiquité, fondées en dernière instance sur la géométrie et l'opticartographi-que d'Euelide; et application de ces techniques dans un domaine où elles ne s'étaient pas manifestées auparavant, celui de la création des images. Car il n'y a pas de nouveauté théorique en tant que telle dans l'invention de la perspective linéaire. C'est une technique simple, dont les fondements mathématiques existaient déjà

(27)

depuis près de seize siècles. La nouveauté se situe sur le plan pratique du champ d'application de ce savoir. Application pratique qui ne fut jamais accomplie lors de l'Antiquité. De même, la technique du clair-obscur est une conquête de l'Antiquité. Mais cette technique fut engloutie dans le naufrage de la fin du monde antique; perdue et totalement oubliée. Ainsi lorsque les artisans et ima-giers européens redécouvriront ses possibilités, ils croiront en être les inven-teurs. La conjonction de ces deux méthodes, unique à l'Occident, aura de pro-fonds effets sur les manières que l'on envisagera et que l'on se représentera la réalité.

La capacité humaine de produire et d'interpréter des images est une don-née anthropologique fondamentale. Les hommes ont toujours fait des images. Même les interdictions religieuses autour des images gravées sont un hommage au pouvoir de celles-ci. Les images ont toujours été investies d'un pouvoir consi-dérable. Reproduire les formes d'un être, c'est aussi d'une certaine manière, dont les modalités pourront varier selon les cultures, acquérir un pouvoir et une maîtrise sur cet être.

Les images construites selon les règles de la perspective linéaire se comp-tent parmi les images les plus puissantes jamais réalisées. Elles permetcomp-tent non seulement de maîtriser la reproduction rigoureuse des êtres de notre présent, mais elles offrent également la promesse de pouvoir anticiper les formes de l'avenir, aussi étranges qu'elles puissent être. Il devient ainsi possible de pro-duire les ressemblances des vivants ou de lieux éloignés, et de conserver leurs

(28)

apparences lorsqu'ils ne seront plus. L'exactitude géométrique des images en perspective permet même de reproduire des copies fidèles de leurs modèles en trois dimensions. La diffusion massive et universelle de la perspective linéaire chez les cultures non-occidentales témoigne de ses pouvoirs uniques en tant que moyen non seulement de symboliser le monde mais bien de le reproduire. Pourtant l'apparition effective de la perspective linéaire en un lieu déterminé, l'Europe occidentale, et en une période déterminée, la Renaissance, questionne aussi bien le caractère objectif que la validité universelle de la technique.

Pourtant la perspective est une technique aussi artificielle qu'abstraite. Après tout, il n'est pas normal de contempler le monde ou ses représentations à partir d'un point de vue unique et fixe. Les êtres humains perçoivent la troi-sième dimension en se déplaçant dans l'espace, en regardant et en touchant les objets de leur environnement dans un processus d'appropriation progressif et complexe. Si la convergence optique systématique est naturelle à la perception visuelle, la prise de conscience méthodique de ce phénomène doit être apprise par un entraînement systématique de la main et de la vision.

Il faut se représenter les rayons visuels comme des droites formant un cône ou une pyramide, dont le sommet serait l'oeil, et la base l'objet observé. Dans ce cas la surface picturale serait un plan coupant la pyramide visuelle. L'image re-présentée devient alors une projection centrale sur ce plan. Cette projection, qui peut être générée par des règles de géométrie élémentaire est parfaitement

(29)

analogue à celle que produit une image photographique. La construction pers-pective « correcte » suppose les règles suivantes :

D'abord, pour construire une image en perspective, que toutes les lignes parallèles convergent vers un point de fuite. Il peut y avoir un nombre infini de ces points de fuite.

Ensuite, que toutes les orthogonales, c'est-à-dire les parallèles coupant le plan de l'image à angle droit, parfois désignées comme des « lignes de fuite », convergent vers un point: de fuite central, le point de vue.

Finalement, que le point de vue détermine « l'horizon » de l'image, il est situé sur une perpendiculaire tracée entre l'oeil et le plan de l'image. Cet hori-zon est le lieu géométrique des points de fuite de toutes les parallèles situées dans des plans horizontaux.

Lorsque ces règles sont respectées, toutes les grandeurs égales diminuent en proportion directe de leur distance apparente par rapport à l'oeil (Voir nota-blement Cole, La Perspective : la profondeur et l'Illusion, 1993; Flocon & Taton, La

Perspective, 1963; Kemp, The Science ofArt : optical thèmes in western artfrom Bru-nelleschi to Seurat, 1990).

Il faut rejeter l'idée que la perspective serait le mode simple et naturel de la vision. Que tant d'artistes et de savants aient ressenti au cours des siècles la

(30)

né-cessité de formaliser et de développer une doctrine mathématique de la perspec-tive bien après la mise au point des traits fondamentaux de la projection pers-pective du monde souligne son caractère artificiel. C'est seulement après plus de cinq siècles d'éducation que l'oeil et la main s'habituent à la perspective. Ni l'oeil ni la main ne se soumettent facilement à l'entraînement qu'exige la recher-che de l'unité perspective. Et même après avoir maîtrisé les techniques de l'unité perspective, les artistes occidentaux ne cesseront de la violer pour des rai-sons purement artistiques.

