• Aucun résultat trouvé

Accès aux émotions censurées lors d'interactions agents-clients

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Accès aux émotions censurées lors d'interactions agents-clients"

Copied!
12
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-00675767

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00675767

Submitted on 1 Mar 2012

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Béatrice Cahour

To cite this version:

Béatrice Cahour. Accès aux émotions censurées lors d’interactions agents-clients. Les émotions dans les interactions, 1997, Lyon, France. pp.109-117. �hal-00675767�

(2)

In : Les émotions dans les interactions , Plantin & al (Eds), 2000 Presses Universitaires de Lyon/ARCI

Actes du colloque « Les émotions dans les interactions », Lyon (CD Rom).

Accès aux émotions censurées lors d'interactions agents-clients

Béatrice Cahour

CNRS , DYALANG , Rouen 1. Problématique

Le cadre général de recherche qui a motivé cette étude concerne les processus en oeuvre lors d'interactions et d'activités coopératives en situation de travail: comment est-ce qu'une intersubjectivité, c'est-à-dire des représentations et des ressentis partagés, se construisent au cours des interactions malgré les inévitables décalages et différences d'états mentaux? comment est-ce que ces décalages sont observables ou camouflés, et en quoi engendrent-ils des difficultés d'intercompréhension? (Cahour 1998, Cahour & Karsenty 1996).

Le corpus plus spécifiquement choisi ici met à jour, grâce à une technique de verbalisation consécutive avec support vidéo, ce qui est censuré par le client de son ressenti pendant une interaction avec un agent d'assurance et l'analyse indique les décalages interpersonnels inobservables mais bien réels entre l'agent et le client, issus notamment des différences entre ce que le client exprime et ce qu'il pense et ressent intimement. Des conclusions méthodologiques sont proposées, qui différencient trois niveaux d'accès aux émotions.

2. Méthodologie

Le corpus que nous avons analysé est issu d'une recherche qui a été réalisée pour le CAPA1 sur la confiance des clients lors de leurs premières interactions avec un agent d'assurance, et qui visait à préciser les composantes, déclencheurs et dynamiques de cette confiance et les variations repérables selon les clients (Cahour & Cordier 1997). Pour cette étude sur la confiance, avaient été réalisés :

- d'une part, des entretiens approfondis avec neuf clients récents de différents agents d'assurance ; ils étaient questionnés sur l'interaction qui avait eu lieu assez récemment avec leur agent.

- d'autre part, deux entretiens avec support vidéo de l'interaction, ceux que nous analysons dans le présent article.

(3)

La veille de ces deux entretiens, l'interaction agent-client avait été filmée; le chercheur n'était pas présent et la caméra avait été placée sur l'épaule du client de sorte à cadrer le buste de l'agent et à correspondre plus ou moins au point de vue du client. Le lendemain, le client revisionne cette interaction et la commente dans le cadre d'un entretien semi-directif, le chercheur le relançant, lui demandant des précisions ou le focalisant sur certains types de verbalisations. Cette méthode, dite de verbalisation consécutive ou post-verbalisation est utilisée en ergonomie ou en psychologie cognitive afin de faire décrire son activité par un sujet, sans perturber l'activité en cours (Hoc & Leplat 1981, Ericcson & Simon 1984). Le film vidéo par lequel le client revoit et réentend l'interaction est alors un support pour la remémoration de la situation d'interaction et facilite l'accès à l'expérience subjective passée avec sa texture sensorielle et émotionnelle 2. On demandait aux sujets qui revisionnaient l'interaction de faire un signe au chercheur dès que leur revenaient une impression, une idée, un commentaire ou toute autre chose qui les avaient traversés au moment de l'interaction avec l'agent; le chercheur faisait alors un arrêt sur image le temps de la verbalisation. Il était demandé également au sujet de préciser, si cela lui semblait possible, s'il s'agissait d'impressions qu'il avait

maintenant, avec le recul, ou qu'il avait eu pendant l'interaction avec l'agent; il s'agit

en effet de distinguer s'il s'agit d'une reconstruction après-coup ou d'un rappel (Cahour, à paraitre). L'ensemble de l'entretien était filmé avec cadrage sur la télévision pour repérer ensuite à quel moment de l'interaction le sujet fait référence. 3. Analyse des verbalisations consécutives

L'analyse a porté sur les verbalisations consécutives de deux clients, Madame R et Monsieur T; il s'agit de préciser ce qui est verbalisable dans l'entretien suivant l'interaction, et de souligner les modes de description des émotions selon les sujets. 3.1 Emotions censurées de Madame R: non-congruence et description directe Le lendemain de son interaction avec l'agent, en regardant la vidéo, Madame R décrit très spontanément les émotions d'énervement, colère, honte et méfiance qu'elle ressentait la veille, alors que rien ne semble transparaitre de ces émotions pendant l'interaction elle-même. Ce sont donc des émotions qui étaient censurées durant l'interaction avec l'agent mais cependant conscientisées et facilement verbalisables quand le cadre s'y prête.

