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LE THEATRE FRANÇAIS EN ÉGYPTE (1798-1801)

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DIVERTISSEMENT ET ACCULTURATION EN TEMPS DE CAMPAGNE

Résumé : Bonaparte, durant la campagne d'Egypte, a d’abord conscience de l’importance

d’organiser les divertissements théâtraux ou musicaux, pour des soldats qui ont pu s’y accoutumer dans leurs milieux sociaux d’origine, via notamment l’important réseau de sociétés d’amateurs et de concertistes, ou dans les villes de garnison. Il sait aussi combien les moyens d’une acculturation sont indispensables à la réalisation de son rêve d’Orient, nourri de la geste des grands capitaines de l’Antiquité et de l'assurance de porter outre-Méditerranée les Lumières européennes - plus que d'une connaissance respectueuse du terrain culturel qu'il prétend labourer. Son acharnement à faire venir au Caire une troupe de professionnels, y compris après son départ, et à y édifier une salle de spectacles se heurtera aux aléas de la traversée d'une mer contrôlée par les Anglais, à l'engouement prudent ou critique des élites égyptiennes. Malgré l'enthousiasme en France des artistes de qualités diverses appelés à goûter au rêve oriental, dans un contexte d'égyptomanie débridée, cette initiative se traduira essentiellement sous Kléber par un théâtre par et pour la troupe, largement dédié à la comédie en prose et oublieux des œuvres patriotiques.

Michael Broers a cru distinguer un « impérialisme culturel » français dans l’Italie que conquiert Bonaparte en 1797, affirmant par la langue, l’administration, l’école, mais aussi les pillages, la position de Paris au cœur des Lumières et de cette « civilisation » chère aux Idéologues1. Le théâtre est au cœur du dispositif, fût-ce au prix d’adaptations, ou de résistances lorsque préexistent à la présence française de solides traditions – et l’on pense bien sûr aux déclinaisons de l’opéra italien. Trop féru d’histoire, Bonaparte ne peut ignorer l’usage festif et diplomatique qu’ont fait des arts de la scène d’illustres prédécesseurs, comme le maréchal de Saxe, désireux de faire oublier la rudesse de la soldatesque. Lui-même, happé par la théâtromanie du dernier tiers de l’Ancien Régime, ne dédaigne pas de se rendre hebdomadairement au spectacle, autant que la vie militaire le lui permette. Correspondant avisé de Talma, ami de bien des dramaturges, amoureux de la tragédie et des opera buffa, il aime à entraîner des comédiens à sa suite, avant de devenir, une fois empereur, un redoutable réorganisateur de la carte des plaisirs de la scène, parfois depuis le champ de bataille comme Louis XIV avant lui.

Pour l’heure, retrouvons-le en Égypte, au moment où s’enlise sa campagne et où le spleen gagne les troupes, épuisées par les marches, les escarmouches, les révoltes, le climat, depuis trop longtemps privées de congés et coupées des nouvelles de leurs proches (les correspondances étant souvent interceptées par les Anglais, qui font blocus en Méditerranée). Bonaparte a d’abord conscience de l’importance d’organiser les divertissements théâtraux ou musicaux, auxquels officiers et hommes de troupe ont pu s’accoutumer dans leurs milieux sociaux d’origine, via notamment l’important réseau de sociétés d’amateurs et de concertistes, ou dans les villes de garnison. Ensuite, il sait combien les moyens d’une acculturation sont indispensables à la réalisation de son rêve d’Orient, nourri de la geste des grands capitaines de l’Antiquité. Il l’a partagé avec ses frères - Joseph, marié à une Clary, née dans une famille de

1 Michael BROERS, The Napoleonic empire in Italy, 1796-1814: cultural imperialism in a European context ?,

Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2005. Cf. Philippe BOURDIN, « Les limites d’un impérialisme culturel : le théâtre français dans l’Europe de Napoléon », Le Mouvement social, à paraître.

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négociants marseillais liés au Levant ; Lucien, qui dans les années 1770 aspirait à une ambassade à Constantinople. Il l’a inscrit au cœur d’un processus civilisationnel, qui affirme la supériorité intellectuelle et matérielle contemporaine de l’Europe, berceau de la raison et de la liberté, mais aussi la nécessaire reviviscence de l’âge d’or des anciennes civilisations égyptienne, gréco-romaine, arabe, telle que Volney la propose en 1791 dans Les Ruines. Cette ronde des anciens et des modernes, des modèles et de leurs artefacts, doit précipiter la régénération du genre humain. Le premier but de l’Institut d’Égypte, fondé le 22 août 1798, sera donc « le progrès et la propagation des Lumières en Égypte »2. Un consensus existe quant aux buts immédiats à atteindre par la scène théâtrale, rappelés par le Courrier de l’Égypte (n°s 13 et 98) : le délassement des envahisseurs, l’éducation des assujettis - « un nouveau moyen d’élever les âmes de ces néophytes en liberté, et de former dans cette contrée l’esprit public, ce cinquième élément d’un peuple libre », selon Say3. Le tout ne va pas sans un certain cynisme

et une confusion évidente des genres, dans la mesure où la théâtralisation affecte nombre d’actes officiels bien au-delà des lieux de réjouissance ordinaires, notamment lorsqu’il s’agit de rendre publiques les conversions des Français à l’Islam. Loin d’envisager une France arabe4, le

témoignage du général Dupuy, commandant du Grand Caire et de ses arrondissements, à l’un de ses amis toulousains, est de ce point de vue éclairant, jusque dans les termes employés :

« Nous célébrons ici avec enthousiasme les fêtes de Mahomet ; nous trompons les Égyptiens par notre simulé attachement à leur religion, à laquelle Bonaparte et nous ne croyons pas plus qu’à celle de Pie le défunt […]. Nous avons célébré avant-hier l’ouverture du Nil ; c’est la plus belle fête de l’Égypte, et nous y avons déployé toute la gaieté et la folie française. Dans trois jours, nous devons célébrer la fête de Mahomet ; tu ne le croiras pas, mais je t’assure que nous sommes aussi fervens que les pèlerins les plus fanatiques. Enfin, voilà la troisième pantomime que nous allons faire, car l’entrée solennelle de la caravane de la Mecque que nous avons faite ici n’est pas peu de chose : tu aurais ri de me voir avec nos musiciens à la tête de ces pèlerins »5.

La rencontre de deux traditions théâtrales

Le monde arabe, s’il ignore les bâtiments européens qui servent d’écrins aux représentations, sont sensibles depuis longtemps à des formes théâtrales diverses, le plus souvent associées aux fêtes religieuses ou saisonnières, aux foires, aux confréries. Elles peuvent se limiter à des joutes oratoires entre poètes, aux performances des récitants et des conteurs. Ceux-ci personnifient les héros de leur récit - y compris par l’emploi des ombres chinoises depuis le règne des Fatimides - et mêlent prose et vers dans leur choix d’épisodes de romans médiévaux. Ils font le bonheur des cafés de quartier à partir du XVIIe siècle, lieux où

s’expriment aussi des amuseurs (muhabbazun), qui jouent des sketchs comiques et des farces en phase avec l’actualité et les réalités sociales. D’autres pratiques, attestées elles aussi depuis la période médiévale, laissent libre court à l’improvisation. Elles sont portées par les la ̔âbûn (à la fois clowns et mimes) ou les mukhannathûn (musiciens, danseurs ou acteurs), qui peuvent être intégrés à des troupes ambulantes. Celles-ci montent notamment des spectacles grotesques (les samâja), souvent derrière des masques animaliers, entre cours des grands notables et maisons des riches marchands. Elles le disputent aux fous et aux bouffons (mudhikûn), inventeurs d’histoires et de poèmes parodiques (maqâmât), volontiers obscènes, mettant en scène des personnages issus des marges de la société (entremetteuses, escrocs, homosexuels), et alternant chant, musique et danse, langue savante et dialectale, dialogues et descriptions.