Le tableau perspectif du monde n'est pas une exigence de la perception. Ce sont des considérations très abstraites qui l'exigent. Pour être plus clair, ce ne sont pas les données psycho-physiologiques qui entraînent le recours à la sentation du monde selon un schéma perspectif mais bien un ensemble de pré-supposés théoriques que nous allons tenter d'élucider en suivant Florensky.

(Florensky, La perspective inversée /L'Iconostase, 1992,, p. 101)

Si l'on considère que s'écarter de l'unité de la perspective entraîne une déformation de l'espace qui viole les règles de la perception, cela équivaut dans les faits à exclure tous les modes de représentation autres que ceux développés par l'art occidental depuis cinq siècles. Cet art est hypostasié en réfèrent univer-sel seul mandataire de la vérité de la représentation.

Dessiner et peindre en perspective ne peut se faire qu'après un apprentis-sage et une discipline assez rigoureux qui violentent la conscience naturelle.

(31)

C'est aussi vrai pour les peuples et les cultures que pour les individus. Ainsi il ne va pas de soi de dessiner, comme le veut pourtant la perspective unique, une sphère avec un contour elliptique ou encore, une enfilade de colonnes parallèle au plan du tableau par des colonnes qui s'élargissent progressivement. (Flo-rensky, ibid., p. 103) On pourrait interpréter les « erreurs » de perspective com-mises par les artistes occidentaux depuis cinq siècles, comme autant de résur-gences de la conscience spontanée de l'espace, qui n'est pas, faut-il le rappeler, perspective.

La représentation de l'objet n'est pas la chose, elle ne fait que montrer la chose, renvoyer la conscience vers l'original, le modèle. Mais c'est sous la forme de symbole que la représentation montre l'original. Au fond le naturalisme, comme vérité, comme succédané et comme fac-similé du réel est tout simple-ment impossible. L'image de la chose n'est pas la chose. Elle peut l'évoquer, la représenter, la montrer, mais elle ne réussira jamais à la copier. La justesse de la perspective, ne peut être qu'illusoire. La ressemblance extérieure de la table rectangulaire, faite de planches et de madriers, avec son dessin peut vouloir dire que des lignes parallèles seront représentées par des lignes de fuites, des angles droits par des angles obtus et aigus, des segments et des angles égaux par des inégaux, des grandeurs égales par des inégales. Cette traduction purement exté-rieure de la table, soumise aux points de fuite du dessin constitue une trahison de ce qu'elle est : une construction de formes cubiques qui ne contient que des angles droits.

(32)

Toute représentation est symbolique. Une représentation est toujours un artifice, un leurre, qu'elle soit «naturaliste» ou délibérément symbolique. Ce qui distingue les différents inodes de représentation c'est à la fois d'universalité de leur symbolisme; - plus grande pour les uns, moindre pour les autres - et les con-ceptions du monde dont ils sont tributaires. Mais en dernière instance; il s'agit toujours de symboles.

Ainsi la perspective dans les tableaux n'est pas une propriété intrinsèque du monde et de la réalité, qui correspondrait à la nature des choses, mais un pro-cédé d'expression symbolique, un choix parmi l'ensemble des styles symboliques possibles. La valeur artistique de ces tableaux ne dépend en rien de leur fidélité à un système perspectif ou de leur prétention au réalisme.

Le terme latin médiéval de perspectiva, est une féminisation du bas latin

perspecWus, dont le premier usage attesté se retrouve dans l'oeuvre de Boèce. Il

semble que ce mot soit originairement un dérivé de perspectus, le participe passé de perspicere : pénétrer par le regard, voir distinctement. C'est une traduction directe du grec optiké, qui désigne la théorie mathématique de la vision et non une méthode mathématique de représentation de l'espace. Ainsi au Moyen Age, la perspective conserve son sens de discipline optique. Le mot français « pers-pectif », substantivé au féminin apparaît vers le milieu du quatorzième siècle, est sans doute un sous-produit des ambitieux programmes de traduction de la science latine entrepris par Charles le Sage.

(33)

En allemand, Durer définit la perspective comme une Durchsehung, une vision traversante, une vue à travers quelque chose. La définition de Durer dési-gne bien le sens que le mot a pris depuis la Renaissance jusqu'à nos jours. Une image en perspective en est une où le tableau, le panneau ou le mur cessent d'être des surfaces matérielles de travail sur lesquelles sont; dessinées ou peintes des images, pour désigner une ouverture ou une fenêtre à travers laquelle nous regardons une portion de l'espace (Panofsky, Les Primitifsflamands, 1992, p. 18) La perspective mathématique exacte est une méthode de construire ces vues par des

« fenêtres virtuelles » que les artistes ouvrent dans l'espace feint de leurs ta-bleaux4.

