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Considérations sur la contribution d'Asger Jorn à la critique de l'autoreference artistique : la peinture détournée

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FACULTE DES LETTRES

CONSIDERATIONS SUR LA CONTRIBUTION D'ASGER JORN

A LA CRITIQUE DE L'AUTOREFERENCE ARTISTIQUE: LA PEINTURE DETOURNEE.

LOUIS LEFRANÇOIS

Mémoire présenté pour l'obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

ECOLE DES GRADUES UNIVERSITE LAVAL

JUILLET 1990

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RESUME

Il y eut deux grandes suites de peintures détournées par Asger Jorn, les Modifications de 1959 et les Nouvelles Défigurations de 1962. Dans les deux cas il s'agissait de tableaux quelconques repeints par Jorn à sa manière. Chaque tableau, vivement réinterprété dans sa singularité expressive, était relancé dans la modification de sa valeur même. Ces modifications relevaient tout autant du détournement tel qu'il fut avancé par les situationnistes que d'une critique centrale du caractère limité de l'activité artistique moderne. À la suite d'une esquisse critique de l'antinomie aporétique inhérente à la pratique artistique dite autoréférentielle, l'auteur aborde dans leur particularité signifiante quelques peintures détournées par Jorn. Le détournement est alors considéré comme méthode de propagande et comme procédé expérimental dominé par la dialectique dévalorisation-revalorisation de l'élément détourné dont la perspective réelle est le dépassement de l'art et le mobile le renversement de la société de classes modernes.

Signatures: Louis Lefrançois; ElliottMoore;__

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Je tiens à remercier tous ceux qui m'apportèrent leur appui lors de la rédaction de ces considérations:

Elliott, S au et Olivier Moore, Edouard Vergriete,

Natalie et Christophe Genois-Lefrançois, Yvon et Nicole Génois,

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IV

TABLE DES MATIERES

Résumé...I Avant-propos...II Table des matières...IV Liste des illustrations...VI

Introduction... 1

1. Art et devenir du sujet...9

2. Le romantisme et l'émergence de la négation dans la sphère autonome de la culture... 11

3. L'autonomie de la culture, l'innovation continue et la conscience de soi artistique... 18

4. L'effondrement du romantisme, le Kitsch et le mouvement de l'autoréférence...2 4 5. La contradiction de l'autoréférence artistique: insuffisance de l'oeuvre et de l'opération... 29

6. Autoréférence et réalisation idéale de l'art... 34

7. Le dandysme et l'affranchissement de l'opération...3 5 8. Autoréférence et dissolution de l'oeuvre artistique... 40

9. L'après-guerre et la dissolution de l'expression... 49

10. La Cobra-modification... 52

11. Généalogie succincte du détournement... 63

12. Mode d'emploi du détournement... 76 13. L'opération des Modifications... 8 5

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14. Modification et détournement de la valeur de

l'ancienne organisation de l'expression... 100 15. Promenade dans un parc. Dynamique de la forme,

de la figure et du lieu... 105 16. Allégorie du Canard inquiétant... 110 17. Tératologie de la défiguration... 114 18. Le Barbare et la Berbère...1 1 8 19. La Dolce Vita et le passage... 1 23 20. Défiguration et métamorphose... 1 30 21. Ainsi on s'Ensor... 1 4 0 22. L'avangarde se rend pas... 144

Conclusion...1 5 0 Bibliographie...i Illustrations... xv

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LISTE DES ILLUSTRATIONS

Fig.l. Constant, Corneille, Appel et Jom. Cobra-Modification. 1949. Huile sur toile (sur un tableau original de R. Mortensen). 46x62 cm. Non-catalogué.

Fig. 2. Asger Jom. Traumspiel. 1959. Huile sur toile (tableau modifié). 48x100 cm. Cat. Atkins

1188.

Fig. 3. Asger Jom. Promenade dans un parc. 1959. Huile sur toile (tableau modifié). 89x146 cm. Cat. Atkins 1194.

Fig. 4. Asger Jom. Le Canard inquiétant. 1959. Huile sur toile (tableau modifié). 54x64,5 cm. Cat. Atkins 1197.

Fig. 5. Asger Jom. Une tête comme ça. 1962. Huile sur toile (tableau modifié). 33x25 cm. Cat. Atkins 1485.

Fig. 6. Asger Jom. Le Barbare et la Berbère. 1960. Huile sur toile (tableau modifié). 130x89 cm. Cat. Atkins 1478.

Fig. 7. Asger Jom. La Dolce Vita IL 1962. Huile sur toile (tableau modifié). 100,5x81,5 cm. Cat. Atkins 1475.

Asger Jom. Cocotte en sucre. 1962. Huile sur toile (tableau modifié). 35x27 cm. Cat Atkins

1474.

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Fig. 9. Asger Jom. Lapin. 1962. Huile sur toile

(tableau modifié). 41x27 cm. Cat. Atkins 1471. Fig. 10. Asger Jom. Ainsi on s'Ensor. 1962. Huile sur

toile (tableau modifié). 60x43 cm. Cat. Atkins 1491.

Fig. 11 Asger Jom. L'avangarde se rend pas. 1962. Huile sur toile (tableau modifié). 73x60 cm. Cat. Atkins 1490.

Les numéros de catalogue ont été établis par Guy Atkins dans sa recension de l'oeuvre picturale complète d'Asger Jorn selon la chronologie de leur exposition. Tous les numéros de catalogue des Modifications et des Nouvelles Défigurations proviennent du second volume consacré par Guy Atkins à la vie et à l'oeuvre d'Asger Jorn.

Guy Atkins (with the help of Troels Andersen). Asger Jorn. The Crucial Years. 1954-1964. London, Lund Humphries, 1977.

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"L'art à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif qui poursuit le dépassement de l'art dans une société historique où l'histoire n'est pas encore vécue est à la fois un art du changement et l'expression pure du changement impossible. Plus son exigence est grandiose, plus sa véritable réalisation est au- delà de lui. Cet art est forcément d'avant-garde et il n'est pas. Son avant-garde est sa disparition."

DEBORD. i

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INTRODUCTION

Le mouvement qui devait entraîner l'art moderne jusqu'à sa dissolution dans l'épuisement complet de toutes les branches esthétiques traditionnelles émerge au début du XIXe siècle et correspond exactement à ce courant négateur et oppositonnel que l'on appelle romantisme. Formé à la suite de l'échec sanglant de la Révolution française et de la confiscation de l'idéal et de la pratique de la liberté publique par la bourgeoisie conquérante, le romantisme fut cette tendance qui, en réaction contre la modernité marchande et étatique, amorça le cours nouveau de la conscience de soi artistique1.

1 Dans son Histoire sociale de l'art et de la littérature. Arnold Hauser constate qu"'il n'existe pas de production de l'art moderne, d'impressions ou d'humeurs de l'homme moderne qui ne doivent pas leur délicatesse et leur diversité à la sensibilité

engendrée par le romantisme" et que "toute l'exubérance, l'anarchie et la violence de l'art moderne, son lyrisme ivre et balbutiant, son exhibitionnisme effréné et

impitoyable en sont dérfvés"(p.l41). Hauser remarque en outre que le

"romantisme post-révolutionnaire reflète une nouvelle optique de la vie et du monde et, avant tout, il crée une interprétation neuve de la notion de liberté artistique. Cette liberté n'est plus un privilège du génie, mais le droit acquis à la naissance de tout individu doué.[...} le romantisme nie la validité de règles objectives, quelles qu'elles soient. Toute expression individuelle est unique, irremplaçable et contient ses propres normes de loi; ce discernement est la grande réalisation de la Révolution en matière d'art. Le mouvement romantique se mue maintenant en guerre de

libération, non seulement contre les académies, chapelles, cours, protecteurs, amateurs, critiques et maîtres, mais contre les principes mêmes de tradition, d'autorité et de règles.[...} L'ensemble de fart moderne est, dans une certaine mesure, le résultat de cette lutte romantique pour la liberté [...}". (pp. 129-130). Avec le romantisme "l'art cesse d'être une activité sociale guidée par un critère objectif et conventionnel et devient expression en soi, créant ses propres

normes.[...] à l'époque romantique et post-romantique, les artistes ne se soumettent plus aux goûts et aux exigences d'un quelconque groupe et ils sont toujours prêts à se dresser contre le verdict d'un forum d'opinions pour faire appel à un autre. Leur oeuvre lés amène à un constant état de tension et d'opposition envers le public" annihilant ainsi "toute continuité entre l'art et le public."(p. 130). De plus, "l'idée selon laquelle nous et notre culture sommes entraînés dans un flux étemel de luttes sans fin, la notion que notre vie intellectuelle est un processus à caractère purement transitoire, sont des découvertes du romantisiüe et représentent sa plus importante