Les extraits suivants des entretiens avec support vidéo indiquent les émotions exprimées par Mme R et les événements déclencheurs de ces émotions ; on souligne également dans les extraits lorsque l'émotion exprimée verbalement ne coïncide pas

2Une autre méthode efficace pour remettre en situation, lorsqu'un support n'est pas possible ou pas souhaitable (comme lorsqu'on s'intéresse à ce qui est rappelé d'une interaction; Cahour à paraître), est l'entretien "d'explicitation" (Vermersch 1994, Vermersch & Maurel, 1998).

(4)

(est "non-congruente") avec celle qui est exprimée de façon non-verbale (ton, soupirs...) et ce point sera discuté ensuite.

a) Emotion = énervement / colère ; Evénement déclencheur = manque d'écoute et d'intérêt de l'agent

"voilà là il m'a énervé parce qu'il m'a coupé et il écoutait rien de ce que je lui disais donc (rire

*non-congruent*) ça m'a énervé sur le coup; en le regardant je me dis 'mais c'est pas possible

quand il remplissait son truc et tout il, il s'en fout quoi, il doit, il s'embête royalement', un moment je me suis dit ça, et il a l'air vraiment de.. de de de s'embêter quoi!"

b) Emotion = énervement ; Evénement déclencheur = dramatisation par l'agent de leur situation financière et manque d'adaptation à son cas

"sur le coup ça m'a énervé parce qu'il dit euh 'oui alors vous connaissez les conséquences du régime matrimonial lors des décès etc'; comme si derrière y avait des conséquences un peu catastrophiques euh 'faites attention il faut vous renseigner, faut aller voir le notaire, éventuellement changer les choses' et tout, pfffff! (gros soupir*non-congruent*) je me suis dit quand même euh faut quand même pas exagérer, les histoires de testament de succession etc fin, je trouvais pas ça adapté à mon cas... il m'a paru pas du tout à l'écoute ... je me suis dit qu'il devait avoir l'habitude de voir des gens qui avaient un capital et qui étaient plus euh/ pas plus fortunés, mais qui avaient plus de biens que moi, et que j'étais décalée en fait par rapport à sa clientèle et par rapport à ce qu'il pouvait proposer

(...)

il va me parler de ses assurances décès, du capital, qu'est-ce que va faire mon mari si jamais je disparais demain ça va être une catastrophe pour lui, comment il va faire pour vivre et tout, bon, euh, il va jamais retrouver de travail etc, bon au bout d'un moment ça m'énerve un peu parce que bon (léger soupir *non-congruent*) je me dis y a vraiment une probabilité je sais pas mais infime infime pour que je disparaisse demain et qu'il ait à se débrouiller tout seul avec ses moyens financiers pour élever Pierre d'une part, et que d'autre part il aura pas forcément besoin d'un capital et d'une assurance décès pour élever notre fils, fin je veux dire euh... du travail il peut en trouver, fin je veux dire (ton un peu énervé *congruent*) on n'est pas forcément à la rue et sur le trottoir si on n'a pas son assurance décès!, c'est ça que je me suis dit sur le moment..."

c) Emotion = énervement ; Evénement déclencheur = propositions de l'agent non-adaptées à ses intérêts (décès et immobilier au lieu de retraite et assurance-vie)

"lui j'attend plus de lui qu'il m'explique les contrats d'assurance-vie, les compléments retraite euh, que je, que je peux faire, je vais lui en parler après, mais pour moi c'est pas le produit qu'il pense me vendre pour le moment, et ça m'énerve parce que il voit que j'ai pas de revenus donc il veut pas en parler, il parle que de son assurance décès; mais sur le moment moi c'est pas ça qui m'intéresse, moi ce que je voudrais c'est connaitre euh, les les placements que je pourrais faire pour la retraite (...) et lui il veut pas en parler et ça m'énerve (...) mais là à ce moment-là ça m'énerve et je suis déçue parce que je me dis finalement je suis là depuis le début, j'écoute son baratin sur des trucs qui m'intéressent pas et la seule chose qui m'intéresse en fait je vais pas pouvoir en parler "

d) Emotion = énervement ; Evénement déclencheur = dramatisation et sollicitude de l'agent + différenciation hommes-femmes