2 Henri LAURENS, L’expédition d’Égypte (1798-1801), Paris, Seuil, 1997, p. 21-33.

3 Jean-Honoré Horace SAY, avec Louis LAUS DE BOISSY, Bonaparte au Caire, Paris, Prault, 1799, p. 161. 4 Sur ce point, voir Ian COLLER, Une France arabe. Histoire des débuts de la diversité (1798-1831), Paris, Alma,

2014.

5 Lettre de Dupuy au citoyen Deville, négociant à Toulouse, 2 fructidor an VI (19 août 1798), in Jacques

GODECHOT (éd.), Le général Dupuy et sa correspondance (1792-1798), Paris, Société des études robespierristes, 1962, p. 208.

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Jusqu’aux chars animés des mariages et des cérémonies de circoncision, sur lesquels on trouve des artisans mimant leurs gestes professionnels, des acrobates, des jongleurs, des montreurs d’animaux et des magiciens6.

Bonaparte et ses hommes découvrent partie de ces traditions lors de la fête du Nil, au Caire, le 20 août 1798. Quoique d’aucuns pratiquaient en France un libertinage débridé, la volupté et la lascivité des danses les frappent, et particulièrement les transes extatiques des confréries soufies. Le capitaine Say se laisse subjuguer par les almées, danseuses du ventre, chanteuses et comédiennes, qui réservaient alors leur répertoire sensuel aux élites égyptiennes et ottomanes : ces prêtresses de la volupté « exécutent de petits ballets pantomimes, dont les mystères de l’amour fournissent ordinairement le sujet »7. Vivant Denon, qui décrira ces mêmes

bayadères flétries par l’alcool et l’art des hétaïres, s’étonne au même moment, à Rosette, que les danseurs « toujours masculins, expriment de la manière la plus indécente les scènes que l’amour même ne permet aux deux sexes que dans l’ombre du mystère »8. Les mélodies

autochtones ne trouvent pas davantage grâce aux oreilles européennes : des reprises et improvisations musicales dissonantes, aux mélopées nasillardes, dans lesquelles Denon entend une cacophonie ; « des airs baroques accompagnés par une musique plus baroque encore », selon Detroye. Le même témoin insiste sur les spectacles de curiosités qui envahissent les places le jour de la naissance du Prophète, le 21 août: « des meneurs d’ours et de singes, des chanteurs, des chanteuses qui exécutent des scènes dialoguées, des femmes qui chantent des poèmes, des joueurs de gobelets qui escamotent des serpents vivants, des enfants qui figurent les danses les plus impudiques, des gladiateurs qui s’exercent à des combats singuliers, etc. »9.

Dans une note adressée au Directoire pendant l’été de 1798, où il énumère les besoins de l’armée d’Orient, Bonaparte réclame une troupe de comédiens, une autre de ballerines, au moins trois ou quatre montreurs de marionnettes, une centaine de femmes françaises et les épouses des militaires et civils partis pour l’Égypte, des liquoristes et distillateurs, une cinquantaine de jardiniers avec leur famille, dans l’espoir d’agrémenter le quotidien de ses hommes10. Il est

vraisemblable que cette demande ait eu un début de réponse, à en croire l’un des hérauts du théâtre par et pour le peuple de l’an II, l’entrepreneur Ribié, autrefois actif militant à Rouen, qui a dirigé les théâtres Louvois et Nicolet à Paris, et désormais administre le Grand-Théâtre de Bruxelles : il prétend avoir été choisi par le gouvernement afin de conduire cette nouvelle entreprise, pour le succès de laquelle il en avait abandonné deux autres ; il aurait été reçu par Joséphine de Beauharnais, qui lui aurait promis des lettres de recommandation et divers effets ; pendant trois mois, il aurait attendu en vain les fonds nécessaires, jetant finalement l’éponge pour partir dans la capitale brabançonne11. La défaite maritime d’Aboukir (1er août 1798) avait, en réalité, compromis une telle expédition. Le 7 octobre 1798, pourtant, Bonaparte nomme une commission regroupant des membres de l’Institut d’Égypte pour construire une salle de spectacle au Caire, y rassembler des acteurs et dresser une liste des pièces qu’ils pouvaient jouer. À son mentor, Barras, il confie : « Il nous faudrait une troupe de comédiens ; vois de nous en envoyer une. Elle gagnera ce qu’elle voudra, la salle se construit et cela sera d’une grande ressource pour l’armée. D’ailleurs cela dégourdira les mœurs de ces braves

6 Cf. Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK, « Le théâtre dans le monde arabe », HAL id : hal-00652080. 7 Jean-Honoré Horace SAY, op. cit., p. 118-120.

8 François BERNOYER, Avec Bonaparte en Égypte et en Syrie, 1798-1800. Dix-neuf lettres inédites, Abbeville, Les

Presses françaises, 1976, p. 93 ; Dominique VIVANT DENON, Voyage dans la Basse et Haute Égypte, Paris, Gallimard, réed. 1998, p. 97, 105-106.

9 Cité par Juan COLE, Bonaparte et la République française d’Égypte, Paris, La Découverte, 2007, p. 150-151. 10 Correspondance de Napoléon Ier, imprimée par ordre de l’empereur Napoléon III, Paris, Plon et Dumaine,

1858-1870, n° 2 874, tome IV, p. 273. Cité par Yves LASSUS, L’Égypte, une aventure savante (1798-1801), Paris, Fayard, 1998, p. 157-158.

11 AN, F/17/1216, lettre de frimaire an VIII de Ribié au commissaire du gouvernement près le théâtre de la

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Ottomans »12. Dans l’attente d’un lieu dévolu aux muses, il faut se contenter des divertissements offerts par le général en chef, ordonnant des concerts tous les midis aux abords des hôpitaux, ou encourageant les troupes d’amateurs, les cercles de sociabilité et de loisirs (salons de jeux, loges maçonniques ou cabinet de lecture). Parmi eux, le Tivoli du Caire, ouvert à tous (musulmans, coptes, grecs et juifs compris), moyennant une cotisation élevée - 30 livres par mois. S’y pressent les maîtresses des officiers supérieurs, Géorgiennes et Circassiennes libérées des harems et menant grand train au vu et au su de tous13. Le Somalien ʻAbd al-Raḥmān Jabartî ne cache pas, dans ses chroniques sur l’occupation française, la réprobation morale que lui inspire un endroit destiné à l’amusement et à la licence, au sein duquel il rencontre fort peu de ses compatriotes : les boissons, les chanteuses, les danseurs, les grosses comédies l’indisposent14. Au printemps 1799, une première saison théâtrale débute, « avec quelques-unes

des pièces les plus agréables du répertoire français », sans plus de précision15. Dans sa lettre de

passation des pouvoirs à Kléber, le 5 fructidor an VII (22 août 1799), Bonaparte persévère dans son credo : « J’avais déjà demandé plusieurs fois une troupe de comédiens ; je prendrai un soin particulier de vous en envoyer. Cet article est très important pour l’armée et pour commencer à changer les mœurs du pays »16.