De fait, pendant toute la période médiévale, le mot « perspective » est utilisé pour recouvrir l'ensemble des problèmes et des questions afférentes à la science et à la philosophie de l'optique héritée du monde hellénistique. Aujourd'hui l'optique constitue une discipline mineure dans l'édifice des sciences de la na-ture, elle n'a de l'importance que dans l'étude spécialisée d'un ensemble res-treint de phénomènes. Ce n'était pas le cas pour la science arabe ou pour les savants latins. L'optique apparaissait comme la plus fondamentale des sciences naturelles, celle qui permettrait d'ouvrir et de lire le livre de la nature. Dans son

Opus tertium Roger Bacon ira jusqu'à considérer la perspective comme une

science universelle, celle qui fournirait la connaissance de « toutes les choses », car les lois qui permettraient la connaissance de la multiplication des espèces et des puissances des agents de ce monde dans leurs récipients matériels se dévoi-leraient grâce à la perspective. Même ceux qui ne vont pas aussi loin

(34)

reconnais-sent à l'optique une importance capitale. En plus d'engendrer des questions philosophiques importantes elle avait des applications pratiques en astronomie, en médecine et en architecture. Les philosophes anciens considéraient que la vision était, le plus noble et le plus vrai des sens de l'homme. Une tradition de recherche sur la lumière et la vision sera inaugurée par les Crées; une tradition qui ne s'éteindra jamais tout à fait, migrant de Constantinople à Bagdad, de Bag-dad vers le Caire, du Caire en Andalousie, avant de féconder les universités lati-nes. Contrairement à d'autres sciences héritées du monde antique, qui subiront des périodes de stagnation ou de régression, l'optique ne cessera de soulever la curiosité et la passion de ses légataires. L'optique hellénistique sera vigoureu-sement poursuivie et améliorée dans le monde arabe et franco-latin. Celte science de l'optique se constituera autour de deux champs d'étude principaux: la nature et la propagation de la lumière et le processus de la perception visuelle. Ce second champ est manifestement celui qui est à la fois le plus large et le plus représentatif. Le problème de la vision embrasse l'anatomie et la physiologie du système visuel, les principes mathématiques du rayonnement de la lumière et la psychologie de la perception visuelle. 11 suppose donc la maîtrise du premier champ de recherches. C'est en Crèce que celui-ci fut inauguré.

Or en Grèce, les rapports entre technique, art et religion n'étaient pas ceux que nous connaissons. Ces catégories ne prennent leurs sens contemporains qu'après la Renaissance. Ce sont ces catégories que nous allons interroger dans les prochaines pages.

(35)

ARTS ET TECHNIQUES

Les Grecs ne semblent pas avoir distingué l'art en tant que domaine séparé que ce soit sur le plan des pratiques réalisées ou sur celui de la pensée esthéti-que. C'est toujours sous l'angle de la technique que les oeuvres des peintres et; des sculpteurs sont envisagées. De plus, la distinction contemporaine entre le religieux et le technique ne semble pas accomplie ou réalisée chez les Grecs.

Les Grecs peuvent réclamer l'invention des concepts de science, de logique et de la philosophie, peut-être même celui de la subjectivité, mais le concept de « l'art » leur semble étranger. Au fond ils ne semblent même pas conscients de son existence. Les Grecs n'ont pas thématisé l'art en tant que domaine séparé, une catégorie permettant de rassembler les pratiques et les oeuvres particulières de leurs artisans et techniciens. Ils n'ont jamais connu de concept équivalent ou même analogue à celui que représente pour nous le mot esthétique. Que nos musées soient pleins de statues et de sculptures issus de la Grèce ancienne, ou plus exactement de leurs copies romaines, et le tout en divers états de délabre-ment, est une chose. Que les Anciens n'aient jamais produit de discours formel sur l'art, et ce, depuis la fin de l'âge du bronze jusqu'aux cataclysmes qui ont marqué la fin du monde antique, en est une autre qui mérite notre attention. Si les Grecs se livrent à une réflexion fondamentale sur la nature du poétique et de ce que l'on nommera plus tard la littérature, il en va autrement pour la peinture et la sculpture qui ne seront jamais envisagées sous l'angle d'une réflexion géné-rale portant sur la nature de la création. Chez les Anciens la poésie et la tragédie

(36)

ne sont pas fondues avec les arts plastiques en un seul objet de pensée. Cette ab-sence de discours sur « l'Art », se prolongera pendant le millénaire de la civilisa-tion franco-latine. Le célèbre livre XXXV de L'Histoire naturelle de Pline 1 An-cien est consacré aux matières précieuses; les peintures et les sculptures qui y figurent le font en tant que curiosités qui prolongent les merveilles de la nature, et qui n'ont de la valeur qu'en raison des matériaux nobles qui les constituent. Le travail de Pline n'est pas critique mais descriptif. Il ne fait pas d'appréciations et il ne porte pas de jugements, il se contente de cataloguer et de répertorier les oeuvres les plus notables, soient en raison de la valeur de leur support, soient par l'échelle de leur fabrication ou encore par la qualité de leurs effets d'illusion. Comme le relève Baxandall dans son livre sur les milieux d'art florentins, même à la Renaissance, les contrats liants les artistes à leurs patrons préciseront la nature et la qualité des matières utilisées, allant jusqu'à préciser la quantité de pigments exigée (Baxandall, Painting & Expérience in Fifteenth Century Italy, p.3-23, 1988). La valeur de l'oeuvre, indépendamment des compétences de l'artiste , dépend pour l'essentiel de la qualité de ses matériaux. De la même manière, plus de treize siècles après Pline, un collectionneur aussi avisé que le Duc de Berry, dont la manie pour les images suscitait la stupeur et l'étonnement de son siècle, clas-sait pourtant ces dernières parmi les vaisselles, les fourrures, les pierres précieu-ses, les bijoux, voire les merveilles minéralogiques, qui constituaient l'essentiel de ses collections.