(5)

"ça m'énerve cette façon qu'il a de répéter à chaque fois qu'il souhaite que ça dure un temps le

plus réduit possible que ce soit moi qui ait le salaire du foyer (voix faible *non-congruent*) bon ça me dérange pas euh j'aime bien, c'est pas c'est pas dramatique pour moi (plus

fort*congruent*) parce que là c'est la deuxième fois que je me dis qu'il fait des réactions

homme-femme qui m'énervent, parce que euh la première réflexion, là je sais plus ce que c'était tout à l'heure que j'ai relevée, 'vous vous êtes une femme c'est pas pareil, vous devez pas réfléchir pareil', là c'est l'homme qui doit rapporter les sous à la maison, genre bon ben la femme elle reste chez elle, elle travaille pas, ça m'énerve ça (ton rieur *non-congruent*)."

e) Emotion = Honte et énervement contre soi-même ; Evénement déclencheur = son discours à elle sur ses besoins moindres (l'agent ayant demandé les besoins financiers du couple)

"là il va y avoir un truc qui va m'énerver, après-coup je me dis 't'es bête d'avoir répondu ça' parce que... je vais lui dire 15 000F pour moi puis après il me dit'et votre mari combien?', 'et mon mari euh'... par réflexe j'ai dit 20 000 parce qu'il est vachement plus dépensier que moi et tout, et après je me suis dit 'mais vraiment c'est débile (rires *non congruent*), 15 000F pour moi et 20 000F pour mon mari franchement je suis nulle d'avoir dit ça' (rires *non-congruent* )

f) Emotion = méfiance, suspiscion ; Evénement déclencheur = le physique typique du vendeur

"mais déjà rien que son physique m'a influencé en fait quand je l'ai vu ce matin en arrivant parce que pour moi il avait le type même du vendeur; ... comment dire, les dents qui qui rayent le parquet quoi...fin c'est le type vendeur Rank Xerox qu'on voit arriver à 500.000 lieues quoi, ça m'a donné cette impression là quand je l'ai vu ce matin...ça m'a pas inspiré confiance en fait son physique"

On souligne que les émotions exprimées après-coup, lorsque Madame R regarde la vidéo de l'interaction, sont imperceptibles pendant l'interaction d'origine.

On remarque que Madame R décrit ses émotions assez explicitement, le "ça m'a énervé" ou "ça m'énerve" étant prédominants; "je suis déçue" ou "ça m'a pas inspiré confiance" expriment également de façon explicite des émotions, au sens large qu'utilise Cosnier (1994, p.14) d'"événements ou états du champ affectif qui se caractérisent par un ensemble d''éprouvés' psychiques spécifiques accompagnés, de façon variable en intensité et en qualité, de manifestations physiologiques et comportementales." Quand madame R s'écrie "c'est débile (...) Je suis nulle d'avoir dit ça", elle exprime de façon un peu moins directe la honte ressentie mais conserve une énonciation assez lisible des émotions.

L'énonciation ne va pas sans certaines discordances entre ce qui est dit verbalement en t2 (temps de l'entretien) des émotions vécues en t1 (temps de l'interaction) et ce qui est exprimé simultanément de façon non-verbale: intonations, mimiques, intensité de la voix, soupirs, sont autant de signes qui parlent des émotions et qui ne coïncident pas toujours avec ce qui en est dit. On voit dans les extraits précédents plusieurs exemples de non-congruence entre le verbal et le non-verbal, comme le rire quand elle se rappelle son énervement (voir (a) et (d)) ou quand elle parle de sa honte en (e), et les soupirs quand elle se dit énervée (en (b)).

(6)

- le non-verbal peut venir atténuer le témoignage d'une émotion, dévoilement intime qui peut entrainer de la gêne vis-à-vis de l'intervieweur; cette interaction sur l'interaction que constitue l'interview avec support de la vidéo est elle aussi bien sûr une situation sociale avec ses émotions à censurer, ses réactions à ne pas montrer et à garder pour soi. C'est le cas des rires qui permettent au sujet de se distancier par rapport à des propos trop impliquants. Le non-verbal sert alors de parure sociale, de voile pudique sur le dévoilement de l'affect.