La parole de Bonaparte

Il tient parole. Une semaine après le coup d’État du 18 Brumaire, les consuls demandent à Laplace, ministre de l’Intérieur, de s’occuper immédiatement de rassembler une troupe de comédiens pour l’Égypte. Ils précisent : « Il serait bon qu’il y eût quelques danseuses » 17. On

peut lire dans Le Publiciste du 29 brumaire an VIII (20 novembre 1799) ou dans Le Moniteur

universel du 7 frimaire an VIII (28 novembre 1799), des appels d’offre pour constituer ladite

troupe. Le Moniteur indique, laissant supposer qu’il s’agit de compléter une annonce antérieure : « Les demandes des acteurs, actrices, danseurs et musiciens qui désirent faire partie de la troupe d’Égypte, doivent être adressées au citoyen Mahérault, commissaire du gouvernement auprès du théâtre français de la République (rue de la Loi). Chaque note doit contenir des renseignements exacts sur ceux qui se présentent, avec les conditions qu’ils mettent à leur engagement ». Et Mahérault renchérira encore le 6 frimaire (27 novembre) : « Chaque note doit indiquer l’âge de l’artiste, celui de sa femme et de ses enfants s’il compte les conduire avec lui, la nature de ses talents et de son emploi, le temps depuis lequel il les exerce, ainsi que le lieu où il est connu, les garanties qu’il offre de sa conduite et de ses succès »18.

Il faut se replacer dans le contexte mental et politique de l’époque. Camouflant la défaite militaire qui l’a conduit à abandonner son commandement général pour débarquer à Fréjus le 9 octobre 1799, Bonaparte n’a cessé tous les mois précédents, s’arrangeant avec la vérité, de faire diffuser et afficher partout en France les récits de ses exploits, d’agiter le souvenir de ses victoires en Italie, où les armées françaises reculent désormais. L’égyptomanie est déjà à son comble : feuilles d’acanthe, sphinx et sphinges décorent tissus, ébénisterie et sculptures ; le théâtre ne cesse de ressasser le rêve oriental. Le Moniteur universel en témoigne longuement d’un numéro à l’autre ; ne serait-ce qu’entre brumaire et frimaire, y sont annoncés La Caravane

12 Yves LASSUS, op. cit., p. 157-158. Les membres de cette commission sont Tallien, Villoteau, Parseval, Gloutier

et Dutertre, le général Junot et Dargeavel.

13 Antoine GALLAND, Tableau de l’Égypte pendant le séjour de l’armée française, Paris, Galland, 1804, p. 11-13. 14 André RAYMOND, « Les Égyptiens et les Lumières pendant l’expédition française », in Patrice BRET (dir.), L’expédition d’Égypte, une entreprise des Lumières (1798-1801), Paris, Académie des Sciences, 1999, p. 108. 15 Cf. Patrice BRET, L’Égypte au temps de l’expédition de Bonaparte (1798-1801), Paris, Hachette, 1998, p. 178. 16 Henri LAURENS, op. cit., p. 526.

17 Louis-Henry LECOMTE, Napoléon et le monde dramatique : étude nouvelle d'après des documents inédits, Paris,

Daragon, 1912, p. 16.

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du Caire, Le Sérail ou la Fête du Grand-Mogol, Le Mamelouk à Paris, en attendant que Joseph

Aude ne transporte en prairial an VIII, dans l’une de ces grosses farces qu’il affectionne,

Madame Angot - incarnation des poissardes parvenues - au sérail de Constantinople : soif de

pouvoir et d’apparences, réduction en esclavage apparaissent alors comme une même inanité, un déni d’humanité, ce qui est plus qu’un simple canevas dans la France du Directoire. Dès le 12 frimaire (3 décembre), anticipant sur la réussite du recrutement, le Théâtre des Troubadours monte même Les Comédiens français au Caire, vaudeville en un acte de Chazet, Léger, Duval et Gouffé ; six jours plus tard, Piis et Barré font donner sur la scène de la rue de Chartres Le

Vaudeville du Caire19. La province n’est pas à l’écart de ces modes : par exemple, dans le n° 466 du Publicateur de Nantes, en date du 10 brumaire an VIII (1er novembre 1799), on peut lire à la rubrique « Spectacle » : « Aujourd’hui, à la salle du Chapeau-Rouge, le Triomphe de

Bonaparte en Égypte, ou la reprise d’Aboukir, grand opéra, précédé des Voisins, comédie, et L’Amour et la raison, autre comédie »20. En messidor encore, avec Arlequin odalisque, d’Auger, les enlèvements au sérail continuent à alimenter travestissements, fantasmes et ambiguïtés sexuels et ethniques21 ; en 1801, Boieldieu tirera de contes arabes un opéra-comique, Le Calife de Bagdad.

Comme les promoteurs de ces pièces patriotiques en lien avec l’actualité immédiate s’y emploient depuis les récits de la prise de la Bastille, la distance entre scène et salle est volontiers abolie par l’interpénétration des deux mondes. Ainsi lorsqu’un des jeunes mamelouks qui a suivi Bonaparte jusqu’à Paris assiste à La Caravane du Caire : « Il attirait tous les regards ; mais les siens étaient fixés sur la scène, où il paraissait fort émerveillé de voir les usages et les costumes de son pays. Il devait surtout être assez surpris de voir le pacha Chéron toujours assis à la française. Cette pièce présente à chaque instant des allusions à l’expédition des Français en Égypte. Elles ont été toutes vivement applaudies »22. Le Mamelouk à Paris prouve davantage encore les incompréhensions culturelles, là où les critiques espéraient renouer avec l’esprit des

Lettres persanes, parfois pris au premier degré, et trouver quelques vers moraux sur les ridicules

et les travers du jour. Seules onces de véracité : un antiquaire faisant commerce d’une médaille d’Alexandre, car la redécouverte des ruines encourage aussi ce petit négoce ; la beauté des femmes des harems. Encore les auteurs, emportés par une ivresse badine, confondent-ils ces derniers avec les lieux de plaisir parisiens, au sein desquels ils testent la résistance d’un couple composé d’un mamelouk et d’une Circassienne. Lancinantes et évidentes, reviennent également les allusions au vainqueur des Pyramides. « L’encensoir est un instrument si difficile à manier que les ingénieux auteurs dont il est ici question ont eu besoin de revêtir quelques idées du style oriental pour faire excuser certaines expressions dont Boileau reprochait l’emploi à des auteurs de son tems », conclut cruellement Le Moniteur23.

Si novembre ne refroidit ainsi aucune errance stylistique, ce n’est pas un temps ordinaire pour recruter une troupe, et les gens de théâtre ou leurs agents sont plus habitués au grand

mercato des fêtes pascales, lorsque les engagements se signent dans les cafés parisiens qui

jouxtent le Palais-Royal. N’allait-on pas attirer en Égypte traîne-misère et laissés pour compte,

19 Ibidem, p. 17. 20 AN F/17/1216.

21 L’Almanach des Muses de 1801 (p. 343) en offre le résumé suivant : « Colombine est tombée au pouvoir d’un

corsaire qui l’a vendue pour le sérail du Grand Seigneur. Arlequin, instruit de cet événement, réussit, l’argent à la main, à s’introduire auprès de sa maîtresse. C’est le jour où le sérail doit s’assembler. Le sultan a répudié sa favorite, et doit faire un nouveau choix. Arlequin craint qu’il ne tombe sur Colombine, mais c’est sur lui-même qu’il s’arrête. Le sultan, le prenant pour une jeune négresse, s’est enflammé pour lui. La favorite disgraciée gagne alors le bostangi et lui ordonne de faire sortir la prétendue négresse. Arlequin va fuir avec Colombine ; ils sont arrêtés, on les ramène au sultan qui, dans cet intervalle, s’étant réconcilié avec sa maîtresse, pardonne aux deux amans et leur rend la liberté ».

