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Patrimoine urbain en terre au Mali : un processus de renouvellement perpétuel

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Academic year: 2021

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Patrimoine urbain en terre au Mali : un processus de

renouvellement perpétuel

Vincent Laureau

To cite this version:

Vincent Laureau. Patrimoine urbain en terre au Mali : un processus de renouvellement per-pétuel. fabricA, École nationale supérieure d’architecture de Versailles (énsa-v), 2012, fabricA, http://leav.versailles.archi.fr/#/ressources/238. �hal-01635308�

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Patrimoine urbain en terre au Mali : un processus de renouvellement

perpétuel

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Vincent Laureau

« L’éternité ne doit pas être une éternité d’immutabilité, mais une éternité de vie :

comment, autrement, pourrions-nous vivre et nous mouvoir en elle ? » Henri Bergson,

« La perception du changement », 19112

Dans cet article, nous nous intéressons à la ville de Dia (Mali), dont nous verrons qu’elle est « recréée en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu »3. Elle pourrait être considérée comme « patrimoine culturel immatériel ». En effet, la notion de « patrimoine culturel immatériel » élaborée par l’UNESCO comprend « les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire, ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés »4. Cette

définition officielle permet d’envisager un patrimoine architectural et urbain qui se reconstruit perpétuellement sur lui-même, sans formes stables.

La ville de Dia, un patrimoine unique

Le delta intérieur du Niger, situé au Mali, est le creuset d’une culture urbaine très ancienne. Bordée au nord par le Sahara, la vallée du Niger a toujours été une voie de transit privilégiée pour le commerce avec de nombreuses civilisations. Cette situation géographique exceptionnelle, alliée à la fertilité naturelle d’un sol inondable, a très tôt favorisé l’installation d’une sédentarité puis d’une culture urbaine spécifique. La ville de Dia (9500 habitant en 1986)5 offre un patrimoine urbain particulièrement intéressant

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à observer, car la ville « est considérée comme l’une des plus anciennes de l’Empire du Mali »6 et donc plus ancienne que les villes touristiques de Djenné et de Tombouctou7. Les premières traces conséquentes de peuplement datent de 800 ans avant J.-C., cumulant ainsi plus de 2 700 ans d’histoire8. D’après la tradition orale, ce sont d’ailleurs les habitants de Dia qui auraient fondé Djenné9, en la nommant d’abord Dia-ni (Dia-petite) qui deviendra ensuite Djenné.

Fig 1 - Situation de la ville de Dia dans le delta intérieur du fleuve Niger au Mali

Cette ville semble donc être le creuset d’une culture urbaine qui s’est ensuite étendue à travers le territoire. Paradoxalement, Dia n’est concernée aujourd’hui par aucune mesure de sauvegarde patrimoniale ! Nous sommes pourtant en présence d’un témoignage unique d’une culture urbaine extrêmement ancienne. Certaines particularités de la ville permettent de saisir la spécificité de ce patrimoine urbain. Dia, « capitale Bozo »

La fondation de la ville de Dia est, en partie, attribuée au peuple de pêcheurs Bozos10,

qui forment encore aujourd’hui la majorité du peuplement de la ville. Dans les mémoires collectives, les Bozos sont « les maîtres de l’eau ». On dit aussi que « les Bozos sont dans l’eau » (comprenez les pieds dans l’eau) et donc par extension, Dia est

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la ville dans l’eau. La ville est effectivement encerclée par l’eau à une certaine période de l’année. Les formes urbaines observables sont un prolongement de cette culture Bozo. L’ensemble de la ville entretient un rapport particulier avec l’eau. On dit, par exemple, que « voire l’eau le matin porte bonheur »11. Toute la silhouette de la ville en dépend. La topographie générale de la ville – un peu plus élevée en son centre – permet à chacun de voir l’eau depuis sa propre toiture. On remarque également que les perspectives lointaines au débouché des rues révèlent le scintillement caustique de la lumière sur l’eau.

Les Bozos sont par ailleurs connus comme étant des maçons de premier ordre, maîtrisant parfaitement l’art de la maçonnerie en terre crue, comme en atteste l’exemple remarquable des Saho (maison des jeunes circoncis), véritable dentelle de terre. De nombreuses techniques de construction que l’on retrouve dans la région trouvent probablement leurs origines dans cette ville.