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Séparé de la totalité de la vie sociale et relégué dans une sphère autonome spécialisée (la "culture"), l'art devient, dès la chute de l'empire napoléonien, un simple appendice décoratif et compensatoire, et perd ainsi toute signification autre que marchande et divertissante (principalement esthétique). Avec la transformation de l'activité artistique en spécialisation commerciale, l'oeuvre techniquement se banalise, et sa valeur de spirituelle qu'elle était devient strictement marchande, de même le statut de l'artiste disqualifié socialement se modifie en rôles divers se définissant tous dans l'isolement (l'artiste officiel enrégimenté, l'amuseur public ou le bohème révolté marginalisé). Dans ce contexte se développe, tout au long du XIXe siècle et jusqu'à l'irruption des avant-gardes historiques qui, entre 1915 et 1925, viseront volontairement la fin de l'art, le mouvement de la conscience de soi artistique. Ce mouvement moderne qui porte dans la sphère séparée de l'art la contradiction de l’insuffisance inhérente à toute expérience artistique se définira, à la suite du romantisme, par la lutte contre la culture officielle (académique et bourgeoise) et par le repli sur soi délibéré hors de toute sujétion mondaine désormais reconnue comme une extériorité restrictive, Ce mouvement multiple, à travers les contradictions et les luttes sociales de l'époque, déterminera son action selon la décomposition de la nature analogique de l'image et l'exacerbation des limites formelles du matériau, en allant jusqu'à pousser celles-ci à leur éclatement. Cette pratique réflexive ou auto-référentielle sera la marque même et le mouvement saccadé de l'art moderne de Poe à Joyce, de Turner à Malevitch, de Chopin à Webern. L'antagonisme qui s'installe alors au sein même de toute activité artistique possible amène

contribution à la philosophie de notre époque, "(p. 143). Histoire sociale de l'art et de la littérature. Paris, Le Sycomore, 1982, tome 3, 141, 129-130 et 143.

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graduellement, mais non "progressivement", l'art, en sa totalité signifiante, à sa perte assumée et revendiquée.

Dans cette guerre à outrance menée par les partisans de l'innovation extrémiste, et dont le but devenait l'affranchissement total de l'art de toutes limitations relevant des contingences sociales dominantes, le moment de la charge finale fut celui du dadaïsme et du surréalisme, après la première guerre mondiale. Dès lors, la question du dépassement de l'art était irrévoquablement posée.

Considérant l'état présent du conflit à la lumière de la critique et de l'action dorénavant menées au-delà de la sphère artistique, Guy Debord écrivait

Le dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent la fin de l'art moderne. Ils sont, quoique seulement d'une manière relativement consciente, contemporains du dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien; et l'échec de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont ils avaient proclamé la caducité, est la raison fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont à la fois historiquement liés et en opposition. Dans cette opposition, qui constitue aussi pour chacun la part la plus conséquente et radicale de son apport, apparaît l'insuffisance interne de leur critique, développée par l'un comme par l'autre d'un seul côté. Le dadaïsme a voulu supprimer l'art sans le

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réaliser: et le surréalisme a voulu réaliser l'art sans le supprimer. La position critique élaborée depuis par les situationnistes a montré que la suppression et la réalisation de l'art sont les aspects inséparables d'un même dépassement de l'art.1

C'est en tant qu'élément de cette position critique élaborée au sein de l'Internationale Situationniste (I.S.), soit le dépassement de l'art et la critique de l'autoréférence artistique, qu’est examinée dans cette étude la peinture détournée par Asger Jorn (1914-1973).

Après avoir été, pendant la guerre, associé à la tendance artistique la plus avancée regroupée au Danemark autour de la revue Helhesten (le Cheval d'Enfer), puis promoteur et principal protagoniste du mouvement Cobra (de 1948 à 1951), Jorn fonda en 1953 le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste. "En opposition au programme de bureaucratisation de l’art et au conservatisme du néo-Bauhaus"2 dirigé par Max Bill, le M.I.B.I. entendait relancer la critique de l’art en privilégiant l’aspect expérimental de la création et en revalorisant l'essence dynamique et transformatrice de l'activité créatrice, sa capacité. Dans une perspective antagoniste à celle du fonctionnalisme, où l'invention est soumise aux impératifs de l'industrie il s'agissait

1 G. DEBORD. La société du spectacle, op. cit., 126-127. Dans le Vr3 de la revue

Internationale Situationniste. (page 7), on lit: "Une thèse d'Asger Jorn, dans les conversations qui ont mené à la formation de l'I.S., était le projet de mettre fin à la séparation qui s'est produite vers 1930 entre les artistes d'avant-garde çt la gauche révolutionnaire, auparavant alliés. Le fond du problème est que, depuis 1930, il n'y a plus eu ni mouvement révolutionnaire, ni avant-garde artistique pour répondre aux possibilités de l'époque." C'est afin de surmonter cette séparation que s'est constituée l'I.S..

2 J.-F. MARTOS. Histoire de l'Internationale Situationniste. Paris, Gérard Lebovici, 1989, 48.

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de "s'emparer de l'industrie et (de) la soumettre à des fins non- utilitaires".1 Avec Pinot-Gallizio, Jorn fonde en 1955 le Laboratoire Expérimental du Le champ d’investigation formelle et de recherches expérimentales s'étend alors de la céramique et de la tapisserie à l'architecture, à la musique, à la méthodologie des arts et à la peinture (notamment la peinture industrielle de Pinot-Gallizio). À partir de 1956 s'opère le processus d'unification du M.I.B.I. et de l'Internationale lettriste (organisation de la gauche lettriste à laquelle Jorn participe depuis 1955). En juillet 1957, à la Conférence de Cosio d'Arroscia est fondée l'Internationale Situationniste regroupant les représentants de l'Internationale lettriste, du M.I.B.I. et du Comité psychogéographique de Londres. Le programme situationniste, dès lors, se propose de porter l'action révolutionnaire dans la sphère culturelle moderne. Alliant la critique radicale de l'art à la critique centrale de la société, l'I.S. entend réaliser l’art dans le mouvement même de sa suppression. L'activité ludique, l'invention permanente de désirs nouveaux et la construction des situations (sur la base initiale du programme d'urbanisme unitaire et par l'emploi intensif du détournement) constituent l'essentiel du projet de l'I.S.. Dès sa formation, c'est bien selon ce "changement de terrain de toute l'activité culturelle, que l'on observe manifestement dans chaque tendance avant-gardiste du siècle"2, que sont menées les actions des membres de l'I.S.. Il s'agissait de saisir le moment avant-gardiste dans sa vérité et de l'achever définitivement. La vérité de ce moment sera comprise par les situationnistes comme le contenu authentique du "projet

1 A. JORN. Pour la forme in G. BERREBY. Documents relatifs à la fondation de

l'Internationale Situationniste. Paris, Allia, 1985,430.

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concret d'une société sans classe", soit la libre reconstruction de la totalité de la vie dans un monde radicalement transformé.1 Pendant la première période de son activité, de 1957 à 1962, l'I.S. développe à la fois de nouvelles formes d'agitation et de contestation dans la réalité culturelle de l'époque et commence la formulation de la critique du nouveau rapport social apparut conséquemment à la liquidation du mouvement révolutionnaire moderne pendant les années 1920: le spectacle. Au cours de cette première phase de son activité se développent dans l’I.S. les principaux acquis théoriques et expérimentaux apparus dans l'Internationale lettriste; la dérive, la psychogéographie, l’urbanisme unitaire et le détournement.2

* * *

Cette étude se divise en vingt-deux petits chapitres. Dans les huit premiers sont examinés le mouvement de la conscience de soi artistique et la nature réflexive ou auto-référentielle de son activité, du romantisme jusqu'au symbolisme, en passant par cette attitude singulière où l'opération se détache consciemment de l'oeuvre avec le dandysme3. Les chapitres 9 à 22 sont consacrés, à travers l'interprétation de peintures détournées par Asger Jorn, les Modifications de 1959 et les Nouvelles

1 Sur l'histoire de I’I.S, voir les textes de J.-F. MARTOS, P. WOLLEN, M. BANDINI, K. KNABB et J.-P. VOYER et J.-J. RASPAUD indiqués dans la bibliographie.