22 Gazette nationale, ou le Moniteur universel, 14 brumaire an VIII (5 novembre 1799). 23 Ibidem, 6 frimaire an VIII (27 novembre 1799).

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au détriment de la grande mission désirée ? Les promesses de gages n’étaient pas formulées ; l’illusion demeurait pour les moins avertis sur les réalités de la géographie et des populations de l’espace à conquérir culturellement. Les Archives nationales de France conservent cependant, en série F/17/1216, 60 actes de candidature, au titre desquels se bousculent des artistes confirmés et de francs débutants, des professionnels de tout poil : 26 comédiens, 14 comédiennes, 10 musiciens et chanteurs, 6 danseurs ou danseuses, 4 costumiers, 1 coiffeur, 5 administrateurs potentiels, 2 machinistes, 2 quidams disponibles pour n’importe quel emploi. Encore ce total ne prend-il pas en compte une démarche collective : Deschamps, directeur des Jeunes-Artistes de Chartres, propose de partir avec toute sa troupe, soit trente-six personnes de 18 à 19 ans, spécialisées dans l’opéra-comique ou bouffon, le vaudeville, la comédie, les grands ballets et la pantomime ; fortes d’un magasin d’habits et d’une collection de partitions, elles ont tourné dans trente villes de France et possèdent un répertoire qui leur permet de jouer encore pendant six mois sans répéter24. Les postulants individuels répondent, sinon, directement ou par l’intermédiaire de leurs agents, pour la plupart des négociants parisiens qui ajoutent cette corde à leur arc (Gibert, Florence, ou Lassalle-Lécuyer, fondateur de la Correspondance des spectacles, établi faubourg Saint-Germain). Plusieurs demandes concernent des couples (9), des familles entières (4), des frères (1) ou des amis (1). Elles rappellent la fragile structure d’un nombre non négligeable de troupes ambulantes qui parcourent les départements, maintenant les traditions homogames qui caractérisaient notamment à ses origines la comédie italienne. « Je joue la comédie depuis onze ans, et j’en ai trente-trois. J’ai une femme, quatre enfans, dont un âgé de quatorze ans et jouant des seconds comiques, un second près à mettre aussi au théâtre et âgé de onze ans. Les deux autres sont plus jeunes », déclare ainsi Merchet-Marchand, de Lille25.

Les Legrand sont pareillement enfants de la balle :

« La plus âgée des filles a dix-huit ans et joue les premiers rôles dans la tragédie et comédie ainsi que les grandes coquettes et fort jeunes premiers. La seconde joue les ingénuités et jeunes premiers au besoin. Elle est âgée de quinze ans, et la citoyenne Legrand mère, âgée de trente-huit ans, joue depuis vingt ans les premiers rôles et se propose pour les reines-mères nobles et caractères. Et son fils âgé de six ans, dont le père est mort dans les armées, doit accompagner sa mère et jouer les petits rôles de son âge. La citoyenne Legrand parle cinq langues et particulièrement l’italienne »26.

Certains parents essaient même de faire le voyage en mettant en avant l’âge de leurs enfants, qui seuls portent leurs espoirs artistiques : ainsi Mme Thomas, protectrice de son fils de 15 ans, jouant au Théâtre des Jeunes-Élèves, et de sa fille de 10 ans, pour l’heure engagée comme danseuse à l’Ambigu-Comique27.

Diversité des carrières et des solidarités

Comme de coutume alors, les offres de service ne sont pas accompagnées de projet artistique précis : l’expérience et les relations sont considérées comme suffisantes. Louis-François Ollivier se contente d’un certificat de bonnes mœurs de quatre de ses professeurs de collège (mathématiques, dessin, physique et chimie), loin des arts de la scène28 … Adressant à tout hasard au ministre de l’Intérieur quelques couplets en hommage à Bonaparte (dont il prétend célébrer les succès de Paris à Sparte), André Rolland, alias « Senanges », artiste du Grand théâtre de Bordeaux, se réclame de Talma et de Cambacérès, dont il a été deux ans le secrétaire-commis au comité de Salut public29 – et l’on sait l’intérêt pour les jeunes gens du

24 AN F/17/1216. Lettre du 13 frimaire an VIII (4 décembre 1799). 25 Ibidem. Lettre du 23 frimaire an VIII (14 décembre 1799). 26 Ibidem. Lettre du 12 frimaire an VIII (3 décembre 1799). 27 Ibidem. Lettre du 16 frimaire an VIII (7 décembre 1799). 28 Ibidem. Lettre du 21 frimaire an VIII (12 décembre 1799). 29 Ibidem. Lettre du 8 frimaire an VIII (29 novembre 1799).

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futur consul et archichancelier, « Tante Turlurette » dans l’intimité. Brisse se tourne vers tous les élus de la Meurthe siégeant dans les Conseils ; Hory vers les représentants du peuple Kervélégan et Laloy. Un ami de Mahérault, avant de l’inviter à disputer du théâtre grec en sa « case philosophique », lui adresse une fausse candidature pour se moquer de cette tendance aux sollicitations. Il prétend avoir vu la veille le consul Roger Ducos, qui a manifesté le désir de le placer, le matin-même le sénateur Cabanis, qui l’a désigné, et il conclut : « Daignez recommander cette affaire au citoyen Chénier : son suffrage joint à celui de Garat et à la bienveillance particulière du premier consul pourra faire pencher la balance en ma faveur »30. Plus généralement, cependant, les certificats de talent ou de moralité sont recherchés du côté des vedettes des spectacles de la capitale. Auguste Napollon, ancien des Théâtres Molière et des Troubadours, connaissant Corfou et les échelles du Levant où il a travaillé comme interprète, se recommande de Dazincourt (Théâtre de la République), Gaveaux (Feydeau) et Gavaudan (Opéra). La famille Duplan, dont le chef a lui aussi déjà parcouru l’Orient et parle grec, compte sur ses connaissances à l’ancien Théâtre-Français (Larive, Saint-Phal, Monvel, Talma) ; Mme Legrand s’en remet à Dazincourt, Mme Saint-Maurice y ajoute le soutien de Molé ; Merchet-Marchand, de Lille, renvoie plutôt à Baptiste aîné, qui fait les beaux jours du Théâtre du Marais, à Louise Thénard, du Vaudeville, ou se réfère aux vedettes de l’opéra (Mmes Scio et Saint-Aubin, MM. Chenard, Elleviou et Solier). Louise Thénard donne aussi des cours à la Mme Bocquillon, spécialisée dans les grandes confidentes, les mères nobles et les caractères, dont elle a tenu les rôles à Strasbourg, à Compiègne, au Théâtre du Marais et à la Foire Saint-Germain, un parcours dans le désordre rappelant la nécessaire adaptabilité des gens de l’art31.

Âgée de 18 ans, Marie-Louise Duhamel n’a pour tout viatique que sa figuration dans plusieurs ballets sur les boulevards, chez Nicolet ou Lazzari. Mme Couture a dû, elle, bâtir sa jeune carrière de trois ans exclusivement sur des scènes étrangères : Bruxelles, Gand, Cologne. Elle n’en conserve pas moins une certaine timidité lorsqu’elle évoque sa « chétive personne » : « J’ai trente-deux ans, une voix plus concordante que basse-taille, fort étendue et assez bien timbrée, un physique un peu au-dessus du médiocre et qui ne se trouve pas déplacé dans l’habit habillé »32. Si plusieurs des comédiens ont foulé à un moment ou l’autre les scènes de la capitale, si dans les évocations de leurs soutiens les boulevards, en plein succès, côtoient désormais les grandes institutions subventionnées, leur carrière se caractérise surtout par des attachements successifs et brefs aux salles qui les emploient : Merchet-Marchand, onze ans de carrière, à Lyon, Marseille, Beauvais ; Lallemant, huit ans d’ancienneté, à Valenciennes, au Mans, à Alençon, à Moulins, à Paris et à Rennes ; Brisse en Hollande, à Rouen, Nancy, Saumur, Angers, Laval, Rennes, Dinan, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Nantes. Le costumier Fougère a forgé sa réputation en Suède, au Danemark, dans plusieurs théâtres provinciaux français avant celui de l’Odéon.