La langue principale parlée à Dia est le Tiéyaho12, ou Tieyaxo13 (ISO 639-3). Cette

langue est propre à la culture Bozo et fait l’unité dans la soixantaine de villages avoisinants. Le peuple Bozo est semi-nomade. Les Bozos se déplacent de façon saisonnière en fonction de la migration du poisson. Ils édifient pendant les campagnes de pêche des campements provisoires de paille, au plus près de l’eau, appelés Bozodaka. Après une saison de pêche, les pêcheurs retournent dans les villages de terre crue situés dans des zones exondées. La notion de nomadisme, associée à une langue propre, laisse entrevoir une ontologie du patrimoine spécifique à un lieu, à une culture et à un matériau.

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Fig 2 - Photo panoramique des toitures de Dia. Les facteurs de préservation

Demeurant éloignée du monde par un manque d’infrastructure routière, la ville continue de se construire principalement avec des matériaux locaux. En effet, l’importation de matériaux engendrerait un réel surcoût lié aux difficultés d’acheminement. Ainsi, on ne dénombre à ce jour dans la ville que quatre constructions en ciment, dont la mosquée. Tout le reste est reconstruit perpétuellement en terre. Cette mise à distance physique par rapport au reste du monde est donc, en partie, ce qui protège la perpétuation de la construction en terre de la ville.

Mais la ville de Dia recèle une autre forme de mise à distance. En tant que « centre religieux et scientifique »14, elle abrite les tombeaux de nombreux grands savants de la religion musulmane, ce qui en fait une ville sainte de l’Islam africain. Cette spécificité crée une sorte de barrière vis-à-vis du monde extérieur. La croyance enveloppe la ville d’une pellicule de protection intangible. Les tombeaux, construits en terre, sont régulièrement entretenus et portent la trace dans l’urbain d’une mémoire active qui participe à la pérennité de ces constructions. Cette empreinte historique de la ville est entretenue par le désir de mémoire de ses habitants, c’est un patrimoine vivant. Par cette double mise à distance à la fois physique et mystique, la ville est ainsi maintenue hors du temps, dans une sorte de temporalité parallèle.

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Fig 3 - Un tombeau vivant, ville de Dia, Mali, 2009. Une autre temporalité, un autre patrimoine

La notion de patrimoine est construite sur un rapport entre l’espace et le temps. Mais la relativité de la question temporelle permet aujourd’hui d’ouvrir largement les perspectives. La notion de temps en Afrique permet d’envisager la temporalité sur une échelle différente. Dans la bande sahélienne, Jean Gallais présente une différenciation selon deux types de temps : le « temps rond » (le temps des saisons qui reviennent comme un cycle naturel), et le « temps linéaire de l’histoire » (celui des rois, des empires et des grands récits)15. Percevoir cette dualité du temps permet, à l’évidence, d’envisager un autre rapport au temps, donc au patrimoine. Jean Gallais décrit les hommes du Sahel comme étant « les hommes du présent dans un cycle annuel renouvelé, guetteurs d’un environnement sans surprise »16.

La conception moderne du temps, nous permet d’envisager la relativité de la notion. Selon Bruno Latour, la représentation moderne du temps prend l’image d’une flèche unidirectionnelle qui provient du passé et qui se projette dans l’avenir17. Mais, lorsque Latour démontre que « nous n’avons jamais été modernes »18, il nous permet par la

même occasion de remettre en cause cette représentation du temps. L’auteur suggère l’existence d’un temps semblable à une spirale où « le passé n’est pas dépassé mais repris, répété, entouré, protégé, recombiné, réinterprété et refait »19. Cette posture

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contemporaine vis-à-vis du temps nous invite désormais à reconsidérer la notion de patrimoine sur la base cyclique d’un processus.

Le patrimoine comme processus

L’étymologie du mot « processus » vient du latin pro (vers l’avant) et cessus (aller, marcher), il signifie donc : « aller de l’avant », « avancer ». Il est synonyme de « développement », de « progrès ». On constate déjà que le mot processus est particulièrement intéressant pour un continent qui cherche à se développer sur le plan économique.