- le non-verbal peut par ailleurs être plus parlant que le verbal, "émotionnellement plus fiable" (Cosnier 1994, p.84) parce que moins facilement contrôlé; les mots peuvent être pesés quand la voix et la kinésique faciale et corporelle sont plus difficilement contrôlables. Les techniques d'entretien disent bien l'attention à porter aux réponses non-verbales du sujet et comment un "oui" à la mine déconfite n'est pas un accord réel. Madame R qui se dit avoir été très énervée par l'attitude de l'agent qui dramatise leur situation financière (son mari étant au chômage et elle-même ayant un salaire moyen) et qui veut lui vendre une assurance décès dont elle se soucie peu, pousse en même temps des gros soupirs (voir b) qui amènent à se demander si l'énervement apparent ne cache pas une réelle inquiétude. On ne sait alors s'il s'agirait d'une censure vis-à-vis de l'interviewé ou si le sujet lui-même serait non-conscient de ces émotions latentes.

Dans ces différents cas de congruence entre le message verbal et le message non-verbal, on peut dire que le sujet est dans une position de parole abstraite, distante et non dans une position de parole impliquée ou incarnée (Vermersch 1994, Varela & al 1993), c'est-à-dire immergée dans le vécu de la situation passée. On remarque que Madame R rentre aisément en contact avec ce qu'elle a ressenti la veille mais oscille entre la congruence (son ton étant par exemple vif quand elle se rappelle son énervement) et la distance par rapport à ses émotions (lorsqu'elle rit de sa honte ou de son énervement).

3.2. Emotions censurées de monsieur T: description médiée par les événements déclencheurs

a) Emotion = Impatience ; Evénement déclencheur = lenteur des explications de l'agent et discours non-adapté à son niveau

"moi ce que j'aurais aimé, ce que je pensais là c'est qu'il aille plus vite; là il prend son temps;... j'aurais aimé qu'il aille très vite parce que c'était très lent, voilà"

"bon moi, ce que, ce que j'aurais apprécié, en termes d'amélioration du comportement vis-à-vis d'un client, c'est que on passe sur tous ces détails, parce que je les connais aussi bien que lui... euh bon, y a des gens qui ne le savent pas, mais moi je sais, alors faut pas/ bon ça c'est

dommage, on perd du temps; alors moi j'aurais beaucoup apprécié s'il m'avait dit bon euh "qui

vous êtes?" pour que je puisse adapter mon discours; parce qu'il est bien entendu que si jamais il parle, bon, à moi ou à un financier, ça va être un certain discours, on va aller droit au but parce qu'on connait déjà certains mécanismes et on a une certaine logique euh..

"(ton plus vif)ah non non non faut accélérer là!!, mais moi à un moment donné j'avais envie de lui prendre son cahier et de le remplir parce qu'il va trop doucement (...) mais vous verrez que je

bous, vous verrez que je bous parce que, à peine il pose la question, je lui donne déjà la réponse,

(7)

- vous m'avez dit tout à l'heure 'à un moment donné on voit que je bous', c'est pas là encore? - tout le temps, c'est tout le temps, sur toutes ses explications... "

"et là on retombe dans une logique de perte de temps, c'est-à-dire qu'on va très lentement, et on va revenir souvent sur euh 'mais le capital décès combien? bon c'est 1 million 1 million 2?', non je lui ai dit que c'était beaucoup plus, que c'était 10 fois mon revenu annuel; et il a eu du mal à intégrer, donc ça a mis du temps"

"- j'aimerais bien savoir votre état d'esprit à ce moment-là, si vous vous en rappelez

- oui tout à fait je peux vous le dire, c'est dire "é-coute", plusieurs fois dans ma tête je me dis "mais attend é-coute!; arrête, é-coute!"; et à un moment donné je lui dis, je lui dis "attendez je vais vous expliquer"

b) Emotions = vexation et/ou mépris ; Evénements déclencheurs = discours non-adapté à son cas

"je trouve si vous voulez que son argumentaire ou son son approche client est trop calquée par rapport à un seul modèle, donc c'est tout le monde sur le même principe, et forcément s'il y a sur-assurance (c'est mon cas) c'est que bon ou, c'est qu'y a problème, c'est que ça va pas bien, vous

êtes bête, mais peut pas y avoir d'autres cho/ d'autres motifs"

"faut qu'il rentre dans ma logique, s'il continue à me parler de l'entreprise pour moi c'est perdre mon temps, j'en ai rien à faire, vous allez voir, et et et on continue... (...) là j'ai dit 'non, pas forcément!', parce que il (l'agent) est dans la logique salariée... vous êtes salarié donc vous êtes couvert par les cotisations, je dis 'non y a d'autres logiques', (...) c'est un mode de fonctionnement particulier (le mien), on casse le modèle salarié traditionnel du français... pas moyen mais... normal"

"mais encore une fois on sort du modèle donc quelque part c'est pas bien quoi, il perd ses repères ou... je vous ai dit que j'étais un cas, avec une logique particulière d'assurance, fin bon un cas non, mais avec une logique particulière, c'est vrai que je rentre pas dans son modèle dit traditionnel (...) voilà en gros c'était ça, donc moi on parle de moi comme si j'étais tout le monde"

De même que Madame R, l'impatience et l'énervement exprimées pendant l'entretien lorsque Monsieur T revisionne l'interaction, n'étaient pas perceptibles pendant l'interaction elle-même.