Le praticien de la technè, comme le souligne Vernant (Mythe et pensée chez les

Grecs, 1969, p.228), prolonge l'oeuvre de la nature, qu'il corrige ou qu'il redresse.

(37)

Il ne se substitue pas à elle. Ce n'est pas un créateur dans le sens que nous, mo-dernes formés par notre héritage chrétien, pouvons donner à ce mot. La Poétique d'Aristote s'applique aux oeuvres littéraires, à la tragédie, pas aux oeuvres plasti-ques enchâssées dans leur gangue de matière. Ce traité n'est ni une esthétique, ni une critique du jugement. Car l'intérêt que porte Kant aux oeuvres de la na-ture suppose leur création par une intelligence suprême, une notion manifeste-ment étrangère aux Crées en général et à Aristote en particulier, pour qui l'idée d'une création ex nihilo est une absurdité transparente.

En vérité, il faudra attendre Léon Battista Alberti et le milieu du quinzième siècle avant de voir se former un discoure centré sur l'art comme activité auto-nome constituée. Alberti est également le premier théoricien de la pespective. Les Grecs possédaient près de quinze mots distincts pour nommer leurs statues, un lexique précis et subtil pour analyser l'imagination du visible et les images que fabriquaient les artisans, mais ils n'ont jamais eu de mot qui corresponde, même de loin, au vocable moderne « art ». Quand le substantif technè désigne un savoir-faire dans un métier, ce qui est le sens premier du mot (car le mot ne s'emploie en valeur absolue que pour désigner l'habileté ou l'artifice et dans ce cas il est souvent porteur d'une connotation péjorative), il est toujours spécifié soit par un génitif soit par un qualificatif. De la même manière que l'ars latin est spécifié par un gérondif. On parle de grajike technè, de l'art de peindre , de « l'art de la poésie », de « l'art de l'éloquence» ou de « l'art du tissage » ; mais ja-mais de quelque chose qui serait l'art en soi (Debray, Vie et mort de l'image : une

(38)

savoir-faire des métallurgistes et des charpentiers ainsi qu'à certaines tâches féminines exigeant une grande adresse telles que le tissage. Mais il s'applique également aux magies de lléphaïstos ou aux sortilèges de Gircé ou de Protée (Vernant, Les

Origines de la pensée grecque, 1962, p.227). A l'époque classique, la médecine est

une technè, comme l'art de fabriquer des statues, un alliage à la fois de science et de rituel, d'expertise et de bricolage (dans le sens que Lévi-Strauss donne à ce mot). D'ailleurs à l'époque classique, la sculpture et la médecine étaient asso-ciées. Ces deux techniques étaient « représentatives », parce qu'elles décrivaient le corps humain en un langage descriptif, elles étaient également toutes deux interprétatives parce qu'elles liaient les phénomènes visibles à des principes théorétiques, et elles étaient finalement toutes deux diagnostiques dans la me-sure où elles définissaient les causes des manifestations physiologiques (Métraux,

Sculptors and Physicians in Fifth Century Greece, 1995, p.xi et 69). Mais les

prati-ciens des technai ne sont pas de vrais savants, car, comme le précisait Aristote, les vraies sciences sont contemplatives, théorététiques. Les techniciens agissent sur la nature, ils forment la matière, ils travaillent le donné au sein de métiers sans noblesse; ce ne sont ni des créateurs, ni des esthètes voués à la création d'oeu-vres dont la beauté serait la seule finalité. Dans Les Mémorables de Xénophon, Socrate (ce sculpteur manqué !) entreprend une série de visites dans le monde des artisans. Or les rencontres que fait Socrate d'un sculpteur et d'un peintre seront suivies de celles d'un armurier et d'une prostituée (!). Les Romains con-serveront le même mépris pour la personne de l'artiste, qui possède désormais le travers supplémentaire d'être un étranger, un graeculus. Le mot ars n'est-il pas déjà en lui-même quelque peu péjoratif? Il signifie, lors de son emploi comme

(39)

substantif, la ruse, l'artifice. On dit bien artepunica : l'habileté carthaginoise, une adresse bien connue pour sa malignité !