La pensée moderne est construite à partir d’un ensemble de certitudes, de « purifications ontologiques »20. Le processus, à l’inverse, crée de l’aléatoire, c’est un dispositif en

mutation perpétuel dont on ne connait pas le résultat, à supposer qu’il y en ait un. Nous constatons alors que le processus n’est pas envisageable dans le cadre de la pensée moderne, le processus représente « l’impensable des modernes »21. En revanche, le processus se trouve aujourd’hui au cœur des préoccupations de la création architecturale contemporaine. Nous pouvons, à ce titre, mentionner l’ouvrage Indéfinition de

l’architecture, un appel qui propose une architecture de l’indéfinition, de l’ouverture qui

donnerait place à l'événement, à l’imprévu, à la vie22. Au cœur de cette pensée contemporaine se trouve le doute et la non certitude comme base de réflexion. L’œuvre architecturale contemporaine devient alors moins une forme qu’un processus.

La contemporanéité du processus permet de revisiter le patrimoine en terre. Il permet, par la même opération intellectuelle, de l’anoblir dans son essence, dans ses vertus. Le fait de faire et de refaire la ville sur elle-même permet d’entretenir le savoir-faire des maçons. Le processus devient rituel et le chantier donne le temps de la transmission des savoir-faire pour la génération suivante. L’équation est soudainement claire, l’extrême

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fragilité du patrimoine engendre la permanence de la reconstruction et maintient en vie la culture constructive. Pour étayer cette idée, nous pourrions mentionner le concept de « durée » évoqué par Gaston Bachelard : « Ce qui dure le plus est ce qui se recommence le mieux. »23. Il s’agirait alors d’une autre formulation patrimoniale et ceci à travers un processus.

Fig 4 - Réfection annuelle d'une toiture, ville de Dia, Mali, 2009.

La ville de Dia est physiquement contrainte dans une limite naturelle qu’est cette ceinture d’eau pendant la saison des pluies. La ville ne peut donc s’étendre, elle est maintenue dans une dimension précise. La cité n’a d’autre choix qu’un renouvellement « intra-muros » par le biais du processus, mais ce renouvellement évolue avec les variations du milieu.

Répondre à un environnement changeant

La ville évolue en se transformant au gré des besoins, réagissant face à un environnement naturel et culturel qui change irrémédiablement. Le changement climatique, par exemple, provoque la disparition de certains matériaux de construction, comme des variétés de pailles, ou de bois. Le bois, autrefois disponible localement, est aujourd’hui devenu rare et cher. L’architecture traditionnelle locale entre donc dans une sorte d’impasse environnementale. La préservation d’une architecture « à l’identique » semble indéfendable dans un environnement frappé par les changements climatiques et par la pauvreté. Il semble, en effet, éthiquement impossible de promouvoir la préservation d’une architecture devenue trop coûteuse, même assistée par des

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financements extérieurs. La nécessité du transport de matériau rend là aussi écologiquement incohérent l’emploi de matériaux devenus introuvables localement. Selon John Brinckerhoff Jackson, le propre du « paysage vernaculaire » est d’être au plus proche des variations environnementales24. La notion d’habiter permettrait également un rapprochement du changement, car « habiter, c’est moins demeurer en un lieu qu’adopter, toujours provisoirement, une façon d’être »25. Le rapport entre

l’habitant et son paysage se comprend dans le « provisoire », dans l’éphémère, dans un lien étroit avec la nature et avec son rythme. L’auteur va jusqu'à évoquer des villages entiers qui sont capables de se déplacer. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à la ville de Dia, qui avait été précédée par Shoma et Mara (Mali)26, et également à la ville de Djenné (Mali), précédée par le site de Djenné-Djeno27. On peut également, à ce titre, mentionner le cas plus récent du déplacement de certains villages Dogons. Il paraît alors incohérent de vouloir figer un patrimoine dont l’essence même est de s’adapter spontanément aux moindres variations du contexte naturel.