Monsieur T est dans une position de parole plus contrôlée et distante par rapport à son vécu que madame R, son ton reste posé dans l'ensemble, le discours commence par de courtois "j'aurais aimé...qu'il aille plus vite", "c'est dommage, on perd du temps", et est analytique "on sort du modèle donc ... il perd ses repères"; monsieur T ne mentionne pas alors directement l'émotion qui le tenait (énervement, impatience) mais décrit ses regrets ("j'aurais aimé, c'est dommage") et l'événement déclencheur de l'émotion ("c'était très lent"); à de rares moments le client est davantage impliqué et exprime très clairement l'impatience qu'il ressentait "ah non non non faut accélérer là!", "vous verrez que je bous (...), tout le temps, sur toutes ses explications"; dans ce dernier cas on a description directe de l'émotion. Dans l'ensemble l'émotion passée est contenue dans un discours rationalisant. Par conséquent en (b) il est difficile de savoir s'il y a vexation du fait que "on parle de moi comme si j'étais tout le monde", s'il y a davantage de mépris ("il perd ses repères") ou si les deux sont mêlés. On peut dire que dans ce cas, l'entretien consécutif, s'il dévoile des émotions qui ne sont pas perceptibles durant l'interaction, laisse encore dans l'ombre de l'émotion censurée.

(8)

3.3. Origines de la censure pendant l'interaction

Selon Lipiansky, pendant une interaction, la censure touche essentiellement ce qui est lié à l'intime et inclut donc les émotions : "la barrière entre l'intérieur et l'extérieur, l'intime et le social se projette et se retrouve dans la coupure entre le dit et le non-dit (...) un tri et une coupure opèrent donc dans le flux qui irait librement de l'intérieur vers l'extérieur (...) l'interdit frappe ce qui appartient à l'intime: les pensées, les sentiments, les émotions, les pleurs... il touche aussi au contact avec autrui soit au sens propre soit au sens métaphorique: autrui ne doit être approché qu'avec 'tact'." (1992, p.129-130).

Cet auteur montre comment cette censure provient à la fois de contraintes culturelles et psychiques; il considère en effet la prise de parole et la communication comme "la résultante de deux forces contradictoires: une force qui pousse à l'expression et à l'affirmation de soi; et une force de répression, de masquage et de censure de cette expression" qui "trouve sa source dans les valeurs, les normes et les rituels sociaux qui entrent en résonance avec les valeurs et les interdits intériorisés dans les instances de l'idéal du moi et du surmoi." (1992, p.180)

Dans notre corpus, madame R et monsieur T ne peuvent exprimer leur énervement ou leur impatience sans risquer de vexer l'agent; c'est donc d'une part pour ménager la face de ce dernier, par tact, qu'il évitent de lui signifier que son discours est inadapté à leur cas et à leur niveau (pour monsieur T) ou trop dramatisant (pour madame R). Mais c'est également sans doute par crainte du négatif effet en retour que pourrait avoir pour eux l'expression de ces sentiments intimes: l'image de l'homme courtois, posé et raisonable que donne à voir monsieur T serait mise à mal s'il venait à exprimer son impatience à l'agent; par ailleurs, lui dire qu'il sous-évalue sa compétence dans le domaine ou qu'il le prend à tort pour monsieur-tout-le-monde, ouvre la possibilité à l'agent de dénier cette compétence et cette originalité. De même pour madame R, si elle dit à l'agent que ce qu'il lui propose (décès et immobilier) ne l'intéresse pas, qu'elle préfèrerait qu'il lui parle de retraite et d'assurance-vie, et qu'il dramatise leur situation financière, elle prend le risque de s'entendre dire en retour "mais si, votre situation est catastrophique, croyez-en mon expérience des revenus familiaux, et les seuls produits que je peux proposer pour de si faibles gains sont ceux dont je vous parle"... Souligner à l'agent que son discours est inapproprié entraine donc un risque non seulement pour lui mais aussi pour soi, par la possibilité que cela ouvre de se voir refuser l'image secrètement revendiquée (compétent dans le domaine des finances, pour monsieur T; dans une situation financière normale, pour madame R). Les sentiments négatifs, critiques, qui risquent de blesser l'agent et par là de le placer dans une attitude de contre-attaque sont donc camouflés et non-exprimés. On peut dire que la satisfaction ou non satisfaction des "intérêts" ("concerns") personnels, relationnels et sociaux, est non seulement à l'origine de l'émotion (Frijda, cité par Cosnier 1994) mais aussi à l'origine de son camouflage.