Le bouclier d'Achille, premier objet technique à être décrit dans une litté-rature occidentale, est une merveille d'habileté (Iliade, chant XVIII, 463-617) qui a une valeur paradigmatique comme ouvrage, (jette oeuvre est; emblématique de l'attitude grecque envers la technique. Dans cet artefact savamment composé de bronze, d'étain, d'or et d'argent, on voit une image du monde : le ciel, la terre et la mer, le soleil, la lune et les étoiles y sont représentés, ainsi que les travaux des mortels. Au premier plan, une ville pleine de fêtes et; de danses, traversée par la ronde d'une danse nuptiale. Une autre cité, plus loin, encerclée par les combats et par la guerre. Encore plus loin, des terres que l'on laboure et que l'on mois-sonne; enfin, des vendanges et des troupeaux qu'attaquent des lions. C'est toute la vie du monde qui est représentée sur le bouclier, encerclée par le fleuve Océan qui roule autour du pourtour du bouclier comme il roule autour de la terre. Cet ouvrage incomparable est c le fruit des savants pensers » du plus disgracieux (pour ne pas dire grotesque !) de ces immortels dont il n'est pas clair s'il est en vérité le pair ou le serviteur. Le dieu boiteux se démarque des Olympiens à la fois par sa laideur, ses infirmités et par ses labeurs. Héphaïstos est le seul tra-vailleur de l'Olympe, dont il évite les fêtes et les festins, leur préférant les rou-geoiements ténébreux de ses ateliers. Si le dieu des forgerons a obtenu (par ruse!) Aphrodite comme épouse, il ne possédera jamais l'amour... et encore moins le respect, de la déesse!

(40)

Mais le bouclier est avant tout, une arme de guerre d'une vertu inégalée et c'est à ce titre qu'il demande d'être jugé. Ses formes correspondent à une fonc-tion précise, l'objet est conçu en foncfonc-tion de son utilité. Si les Anciens ne distin-guent pas les beaux-arts des techniques, c'est parce qu'ils envisagent les premiers à la lumière des secondes. En vérité, c'est nous, Modernes, qui faisons ces dis-tinctions, nos disdis-tinctions, celles que nous avons inventées. Chez Platon, le fa-bricant d'images, assimilé au genre des imitateurs, apparaît au dernier rang des artisanats, relevant des techniques d'illusion et non des savoir-faire. Le peintre copie une copie de l'Idée. La technè mimétique du sculpteur est inférieure à la

technè démiurgique du fabricant de meubles ! « L'imitateur » figure dans le

sixième rang dans la hiérarchie des âmes du Phèdre, juste avant l'ouvrier et le paysan. Car l'imitation est un piège. L'embellissement qui donne forme à la matière est; aussi une falsification, une tromperie. Lorsque Platon déplacera la question du beau de ses origines cultuelles vers le champ philosophique, ce sera pour en faire une modalité du Souverain bien. Modalité suprasensible qui trans-cendera toutes les oeuvres individuelles des plasticiens. En effet ceux-ci sont condamnés à mimer dans la matière ces formes divines dont seule l'intelligence peut nous permettre la contemplation non médiatisée. Selon la conception platonicienne, l'oeuvre d'art ne peut être qu'une copie inférieure, parce que sen-sible, d'une forme intelligible. C'est ainsi que les philosophes anciens se repré-senteront les plus belles oeuvres de leur temps. Il est vrai que pour Plotin, la statue de Zeus à Olympie est plus qu'une simple imitation - son modèle divin est invisible et ne peut être imité (Ennéades,V, 8.1). Il demeure qu'elle est toujours une forme impure de l'essence véritable du divin, dégradée dans le monde de la

(41)

spatialité par la matière qui la compose. Et presque six siècles séparent Plotin de Platon, six siècles pendant lesquels les dieux s'étaient éloignés des hommes...

(42)

IJvS TECHNIQUES DU SACHE

Si, comme il est convenu de le répéter, le miracle grec consiste dans l'émancipation de la raison, qui se détacherait progressivement de son fond my-thique et cultuel, et dans l'affirmation de la primauté du logos sur le muthos, force nous est de constater que la Grèce n'a pas fait une coupure équivalente entre les formes plastiques et les puissances du divin. L'image sert d'abord à manifester le surgissement du sacré, que ce soit à travers la figure de l'athlète dont la victoire signifie l'élection divine, ou que ce soit la représentation de la divinité, enfouie dans le secret du temple, à l'abri du regard des profanes, et dont la présence silencieuse couvre toute la vie de la cité. Les statues grecques de bautc époque sont des offrandes ou des objets de culte. La plastique grecque est symbole et manifestation du divin. La célébration de la forme humaine est licite en raison de la participation de cette dernière au modèle divin. Les Grecs n'ont, pas donné des formes anthropomorphes à leurs dieux. C'est plutôt la forme hu-maine qui est divinisée par le travail des sculpteurs. La beauté plastique n'est pas une catégorie « esthétique » au sens moderne du terme, pour la simple raison que le beau n'est pas et ne peut être isolé de ses origines divines; il demeure en toutes circonstances un attribut du divin. En vérité ce peuple « naturellement artiste », était totalement indifférent à « l'art » dans le sens contemporain du mot. Sens qui n'a jamais été effleuré par les penseurs de l'Antiquité. Rien n'aurait été plus étranger à la Grèce que la notion de l'art pour l'art. L'art grec a une fonc-tion cultuelle ou rituelle, il sert de rappel et d'évocafonc-tion du divin. Pourtant, par une de ces ruses savoureuses dont l'histoire a le secret, « l'art » de la Grèce servi