Cette constatation se voit renforcée par un autre facteur contextuel changeant, tout aussi important, qui est la revendication d’un droit à l’évolution. L’exemple de Djenné est tout à fait symptomatique des contradictions en cours dans le patrimoine urbain en terre. Les habitants de la ville aspirent à plus de confort. Ils souhaitent pouvoir faire évoluer leur habitat selon leurs aspirations contemporaines28. Cette situation conflictuelle entre les instances patrimoniales et les habitants provoque des effets contre-productifs pour l’intégrité du patrimoine urbain en terre. Il semble donc impossible de contraindre un « espace social »29 dont la qualité intrinsèque est d’être toujours suffisamment souple pour répondre aux besoins des cultures qui sont changeantes. Être au plus proche de l’environnement et des habitants, c’est bien le vœu le plus cher de l’architecture écologique contemporaine, conceptualisée par Félix Guattari dans « l’écosophie »30.

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Alors n’est-il pas aujourd’hui temps de tirer les enseignements de ce processus urbain en terre ancestrale et de le respecter dans son intégrité ?

Architecture de l’oralité, architecture immatérielle

À l’image des paroles immatérielles d’une société construite dans l’oralité, l’architecture de terre n’a pas de pérennité physique. L’espace en terre, de par sa fragilité, n’a d’autre forme de permanence que celle des rituels répétés grâce à la ferveur populaire autour des monuments religieux. Face à la fragilité du matériau terre, devant ce retour à l’état de poussière qui la guette en permanence, l’architecture est sans cesse renouvelée. Comme le mythe qui est sans cesse répété, le processus urbain est une répétition. Il est l’objet de multiples réinterprétations, l’occasion d’une appropriation. L’architecture de terre est le support physique d’une transmission culturelle entretenue par les générations successives. Toujours comme le mythe qui traverse le temps grâce à l’oralité, le processus urbain traverse la matière et le temps pour se déployer au présent dans une architecture toujours ouverte aux évolutions de la culture et réagissant au contexte.

Dans la culture locale, il n’y a pas d’attachement à l’espace, ni à la forme, mais il y a en revanche un attachement au rituel. Lorsque le jeune homme, atteint l’âge adulte, il construit sa propre maison, il entretient un rite, un rituel, un passage, « une passe »31.

C’est précisément le moment de la transmission de connaissance. John Brinckerhoff Jackson semble avoir « la conviction que le processus même du travail n’était pas moins beau, ni riche de sens, que le produit fini »32. Le fait que le « processus de travail » puisse être beau, prend tout son sens lorsque l’on a en tête le magnifique rituel du crépissage de la grande mosquée de Djenné33. C’est bien alors un processus urbain qui

subsiste dans la ville de Dia, et c’est peut-être même un vecteur de beauté, mais d’une beauté immatérielle.

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Le métabolisme urbain

L’architecture de terre entretient un rapport étroit avec son environnement proche, comme un prolongement de celui-ci. Si, comme nous l’avons vu, de nombreux dispositifs maintiennent une mise à distance du global, la ville en terre est dépendante des ressources locales. La ville, solidement ancrée dans son territoire proche, a cultivé une forme relative d’autonomie métabolique. L’entretien de ce rapport étroit au paysage est un facteur important de la préservation du métabolisme urbain. Les composants qui entrent dans la confection du matériau terre sont la terre, la paille, …, sable, son de riz, eau, bois, pierres, poteries, bouse de vache, bouse d’âne, litière des moutons, etc. La « recette » ressemble alors à une liste qui résume l’ensemble des composants du paysage environnant, un « condensé »34. Dans cette logique métabolique faite de circuits courts, le « déjà là » a un rôle très important. La ruine, par exemple, est considérée comme une abondante source de matériaux (terre, bois, pierre, etc.), tout y est réemployé. La ville se reconstruit alors perpétuellement sur elle-même. Quand la ruine est vue comme une carrière, c’est toute la pensée patrimoniale qui change.

Fig 5 - Les ruines sources de matériaux, ville de Dia, Mali, 2009.