Nombre d’entre eux insistent sur leur pluridisciplinarité ou l’étendue de leurs capacités d’interprétation. Au titre de la première, Henri Guérin dit cumuler les petits rôles, peindre des miniatures, savoir teindre les cheveux ; Merchet-Marchand a des talents d’administrateur et surtout de dessinateur et de graveur – diplômé de l’académie de Lille en 1764 - ; apte à bien des emplois, musicien à ses heures, Perroud est en outre doué pour le dessin d’architecture et de paysage, pour la peinture des décors ; Chevalier peut tout aussi bien occuper une place de premier figurant dans les ballets d’opéra que jouer du violon, conduire les répétitions, copier de la musique ou réparer la lutherie ; machiniste, Lafond est aussi menuisier et sculpteur, et vient

30 Ibidem. Lettre du 26 frimaire an VIII (17 décembre 1799). 31 Ibidem. Lettre du 19 frimaire an VIII (10 décembre 1799). 32 Ibidem. Lettre du 15 frimaire an VIII (6 décembre 1799).

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de réaliser un plan en relief du théâtre d’Épinal ; son confrère Charlain est forgeron33. Le

Nantais Armand Denise paraît des plus éclectiques :

« Je peux être comédien, ou instituteur, ou artificier, ou artilleur. La poësie, la déclamation & l’artifice sont les passions de ma jeunesse. En poësie, j’ai obtenu tout le succès que peut avoir un écolier de province : l’honneur d’être imprimé dans un journal et regardé par bien des gens. Pour la déclamation, j’ai deux principes qui me formeront en peu de temps, principes que les maîtres rectifient, mais qu’ils ne peuvent donner, l’âme et le goût. Dans l’artifice, j’ai travaillé 8 mois pour la guerre, 4 mois au Tivoli de Paris, 6 mois à Orléans pour mon compte particulier. J’y ai tiré trois feux publics pour la municipalité, qui m’a donné un certificat honorable.

J’ai fait mes études au collège de Rouen. Je possède le latin assez pour l’enseigner. J’ai vingt ans, je suis d’une taille et d’un physique très avantageux. Je suis prêt à subir un examen sur tout ce que j’ai dit savoir. Je n’ajouterai pas de plus longs détails : le temps du ministre de l’Intérieur est précieux, celui de la place l’est encore bien davantage »34.

Quant à la diversité de leur art, elle s’exprime dans leur ancienneté, dans la variété des emplois ou des rôles que d’aucuns se disent prêts à endosser. Âgés respectivement de 38 et de 29 ans, les Duplan jouent la comédie depuis 15 et 9 ans, lui toujours les premiers rôles et les « fort jeunes premiers » - ce qui doit tout de même désormais lui demander certains efforts -, elle les soubrettes ; ces habitudes leur ont permis d’accumuler une garde-robe, argument important pour nombre de théâtres dépourvus de magasins d’habits35. La citoyenne Lacombe

est prête à endosser les premiers rôles tragiques et comiques, les reines et mères nobles, son compagnon, Gabriel, les premiers ou, au besoin, les seconds comiques dans l’opéra et le vaudeville36. Lallemant tient des emplois de premier haute-contre et de Colin ; son épouse de Dugazon et de Saint-Aubin37. Merchet-Marchand prétend à la vaste panoplie des Dorainville, Trial, Juliet et Lesage à l’opéra, ou des premiers comiques38. Macret, depuis La Rochelle, s’affirme dans les premières basses tailles : « J’en ai la voix et le phisique »39. Boulanger

désirerait « jouerles troisièmes rôles dans la pantomime dialoguée ou non dialoguée, composer et exécuter les combats, jouer les bouts de niais et amoureux », emplois auxquels il s’est exercé successivement aux Théâtres Louvois et d’Émulation40. Desprez, âgé de 32 ans, élève de

l’École nationale de danse, au théâtre depuis dix-huit ans, joue la pantomime, fait « les combats d’épée et de sabre », ou le coryphée dans les ballets41. Jusqu’aux amateurs parisiens qui font

valoir leur petite expérience : Maurice, 18 ans, qui a tenu quelques rôles de valet et adore la pantomime, s’émanciperait bien en traversant la Méditerranée42 ; son contemporain Hyppolite Perroud, qui a acquis le métier depuis quatre ans tant chez les amateurs que les professionnels (aux Délassements-Comiques, au Théâtre Lyri-Comique et au Théâtre Molière), se dit prêt pour « jouer l’emploi des Trial dans l’opéra, les seconds comiques dans la comédie, ainsi que les grimes et les Arlequins ou les Carpentiers dans le vaudeville »43 ; Mme Andrée, divorcée du député au Cinq-Cents André, voudrait gagner son indépendance financière en mettant à profit

33 Ibidem. Lettre de Guérin à Bonaparte, s. d ; lettre de Merchet-Marchand du 23 frimaire an VIII (14 décembre

1799) ; lettre de Perroud, frimaire an VIII ; lettre de Chevalier du 6 frimaire an VIII (27 novembre 1799) ; lettre de Charlain du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799).

34 Ibidem. Lettre du 29 frimaire an VIII (20 décembre 1799). 35 Ibidem, s. d.

36 Ibidem. Lettre du 14 frimaire an VIII (5 décembre 1799). 37 Ibidem. Lettre du 20 frimaire an VIII (11 décembre 1799). 38 Ibidem. Lettre du 23 frimaire an VIII (14 décembre 1799). 39 Ibidem. Lettre du 19 frimaire an VIII (10 décembre 1799). 40 Ibidem. Lettre du 13 frimaire an VIII (4 décembre 1799). 41 Ibidem, s. d.

42 Ibidem, s. d.

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les quelques succès qu’elle a obtenue dans le théâtre de société44 ; Cornet, du faubourg

Saint-Antoine, ose :

« Veuillez bien me permettre de vous demander si un citoyen, qui a reçu une éducation distinguée, qui cultive les lettres depuis plusieurs années, qui a constamment montré un gout décidé pour la commédie qu’il a jouée en différens endroits pour son seul agrément, ne seroit point capable de remplir les vues du gouvernement disposé à envoyer une troupe de commédiens en Égypte ? Honneur, probité, moralité sont des titres qui militent en faveur du postulant »45.

Un nouvel horizon social ?