(43)

ra de modèle et de référence pour le développement de l'art occidental post-re-naissant. Or ce qui caractérise justement l'art occidental est sa séparation du domaine du religieux. Séparation qui n'a pas son pendant chez les Grecs pour la simple raison que le religieux, pas plus que l'art n'a été thématisé en tant que tel par les Grecs. En effet, ce n'est qu'à l'époque d'Auguste, donc à une époque tardive, que le mot threskeia est utilisé par Strabon dans l'attique pour décrire l'ensemble des activités cultuelles d'un peuple. L'usage isolé du mot chez Héro-dote, un Ionien, aurait un sens beaucoup plus spécialisé, ne faisant référence qu'aux observances ou prescriptions sacrées respectées par les Egyptiens (Ben-veniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1969, vol. 2, p. 267). Or la no-tion de la religion (et il est significatif que ce mot latin n'a pas d'équivalent grec), prise comme une disposition subjective ou un mouvement réflexif de la con-science, est une projection qui comporte plus que sa part d'anachronisme. De nombreux auteurs (Snell, 'The Discovery oj'Mind, 1960 p. 1-23, ; Jayries, The Origins

of Consciousness in the Breakdown qf the BicameralMind, 1990, p.67-83; Onians, The Origins ofEuropean Thought, 1988, p. 44-65) ont été saisis par l'étrangeté des héros

d'Homère. Ceux-ci, en dépit de leur force et de leur vitalité, ne sont pas des agents libres, des sujets à part entière. Ils sont plutôt assujettis à des impulsions et des passions qu'ils ne maîtrisent pas, mais qui leur semblent soufflées par des puissances extérieures. Leurs sentiments, comme leurs idées, leurs songes ou leurs envies, viennent aux mortels sous l'impulsion des dieux. Les hommes sont des possédés qui subissent avec une fatale passivité non seulement leur destin, mais aussi leurs affects. Snell, va jusqu'à comparer les héros homériques à des pantins articulés. En vérité, ces hommes étaient incapables de religion; ils ne

(44)

possédaient pas la capacité de se détacher des figures du sacré qui les enser-raient dans une réticulation sans faille. Le sacré étant partout, il ne pouvait être visible en tant qu'essence séparée. La technique et les techniciens, comme tout le reste du monde, étaient englobés dans le domaine du sacré.

L'art grec, comme celui de Sumer ou de l'Egypte, représente des rites, des processions, des sacrifices, des cérémonies magiques, des prières ou les images des dieux qui naissent de ces rites. L'art et le rituel ont des origines communes : ni l'un ni l'autre ne peut être pensé séparément. Un dieu préside le théâtre grec, et assister à une représentation des fêtes du dieu, qui s'étendent de l'aube jus-qu'au crépuscule, est un acte de culte, un devoir religieux. Les acteurs portent des vêtements rituels comme les célébrants des mystères d'Eleusis. La frise du

Parthénon représente la grande procession rituelle des Panathénées, celle de tous

les Athéniens, transformée en pierre. Les Panathénées expriment l'unité d'Athè-nes et sa communion avec les dieux lors dune fête sacramentelle marquée par des sacrifices, des banquets, des danses et la récitation sacrée des poèmes d'Ho-mère. Si Pisistrate fait éditer Homère, ce n'est pas pour la publication (notion anachronique !), mais pour la récitation rituelle lors des Panathénées. Presque tous les reliefs existants de la période archaïque sont des ex voto, des prières ou des louanges traduites en pierre. L'art sculptural provient du rituel, a le rituel comme sujet, est lui-même un rituel incarné. Les jeux olympiques, dont la fon-dation est l'événement originaire de l'histoire et du calendrier grecs, sont d'abord une fête religieuse en l'honneur de Zeus. La célébration du vainqueur par l'aède ou par le sculpteur marque la communion de ce premier avec le dieu.

(45)

Le sculpteur grec est un artisan, un technicien attaché au temple et au service du dieu. Les sculptures d'athlètes sont des offrandes au dieu. La sécularisation de l'art, comme d'ailleurs la séparation du monde en un domaine profane et un do-maine sacré dont l'éloignement réciproque ne cessera de croître, sont des phé-nomènes historiques récents propres à l'Occident. Le concept, comme le mot même de sécularisation, sont absents du monde antique. Lorsque Plutarque constate la mort du Grand Pan, ce n'est pas pour inaugurer un quelconque « A-ge de la Raison », mais bien pour annoncer l'ère des religions à mystères. A la mort des dieux succède le Verbe incarné, non les lumières. Socrate n'a rien d'un

Aufklârer, comme le démontre une lecture attentive de Y Apologie ou du Phédon.

Apollon fait signe à Socrate, qu'il a choisi comme messager. Platon, comme Aristote, cherche le Vrai, le Beau et le Bien, qui sont divins... non humains! Et c'est à Esculape que Socrate consacre sa dernière pensée. Avec l'Incarnation, le christianisme promet de réconcilier l'humain et le divin. Cest pourquoi, vingt siècles après Socrate, Jean Fouquet pouvait représenter la Vierge sous l'appa-rence chamelle d'Agnès Sorel! Le moraliste à la conscience malheureuse, qui se consacre à la confession angoissée de sa subjectivité aliénée par sa perte du sa-cré, est une figure tardive de l'histoire occidentale. Tout comme son pendant profane, l'esthète, livré à la froide contemplation du beau; absorbé par l'analyse de ses propres sentiments et par le plaisir coupable qu'il y prend.

