SCIENCES ET CITOYENNETÉ
DANS LES COURS ET MANUELS
Philippe MA THY
Cellule E.M.S.T.E.S., Université de Namur
MOTS-CLÉS: ÉDUCATION CITOYENNE - DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE-TECHNOCRATIE - EXPERTISE - MOUVEMENT ASSOCIATIF-LIENS SCIENCES-SOCIÉTÉS
RÉSUMÉ: Les cours et manuels de sciences n'assurent pas autant qu'ils le pourraient àla formation citoyenne des élèves. Ils enseignent souvent les sciences en minimisant l'évocation des contextes et des projets de leur invention ou de leurs usages. Ils donnent fréquemment une image apologétique et peu éclairante des scientifiques. Ils distillent aussi une image de l'articulation entre sciences et pouvoirs qui participe d'une idéologie technocratique. Des améliorations sont proposées dans ces divers domaines.
SUMMARY
I. PROBLÉMATIQUE
En démocratie panicipative, le citoyen est celui ou celle qui dispose des outils de pensée et d'action qui lui permettent de comprendre et de paniciper aux processus de décision en société. Sciences et Technologies sont souvent mêléesàces processus de décision, en venu de deux pouvoirs majeurs : 10
elles donnent un pouvoir de transformation des sociétés dans des secteurs aussi variés que l'énergie, l'industrie, les transports, les communications, l'économie ménagère, les pratiques génétiques, etc.
2° elles donnent un pouvoir de légitimation des décisions. Dans toute société, il existe des discours de référence pour justifier les choix. Dans des sociétés où l'instance religieuse domine, la religion joue ce rôle. Dans nos sociétés, l'économie et les sciences naturelles se voient souvent attribuer un tel rôle de référence. (\) L'économie: Nos sociétés sont obsédées par la production et la productivité. C'est en leur nom qu'on décide d'embaucher ou de licencier, de délocaliser des entreprises, etc. Mais celte idéologie (cf Renault) fait assez de dégats pour que nous ayons développé une culture critique: la justification économiciste passe de plus en plus mal dans l'opinion, (2) Les sciences dites naturelles: Quand les élèves veulent se faire une opinion sur un problème, ils ne consultent plus tellement les profs de littérature ou de latin, mais plus souvent les profs de sciences: "L'embryon est-il une personne, quand le devient-il ?" "A-t-on raison de faire du nucléaire et est-ce dangereux ?" En société, ce recours aux sciences, pour éclairer ou justifier des décisions, s'opèrevia des processus d'expertise.
Dans une société où l'instance religieuse domine, comme au Moyen Âge, il serait intéressant que les gens disposent d'une culture critique par rapport à la religion, pour ne pas être trop dupe des décisions que l'on prend en son nom. Dans le même sens, il paraît être du plus haut intérêt que les citoyens disposent, dans nos sociétés, d'une culture critique par rapport aux discours et aux pratiques scientifico-techniques. C'est un enjeu important pour le fonctionnement démocmtique. Pour y arriver, on peut concevoir des cours de sciences qui rendent continuellement perceptible aux élèves le caractère sociétal et humain de l'activité scientifique. C'est ce qu'on appelle parfois J'orientation Sciences-Technologies-Sociétés (S.T.S.). Éduquer aux sciences, et non simplement instruire aux sciences, c'est combiner alors un discours qui parle des sciences (les concepts) et sur les sciences (la mise en perspective sociétale).
2, ANALYSE DE QUELQUES EXEMPLES EXTRAITS DE COURS ET MANUELS Nos cours et manuels contribuent-ilsàdispenser cette culture critique du citoyen? Comment améliorer nos cours de ce point de vue? Pour le savoir, il faut examiner quelle image des scientifiques, des sciences et de l'activité scientifique en société nos cours donnent. Quatre exemples extraits de manuels de sciences ont été examinés.
Exemple 1 :Quelle imaRe nos cours et manuels donnent-ifs des scientifiques?
Les évocations historiques des manuels sont un exemple du genre. Elles consistent souventàciter des scientifiques isolés (portrait, dates, nationalité, spécialité) etàprésenter leur travail en utilisant la métaphore de la découverte. Leur style est généralement élogieux:lecélèbre Untel et ses travaux remarquables. De plus, elles donnent l'impression que ces "savants" ont découvert tout et seuls, qu'il suffisait d'être assez génial pour voir ce que d'autres n'avaient pas vu. Une idéologie empiriste masque les contextes et les projets de recherche. De telles évocations ont pour effet de cléricaliser la profession et de présenter les sciences comme des savoirs inaltérables situés au-delà des intérêts partisans. Dans nos sociétés où l'on convoque sans cesse des experts pour éclairer ou justifier des décisions, de telles images risquent d'altérer la vigilance des citoyens sur les enjeu et les ressorts de l'activité scientifique de recherche ou d'expertise. Elles forment un excellent conditionnementàune société technocratique.
Exemple 2 :Quelle image nos cours et manuels donnent-ils des pratiques scientifiques?