Au-delà de toute mesure des attendus de leur mission, certains avouent surtout leur désespoir social ou laissent imaginer les reconversions professionnelles auxquelles les a contraints la Révolution. Armand Jallabert, fils de notaire, fait exception en demandant 5 000 livres à l’année et 1 800 d’avance, s’étonnant au demeurant de ne recevoir aucune réponse, tout comme le chanteur Lefebvre qui en demande 6 000, une partie d’emblée pour couvrir d’urgentes dépenses, quand Mercher-Marchand avoue ne pas connaître le coût de la vie en Égypte « et ce qu’on peut espérer y gagner pour repasser au bout de quelques années avec un dédommagement qui puisse vous payer le sacrifice […] de quitter votre mère-patrie »46. La détresse est plus palpable chez Napollon, au chômage, chez Perroud, victime de la faillite du Théâtre Lyri-Comique de la citoyenne Guérin-Labrayère, ou chez la veuve Legrand : ancienne interprète pour le gouvernement après le décès de son mari à la guerre, elle a attendu en vain les salaires promis et cherche désormais à renouer avec la scène, où elle a joué les premiers rôles pendant vingt ans, pour subvenir aux besoins de ses trois enfants47. Parmi les musiciens

et les chanteurs se trouvent à l’évidence plusieurs victimes de la fermeture des maîtrises, au vu des instruments qu’ils jouent : basson, serpent et contrebasse pour deux d’entre eux ; violon, quinte et serpent pour Cupis48. Quant à François Otten, ancien page de la chapelle du Roi, adepte du cor, du basson, du violon et de l’alto, il a essayé nombre des opportunités qui pouvaient s’offrir à des musiciens licenciés : tentant de relancer sa carrière dans les colonies (à l’Île-de-France – c’est-à-dire l’Île Maurice), puis au Théâtre de Lorient, il s’est engagé ensuite dans les troupes de ligne49.

Quel est le degré de conscience politique des artistes attirés par l’Égypte ? Beaucoup demeurent sur ce point silencieux, et, lorsqu’elles existent, leurs déclarations sont souvent convenues. Lallemant se prétend simplement « émoustillé par le désir de voyager ». Tragédien, André Rolland se dit « persuadé que le gouvernement est dans l’intention de propager les vertus et les Lumières par la représentation des pièces les plus propres à exciter l’admiration des peuples par les grands caractères qu’elles renferment »50. Ignorant de la culture arabe, Ribié

continue à croire en un théâtre pédagogique « pour inspirer le goût des arts et du spectacle à un peuple neuf encore en ce genre, en lui offrant tour à tour et les tableaux variés et si expressifs de la grande pantomime, genre dans lequel sa réputation est établie, et les ouvrages dramatiques dont la pureté du stile et des principes pourra contribuer à attacher plus étroitement encore à notre gouvernement des hommes dont le général Bonaparte a déjà conquis l’estime et l’amitié »51. Le plus explicite sur son militantisme et ses conséquences est certainement

Michel-Emmanuel Glasson, dit Brisse, né à Rouen le 20 décembre 1751, qui exhibe dans un long

44 Ibidem. Lettre du 25 frimaire an VIII (16 décembre 1799). 45 Ibidem. Lettre du 19 frimaire an VIII (10 décembre 1799).

46 Ibidem. Lettres du 19 et du 23 frimaire an VIII (10 et 14 décembre 1799). Lettre s.d. de Lefebvre. 47 Ibidem. Lettre du 12 frimaire an VIII (3 décembre 1799).

48 Ibidem. Lettre du 13 frimaire an VIII (4 décembre 1799). 49 Ibidem. Lettre du 12 frimaire an VIII (3 décembre 1799). 50 Ibidem. Lettre du 8 frimaire an VIII (29 novembre 1799). 51 Ibidem. Lettre de frimaire an VIII.

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mémoire autobiographique son parcours comme autant de blessures au combat52. Employé au théâtre de Nantes, il se prétend désormais étranger à tout débat idéologique, volontairement éloigné de Paris, mais toujours « franchement républicain » - un républicanisme dont il a, dans un passé récent, donné quantité de gages.

Cet ancien employé des Aides, où il a travaillé une décennie, a eu une carrière de chanteur, à Marseille en 1783 puis en Hollande, où il a pris part à la révolte contre le stathouder en 1787, avant d’en être expulsé et de revenir à Rouen, haut lieu du théâtre français. Là, tôt rallié à la Révolution, il défend ses confrères Jourdain et Bordier, pendus en août 1789 à la suite du pillage de l’Intendance de Normandie. Réfugié à Paris, il participe le 17 juillet 1791 à la manifestation du Champ-de-Mars qui, à l’initiative des Cordeliers, demande la déchéance du roi ; rescapé de la fusillade, il connaît cependant son premier emprisonnement : l’accusation prétend l’avoir vu pistolets aux poings, et avoir la preuve de correspondances coupables avec Fréron, Marat ou Desmoulins53. Libéré après deux mois, il se fait engager comme régisseur et acteur au théâtre de Nancy ; le 21 octobre 1793, alors que la ville est occupée par l’Armée révolutionnaire, notre ardent jacobin, qui en août avait animé la fête en l’honneur de Marat, en devient le maire. Mais, sa fréquentation d’une dizaine de républicains exagérés, prompts à déchristianiser et à suspecter, moins regardants sur la moralité, et finalement envoyés devant le Tribunal révolutionnaire, conduit à sa seconde arrestation par le représentant en mission Faure, du 11 frimaire (1er décembre 1793) à nivôse an II, époque où les députés Lacoste, Beaudot, Bar et

Levasseur le font libérer. Lui-même s’emploie alors à faire sortir plusieurs dizaines de ses compagnons d’infortune, ce qui lui vaut une nouvelle captivité à partir du 4 thermidor an II (22 juillet 1794), en compagnie de plusieurs administrateurs du département et du district ; il est blanchi le 29 par les nouvelles autorités.

Nommé en vendémiaire an III receveur extraordinaire du bois de chauffage, il subit néanmoins la réaction thermidorienne. Huit mois enfermé de prison en prison, il revient à Nancy où l’attend sa jeune femme enceinte (Marie-Anne Michel, fille d’un entrepreneur en bâtiment, épousée le 18 brumaire an III – 8 novembre 1794). Les Muscadins manquent de l’assassiner sur le chemin du retour ; dans la ville même, il est immédiatement conduit au cachot, sous les injures et les coups de la foule, et y demeure deux autres mois, dans un danger absolu – un de ses anciens coreligionnaires y est assassiné. Un arrêté du comité de Législation, signé Roger Ducos, l’en sort, mais il raconte dans Le Journal des hommes libres de tous les pays, ou le

Républicain (an IV, tome 1), organe des démocrates proches de Babeuf, combien ses

persécuteurs continuent de le harceler. Ayant vendu ses meubles et sa garde-robe de théâtre, il se réfugie à Paris puis à Angers, poursuivi par sa réputation de « terroriste » de l’an II. Il multiplie les représentations dans l’Ouest insurgé ou républicain. Injures et coups, diligentés par une oligarchie de retour dans ses foyers : tels sont les risques encourus dans les rues qu’il traverse, sauf à Saint-Brieuc. Il désespère de rallier les artisans, qui n’ont pas les moyens nécessaires pour venir l’entendre. Lui-même ne parvient pas à assurer une vie décente à sa famille, tant les salles sont vides et ruinées, y compris à Nantes où il prodigue son art depuis six mois, pour un salaire mensuel de moins de 24 livres, insuffisant pour acheter le pain quotidien et bientôt illusoire tant la faillite guette. Son intégrité physique est une nouvelle fois menacée lorsque les troupes royalistes entrent dans la ville en vendémiaire an IV ; il est des combattants qui les repoussent. Rallié à Bonaparte, l’Égypte lui apparaît comme une possibilité parmi d’autres : il pourrait donner l’opéra et diriger, son épouse pourrait chanter, mais il se

52 Ibidem. Lettre du 28 frimaire an VIII (19 décembre 1799). Voir aussi, sur ce parcours et cette autobiographie,

Marc FURCY-RAYNAUD, « Les mésaventures de l’acteur Brisse, maire de Nancy en l’an II », Revue des études historiques, 1912, p. 557-566.

53 Albert MATHIEZ, Le club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ-de-Mars, Paris,

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contenterait tout autant d’un poste de garde-magasin, de gestionnaire des fourrages de l’armée, de percepteur, n’importe où dans la république.