2 Voir "Définitions", Internationale Situationniste. 1, juin 1958. (Tous les numéros de la revue ont été réédités en un seul volume aux Editions Champ Libre à Paris en 1975.)

3 La notion d'autoréférence est empruntée à Mario Pemiola, elle est définie et examinée aux chapitres 4, 5 et 6.

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Défigurations de 19621, à l'analyse de sa contribution spéciale à la critique de l'autoréférence artistique. Le détournement apparaît de ce point de vue à la fois comme la notion centrale et le procédé même d'une telle critique. Il est situé ici historiquement et selon sa nature essentiellement subversive, particulièrement chez Lautréamont, au sein du mouvement Dada, dans le surréalisme, dans la gauche lettriste et dans l'I.S., aux chapitres 11, 12 et 13. Le rapport du détournement pictural chez Jorn avec l'autoréférence fait partie de l'ensemble des considérations sur les oeuvres abordées (particulièrement au chapitre 13 où la position critique et dialectique de Jorn par rapport à l'antinomie auto-référentielle, où oeuvre et opération se scindent de manière aporétique, est analysée; et au chapitre 16, où l'allégorie présente dans le tableau Le Canard inquiétant est celle-là même de l'autoréférence et de son destin).

Les Modifications et les Nouvelles Défigurations sont distinguées comme deux moments d'un même mouvement qui est le détournement appliqué picturalement. Dans chacune de ces séries est présente une modalité particulière du détournement (la modification et la défiguration) de même qu'une qualité tératologique distincte: l'occupation monstrueuse dans le cas des Modifications et la possession des personnages représentés dans les Nouvelles Défigurations. La peinture détournée par Jom peut ainsi être considérée comme détournement critique à fonctionnement pictural où la tératologie, le masque et la pulsion mouvante de la couleur tous ensemble transforment l'organisation antérieure de l'expression, dont la valeur est détournée, en agent révélateur et en instrument de propagande inédit qui, pour n'être déjà plus de l'art, dépasse la simple réplique de type anti-art.

1 Au chapitre 10 est analysée la Cobra-Modification de 1949 qui illustre en quelque

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Mentionnons enfin que l'orientation méthodologique de ces considérations s'organise autour de la critique de l'aliénation (aussi bien dans sa forme sociale générale que dans sa spécificité artistique). Une telle critique de l'aliénation et de la réification est déjà présente dans les textes de Jom lui-même1, dont il est fait large emploi, ainsi que dans ceux des situationnistes. De même les références faites aux notions de réification, de fétichisme de la marchandise et de spectacle, ou encore à la critique de l'autoréférence artistique, proviennent des études issues de la critique de l'économie politique (Marx, Lukacs, Debord), de la théorie critique moderne (Horkheimer, Adorno, Benjamin) ou encore de textes se situant dans ce courant (Perniola, Agamben, l'auteur de l'Histoire désinvolte du surréalisme).

1 Voir sa Critique de la politique économique suivie de La lutte finale. Paris, I.S., 1960.

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1. ART ET DEVENIR DU SUJET.

"Tout ce qui est réel ne l'est que pour autant qu'il contienne et exprime l'Idée."

HEGEL1 Le destin de ce qu'il était convenu d'appeler l'art fut sa perte. Bien entendu, ce destin, je ne l'entends ni comme une pure extériorité, voire une transcendance planant au-dessus de la chose et exécutant son jugement à la manière d'un courroux divin, ni non plus comme une fatalité immanente, soit comme ce but (la fin ou le telos) qui aurait été prononcé intérieurement dès le départ et qui, procédant telle une maladie, se serait mis à croître jusqu'à ce que la mort paraisse au terme du chemin parcouru. Au contraire, c'est en tant que scission, en tant que figure de ce que Hegel nomme l'Esprit2 que je considère l'art en son mouvement contradictoire, c'est à dire comme catégorie historique s'actualisant, comme catégorie du devenir historique.3 L'art ainsi

1 G.W.F. HEGEL. Science de la logique (1812-1816), Paris, Aubier, 1949, tome 2, 463.

2 Voir G.W.F. HEGEL. Phénoménologie de l'Esprit (1807), Paris, Aubier, "Philosophie de l'Esprit", 1980.

3 Dans cette étude l'art moderne est considéré comme une détermination du devenir historique et c'est là comprendre son essentielle nature de passage. Selon notre manière de voir, l'art, compris en sa généralité, n'est ni une détermination de l'être (comme ontologie) c'est à dire une détermination intemporelle a-historique et qui peut être aussi bien subjectiviste qu'objectiviste; ni une détermination de la pensée (comme gnoséologie, mode de connaissance). C'est comme médiation historiquement et socialement déterminée qu' ici nous comprenons l'art. Etant médiation l'art moderne n’est pas autre chose qu'une modalité de la reconnaissance de soi du concept se mouvant dans son procès historique de concrétisation, et où entrent en

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entendu est un moment du violent tournoiement de l'Esprit ne se connaissant lui-même qu'à travers l'expérience concrète de son déchirement. Ainsi l'art comme force historique et comme mode d'être, d'apparaître et de devenir de la conscience sociale en sa concrétisation, ne s'épuise, en sa connaissance, ni dans son immédiateté, ni dans son extériorité, ni encore dans:

son but, mais dans son actualisation: le résultat [...] n'est pas le tout effectivement réel: il l'est seulement avec son devenir; pour soi le but est l'universel sans vie, de même que la tendance est seulement l'élan qui manque encore de sa réalité effective, et le résultat nu est le cadavre que la tendance a laissé derrière soi.1

L'art, conçu de manière logique (dialectique) et historique comme une perte, dégage clairement l'appréciation de toutes les considérations morales quant au but (soit la décomposition du tout de la culture moderne) comme de toutes les considérations partielles séparées quant à la tendance (soit l'élan des modalités successives de son procès de décomposition). Le destin de l'art dans la période moderne est son histoire et cette histoire est le devenir du sujet.

contradiction la signification et la communication séparées avec une réalité

empirique réduite aux impératifs de la déraison marchande. Cette médiation porte en elle le négatif et figure un moment déterminé de ce négatif. En d'autres termes l'art moderne entendu comme médiation est la pratique réflexion en soi-même du concept (un moment du mouvement historique qui devient pour soi dans la contradiction). Ainsi l'art n'est ni un mode universel de l'opérativité humaine (technique ou

spirituel) ni un mode particulier de l'être, mais figure de la négativité "ou réduite à sa pure abstraction le simple devenir" (Hegel), c'est-à-dire "un mode particulier et spécifique du processus historique" (Pemiola) ou conscience sociale concrétisée dans sa contradiction (formelle, matérielle, expressive et significative).

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2. LE ROMANTISME ET L'EMERGENCE DE LA NEGATION DANS LA SPHERE AUTONOME DE LA CULTURE

"Lumen demonstrat umbra."1

L'épuisement radical de l'ensemble des facultés artistiques s'amorce avec la conscience des limites de l'oeuvre dès le début du XIXe siècle, à l'époque où l'art comme sphère d'activités est violemment séparé de la praxis sociale dans le mouvement d'ensemble de mercantilisation de la vie et où il est ainsi réduit à l'état de simple divertissement. Avec le romantisme, certains artistes, pour la première fois, prennent acte et conscience de l'art comme créativité aliénée et l'énoncent à la fois dans le langage de la négation et dans celui de la religion.2 Les romantiques, dont Hegel qualifiait justement l'action comme un "néant qui néantise" et comme "un dieu qui s'autodétruit"3, furent les premiers à revendiquer la réalisation terrestre de la nature effective de l'art dans le mouvement de sa négation. Ainsi Hôlderlin ne parle pas tant de l'art pour lui-même mais de son effectivité, soit de la communication et de la signification qui le

1 Devise inscrite sur le cadran de York.

2 Voir à ce sujet, F.ANTAL. Classicism and Romanticism. New-York, Harper and Row, 1973 et A. HAUSER. Histoire sociale de l'art et de la littérature, tome 3, Paris, Le Sycomore, 1982.

3 Hegel considérait ainsi "les expériences les plus avancées des poètes romantiques", Schlegel, Solger et Novalis, comme expressions de la "négativité absolue et infinie", cité par G. AGAMBEN. Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale. Paris, Christian Bourgois, 1981, 8 et 81.