L'artisan technicien, en tant qu'héritier de Dédale, porte sur lui toute l'am-bivalence que les Grecs conservaient à l'égard de la figure trouble et inquiétante de l'ancêtre de tous les ingénieurs artisans et de tous les technologues

(46)

inven-leurs. Comme le signale Françoise Frontisi-Ducroux {Dédale, 1975, p. 191) dans son étude du mythe de Dédale, le père de tous les artificiers, le fabricant des

technai est d'abord celui qui fait voir. Une tradition faisait de lui le premier à

avoir ouvert les yeux des statues. Or ouvrir les yeux des statues, en même temps que leur donner la vue, c'est aussi donner à voir, révéler la figure des dieux. Mais ce dévoilement comporte un revers, cache un triple recel, qui est l'enfouisse-ment: du monstre dans le secret du labyrinthe, le retrait, des trésors royaux de la vue des mortels et la dissimulation de la reine dans les entrailles d'une machine de cuir et de bois. Car l'oeuvre de Dédale est essentiellement perverse, et les effets de maîtrise qu'elle promet se retournent invariablement contre ceux qui veulent les utiliser. L'usurpation des pouvoirs divins entraîne la malédiction des dieux. Le vol d'Icare se termine par sa mort.

Le donneur de vue est ainsi donneur de vie. Mais d'une vie simulée grosse de menaces. L'artiste est celui qui anime l'inanimé, rend mobile le fixe. Or, chez les Anciens, c'est toujours par le mouvement que se définit la vie. Cette vie, comme toutes les oeuvres de l'artificier lorsqu'elles transgressent; l'enceinte du divin, n'est qu'illusion et mensonge. Car seuls les dieux peuvent décider de la vie et de la mort des hommes. Cette vie artificieuse n'est que tricherie. Elle ne peut donner naissance qu'à des monstres. Dédale est le père véritable du Mino-taure, ce monstre issu des amours contre nature de la reine et d'un taureau, amours dont il s'est fait l'artisan et le complice; comme il est le père de Talos, ce monstre de bronze dont Yichor de métal fondu coule sous les battements d'un coeur d'airain. L'artiste, l'artisan et le sorcier, ces trois visages du technicien,

(47)

sont autant de rappels de la nature ambiguë de la technique et de ses oeuvres qui se confondent dans la figure trouble de Dédale sur un fond indifférencié de thaumaturgie sacrée; et de liturgie lechnique. Le voile du sacré recouvre toutes les oeuvres de la lechnique grecque.

Ce n'est pas la moindre des ruses de l'histoire que c'est justement Brunel-leschi, que ses contemporains qualifieront de nouveau Dédale, qui sera l'inven-teur d'une nouvelle lechnique, la perspective, dont le caractère profane est hors de tout doute. Car la perspective déchire l'espace sacré des icônes, qu'elle perce de ses traits de lumière au nom d'une raison purement humaine.

Les Crées n'ont pas connu le « déphasage » de la religion et de la techni-que, pour reprendre le concept de Gilbert Simondon (Du Mode d'existence des ob­

jets techniques, 1969, p. 179). Ils ont vécu dans un état d'innocence par rapport à

ces questions dont nous n'avons même plus le souvenir. Il n'y a pas eu de thé-matisation autonome de la technique ou de l'art, pas plus qu'il n'y a eu de con-cept clair de la religion, qui est une notion latine qui n'avait même pas d'équiva-lent en grec. La technique n'est pas distinguée de ses origines sacrées au sein de la civilisation grecque parce qu'elle demeure elle-même une activité cultuelle.

Les Grecs n'ont pas connu de pensée esthétique indépendante. Ils n'ont pas eu d'esthétique à proprement dit, et ils n'ont pas thématisé l'art ou ses pra-tiques en tant que sujets de réflexion dignes d'intérêt. Ils ne se sont pas intéres-sés à ce que nous appelons des oeuvres d'art. Les images et les statues de la

(48)

Grèce antique sont des objets fonctionnels dont le premier objet est de médiati-ser le sacré dans l'exercice d'un culte ou d'une cérémonie cultuelle. Les seuls auteurs qui se soient intéressés à ce que nous appelons l'art, l'ont l'ait pour des raisons qui mettent, en jeu la qualité ou la noblesse des matériaux utilisés, ou en-core les prouesses d'habileté techniques (dans le sens moderne du mot) requises.

Les catégories mentales qui ont marqué la réflexion occidentale sur la culture pendant les derniers siècles, les notions d'art, de technique et de religion n'ap-partiennent pas au monde grec. Ce; n'est que tardivement, avec Gicéron et Plo-tin que se l'ait une ébauche de réflexion sur les oeuvres d'art en tant que prolé-gomènes à la recherche du concept de la beauté idéale. Mais l'objet d'art n'est alors qu'un marchepied rapidement abandonné d'une quête philosophico-reli-gieuse. Un moment rapidement dépassé d'une recherche qui disqualifie radica-lement ses premiers balbutiements.