Le théâtre des amateurs, ersatz d’une aventure avortée

Les préparatifs de cette expédition offrent un irremplaçable tableau de ce que fût le théâtre révolutionnaire, un de ces arrêts sur une scène morale et sociale tant plaidés par Diderot. Il nous parle de l’efflorescence et de la diversité des troupes et des salles, de la cohabitation forcée des plus prestigieuses et des boulevards, des professionnels et des amateurs, du caractère gyrovague des carrières – provinciales et transfrontalières -, de la précarité et de l’engagement politique minoritaire des artistes, des reconversions. Mais cette peinture est éphémère : dès nivôse an VIII, Mahérault prévient sèchement les candidats de l’arrêt de l’opération : « J’ai reçu le mémoire dans lequel vous demandez à faire partie de la société d’artistes dramatiques qui devoient passer en Égypte. Je vous préviens que le gouvernement renonce quant à présent à cette opération. Recevez mes salutations fraternelles »54. L’heure, sur le terrain, est en effet aux négociations entre Kléber et les Anglais, et la convention d’al-Arîsh, signée le 3 pluviôse an VIII (23 janvier 1800), prévoit l’évacuation des Français. Les Étrennes dramatiques pour

l’année 1801 produisent un texte assassin sur ce projet avorté, agressant plusieurs gloires du

théâtre national :

« On fait circuler un petit pamphlet sous le titre de Troupe d’Égypte, dans lequel, en envoyant la plupart des Comédiens-Français sur les bords du Nil, on assigne à chacun d’eux un emploi bizarrement adapté à la nature de leur talent respectif. C’est ainsi, par exemple, qu’on indique le citoyen Baptiste aîné pour jouer les obélisques, sans songer que les obélisques n’ont point de bras, que, dans la longitudivité de son incommensurable individu, la longueur des siens doit être comptée pour quelque chose, et que la nature l’avait destiné à l’emploi des télégraphes ou des moulins à vent, bien plutôt qu’à celui des obélisques. Suivant le même pamphlet, Vanhove devait jouer le bœuf Isis, Talma les crocodiles, Duval les catacombes, Berville les hiéroglyphes »55.

La convention de paix ayant été un échec, Kléber, à partir du 20 mars 1800, montre ses qualités stratégiques en reprenant vigoureusement le terrain perdu puis en mâtant la seconde révolte du Caire. Loin des pyramides, Bonaparte suit lui aussi son âne. Il enjoint le 1er nivôse an IX (22 décembre 1800) à Chaptal, ministre de l’Intérieur par intérim, de reprendre la formation d’une troupe pour l’Égypte. Il relève et la prospérité et l’oisiveté de l’Armée d’Orient, deux états qui « rendent cet objet, qui au premier aspect paraît futile, nécessaire, même sous le point de vue politique ». Il circonscrit l’aire de recrutement à Marseille et à Toulon, et promet 40 000 francs pour l’acheminement, si périlleux qu’il doit rester secret, des artistes vers les salles de spectacle nouvellement construites au Caire56. Gaillard, ancien directeur du Théâtre-Français de la rue Richelieu, est chargé de l’affaire par Chaptal ; il la délègue à un certain Bernard, qui réunit bientôt 26 comédiens et comédiennes. Ils attendent longuement d’embarquer, et plus encore les appointements promis, dont partie leur est avancée par le général Meyer, qui les a sous sa coupe. La mer ne leur sera pas favorable : le brick Le Prudent, sur lequel ils naviguent, porte mal son nom, et est arraisonné par les Anglais devant Alexandrie assiégée dans la nuit du 18 au 19 prairial an IX (8 juin 1801). Les artistes, d’abord prisonniers, puis libérés le 1er messidor (20 juin), délestés de leurs biens, deviennent en fructidor des rapatriés à 45 livres par mois, soumis à quarantaine au large de Marseille. La somme restant de l’expédition leur est promise par le ministre de l’Intérieur, qui leur signifie aussi leur licenciement, avec pour indemnité deux mois de salaire. Cette décision entraîne une protestation collective, soutenue par plusieurs militaires, dont Meyer, et le rejet de Bernard, discrédité. Le

54 AN, F/17/1216.

55 Louis-Henry LECOMTE, op. cit., p. 24. 56 Ibidem, p. 25.

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gouvernement les renvoie vers Gaillard, qui n’a cessé de percevoir les sommes qui leur étaient destinées, soit plus de 60 000 francs, 20 000 au-dessus des prévisions initiales57.

Avant ce nouveau fiasco, des amateurs avaient pris le relais en terre égyptienne. En décembre 1799, ils avaient inauguré le théâtre du Caire, et commencé une deuxième saison, assortissant les classiques de Voltaire (La Mort de César) et de Molière (Les Précieuses

ridicules) de pièces légères. Parmi leurs spectateurs, qui se pressaient pour rechercher, selon le Courrier de l’Égypte, « le plaisir d’admirer les productions de nos grands maîtres » et « un

délassement utile au milieu des fatigues de la guerre et des affaires publiques »58, s’asseyaient les militaires et plénipotentiaires qui négociaient le traité d’al-Arîsh. L’imprimeur Galland constatait, pour sa part, que « les amateurs composant cette société ont assez bien joué ; mais comme ils sont obligés de suppléer aux rôles de femmes, l’illusion n’est pas aussi complète. Néanmoins, ce spectacle fait beaucoup de plaisir dans un pays où l’on trouve peu à se distraire d’une manière conforme à nos mœurs. Une société de comédiens ferait ici d’excellentes affaires »59. Le 31 décembre, la Société dramatique jouait Le Dragon de Thionville et Le Sourd, avec un succès qui incitait Kléber à proposer d’agrandir la salle60. Elle fût très dégradée en mars-avril 1800, lors de l’insurrection du Caire, et le général demanda aussitôt sa reconstruction61. Malgré tout, son collègue Bertrand se souvient des riches heures qui se poursuivirent après l’assassinat de Kléber, le 14 juin 1800 : « Les cheykhs et les ulémas furent assidus aux représentations et parurent s’y plaire. Une troupe de comédiens pour les opéras et ballets était en route. Tout ce qui tend à maintenir la gaîté dans une armée française, éloignée de sa patrie, est de quelque importance »62. Hormis les oligarques et quelques négociants, qui, parmi les autochtones, avait les moyens de fréquenter les lieux ? Ceux-ci, en fait, étaient en plein chantier : la nouvelle salle fut inaugurée sous Menou, édifiée près de la place Ezbekyeh et assez grande pour accueillir 500 spectateurs. Elle avait été imaginée par Lepère, architecte et comédien amateur, et décorée par Fauvy, un officier du génie. Le 31 décembre 1800, la Société dramatique l’avait ouverte avec Philoctète, Les Deux billets, Gilles ravisseur. La grande nouveauté résidait dans la présence de femmes parmi les comédiens - et donc la fin des travestissements -, une arrivée dont témoigne Galland :

« Le beau sexe a bien voulu paraître enfin sur la scène et le public reconnaissant l’a accueilli par des applaudissements nombreux et mérités. Quelques grands du pays parmi les Turcs, beaucoup de chrétiens orientaux, fort peu de leurs femmes, nombre de nègres et négresses, les belles Géorgiennes et Circassiennes de nos généraux placées dans une loge opposée à la leur, et nos Françaises, la plupart moins belles mais toujours plus gentilles et plus charmantes, composent, avec quelques autres dames européennes et une quantité considérable de Français, cette agréable réunion qui a lieu une ou deux fois tous les dix jours »63.