(9)

Goffman (1973, 1974) a clairement mis en évidence ces rites d'interaction qui visent à préserver "la face" des protagonistes, "valeur sociale positive qu'une personne revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres supposent qu'elle a adopté au cours d'un contact particulier" (1974 p.9) ; il s'agit de ne pas perdre la face et de ne pas la faire perdre aux autres protagonistes, la bonne tenue est donc importante pour contrôler l'image que l'on donne de soi, pour qu'elle soit conforme à l'impression qu'on souhaite produire; pour ce faire, les acteurs opèrent une "présentation de soi" qui est une mise en scène maîtrisée de leur personne. Cette maîtrise de l'image de soi passe en bonne partie par ce qui est dit et non-dit : "la maîtrise de ce que l'on va dire renvoie ici à la maîtrise de soi, de l'image qu'on va donner à autrui, et reflète l'identification qui s'établit entre le locuteur et sa parole." (Lipiansky, 1992, p.172)

Il est intéressant de remarquer que, malgré la censure et la maîtrise, on n'échappe pas à l'attribution d'émotions. Les interlocuteurs font des hypothèses sur les émotions censurées de l'autre, même si ces hypothèses ne sont pas fondées sur des comportements observables.

Madame R pense par exemple percevoir que l'agent est déçu et embêté de constater qu'elle a peu de moyens financiers, tout en précisant que "son expression n'a rien montré":

"oui là on le sent un peu embêté, il se dit qu'il n'y a pas grand chose à faire (rire) c'est ce que je me suis fait comme réflexion à ce moment là ... mais mais bon en même temps, bon il n'a pas su quoi dire là pendant un petit moment mais euh son expression n'a rien montré, enfin je veux dire, pas de déception".

Monsieur T a longuement écouté l'agent lui raconter des généralités et commence à lui expliquer que son cas est particulier; à un geste très banal de l'agent qui pose son stylo et croise les bras, le client réagit vivement, trouvant que ce geste indique clairement que l'agent s'ennuie à l'écouter:

"là j'ai l'impression que c'est moi qui le gonfle parce qu'il commence à faire comme ça, il s'est mis comme ça (bras croisés) au repos, là j'ai l'impression que, comme je sors de son de son schéma ben bon, qu'y a quelque chose qui colle pas quoi, bon c'est pas forcément ce qui l'intéresse

- c'est une impression que vous avez maintenant ou pendant?

- non non non, pendant, parce que dès que je l'ai vu mettre les mains comme ça j'ai dit: bon alors ça y est, il prend la position repos."

Le masquage des émotions est donc un processus conscient également attribué à l'interlocuteur; je me censure mais je sais que l'autre se censure aussi; à partir de là les systèmes de projection et d'interprétations subjectives ouvrent la voie au décalage et au malentendu.

4. Les différents niveaux d'analyse des émotions

Ces différentes observations nous amènent à distinguer différents niveaux d'analyse des émotions qui dépendent de la méthode de recueil des données choisie, celle-ci influant sur la censure à laquelle on accède.

(10)

Lorsqu'on s'en tient à l'enregistrement d'une interaction et qu'on l'analyse d'un point de vue externe d'analyste n'ayant pas participé à l'entrevue, on accède aux émotions qui sont externalisées par les interlocuteurs, apparentes et exprimées. Cela pose des questions intéressantes de repérage et de typologie de ces émotions extériorisées à travers des comportements observables, verbaux ou non-verbaux. On n'a par contre pas accès aux émotions qui sont masquées et censurées par les interlocuteurs pendant l'interaction et qui peuvent être pléthore, comme dans les interactions agent-client étudiées ci-dessus. On est confronté également au problème de l'analyse subjective du chercheur, problème peut-être plus important quand on travaille sur les émotions car elles sont rarement exprimées de façon très explicite mais toujours à deviner de façon incertaine derrière les mots, les voix et le mimico-gestuel. Les mécanismes de répression, de masquage, de neutralisation, d'évitement ou autre que Cosnier présente comme autant de modes de contrôle des réactions verbales, posent alors un voile sur l'émotion ressentie.

Niveau 2 : Analyse du point de vue du sujet.