Si la ville est vidée de ce processus en terre, la ville change, le métabolisme se modifie, le rythme ralentit, le rapport au temps se transforme, l’influence des saisons se minimise, des liens sociaux disparaissent. La ville en terre se révèle être une

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organisation métabolique extrêmement complexe qui crée des interactions de différentes natures entre tous les citadins. Ces liens sociaux sont le « ciment » de la cité, ils se révèlent comme étant plus solides que la matière. Si l’on écarte un paramètre de cette structure métabolique, c’est alors une distance qui se crée entre l’homme et le monde. Le métabolisme de la ville en terre fait preuve d’une résilience remarquable, tel un organisme vivant, donnant lieu à une régénérescence des cellules qui la composent. La ville en terre nous propose un renversement ontologique de la notion de patrimoine. Pas de permanence formelle

Le droit coutumier traditionnel participe à la souplesse du processus urbain. Il permet à un individu l’usage d’un sol le temps d’une vie. À sa mort, le sol est à nouveau disponible pour un nouvel usager, offrant ainsi un renouvellement permanent des formes urbaines. Cette notion de renouvellement se retrouve également chez Augustin Berque à propos du patrimoine japonais : « Les formes du passé, indéfiniment, sont reprises dans le présent. Ce sont des formes présentes35 ». Cette reprise des formes « indéfiniment » au présent, c’est bien la possibilité d’envisager un processus patrimonial au présent. Comme un prolongement de la culture, les formes urbaines évoluent de façon élastique. On comprend qu’avec un tel rapport au foncier, la fixation d’une forme urbaine représente un lourd contresens culturel.

L’appropriation spatiale engendre un rapport étroit entre les corps et l’espace. L’espace est ainsi façonné autour de la culture, il agit comme un calque de celle-ci. L’espace évolue comme une empreinte en actualisation permanente, il est le fruit d’une « mise à jour » permanente. Ordonner sa fixation reviendrait à figer la société, ce serait empêcher une culture de se déployer dans l’espace et de s’affirmer. Ce serait la vider de sa substance, de son essence, de cette énergie qui à travers les générations successives nous ont été transmises jusqu’à ce jour.

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Les courbes douces des monuments étant le témoignage des crépissages successifs, plus les courbes s’éloignent de l’angle droit et plus l’édifice prend de l’âge visuellement. Les monuments emplis de ces courbes engendrent une présence rayonnante qui inonde l’espace public et qui force le respect. L’esthétique architecturale des courbes inclut donc une représentation temporelle de l’ancienneté. On peut ainsi, comme on mesure l’âge d’un arbre, mesurer l’âge d’un mur en comptant le nombre de crépissages successifs comme une écorce de plus en plus courbe. Les angles s’arrondissent, le toit s’alourdit, des fissures disparaissent d’autres apparaissent, certains murs s’effondrent d’autre s’épaississent, des fenêtres sont bouchées d’autres créées, même la couleur de l’enduit est variable d’une année à l’autre. Quand l’espace privé change, l’espace public change lui aussi, tout semble lié et uni dans un processus évolutif et permanent.

Fig 6 - Les couches d'enduits successifs changent progressivement la forme de l'espace. On peut évoquer les propos de Bruno Latour et Émilie Hermant qui décrivent le Pont Neuf à Paris comme un « monument virtuel ». Pour eux, cette virtualité s’explique par un « cycle incessant de renouvellement »36. Il ne reste alors plus aucune pierre datant de l’origine de sa construction, toutes les pierres ont été changées par les réfections successives. Le renouvellement fait donc partie intégrante de la matière, la seule différence entre un organisme vivant et une matière inerte c’est la vitesse de ce renouvellement. Les auteurs expliquent que ce sont les institutions qui permettent de

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maintenir le Pont Neuf. Il n’y a donc pas de conservation ou de préservation à l’identique. Ce qui est conservé et transmis n’est qu’une forme dont on réactualise, par l’entretien et le remplacement des matériaux, la résistance physique.

Nouveau patrimoine, nouvel avenir

Dans « La table rase et la momie : de l’attitude moderne envers les formes bâties et de son possible dépassement », Augustin Berque présente sa vision du patrimoine japonais. Cet essai permet d’ouvrir la question du patrimoine pour le continent africain avec un regard neuf. L’auteur commence par dénoncer la démarche de l’UNESCO tendant à l’universalité37. Il propose en contrepartie que les paradigmes patrimoniaux soient élaborés en fonction des cultures et du milieu, ainsi que leur rapport réciproque (l’écoumène). « Suivant les cultures, l’identité culturelle ne s’entend ni ne se protège partout de la même façon »38. Cette phrase, à elle seule, permet d’asseoir solidement la problématique favorisant ainsi l’émergence de nouveaux critères de protection, pour un patrimoine urbain en terre.