(49)

L'OPTIQUE DES ANCIENS

L'optique des Grecs s'est formée au confluent de trois courants de recher-che. D'abord le courant médical, s'intéressanl surtout à lanatomie et la physio-logie de l'oeil sous l'angle de la pensée thérapeutique. Les problèmes pratiques que posaient les maladies et la cécité sont au centre de cette réflexion. Ensuite le courant mathématique, qui visait l'explication géométrique de la perception de l'espace. Les techniques de la scénographie et de l'astronomie dépendaient étroitement de ces recherches. Ensuite le courant physique ou philosophique, voué à l'explication des causes physiques de la vision. Ces trois courants, syn-thétisés dans un savoir autonome, ne s'éteindront pas avec le déclin du monde antique. Cette synthèse fut élaborée à partir d'éléments fort disparates; la théorie platonicienne du feu in Ira-oculaire, celle d'un médium porteur de la vision, enfin les recherches géométriques et cartographiques. Trois auteurs s'illustrent par leur importance dans l'élaboration de ce savoir : Galien, Euclide et Ptolémée.

Galien marque le sommet atteint par la pensée médicale ancienne. Son souci immédiat est thérapeutique. Il introduit une abondance de détails physio-logiques dans la théorie de la vision. A partir d'une riche expérience pratique, il détaille avec précision et pour la première fois, la structure et la fonction de la rétine, la cornée, l'iris, le cristallin. Mais surtout, il reprend et corrige les idées des stoïciens. Pour ces derniers, la vision n'est qu'une manifestation particulière de VA pneuma universelle, ce mélange d'air et de feu, qui contient tout le cosmos. La pneuma optique, coulant du siège de la conscience (]'hegemonikon) jusqu'à

(50)

l'oeil, excitait l'air devant l'oeil, le mettant dans un état de tension ou de récepti-vité. C'est à travers cet air excité, illuminé par le soleil ou toute autre source de lumière, que se faisait le contact avec l'objet visible (Sambursky, Physics of the

Stoics, 1959). La perception visuelle est produite par des changements qualitatifs

produite par l'objet vu dans un médium préparé par la conjonction des condi-tions de lumières et de l'émanation de la pneuma optique. Four Galien, la pneuma émergeait du cerveau par le nerf optique dans l'oeil, d'où elle était réunie avec l'air ambiant, qu'elle altérait. La nouveauté de sa propre théorie pneumatique résidait dans le rôle qu'il attribuait au médium de l'air. Celui-ci était transformé par VA pneuma en véritable instrument de perception. 11 compare le rapport entre l'air et l'oeil à celui qui existe entre le nerf et le cerveau. L'air est altéré par la conjonction de la pneuma et du rayonnement solaire, et cet air altéré se transmet jusqu'aux régions les plus éloignées. Galien a rejeté explicitement les théories d'une source externe de la vision, qui faisaient de l'oeil un organe passif, telles celles de ces atomistes, qui expliquaient la vision comme l'effet d'une émanation d'images corpusculaires des objets. Sa théorie est un aggiornamento de celle de Platon. La théorie platonicienne de la vision est bien connue. La lumière ou le feu visuel émane de l'oeil de l'observateur. C'est le regard humain qui illumine le monde. Le feu oculaire quitte l'oeil, rebondit sur les objets et revient dans l'oeil. La lumière du soleil active ce flux visuel, dont il est un élément indispen-sable pour que l'acte de vision soit possible (Timée 45b-d). Si Platon accepte qu'il y ait aussi des émanations des objets (ce sont elles qui sont notablement responsables du phénomène de la couleur), il demeure que c'est le flux visuel qui rend possible la vision. Galien rejetait la théorie passive de la vision parce que,

Références

Documents relatifs

La présente étude a visé à mesurer la convergence de la perspective de l‟enseignant avec celle des pairs pour l‟évaluation des difficultés interpersonnelles entre la maternelle

C'est plutôt, encore une fois, la manière dont les entrepreneurs de cette région perçoivent cette réalité qui nous semble révélatrice d'une spécificité à

L’université n’est désormais plus le lieu où se déploie une critique de la technique et de la science comme idéologie, mais plutôt un espace privilégié où l’activité

Cette fonction morale et politique du mélodrame classique est assumée expli- citement par son créateur dans le discours qui encadre la publication de son œuvre théâtrale sous

Bien que le dialogue à l’initiative de l’utilisateur soit plus particulièrement adapté aux utilisateurs expérimentés (celui à l’initiative de la machine étant

La figure de l’enfance, ou plutôt le devenir-enfant, fait rupture avec le modèle classique de la verticalité d’une maturation, l’état d’achèvement

Les membres du CUP du Pays de Fougères, Marches de Bretagne accordent au projet " ESPACE LA MOUSSAIS : étude pré-opérationnelle - Définition d’un nouvel espace tertiaire

Dans le cas précis des Mines de La Lucette, cette attente devrait être amplement satisfaite puisqu'un projet semble peu à peu prendre corps dans la commune de