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fondent pratiquement en son devenir et en sa totalité. "Tant pis! S'il le faut, nous briserons nos malheureuses lyres et nous ferons ce que les artistes n'ont fait que rêver!"1 Pour Hôlderlin comme pour William Blake ou Novalis, la conscience des limites de l'oeuvre, comme de celles de l'activité artistique, s'accompagne nécessairement de la conscience de son contenu infini, des possibilités — cachées et aliénées — qui ne demandent qu'à être réalisées dans l'action révolutionnaire. La recherche de la réalité, "qui est seule vérité", les romantiques en vivront la nécessité dans la plus tragique confrontation du possible et de l'impossible où "la quête, des moyens de cette pratique de l'unité et de la communauté humaine"2 verra dans la vanité de l'exercice des facultés artistiques (dans la forme comme dans l'expression et le matériau) sa douloureuse restriction.

Tzara, qui connaissait la chose, voyait déjà dans la frange la plus extrémiste du romantisme, les soi-disant Bousingots, apparus en France après la révolution de 1830, les ancêtres les plus conséquents des partisans du dépassement de l'art:

Les costumes excentriques qu'ils portaient, leur dandysme, leur comportement dans la société en illuminés et révoltés, le scandale sur la voie publique doivent être considérés non seulement comme un défi à la bourgeoisie haïe mais surtout comme des éléments poétiques réels [...jcomme des manifestations de la tendance à transposer la poésie dans la vie quotidienne, tendance qui

1 F. HÔLDERLIN. "lettre à Neufer" (novembre 1794), cité par J.-F. MARTOS. Histoire de l'Internationale Situationniste , Paris, Gérard Lebovici, 1989, 85. 2 J.-F. M ARTOS. Ibid., 86.

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inconsciemment impliquait l'idée que la poésie pouvait exister en dehors du poème.1

L'art, dès que ses praticiens en reconnaissent l'intime mouvement comme mouvement du négatif et comme exigence d'une vie autre, entre dans sa phase la plus consciente et la plus amère. Si la poésie, c'est-à-dire la signification et la communication peuvent exister en dehors des formes et des activités spécialisées, c'est que l'art a déjà rempli sa mission passée. C'est que dans la conscience même de ceux qui lui donnent le concret, à la fois dans les oeuvres et dans les opérations qui le propulsent dans un univers commun dépourvu de communauté réelle, l'art se comprend déjà comme passé. La contradiction de l'art, celle-là même qui le définit comme contradiction, ne peut plus rien épargner: l'art doit ou bien mourir en se réalisant, ou bien subsister en esclavage comme simple figure marchande. En annonçant la contradiction et, selon l'expression de Marx, "en rendant la honte plus honteuse en la livrant à la publicité"2, les romantiques ont amené l'art à son impasse historique, et la question alors posée était inévitable: ayant découvert son autonomie forcée, que fallait-il en faire? Fallait-il maintenir cette autonomie en la décorant et en l'armant de manière à en faire une inexpugnable forteresse de la gratuité, et sauver ainsi ce qui pouvait l'être dans la recherche la plus pure? Ou bien fallait-il plutôt pousser l'art à sa destruction totale? En posant la question des limitations inhérentes -- et malheureuses à

1 T. TZARA. 'Essai sur la situation de la poésie"(193I) in Oeuvres complètes, tome

II, Paris, Flammarion, 1975. Dans la préface à ses Rhapsodies. (1832), Pétrus Borel déclarait; "je suis républicain comme l'entendrait un loup-cervier: mon républicanisme, c'est de la lycanthropie!..."

2 K. MARX. "Contribution à la critique de la “philosophie du droit“ de Hegel." (1844), in Oeuvres philosophiques. Paris, Champ Libre, tome 1, 1981,63.

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l'extrême — du tout de l'art, les romantiques ont découvert non pas "l'art vivant", ce truc, mais la vie même qui s'aliène dans l'art et qui est son sens et son essence aliénés. Dans l'autonomie reconnue comme une prison et comme une faute, comme une conséquence extrême du péché capital qu'est le capital conquérant, l'art se voyait en un miroir nostalgique comme une actualisation réelle située dans l'impossible. Et cette actualisation serait ou non le devenir conscient de la libération dans l'aliénation même. Il y a une "conscience malheureuse" véritable dans le désespoir et l'espoir sans bornes des romantiques qui oblige plusieurs d'entre eux à recourir au langage de la religion (que ce soit à celui de la religion traditionnelle ou encore à celui de la religion de l'art)1. C'est là à la fois la vision d'une déchéance totale et de la possibilité d'un accomplissement infini. Cette conscience malheureuse parce qu'acerbe n'est pas à confondre avec la fausse conscience, bonne ou mauvaise mais toujours médiocre, propre à la bourgeoisie et qui s'appelle conscience moderne. La "conscience malheureuse" romantique n'évite d'ailleurs pas le mal; au contraire elle s'y reconnaît et y installe sa pratique. Ce point est fondamental, car cette conscience constitue la clairvoyance extrémiste de tous les promoteurs du dépassement de l'art jusqu'à ce que l'art connaisse au XXè siècle sa complète décomposition spectaculaire- marchande et étatico-technocratique2. La conscience romantique est sans illusions mais non à la manière du lieu commun

1 Voir A. BEGUIN. L’âme romantique et le rêve. Paris, José Corti, 1947; H.G. SCHENK. The Mind of the Europeans Romantics. Oxford, Oxford University Press,

1979 ; E. BENZ. Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande. Paris, Vrin, 1981 et W. BENJAMIN. Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand! 1919L Paris, Flammarion, 1986.

2 Sur la décomposition totale de l'art dans la société de classes moderne voir T.W. ADORNO. Théorie Esthétique. Paris, Klincksieck, 1989 et J. ELLUL. L'empire du non-sens. L'art et la société technicienne. Paris, P.U.F., 1980.

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bourgeois, où "être sans illusions" équivaut à "être dans les affaires". Les illusions perdues du romantique sont autant de glaives en feu lui labourant le coeur et l'esprit1. Plus d'un romantique (et ceci est également vrai de leurs héritiers) consentiront délibérément à s'anéantir, car c'est un univers entier qui disparaît, balayé par l'industrie et par le travail salarié. Les rédacteurs de l'Encyclopédie des Nuisances n'ont pas tort d'écrire que:

ce qu'il est convenu de comprendre sous le nom de romantisme exprime avant tout la protestation contre la déchéance du luxe, contre la misère d'un monde où l'éclat doit être emprunté au passé, et où l'art, comme la pacotille, est essentiellement nostalgique. La fameuse affirmation de Schiller, selon laquelle l'homme n’est pleinement homme que là où il joue, est inscrite au seuil de cet enfer moderne de la production où le principe de rendement ne laissera bientôt nulle place au jeu, où l'homme mutilé travaillera à produire les substituts consommables des facultés dont il s'est amputé."2

Martos, pourtant loin d'être un compagnon des

encyclopédistes, pourrait également poursuivre l'argumentation lorsqu'il déclare que:

1 De ce "point nocturne de la contraction", Hegel disait: "l'état de l'homme que l'époque a repoussé dans un monde intérieur, ne peut, quand il veut se maintenir dans celui-ci, être qu'une mort éternelle. Sa douleur est unie à la conscience des limites qui lui font mépriser la vie telle qu'elle lui est permise." (cité par K. PAPAIOANNOU. Hegel. Paris, Seghers, 1969, 13)

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L'époque qui voit naître le romantisme inclut largement la critique de l’art, au sens où rien n'a pu exister d'authentiquement artistique qui n'ait déjà été une critique de sa propre existence séparée, des procédés formels existant, ou de l'encasernement social de l'activité créatrice.1

1 J.F. MARTOS. Histoire de l'Internationale Situationniste. Paris, Gérard Lebovici, 1989, 84. Cette connaissance intimement vécue de l'encasernement et de la

séparation, Novalis la dénonce ainsi: "Il est déplorable que la poésie porte un nom distinctif et que les poètes forment une corporation à part" (cité par Martos). Novalis en sent d'autant plus la déchirure que pour lui, comme pour Schlegel, la poésie (c'est-à-dire le sens que donne la poésie) "est universelle et progressive, c'est la synthèse de l'esprit humain". Selon Novalis, "la poésie, c'est ce qui est vrai d'une manière absolue. Plus une chose est poétique plus elle est vraie", (cité par B.TEYSSEDRE (prés). Hegel. Esthétique de la peinture figurative. Paris, Hermann, "Miroirs de l'art", 1964, 180). Hegel, qui fut le représentant de la conscience historique de cette attitude, avait remarqué cette séparation entre une signification vécue (la poésie) et ceux qui devaient la pratiquer dans l'isolement. Dans son Esthétique. Hegel souligne la perte du contenu réel de l'art, son caractère passé, et son essentielle aliénation dans ce transfert historique où ce qui était directement vécu s'est éloigné dans la représentation:"Nous respectons l'art, nous l'admirons; seulement nous ne voyons plus en lui quelque chose qui ne saurait être dépassé, la manifestation intime de l'Absolu, nous le soumettons à l'analyse de notre pensée, et cela, non dans l'intention de provoquer la création d'oeuvres d'art nouvelles, mais, bien plutôt, dans le but de reconnaître la fonction de l'art et sa place dans l'ensemble de notre vie. Les beaux jours de l'art grec et l'âge d'or du moyen âge avancé sont révolus. Les conditions générales du temps présent ne sont guère favorables à l'art. L'art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé [..] Il a perdu pour nous ce qu'il avait d'authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation." Esthétique, tome 1, introduction, chapitre 1, 29-30.