L’exemple du patrimoine japonais permet d’envisager un patrimoine architectural au présent, n’existant qu’à travers le rituel de reconstruction. Dans ce cas, la notion de permanence ne peut s’appliquer à l’objet matériel, mais dans l’acte humain, dans les gestes. Le parallèle avec l’architecture de terre sans cesse reprise devient plus clair. En effet, la grande mosquée de Djenné ou encore le Kama Bolon39 de Kangaba (Mali), par exemple, n’existent que grâce aux rituels de réfection.

La pensée moderne du patrimoine envisageait une claire opposition entre une « destruction maniaque (...) payée symétriquement par une conservation tout aussi maniaque. »40. Cette logique patrimoniale moderne doit être aujourd’hui remise en cause pour ses effets contradictoires qui tendent à conserver pour mieux détruire. La

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posture contemporaine invite à plus de considération pour le local, le réel, la réalité, le spécifique. Vouloir vider la ville en terre du processus qui l’a amenée jusqu'à notre époque, revient à un acte de destruction et non de conservation. On peut reprendre à ce titre l’image de « la momie »41, développée par Augustin Berque : pour lui, la conservation figée, immobile, équivaut à la mort. L’extrême fragilité de l’architecture de terre, alliée à la spécificité d’un contexte culturel basé sur l’oralité, nous autorise à envisager le patrimoine de terre sur la base de nouveaux paradigmes, d’un nouveau regard.

La patrimonialisation est un « symbole de la lutte contre la vulnérabilité »42, mais les instances patrimoniales peuvent, paradoxalement, contribuer à cette vulnérabilité. Or, Anne Ouallet explique que « les vulnérabilités sont d’ordres physique, social et environnemental »43. Un tel constat permet de vérifier la nécessité d’une vision transdisciplinaire autour de la patrimonialisation de l’architecture de terre. D’autre part, les rouages de la conservation patrimoniale ne peuvent être établis sans l’accord des populations qui y vivent. Particulièrement dans un espace maintenu en forme par les habitants eux-mêmes. Aucune mesure n’est envisageable sans l’élaboration d’un projet commun. La question patrimoniale nécessite un projet intégré convoquant toutes les disciplines dans une démarche contemporaine.

Sous couvert d’un « développement durable » incluant la durabilité de l’histoire, des recettes patrimoniales homogènes sont établies. Cette homogénéisation est contraire aux fondements du développement durable qui demande plus d’attention aux particularités du milieu et rend donc inenvisageable l’homogénéisation d’une telle démarche globalisante. Le développement durable dans sa version patrimoniale n’échappe pas à cette dépendance relative aux spécificités locales. C’est donc bien au niveau local que les solutions doivent être trouvées, en particulier pour la construction en terre qui

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engage la place de l’homme dans son milieu, dans son rapport au monde, dans sa « géopoétique »44.

Un patrimoine informel

Si l’on accepte qu’un patrimoine puisse avoir une forme évolutive, non permanente, tangible, immatérielle – un patrimoine fait de gestes, de rituels et de transmission orale –, on peut dès lors accepter que ce patrimoine n’ait pas de forme à proprement parler, ni de permanence géographique. On est alors en mesure d’observer sa réinvention « déterritorialisée »45 dans l’urbanisation informelle des grandes capitales africaines, et de porter également un nouveau regard sur l’extraordinaire croissance urbaine de Bamako (6% de croissance urbaine annuelle), ou bien sur l’incroyable vitalité de Lagos (plus de 15 millions d'habitants). L’urbanisation informelle est victime d’une représentation issue de la modernité46, qui nous dit ce que doit être la ville et ce qu’elle ne doit pas être. Cette « image » négative de la ville provoque chez les habitants « un sentiment d’échec et la rancœur d’une misère produite par le regard des autres (donc selon un mode relatif) »47. Mais si nous nous plaçons dans une démarche contemporaine, avec plus de discernement, nous sommes alors en mesure d’observer l’urbanisation informelle dans toute sa relativité, son essence.