Si, comme dans cette étude, on recueille, après l'interaction, un entretien avec les interlocuteurs pour savoir ce qu'ils ont à dire de l'interaction, on accède, tel que montré ci-dessus, à ce qu'on appellera la censure "sociale, ou "consciente"; le sujet peut alors décrire, dans cette situation d'entretien avec le chercheur, les émotions qu'il a ressenties pendant l'interaction mais qu'il a réprimées, celles qu'il n'a pas exprimées alors mais qui sont verbalisables dans un autre cadre social.

Cet accès "en première personne" au vécu interactionnel se situe bien sûr dans un autre cadre interactionnel, celui de l'entretien avec le chercheur; il peut y avoir également censure dans cet autre cadre social et l'art de l'entretien va résider dans la mise en confiance et l'établissement d'une relation où le sujet va pouvoir s'autoriser à dire, dans la mesure qui est la sienne, ce qui a été censuré.

Niveau 3 = Analyse dans un cadre clinique

Les sentiments du sujet peuvent également être appréhendés dans le cadre d'un entretien clinique d'aide au changement; on peut alors accéder aux émotions qui sont censurées de façon inconsciente et ne sont pas immédiatement accessibles au sujet; on peut alors parler de censure "psychique" ou "inconsciente" et l'on touche à des processus de refoulement et de défenses psychiques qui ont été élaborés par le sujet pour ne pas ressentir certains sentiments désagréables. Le sujet peut par exemple ressentir de l'énervement mais ne pas se rendre compte que cet énervement est dû à une peur qui est refoulée; on peut dire alors que l'émotion fondamentale est la peur et qu'elle donne lieu à une réaction d'énervement. Pour prendre un exemple fictif, quand madame R se dit énervée que l'agent reste fixé sur leurs neuf mille francs et dramatise, on peut se demander si elle n'est pas, au fond d'elle-même, légèrement angoissée par sa situation, crainte qui peut se traduire par des soupirs.

5. Conclusion

Nous avons montré combien les émotions peuvent être censurées pendant l'interaction, d'une façon suffisamment consciente pour qu'elles restent dicibles dans

(11)

un autre cadre, et comment cette censure peut être motivée par le risque que l'identité secrètement revendiquée par le sujet risque de ne pas être reconnue.

Nous avons choisi un niveau d'analyse des émotions dans les interactions qui soit intermédiaire entre l'analyse externe et l'analyse clinique; il s'agit d'obtenir, après coup, dans un cadre interactionnel d'entretien, le rappel verbalisé du sujet concernant les émotions qu'il masquait de façon consciente pendant l'interaction, pour des raisons sociales de bienséance et de protection de soi et de l'autre. Cette approche valorise le point de vue du sujet et considère que la reconstruction qui peut s'opérer dans le discours après-coup du sujet sur ce qu'il a vécu est moindre par rapport à la construction toute subjective qu'un analyste peut faire de son seul point de vue externe. La description de l'interaction par le sujet a le mérite d'être une "analyse située" tandis que celle du chercheur se fait hors contexte, ou du moins dans cet autre contexte qu'est son propre univers interprétatif. Une combinaison des deux points de vue nous semble donc méthodologiquement enrichissante pour comprendre ce qui se passe dans les sujets au niveau affectif et cognitif pendant une interaction. Or, comme le souligne Cosnier (1994, p.6), "...tôt ou tard on doit admettre que ce qui se passe entre ne peut être interprété que par une mise en rapport avec ce qui se passe dans les sujets, qui constitue un élément contextuel incontournable". Une certaine reconstruction du passé est inévitable dans le discours après-coup, mais elle est limitée si la méthode choisie aide le sujet à se replonger dans la situation d'interaction. Nous avons choisi l'enregistrement vidéo comme support à la mémorisation, et avons pu constater que les sujets jugent que cette procédure leur permet de se remettre en situation et qu'ils font aisément la distinction entre ce qu'ils ressentaient pendant et ce qu'ils peuvent ressentir avec le recul en revoyant l'interaction. Un commentaire comme le suivant en témoigne:

Intervieweur - "de revisionner l'interaction et de parler de ce qui se passait, de ce que vous aviez en tête en fait, un peu comme la voix-off hein qu'on peut avoir pendant une interaction, ça vous a semblé comment, ça vous est apparu comment cet exercice là?"