Plus loin, Hegel remarque:"notre culture n'est justement pas caractérisée par un débordement de vie et notre esprit et notre âme ne peuvent plus retrouver la satisfaction que procurent les objets animés d'un souffle de vie [...] À nos besoins spirituels l'art ne procure plus la satisfaction que d'autres peuples y ont cherchée et trouvée. Nos besoins et intérêts se sont déplacés dans la sphère de la représentation et, pour les satisfaire, nous devons appeler à notre aide la réflexion, les pensées, les abstractions, des représentations abstraites et générales. De ce fait, l'art n'occupe plus dans ce qu'il y a de vraiment vivant dans la vie la place qu'il y occupait jadis, et ce sont des représentations générales et les réflexions qui y ont pris le dessus. C'est

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Ainsi avec le romantisme les bases du dépassement sont inéluctablement posées. J'en relève l'essentiel dans la reconnaissance de l'autonomie comme actualisation aliénée de la créativité et de la communication, dans l'approche d'une conscience claire de la perte assumée, et dans la formulation implicite du contenu objectif du dépassement se définissant dans la recherche d'une richesse nouvelle, d'un luxe vécu parce que joué. Selon F. Pagnon:

La question de la transformation du monde et de la non-séparation entre idéalité artistique et réalité sociale s'affirme alors comme le centre de l'art.1

Le romantisme en son incessante influence sur les avants-gardes historiques du XXe siècle marque le premier temps d’un mouvement qui, dans et contre la modernité, allait conduire l'art à sa perte à travers l'exacerbation revendiquée de son auto­ négation.

pourquoi on est porté de nos jours à se livrer à des réflexions et à des pensées sur l'art. Et l'art lui-même, tel qu'il est de nos jours, n'est que trop fait pour devenir un objet de pensée." Ibid., 33.

1 F. PAGNON. En évoquant Wagner. La musique comme mensonge et comme vérité..Paris. Champ Libre, 1981, 82.

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3. L'AUTONOMIE DE LA CULTURE, L'INNOVATION CONTINUE ET LA CONSCIENCE DE SOI ARTISTIQUE.

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Or rien n'est plus redoutable que le concept qui reconnaît dans le négatif sa réalité et sa vérité. Aucun échappatoire n'est désormais possible. Toute extériorité étant supprimée, il n'y a plus de référence suprême autre que celles honnies de la valeur marchande ou du pouvoir d'Etat. L'époque historique qui voit la fin des régimes unitaires (dont la monarchie de droit divin offre la figure la plus connue) est celle de la fin de toute forme sensible d'un absolu socialement reconnu:

À mesure que s'accroît l'importance de la bourgeoisie marchande et manufacturière, organisant les rapports des hommes entre eux sur le mode rationnel de l'échange, selon le pouvoir mesurable de l'argent et dans la certitude mécanique du concret, la désacralisation s'accélère, défait les relations idylliques qui existaient entre le maître et l'esclave. La réalité de la lutte des classes affleure à l'histoire avec la même brutalité que le secteur économique soudain placé au centre de toutes les préoccupations.1

Pour la conscience bourgeoise qui se reconnaît dans son monde, comme pour celle qui se développe contradictoirement dans la contestation artistique, la signification en devenant autonome

ÏJ.F. DUPUIS. Histoire désinvolte du surréalisme. Nonville, Paul Vermont, 1977, 7-8.

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s'évapore et se disperse. Dès que la société perd à jamais la puissance d'unification qu'elle avait trouvée dans cette harmonieuse représentation de la hiérarchie qu'est le mythe, la culture enfin autonome se détache comme:

pouvoir de généralisation existant à part, comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division [...] En gagnant son indépendance, la culture commence un

mouvement impérialiste

d'enrichissement, qui est en même temps le déclin de son indépendance. L'histoire qui crée l'autonomie relative de la culture, et les illusions idéologiques sur cette autonomie, s'exprime aussi comme histoire de la culture. Et toute l'histoire conquérante de la culture doit être comprise comme l'histoire de la révélation de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression. La culture est le lieu de la recherche de l'unité perdue. Dans cette recherche de l'unité, la culture comme sphère séparée est obligée de se nier elle- même.1

C'est dans le langage de la négation que s'exprime toute cette tendance que "Jules-François Dupuis"2 nomme "esthétique radicale", où la recherche d'une unité nouvelle traverse le tout de l'exercice des facultés artistiques. Cette tendance, qui ne se connaît pas encore comme "avant-garde" et qui ignore

1 G.DEBORD. Ibid.,121.

2 L'auteur de l'Histoire désinvolte du surréalisme prend comme pseudonyme le nom de l'hôtelier de Lautréamont, Jules-François Dupuis.

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l'inscription et la portée historiques de sa critique, s'exprime dans la destruction symbolique et représentée de la cohérence du monde bourgeois, "par le choix provocant de la gratuité, par le rejet de la logique marchande et du concret immédiat qu'elle contrôle et qu'elle définit comme seul concret."1

C'est d'un même mouvement que la culture, ce processus de libération hors de l'immédiateté de la vie substantielle religieuse et traditionnelle, devient à la fois connaissance séparée et conscience partielle de la séparation. La contradiction de la culture autonome dans la société bourgeoise s'énonce ainsi comme la séparation entre une institution servile d'une part et une conscience malheureuse d'autre part. En tant qu'institution, la culture s'officialise et se transforme en instance de réglementation et de promotion de certaines figures du goût. Elle constitue un monde de la connaissance séparée, dans lequel les formes signifiantes passées et les derniers restes de la tradition sont liquidés en douce. D'autre part, et en conflit avec cette culture institutionnelle, se poursuit le mouvement de la contestation séparée, représenté par quelques artistes isolés. Dans la lutte contre la culture officielle et en marge de la guerre sociale, s'élabore la protestation essentielle et pourtant partielle de l'artiste contre la colonisation marchande de la vie. Isolé et méprisé, portant le discrédit que le monde des affaires jette sur lui, l'artiste, qui entrevoit idéalement l'absolu de la richesse possible et l'infini de la souffrance effective, s'enferme dans l'autonomie ou cherche désespérément à fuir l'éclat trop dur de l'esprit qui l'aveugle. L'artiste, dès le XlXè siècle, s'il est l'homme du "spirituel" cherchant sa vengeance définitive sur le monde profane marchand sera aussi l'homme de la fausse

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conscience. L'idéologie artistique prend alors immédiatement et fatalement la forme de l’esthétisme "qui passe pour l'idéologie de l'anti-valeur marchande qui rend le monde vivable et détient donc le secret d'un certain style de vie, d'une certaine valorisation de l'être, opposée à l'être réduit à l'avoir, qui est celui du capitaliste."1 S'insurgeant contre le monde bourgeois, la conscience de soi artistique se veut viscéralement anti­ utilitaire et anti-fonctionnelle. Elle formule sa revanche par un refus prenant sa source et son élan dans une détermination du goût. De cette manière elle se force à comprendre ce qu'elle exècre tant dans l'univers des valeurs que dans celui que circonscrit la vie quotidienne. Par là, la conscience de soi artistique s'oblige à reconnaître la séparation dans laquelle se démène son activité. La fausse conscience artistique est ainsi et d'abord conscience du faux dans l'art, dans le vrai simplement imaginé, évoqué et désiré; c'est la traversée du désert où la mort et le mensonge côtoient le vrai et l'éprouvent décisivement.

Fausse conscience artistique et conscience de soi de la créativité aliénée dans l'art s'affrontent d'abord dans cette contradiction de l'autoréférence où ensemble l'oeuvre et l'opération, aspects séparés du tout de la pratique artistique, se disputent la raison d'être de l'autonomie culturelle, dans un processus conflictuel, dans une guerre permanente que l'art livre contre lui-même2; la lutte de l'innovation et de la tradition.