Dans les pays les moins avancés, l’urbanisation informelle est démographiquement majoritaire et c’est l’informel qui construit la ville. Reconnaître l’existence de ce processus ancien comme moteur de l’urbanisation contemporaine, permet de reconnaître la valeur patrimoniale « immatérielle » de ces quartiers, engageant un regard neuf sur la ville. Cette posture établit une nouvelle échelle de graduation des valeurs urbaines. Le contemporain nous propose alors une sorte de filtre afin de mieux voir le réel.

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Dans « L’invention de la ville », Michel Agier évoque les quartiers pauvres comme les lieux de l’invention d’une nouvelle citadinité48. Sa démarche tend à prouver que l’informel favorise une large appropriation de l’espace public et donc permet d’inventer de nouvelles formes de citadinité. C’est alors l’idée de ville elle-même qui doit être reconsidérée, et dans cette quête les villes africaines proposent aujourd’hui un autre modèle. Une telle posture nous invite à ouvrir notre regard au réel, au présent, à l’énergie, pour cela nous devons en premier lieu reconnaître ce processus comme étant un moteur urbain valorisable. Il faut ensuite observer, analyser, comprendre, puis accompagner.

Ce texte n’a pas pour objet d’aller à l’encontre d’une patrimonialisation dont cette région du monde a besoin. Il s’agit au contraire de revendiquer cette patrimonialisation comme étant spécifique, comme étant différente des standards occidentaux. C’est donc l’occasion d’affirmer des spécificités. Cette reconnaissance propose d’inventer une autre échelle de valeurs patrimoniales enrichie de nouveaux critères. Cette démarche va dans le sens d’une valorisation des savoirs locaux, ainsi que dans le sens du développement durable. Elle nous permet également d’envisager une création contemporaine issue de fondements culturels profondément situés.

Notes

1 Une première version de cet article à été publiée, en langue espagnole, dans les actes

du colloque « Terra 2012 – XIth International Conference on the Study and Conservation of Earthen Architectural Heritage », Lima, PUCP, 2012.

2 Henri Bergson, « la perception du changement », La pensée et le mouvant. Essais et

conférences (Oxford, Clarendon Press, 1911), Paris, Quadrige, 2005, 291p., p. 176.

3 UNESCO, Texte de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel

immatériel, Paris, 2003. Disponible sur

http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00022#art2. (Consulté: le 13 aout 2012).

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17/18 5 Rogier Bedaux, et al. « Recherches archéologiques à Dia dans le Delta intérieur du

Niger (Mali) : Bilan des saisons de fouilles 1998-2003 », Leiden, Research School of Asian, African and Amerindian Studies, Leiden University, CNWS publications, Mededelingen van het Rijksmuseum voor Volkenkunde, n° 33, 2005, 560 p., p. 11.

6 Ibid, p. 29.

7 Rogier Bedaux, et al. « The Dia archaeological project : rescuing cultural heritage in

the Inland Niger Delta (Mali) », African Archaeology Today, Antiquity 75 (290), 2001, p. 837-848.0

8 Rogier Bedaux, et al., « Recherches archéologiques à Dia dans le Delta intérieur du

Niger (Mali) : Bilan des saisons de fouilles 1998-2003 », op. cit., p. 186.

9 Ibid, p. 29. 10 Ibid, p. 12.

11 Phrase relevée auprès d’un pêcheur Bozo de Bamako (Mali), dans le quartier de

pêcheur de Bozo-Dougouni.

12 SIL, Mandé Language Family, West, Northwest, Soninke - Dzuun, Soninke - Bobo,

Soninke - Bozo, Bozo. Carte crée en 2001, modifiée en 2010. Disponible en :

http://www.sil.org/SILESR/2000/2000-003/bozo.htm (Consulté: le 13 août 2012).

13 Thomas Blecke, Bärbel Blecke, « Les parlers bozo : révision d'une enquête

dialectologique », Mandenkan, n° 32, 1997, p. 23-34.

14 Rogier Bedaux, et al. « Recherches archéologiques à Dia dans le Delta intérieur du

Niger (Mali) : Bilan des saisons de fouilles 1998-2003 », op. cit., p. 29.