Madame R -" ben j'ai trouvé ça intéressant, j'ai trouvé ça très intéressant, et ce qui est marrant c'est que quand on, quand on revoit, en fait on se rappelle bien de ce qu'on pensait à un moment donné, alors qu'en fait si j'essayais de me rappeler,je pense, sans revoir la vidéo, je pense pas que je dirais les mêmes choses; fin je me rappellerai peut-être moins bien des sentiments que j'ai eu à ce moment-là, je suis peut-être influencée par le visage aussi quand on voit la vidéo, mais je trouve que c'est pas mal de donner des commentaires euh en revoyant le truc, on se remet bien dans la situation dans laquelle on était à ce moment là (...) je pense que j'ai bien fait la différence entre ce que je me suis dit après et ce que je me suis dit sur le moment, parce qu'en fait sur le moment je lui faisais pas trop de commentaires, j'attendais, donc j'avais le temps de me dire bon ben 'machin machin et tout' et puis.. non je pense que je me rappelle bien ce que je pensais au moment où j'étais avec lui."

Références

Cahour B. (à paraître). Mémoires d'interactions verbales coopératives, à paraître en 1998, numéro spécial "l'Autre en Discours", édition conjointe des Cahiers de Praxématique et de la revue DYALANG.

(12)

Cahour B. (1998). Interunderstanding and subjectivity in commercial dialogues, Dialogue Analysis VI, Actes de IADA'96 International Conference, Max Niemeyer Verlag.

Cahour B. & Cordier A. (1997). Relation de confiance lors de premières interactions agent-client, Rapport de recherche CAPA/CNRS.

Cahour B. & Karsenty L. (1996). Contextes cognitifs et dysfonctionnements de la communication, Interaction et Cognitions, vol 1, n°4.

Cosnier J. (1994). Psychologie des émotions et des sentiments, RETZ, Paris.

Ericcson K.A. & Simon H.A. (1984/1993). Protocol analysis; verbal reports as data, the MIT Press.

Goffman E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, Paris. Goffman E. (1974). Les rites d'interaction, Minuit, Paris.

Hoc J.M. & Leplat J. (1981). Subsequent verbalization in the study of cognitive processes, Ergonomics, 24, 10, 743-755.

Lipiansky E.M. (1992). Identité et communication; l'expérience groupale, PUF.

Varela F., Thomson E. & Rosch E. (1993). L'inscription corporelle de l'esprit; sciences cognitives et expérience humaine, Seuil.

Vermersch P. (1994). L'entretien d'explicitation, Paris, ESF.

Vermersch P. & Maurel M. (1998). Pratiques de l'entretien d'explicitation, Paris, ESF.

Résumé

Lors des interactions de service, des ressentis circulent et une relation de confiance peut éventuellement se créer. On analyse ici quels sont les émotions vécues par deux clients lors d’une première rencontre avec un agent d’assurance, grâce à une technique de verbalisation consécutive avec support vidéo (autoconfrontation). On constate que des émotions d’énervement, impatience, honte, vexation, méfiance sont camouflées pendant l’interaction. On obtient donc ce qui est censuré par le client de son ressenti pendant l’interaction, et l’origine de la censure est interprétée notamment en termes de ménagement des faces. Des conclusions méthodologiques sont proposées, qui différencient trois niveaux d'accès aux émotions : une analyse ‘externe’ qui rend compte uniquement des émotions externalisés et non de celles qui sont contrôlées (réprimées, masquées, neutralisées) ; une analyse ‘du point de vue du sujet’, a posteriori, avec un accès à la censure qui a eu lieu pendant cette interaction, si le sujet est en confiance avec le chercheur ; une analyse ‘dans un cadre clinique’, où une censure psychique ou inconsciente pourrait éventuellement être levée.

Mots-clés

Interaction, émotions, agent-client, relation de service, censure, masquage, confiance, auto-confrontation.

Références

Documents relatifs

[r]

Ainsi, alors que la municipalité fait des efforts de changement dans ses pratiques, il semble pertinent de proposer aux particuliers de partager cette expérience à

Voilà, sans rien faire de spécial, ces Russes ont fait de moi leur petit Français, j’ai l’impression de devoir faire attention, de devoir remplir leurs attentes comme seul

Dans l’étude de l’acquisition du langage, les chercheurs se sont généralement intéressés à des domaines partiels tels que la phonologie, le lexique ou à la syntaxe. Les

Sur le registre de ce qu’on a coutume d’appeler, à la suite de Jean Lave et Étienne Wenger (1991), la participation périphérique légitime , l’organisation interactionnelle

L’intervention socio-judiciaire en milieu ouvert se réalise avec en toile de fond diverses tensions inhérentes à un accompagnement social en contexte contraignant : le

24 Enfin, concernant la distribution de cette deuxième construction selon le genre discursif, nous constatons dans le tableau 4 que le genre summary affiche le taux de fréquence

nous allons procéder de la même manière que pour Le rendez-vous de l’économie, à savoir examiner l’alternance des tours de parole des échanges entre les auditeurs