1 J.F. DUPUIS. Op.cit.,11.

2 Le concept d'autoréférence est emprunté à Mario Pemiola qui le définit comme cette "dimension méta-artistique" attribuable à "l'essence de la conscience de soi artistique: elle est la forme idéale de l’autonomie, son aspect constitutif. [...] La contradiction qui mine l'autoréférence se manifeste dans une fausse conflictualité qui s'instaure entre les deux termes qui l'articulent, l'opération et l'oeuvre [...] Le rapport entre sujet et objet, entre opération et oeuvre, entre intention et objectivation n'est pas tout à fait de lui-même conflictuel mais le devient dans la catégorie artistique; celle-ci se posant comme totalité et se découvrant dans

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Ultime raison du changement dans la culture, l'innovation devient l'inviolable règle exécutant ses jugements avec la rigueur la plus extrême et châtiant toute dérogation à sa loi. L'innovation continue, qui est la forme du mouvement même que prend le changement incessant du monde par et selon la marchandise, doit aussi et forcément régir le procès de développement de la culture. Celle-ci, détachée du tout de la praxis sociale, devient la sphère générale de l'illusion, le monde autonome de la représentation et de la connaissance spécialisée. Et ce mouvement d’innovation qui envahit la vie des sociétés historiques est l'impitoyable guerre menée par la bourgeoisie, d'une part, et par les tenants du dépassement de l'art, d'autre part, contre les restes de la tradition.1 Ainsi,

l'impossibilité de la posséder, projette à l'intérieur d'elle-même la conflictualité qui l'oppose à l'économie", au monde quotidien soumis au règne absolu du capitalisme dans les sociétés modernes. "De telle façon se substitue à une opposition historique (celle entre art et économie, entre signification et réalité), qu'elle ne peut saisir, une pseudo-opposition entre les deux termes qui l'articulent". Dans cette

contradiction "la totalité de la conscience de soi artistique n'est pas une totalité à laquelle manque la réalité pour être absolue, mais elle est la manière de concevoir la totalité en restant dans la séparation." L'aliénation artistique. Paris, U.G.E., 1977, 44 et 48.

1 Dans des pespectives certes toutes différentes mais combien unitaires, malgré tout. Relevons qu'en ce qui concerne l'optique de la domination bourgeoise, Benjamin Constant, à l'aube du despotisme moderne, alors napoléonien, notait déjà:

" les intérêts et les souvenirs qui naissent des habitudes locales contiennent un germe de résistance que l'autorité ne souffre qu'à regret, et qu'elle s'empresse de déraciner." (cité dans le n-14 de l’Encyclopédie des Nuisances. Novembre 1989, "Ab Ovo", 3-4.). Le mouvement d'uniformisation marchande et technique de la vie sociale impose partout, et dès le commencement du règne bourgeois, l'éradication de la mémoire qui passe nécessairement par la liquidation des moeurs, des usages, des coutumes et des savoirs transmis par une tradition. Ce déracinement autoritaire, qui se développe d'abord localement (pour fin d'exemples mentionnons: l'institution des "enclosures", la guerre de Vendée, la "révolution industrielle", etc.), s'étendra au milieu du XXe siècle à l'ensemble du monde "civilisé". Ses conditions d'exercices iront de l'organisation scientifique du travail aux génocides planifiés en passant par l'éducation publique obligatoire, le déplacement des populations, la colonisation, l'hygiène civiquement contrôlée, etc.

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La lutte de la tradition et de l'innovation, qui est le principe du développement interne de la culture des sociétés historiques, ne peut être poursuivie qu'à travers la victoire permanente de l'innovation. L'innovation dans la culture n'est cependant portée par rien d'autre que le mouvement historique total qui, en prenant conscience de sa totalité, tend au dépassement de ses propres présuppositions culturelles, et va vers la suppression de toute séparation.1

La fin de l'époque romantique , qui est la première époque de la conscience de soi artistique, est aussi celle de la fin d'une protestation qui se voulait totale, mais qui dans l'expérience de l'échec et de l'isolement ne pouvait se retrouver dans une mise en pratique commune, dans une révolution sociale qui aurait réaliser son univers idéalement approché et dessiné.

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4.L'EFFONDREMENT DU ROMANTISME, LE KITSCH ET LE MOUVEMENT DE L'AUTOREFERENCE.

L'effondrement du romantisme s'opère historiquement de l'intérieur comme de l'extérieur, tant en ce qui concerne ses exigences qu'en ce qui a trait à la portée réelle du conflit qu'il alluma dans la sphère autonome de la culture. Intérieurement le romantisme s'essouffle dans son incapacité d'assumer la charge du déploiement des nouvelles forces formelles qu'il a mises à jour. De l'extérieur, c'est réactivement par son extrême retournement social et par la montée d'un conservatisme d'allure positiviste dans le domaine de l'art (le naturalisme). Le romantisme, première figure de l'auto-conscience critique de l'art, s'essouffle, enfoncé dans le malheur extrême de la perte reconnue de toute communication artistique. Comme le remarque Hermann Broch, le romantisme, ne pouvant se communiquer lui- même collectivement d'une manière authentique, étant incapable de "produire des valeurs moyennes" accessibles dans une reconnaissance commune, devait mourir de son enflure. Ne pouvant s'abaisser seulement d'un cran au-dessous du génie (ce fait est absolument inédit dans toute l'histoire des formes) le romantisme devait inévitablement retomber dans le Kitsch en une "chute catastrophique"1. Extérieurement, l'appropriation de ses aspects grandiloquents par l'industrie culturelle naissante et la redistribution commerciale à grande échelle et en accéléré de miettes inoffensives et pacifiantes, véritablement substitutives, de sa grandeur inconnue annonçait sa liquidation par le triomphe

1H. BROCH. "Quelques remarques sur le problème du Kitsch" in G. DORFLES. Le kitsch. Catalogue raisonné du mauvais goût. Paris, Editions Complexe, 58-83.

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de son ersatz, le Kitsch. Romantisme de la décomposition, première forme d'art bourgeois, le Kitsch répondait à merveille et avec cohérence à la demande d'art tant au niveau de la forme qu'à celui de l'expression, par la conscience de classe bourgeoise. Inscription décorative de son empreinte sociale et marque partout visible de la marchandise, le Kitsch est ce sceau du capital enfoncé sur l'espace-temps de la représentation. Avec le Kitsch , sous-produit du romantisme (preuve de son échec et de sa richesse détruite), apparaît pour la première fois un art relatif et syncrétique un art pouvant être à la fois industriel (qualitativement et quantitativement) et formellement hétéroclite, pouvant se passer absolument de tout fondement vécu comme de toute tradition. Dans l'art Kitsch se réalise, bien avant que son idée soit formulée, le musée imaginaire du totalitarisme marchand. Toutes les tendances, toutes les époques de l'art, quelles que soient leurs origines géographiques, ethniques, religieuses ou autres, le tout même de l'art passé (maintenent terminé) peuvent être rassemblées et recomposées dans une relativité générale du sens comme simples supports interchangeables plaqués sur la marchandise en mouvement. Ville, musique, peinture, écriture craquent dans cette diffusion de formes et s'écroulent sous mille strates d'un vernis de fausse pompe dans l'éclatement des airs burlesques du chant du capital victorieux. Le Kitsch, l'art soumis et conduit par la marchandise - - véritable fabrication et exploitation industrielle du sentiment devient l'ornementation du décor et le décor même nécessaires au monde que produisait la bourgeoisie. Authentique stratégie plastique de dissémination de la puissance bougeoise, le Kitsch transfigure la valeur marchande en renvoyant la réalité

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du pouvoir de classe dans un ailleurs réifié, dans un passé de simulacres.1

La contradiction de l'autoréférence est le repli tactique de la conscience du dépassement de l'art à l'intérieur de sa propre sphère séparée. L'exacerbation du matériau et une stratégie de l'innovation ininterrompue seront sa riposte à toute récupération prévisible. Engagée dans une lutte menée contre une signification soumise à la marchandise dans la configuration du Kitsch hégémonique, l'autoréférence se définit d'abord comme une guerre pour la fin de toute tradition. Le tout vivant de la tradition, effectivement détruite dans et par son extorsion bourgeoise, est maintenant conçu comme une troupe au service de l'ennemi et est envisagé comme telle. La règle du déroulement des engagements est l'innovation continue déployant son exercice sous l'angle de la perte assumée désormais en elle-même et pour elle-même: reconnaissons, exemplairement, la purification du matériau poétique définie par E.A.Poe; l'extrême musicalité de la peinture chez Delacroix; l'expérience baudelairienne du choc; l'invasion du noir dans la nouvelle organisation picturale avec Goya; le dandysme comme réponse fétichiste au fétichisme de la marchandise; l'autonomie intempestive de la couleur et de la lumière avec Turner; la "voyance" reconnue par Rimbaud; le détachement de Verlaine; le détournement élaboré à grande échelle par Lautréamont; la destruction mallarméenne et

1 Pour fin d'exemples mentionnons ces usines travesties en châteaux, ces musées instaurés comme temples, ces villes aux allures de nécropoles, ces gares et ces parlements déguisés en églises et toutes les "Expositions universelles", véritables foires du mauvais goût. Pensons surtout à la reconstitution syncrétique (de type "revival" ou éclectique) où il s'agit de rétablir l'édifice "dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné" (Viollet-le-Duc). Avec le Kitsch la bourgeoisie oriente la vision de son monde.