15 Jean Gallais, Hommes du Sahel, Espace-temps et pouvoir, le delta intérieur du Niger

1960-1980, Paris, Flammarion, 1984, 289 p.

16 Ibid., p. 58.

17 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique,

Paris, La découverte, 1991, 211 p.

18 Ibid., p. 197. 19 Ibid., p. 102. 20 Ibid., p. 21. 21 Ibid., p. 57.

22 Benoît Goetz, Philippe Madec, Chris Younès, Indéfinition de l’architecture, un appel,

Paris, Éditions de la Villette, 2009, 131 p.

23 Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, (PUF, 1950), Paris, Presses

universitaire de France, 2006, 150p., p. IX.

24 John Brinckerhoff Jackson, À la découverte du paysage vernaculaire, (Yale

University Press, 1984), Arles, Actes sud, 2003, 277p.

25 Ibid., p. 26.

26 Rogier Bedaux, et al. « The Dia archaeological project : rescuing cultural heritage

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18/18 27 Susan Keech McIntosh et Roderick J. McIntosh, Jenne-Jeno, Une ancienne cité

africaine, 1981. Disponible en :

http://anthropology.rice.edu/Content.aspx?id=501.(Consulté: le 14 août 2012).

28 Anne Ouallet, « Vulnérabilités et patrimonialisations dans les villes africaines : de la

préservation à la marginalisation », Cybergeo : European Journal of Geography, Vulnérabilités urbaines au sud, article 455, 2009. Disponible en :

http://cybergeo.revues.org/22229. (Consulté: le 02 mars 2011).

29 Henri Lefebvre, La production de l’espace, (1974), Paris, Anthropos, 2000, 512 p. 30 Félix Guattari, Les trois écologies, 1989, Paris, Galilée, 72 p.

31 Bruno Latour, op. cit.

32 John Brinckerhoff Jackson, op. cit., p. 222.

33 Précisons que des travaux récents sur la mosquée de Djenné ont été entrepris pour

recouvrir la mosquée avec un enduit plus résistant. Cette mesure à pour effet de ralentir considérablement le rythme de réfection de l’édifice, engendrant ainsi une distance entre les citadins de Djenné et la mosquée. Une telle mesure mérite un débat.

34 Jean-Paul Loubes, Traité d’architecture sauvage, Manifeste pour une architecture

située, Paris, Éditions du Sextant, 2010, 171 p.

35 Augustin Berque, « La table rase et la momie : de l’attitude moderne envers les

formes bâties et de son possible dépassement », Milieu et identité humaine. Notes pour

un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010, 148 p., p. 88.

36 Bruno Latour, Émilie Hermant, Paris ville invisible, Paris, Les Empêcheurs de penser

en rond, 1998, 159 p.

37 Augustin Berque, op. cit., p. 78. 38 Ibid., p. 80.

39 Jan Jansen, Les secrets du Manding. Les récits du sanctuaire Kamabolon de Kangaba

(Mali), Leiden, CNWS publications, n° 115, 2002, 163 p.

40 Bruno Latour, op. cit., p. 93. 41 Augustin Berque, op. cit. 42 Anne Ouallet, op. cit. §. 5. 43 Ibid., §. 16.

44 Jean-Paul Loubes, op. cit., p. 96.

45 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. L'anti-Œdipe, Paris,

Éditions de Minuit, 1972, 493 p.

46 « Les quartiers d’urbanisation informelle » désignent ici des quartiers de la ville

établis en marge d’un processus d’urbanisation officiel, c’est à dire sans titre foncier, sans équipement, sans infrastructure.

47 Michel Agier, L’invention de la ville, Banlieues, townships, invasions et favelas,

Paris : Editions des archives contemporaines, 1999, 176 p., p. 25.

Figure

Fig 1 - Situation de la ville de Dia dans le delta intérieur du fleuve Niger au Mali
Fig 4 - Réfection annuelle d'une toiture, ville de Dia, Mali, 2009.
Fig 5 - Les ruines sources de matériaux, ville de Dia, Mali, 2009.
Fig 6 - Les couches d'enduits successifs changent progressivement la forme de l'espace

Références

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