PROGRAMMATION DES AMATEURS SELON LE COURRIER DE L’ÉGYPTE (n°S95 A 103)

Date Première partie de soirée Seconde Troisième 31

décembre 1800

Philoctète, de La Harpe, tragédie en 3 actes en vers, 1781

Les Deux billets, de Florian, comédie italienne en un acte en prose, 1779

Gilles ravisseur, par Thomas d’Hèle, comédie-parade en un acte en prose, 1783

57 Ibidem, p. 26-33.

58 Courrier de l’Égypte, n° 50, 3 nivôse an VIII (24 décembre 1799).

59 Antoine GALLAND, Tableau de l’Égypte pendant le séjour de l’Armée française, Paris, Galland, 1804, tome 1,

p. 218.

60 Courrier de l’Égypte, n° 52, 19 nivôse an VIII (9 janvier 1800).

61 Lettre de Kléber à Daure, 25 floréal an VIII (15 mai 1800), in Henri LAURENS (dir.), Kléber en Egypte, 1798-1800, Le Caire, IFAO, 1995, tome IV, p. 902. Il faut, selon lui, que « les Français en garnison au Caire puissent bientôt jouir du délassement agréable de la comédie ».

62 Général BERTRAND, Campagnes d’Égypte et de Syrie (1798-1799). Mémoires pour servir à l’histoire de Napoléon, Paris, Comptoir des Imprimeurs-Unis, 1847, p. 360.

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15 janvier 1801 L’Avocat patelin, de Brueys, comédie en 3 actes en prose, 1706

Les Deux meuniers, de Charles-Louis Balzac, opéra-comique en 1 acte, 1799 26 janvier 1801

Les Plaideurs, de Jean Racine, comédie en 3 actes en vers, 1668

Le Port de mer, de Nicolas Boindin (Houdart de la Motte), comédie en 1 acte en prose, 1784

30 janvier 1801

Les Deux billets, de Florian, comédie italienne en un acte en prose, 1779

Le Sourd ou l’Auberge pleine, de Desforges, comédie en 3 actes en prose, an III

La Ceinture magique, de Jean-Baptiste Rousseau, comédie en 1 acte en prose, 1701 5 février 1801 La Musicomanie, d’Audinot, comédie en 1 acte en prose, 1779

Gilles ravisseur, par Thomas d’Hèle, comédie-parade en un acte en prose, 1783

Les Deux meuniers, de Charles-Louis Balzac et Henri-Jean Rigel, opéra-comique en 1 acte en vers, 1799 10 février 1801 Le Dragon de Thionville, de Dumaniant, fait historique en 1 acte en prose, 1786 Le Fou raisonnable, de Raymond Poisson, comédie en 1 acte en vers, 1664

Valère en Italie de Charles-Louis Balzac et Henri-Jean Rigel, opéra-comique en 1 acte en vers, 1799

19 février 1801

Le Français à Londres, de Louis de Boissy, comédie en 1 acte en prose, 1740

L’Avocat patelin, de Brueys, comédie en 3 actes en prose, 1706

Le général Menou essaya en vain d’orienter les activités des amateurs. Leur répertoire, en nivôse-pluviôse an IX, montrait une prédilection pour la comédie en prose (10 des 15 pièces), pour l’opéra-comique (3), pour un corpus éprouvé parfois depuis plus d’un siècle : seules 4 œuvres dataient des années 1780, aucune de la décennie révolutionnaire, sinon les deux créations locales de Rigel et Balzac, membres de l’Institut d’Égypte, qui s’adonnaient aux bluettes amoureuses susceptibles de meubler le vide de l’absence – dans Valère en Italie, s’opposent ainsi pour le cœur de Lize un barbon et un jeune officier, qui sort vainqueur de ce combat inégal. Le théâtre patriotique était le grand oublié ; le divertissement primait sur l’idée, alors même qu’une partie des troupes était fortement politisée. Le calendrier des représentations prouvait un travail assidu (et sans doute beaucoup de temps libre) pour enchaîner un minimum de deux pièces et de trois actes par soirée, à l’instar des professionnels de la métropole. Devilliers, spectateur des Plaideurs et du Port de mer, notait dans son journal : « La représentation a très bien marché, et les acteurs, pour de simples amateurs, s’en sont fort bien tirés »64. Al-Jabartî demeurait étonné par ce lieu public inconnu en Orient, ouvert la nuit, nécessitant un billet et une tenue appropriée65. Le Courrier de l’Égypte, qui, d’un numéro à l’autre, notait lui aussi les progrès continus des artistes en herbe66, renchérissait, non sans a

priori ethniques, sur la diversité du public, sur ses degrés divers de compréhension des textes et d’incompréhension sociale :

« Plusieurs grands personnages du Caire parmi les Turcs, beaucoup de chrétiens et de dames européennes ont assisté à ces différents spectacles. Plusieurs nègres des deux sexes de l’intérieur de l’Afrique, attachés au service des Français, qui ont été également admis à ces représentations, ont fourni, par les illusions qu’ils éprouvaient, des scènes dignes d’être recueillies par ceux qui aiment à étudier l’espèce humaine si près de son berceau. Les nègres furent surtout réjouis et flattés de voir, dans Les Deux

64 Édouard de VILLIERS DU TERRAGE, Journal et souvenirs sur l’expédition d’Égypte (1798-1801), Paris,

Plon-Nourrit, 1899, p. 288.

65 Patrice BRET, op. cit., p. 179.

66 Ainsi, dans son n° 100, du 12 pluviôse an IX (1er février 1801) : « Les amateurs qui composent cette société

prennent chaque jour de plus en plus l’habitude du théâtre ; il y en a plusieurs qui paraissent consommées, et tous méritent des éloges ».

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billets, Arlequin qu’ils prirent pour un des leurs, exciter beaucoup d’applaudissemens par un jeu effectivement très agréable et très plaisant »67.

Le rêve égyptien de Bonaparte n’a pas, au final et au-delà de quelques moments forts susceptibles de nourrir la mémoire, la légende et la propagande, plus de succès théâtral que de réussite militaire. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il s’appuie sur la diversité humaine de l’expédition, sur l’association momentanée des intellectuels et des soldats, sur la capacité à faire se rencontrer la tradition (le théâtre aux armées) et la modernité (un spectacle français au Caire), sur la suppléance des professionnels par des amateurs. Il s’inscrit dans un cadre géographique et politique bouleversé par l’héritage révolutionnaire et les déplacements humains induits par les guerres, les espoirs, la soif de découverte, la construction encore factice d’une universalité. Comédiens, comédiennes, machinistes, éclairagistes, perruquiers, gagistes de tout poil, habitués à la mobilité des tournées et des carrières, à un répertoire qui puise dans plusieurs siècles de littérature comme dans l’histoire immédiate, aux publics les plus divers, à la précarité ou au vedettariat, mais aussi à la sociabilité hiérarchisée des sociétés dramatiques, avaient certainement leur mot à dire dans cette aventure. La scène cairote n’a toutefois eu ni le temps, ni la capacité de convaincre les autochtones : elle n’intégra jamais leur culture et leurs savoir-faire, les reléguant au rang des spectateurs de délassements offerts aux troupes d’occupation. En cela aussi, et en partie à cause de cela, l’acculturation désirée, unidimensionnelle, s’avère un échec. Au moins une curiosité est-elle née et, après le départ des Français en 1801, des compagnies théâtrales étrangères continuent de se produire au Caire et à Alexandrie, avec l’appui de Muhammad ̔Ali et de ses successeurs68.

Philippe BOURDIN

Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand Centre d’Histoire « Espaces & Cultures » ANR THEREPSICORE

67 Courrier de l’Égypte, n° 99, 30 nivôse an IX (20 janvier 1801). 68 Ève FEUILLEBOIS, art. cit.

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