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finalement l'évacuation symboliste de toute contrainte matérielle.

Le déploiement industriel du Kitsch (et le rapport social nouveau, empli de malaise, qu'il médiatise dans la relation de l'homme aux objets et aux êtres vivants) et la médiocre réaction anti­ romantique, utilitariste et scientiste, par laquelle une forme d'art (qui pose la signification comme partielle et parcellisée) se réduit dans l'abdication du sens aux impératifs de la marchandise positivisée (le "progrès", la "science", la "technique") sous la bannière du naturalisme, amènent les tenants de l'autoréférence à reposer les termes de la formulation de la contradiction. En dirigeant leur attaque sur l'image, sur la découverte et, conséquemment, sur la décomposition de sa structure analogique dans le renvoi réciproque, continu et conflictuel de l'auteur à l'oeuvre et de l'oeuvre à l'auteur, les partisans de l'autoréférence installent la contradiction dans la contradiction. La destruction devient le mobile du rapport de la forme et de l'image avec le matériau. En combattant le Kitsch hégémonique et la mesquinerie naturaliste, les artistes de la décomposition volontaire de l'image en arrivent à porter la négation à un point jusqu'alors inconnu: la critique de la substitution, la critique de la nature mensongère et insuffisante de l'art. La destruction est pratiquement vérifiée comme étant la réalité, c'est-à-dire la vérité de l'art. C’est le début de la fin de toute callistique (qui est alors le domaine du Kitsch) et de toute esthétique référentielle, tant traditionnelle qu'imitative par rapport à un réel existant en-soi hors de l'oeuvre, hors de l'opération ou en dehors même de la vie de l'agent élaborant les formes. Ainsi, tout le reste, la vie publique, le rapport social, la nature, les idées fortes et les idées molles, tout ce qui n'est pas créativité est considéré et jugé comme n'étant que mort, communauté factice,

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domination étrangère. L'autoréférence, en sa contradiction, est la déclaration d'indépendance de l'art dans la perspective de sa libération séparée et selon l'exacerbation de ses limites internes. Ainsi l'art moderne connaît-il avec son affirmation indépendante le début de sa dissolution. Le recul de cette position par rapport à celle prise par les soi-disant Bousingots n'est qu'apparent.

Le repli stratégique dans la sphère autonome de l'art s'explique dans ce nécessaire et inéluctable procès d'auto-explicitation et de réduction de la forme au matériau. La perte définitive du langage de la communication "voilà ce qu'exprime positivement le mouvement de la décomposition moderne de tout art, son anéantissement formel."1 Réalisant dans l'expérience de la scission le conflit interne du processus artistique, et ce, dans la conscience de son insuffisance radicale, les artistes de l'auto- référence se rendront compte que ni l'oeuvre ni l'opération ne permettent de revenir à un langage commun construit selon des exigences strictement artistiques, et les partisans de l'esthétique à outrance deviendront aussitôt les fossoyeurs de toute esthétique.

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5. LA CONTRADICTION DE L'AUTOREFERENCE ARTISTIQUE: L'INSUFFISANCE DE L'OEUVRE ET DE L'OPERATION.

"Toute transformation dans la visée de l'art est vouée à se détruire elle-même, cette autodestruction est inscrite dans la structure même de l'art"

MARCUSE1

Il convient ici d'insister sur l'interprétation que donne Mario Perniola de la nature conflictuelle de la pratique auto­ référentielle. Cette pratique, nous la retrouvons différemment et contradictoirement dès le premier tiers du XIXe siècle dans l'attitude dandy et plus tard, entre 1870 et 1890, dans l'esthétique symboliste (à laquelle il faut comprendre l'attitude dite esthète ou décadente qui lui correspond exactement2). En peinture, avant que tout n'explose avec la vision nouvelle symboliste, il faut considérer Turner, Constable, Delacroix et Manet comme les initiateurs de cette tendance pour laquelle

1 H. MARCUSE. Vers la libération (1969), Paris, Denoël, 1972, 82.

2 C'est G. Albert Aurier qui définit alors avec le plus d'exactitude le rapport nouveau entre forme et idée dans le symbolisme et qui le premier non seulement reconnaîtra la valeur véhémente de la peinture de Van Gogh, mais aussi exprimera l'unité

fondamentale des pratiques symbolistes et décadentes. Sur la corrélation des attitudes symbolistes, esthètes et décadentes (dans lesquelles on compte tout autant celles de Redon, Moreau, Kupra, Klinger, Rops, Wilde et Lorrain) voir P. JULLIAN. Esthètes et magiciens. L'art fin de siècle. Paris, Librairie Académique Perrin, 1969 et J.R. REED, Decadent Style. Athens (Ohio), Ohio University Press, 1985.

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c'est l'acte de peindre qui prime sur toute forme de référentialité, c'est-à-dire de désignation d'une réalité extérieure à la peinture. Avec Turner, Constable, Delacroix et Manet le "sujet" et même la nature ne sont plus ce à quoi la peinture se rapporte, comme illustration ou description, mais deviennent les supports à partir desquels l'acte de peindre peut se relancer soi-même dans la forme et dans le matériau. Là, couleur, lumière, ligne, matière et masse sont prises en elles- même, la peinture ainsi s'auto-réfère. Cette attitude picturale où l'oeuvre domine essentiellement, certains l'appellent formalisme1. En cette pratique multiple où la réflexivité devient le mobile de l'action, oeuvre et opération scindées se renvoient réciproquement dans l'intensification d'une vision et d'une intuition négatives de la limite substantielle de la créativité qui,

1 Comme l'observe Arnold Hauser " Delacroix et Constable se dressent au seuil d'une ère nouvelle. Ils sont encore en partie des expressionnistes romantiques se débattant pour exprimer des idées, mais en partie aussi, ce sont déjà des impressionnistes s'efforçant de retenir l'objet fugace et ne croyant plus à aucun équivalent parfait de la réalité. [...] Constable est, sinon le plus grand, tout au moins l'artiste le plus progressiste de son temps. Avec la destitution de l'homme du centre de l'art et son remplacement par le monde matériel, la peinture acquiert une nouvelle substance et en est de plus en plus réduite à la solution de problèmes techniques et purement formels. Le sujet-matière des toiles perd progressivement toute valeur esthétique, tout intérêt artistique, et l'art devient d'un formalisme inconnu jusqu'alors. Le thème de l'oeuvre s'efface devant l'exécution. Le maniérisme le plus cavalier n'avait jamais fait montre d'une telle indifférence envers le motif. Jamais jusqu’ici un chou

et une tête de Vierge avaient été considérés à égalité de valeur en tant que sujets artistiques. Ce n'est que maintenant, alors que la qualité picturale forme le contenu réel d'une toile, que les anciennes distinctions académiques entre les différents sujets disparaissent. Même chez Delacroix, malgré sa profonde affection romantique pour la poésie, les motifs littéraires constituent seulement une circonstance

propice, non le contenu des toiles. Il rejette le littéraire en tant que but pictural et s'efforce d'exprimer, plutôt que des idées littéraires, quelque chose de son cru, quelque chose d'irrationnel et assimilable à la musique." Op.cit., 186-187. Gustave Moreau pourra plus tard affirmer: "Qu'importe la nature en soi? Elle n'est pour l'artiste que l'occasion de s'exprimer... L'Art est la poursuite acharnée par la seule plastique de l'expression du sentiment intérieur" (cité par P. JULLIAN. Op.cit., 332).

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encore enfermée dans le monde de l'art, cherche frénétiquement sa totalité articulée:

Le rapport réciproque entre opération et oeuvre n'est pas pacifié mais conflictuel: l'opération tend à voir dans l'oeuvre ses limites et vice versa l'oeuvre voit dans l'opération sa vanité. L'autoréférence ne se soude pas en un cercle mais prend la forme d'une spirale: l'opération ne se résout pas entièrement dans l'oeuvre, parce qu'il y a un résidu qui reste étranger à toute objectivation1 2: et vice versa l'oeuvre ne se résout pas entièrement dans la condition de produit de l'opération, parce que là aussi il y a un résidu qui ne peut pas se subjective^. La conscience de soi artistique essaye désespérément de saisir ces résidus, répétant son double mouvement interne: d'une part elle s'efforce d'objectiver aussi l'acte même qui opère, le faisant objet d'une représentation dans l'oeuvre, d'un autre côté elle s'efforce de subjectiver le produit de l'opération, le faisant représenter dans l'opération artistique. De cette manière la conscience de soi artistique se trouve lancée en un renvoi à l'infini entre opération et oeuvre, parce que l'oeuvre

1 Ce résidu, l'élément extérieur, englobe le désir (dans tous ses aspects de

rencontre, de réalisation, et de pouvoir proprement humains), l'imagination, et ce qu'il faut bien appeler l'inspiration, et qui ne peuvent s'accomplir dans ce procès, dans le jugement pratique qu'est l'opération.

2 Ce résidu de l'oeuvre c'est l'entité extérieure à laquelle l'oeuvre renvoie et que Mario Perniola définit comme monde désiré, imaginé.

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ne pourra jamais représenter l'opération par laquelle elle est posée et vice versa l'opération représentée ne sera jamais celle qui pose l'oeuvre. Autant de fois la conscience de soi artistique répétera ce mouvement, autant de fois sa prétention de tout comprendre restera vaincue; la spirale que son procès d'auto-dépassement dessine ne peut jamais être fermée. Par conséquent sa condition est essentiellement douloureuse et contradictoire: le contraste entre la totalité de sa dimension consciente et l'impossibilité de se posséder entièrement explose avec une virulence extrême.1 2

Dans cette impasse qui prend la configuration d'une asymptote, là où la signification s'éloigne par un acte décisif et volontaire du désastre continu que constitue pour elle une réalité empirique et mondaine possédée par la déraison marchande, l’autonomie est revendiquée et chèrement défendue. C'est là la tragédie des partisans de l'esthétique radicale, et "l'autoréférence est l'expression séparée et idéale d'une telle autonomie"2, C'est-à- dire, d'une autonomie qui ne se définit elle-même qu'à rebours, dans une recherche de l'absolu.

La résolution de cette contradiction tend à se développer, soit dans l'affirmation exclusive de l'opération, qui, privilégiée, devient l'unique aspect du processus, par exemple dans le

1 M. PERNIOLA. L'aliénation artistique. Paris, U.G.E., "10-18", 1977, 41. Qu'il suffise ici de mentionner ce sentiment du vide, l'insatisfaction et les crises de dépression chez Delacroix (voir son Journal'), l'évocation définitive du spleen par Baudelaire ou le désespoir de Van Gogh.

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3 3

dandysme, soit dans l'oeuvre pure se définissant comme définitive et auto-déterminée, par exemple, avec Mallarmé, chez qui le poème acquiert à partir de 1885 une valeur métaphysique et devient l'équivalent de l'Etre par une extension formidable de l'ontologie au fait artistique . Ainsi l'autonomie de la culture est elle-même niée de l'intérieur par l'autonomie de la pratique artistique et par "l’extension totalitaire des modalités d'être"1 de l'une des faces du processus séparée volontairement de l'autre. Que l'on considère la conquête de l'autonomie par l'action réflexive du côté de l'oeuvre ou du côté de l'opération, nous sommes en présence du même procès de destruction interne de la pratique artistique dans tous ses aspects constitutifs: forme, contenu, expression, matériau, écriture et procédés. Le jeu auquel se livrent les partisans de l'esthétique radicale est un jeu avec le feu. En relançant, en une quête infinie, l'autonomie dans l’autonomie par la réflexivité, ces praticiens procèdent à la liquidation même de toute autonomie culturelle, sans en avoir pourtant une conscience claire. La fausse résolution est adoptée (quels que soient l'aspect envisagé et le résidu qui commande la concrétisation) comme la réponse obligée à un monde faux. La conscience de soi artistique qui s'enferme dans la séparation s'oblige à reconnaître comme telle la séparation. Elle fonde dans cette critique exacerbée les conditions internes de l'auto­ dépassement et même si à ce moment historique elle semble ignorer le mouvement réel qui détruit le monde existant, elle l'introduit, par l'exercice de sa règle d'innovation à outrance, dans la sphère autonome de l'art. Cette tendance fait ainsi rejaillir en elle les contradictions sociales qui traversent l'époque.

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6. AUTOREFERENCE ARTISTIQUE ET REALISATION IDEALE DE L'ART.

Alors s'élabore le désir de réaliser l'art. La conscience de soi artistique qui se développe dans le mouvement de l'autoréférence découvre dans le processus même de l'éclatement des conditions d'exercice des facultés artistiques, la possibilité idéale d'une réalisation définitive de l'art. A partir des deux aspects de l'autoréférence (l'idéalisme subjectif de l'acte pur et l'idéalisme objectif de l'oeuvre absolue) se forment deux modalités partielles de la conscience du dépassement. Et chacune de ces modalités exprime dans sa volonté de réalisation la critique la plus extrême du caractère aliéné de l'art: la substitution. La première de ces modalités incarne le refus explicite et farouche du monde bourgeois. Puisque pour elle toute objectivation est nécessairement une réification, elle se base sur l'élimination radicale de toute référence à une oeuvre ou à une trace même de son passage. La seconde, inversement, ne se définit que par cette oeuvre même, qui devient ainsi absolue et où l'opération est abolie, péremptoirement. Toutes deux poussent à leur extrême limite les possibilités d'une autonomie artistique dans la sphère séparée de la culture. Les forces qui tendent vers l'idée d'une réalisation de l'art y sont différemment intensifiées, mais toutes sont canalisées en vue de permettre l'explosion de l'ensemble des qualités formelles contenues dans l'art quelles qu'elles soient1 et quels que soient leurs modes de concrétisation (objets construits, comportements définis, paroles énoncées).

1 C'est-à-dire non seulement plastiques ou picturales, littéraires ou musicales, mais aussi celles qui sont directement vécues, au-delà de toute représentation.

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7. LE DANDYSME ET L'AFFRANCHISSEMENT DE L'OPERATION. La première modalité de cette conscience du dépassement qui ne se reconnaît que dans l'opération, et où la valeur poétique se libère, non dans un "produit", mais dans l'acte d'opérer (provisoirement et passagèrement) prend la forme de ce réseau de gestes et de paroles, dans cette manière d'être appelée dandysme. Cette recherche de la plénitude de la vie par l'épuration de la forme exclut toute référence à une permanence. Avec le dandysme la médiation artistique prend l'aspect d'une extériorisation et d'une provocation qui s'énoncent dans une stratégie d'affichage de soi. Le dandy transforme sa vie en oeuvre d'art, ou mieux: en une opération d'art, car sa vie est le mouvement même de l'opération artistique qui, en se posant, disparaît. L'attitude dandy est l'opération affranchie. L'oeuvre n'est plus un objet ni même une parole énoncée ou un comportement représenté (comme c'est le cas dans l'opéra ou dans le théâtre), elle est plutôt évanescence d'elle-même dans le regard étranger d'un autre reconnu seulement dans son éloignement. Carlyle remarque que le dandy est d'abord un objet visuel:

a visual object, or thing that will reflect rays of light. Your silver or your gold... he solicits not; simply the glance of your eyes1

Mais par ce détour qui se modèle dans l'emploi du temps et dans la capture du regard, le dandy est en même temps beaucoup plus,

1 T. CARLYLE. Sartor Resartus: the Life and Opinions of Herr Teufelsdroch. Oxford, Oxford University Press, 1987, 212.

Figure

Illustration 2. Asger Jom. Traumspiel. 1959. Huile sur toile (tableau modifié). 48% 100cm
Illustration 3. Asger Jom. Promenade dans un parc. 1959. Huile sur toile (tableau modifié)
Illustration 4. Asger Jom. Le Canard inquiétant. 1959. Huile sur toile (tableau modifié)
Illustration 5. Asger Jom. Une tête comme ça. 1962. Huile sur toile (tableau modifié)
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