Un manuel propose d'analyser un espace de vie. Il commence par signaler que l'on peut étudier bien des types d'écosystèmes (champ, sentier, lac, etc.) sans jamais indiquer en vertu de quel projet et dans quel contexte de telles études peuvent être menées. Les écosystèmes sont cités sans contexte problématique, comme des choses qu'on approche avec un pur souci d'intellection. Le titre indique simplement qu'il s'agit d'apprendre à recueillir des données. Or la plupart du temps, l'étude d'un écosystème est entreprise avec un objectif précis: étude d'un bassin d'orage pour évaluer la pollution agricole ou automobile; étude amont-aval d'une usine/centrale pour évaluer la pollution; étude du cycle de l'azote pour aménager des marais en systèmes agro-piscicoles ; étude du sol d'un champ pour résoudre un problème cultural; étude de la biologie des poissons d'un lac en vue d'une exploitation réfléchie; etc.
Les élèves sont donc introduit à une leçon de chose dans un univers non problématique. Cet effet est renforcé par le choix final du biotope étudié: un étang bucolique visité par les libellules. Les interventions humaines sont minimisées: un canne à pêche est posée sur la berge, c'est un endroit de détente éloigné des zones de production. Au fond, on parle de l'homme comme d'un ours qui attraperait les truites: l'activité est naturalisée. Le manuel assure l'initiation écologique sur un objet d'étude apaisant, dans un con texte peu conflictuel.
On le voit, le choix de l'objet d'étude - ici un biotope - est un enjeu en terme de formation. Ne peut-on imaginer atteindre un certain équilibre en combinant l'étude d'un milieu plutôt intact permettant de décrire les acteurs et la complexité écologique, et l'étude d'un milieu plus exploité ou d'un thème plus chaud ouvrantàl'étude des acteurs et de la complexité sociétale'1
Exemple 3 :Quelles imaRes nos cours et manuels donnent-ils de la participation des citoyens, quelle philosophie socio-politique implicite promeuvelll-ils?
Un extrait d'un manuel de chimie, parlant des pollutions, démarre par un titre rassurant: "des mesures ont été prises pour combattre la pollution". Le reste du texte exalte le rôle des États et des spécialistes dans la lutte contre la pollution. Il inviteàune confiance optimiste dans les décisions des
pouvoirs publics. Il signale de plus que "les mesures de protection sont du domaine des spécialistes". Donc les pouvoirs publics, éclairés par les spécialistes, vont régler tous les problèmes, nous pouvons être tranquilles. Le texte donne donc une image non-problématique de l'expenise, et une vision technocratique du pouvoir. Mais "chaque individu doit se sentir concerné et y réfléchir". C'est plus une invitation à penser qu'à agir, puisque les États et les spécialistes le font pour nous. Cela correspond assez bien au fonctionnement des classes moyennes lisant leur journal pour se tenir au courant, mais qui agissent peu et se sentent finalement un peu impuissantes. Le texte n'indique aucune voie par laquelle les citoyens peuvent intervenir concrètemenl.
Une réécriture de ce texte essaie de remédier aux critiques formulées. Son titre souligne plus les tensions: "la lutte contre la pollution a une dimension socio-politique". Puis la réécriture attire d'emblée l'attention sur le rôle des citoyens dans ce domaine: "les citoyens peuvent s'associer, créer des mouvement sociaux, pour lutter contre les nuisances, et faire relayer leur action et revendications par une représentation politique" (c'est ainsi que l'écologie politique est née avec les Verts et qu'un parti s'est créé; et les autres panis, devant la pression de ['opinion, ne peuvent plus négliger ces questions). On perçoit bien mieux ici comment les citoyens peuvent s'engager. De plus, le rôle des spécialistes est relativisé. Bien sûr ils peuvent être fon utiles, il peut y avoir des experts et des contre· experts. Cependant, le problème n'est pas que technique mais concerne des choix globaux. Finalement, ce texte propose une vision plus démocratique du pouvoir.
Exemple 4 :Même question qu'en 3 à propos du contrôle des pratiques génétiques.
Des notes de cours ont présenté d'abord les nouvelles techniques génétiques (transfert de gène, diagnostic génétique, thérapie génique, etc.). Elles indiquent alors qu'il y a des risques de dérive de ces recherches, et concluent "qu'il appartient aux médecins, aux biologistes, aux sociologues et aux politiciens de prendre les mesures qui s'imposent pour infléchir cette évolution dans le meilleur sens possible pour l'individu et pour la survie de l'espèce". On peut adresser à cette proposition le même genre de critique que celle qui vient d'être faiteàpropos de la lutte contre la pollution. On parle d'une part de spécialistes - médecins, biologistes, sociologues - et d'autre part des politiciens. Donc conception assez technocratique, même s'il s'agit d'une technocratie pluridisciplinaire.
Mais on ne voit pas comment les citoyens peuvent s'impliquer dans ces questions. Et sans doute reste-t-il à inventer des lieux et des voies de médiation. S'il y a des victimes, il peut se créer des associations qui voudront peser sur les décisions. S'il y a des familles satisfaites par telle intervention médicale, elles peuvent se grouper pour défendre ces pratiques. Si les pratiques de transgenèse intéressent ou inquiètent les industriels (les firmes qui commercialisent une céréale transgénique résistant à un herbicide n'ont pas les mêmes intérêts que l'industrie des herbicides), il y aura du lobbying auprès des parlementaires. Et des mouvements sociaux, associations ou formations politiques sont attentifs aux nouvelles percées génétiques. Si l'on discute de ces aspects avec les élèves, ils percevront mieux les difficultés et deviendront peut-être des citoyens plus créatifs.
3. CONCLUSIONS
Les cours et manuels peuvent contribuer davantage àl'éducation citoyenne des élèves, et ce de plusieurs façons: (1)en mettant davantage l'accent sur les liens entre sciences et société (orientation S.T.S.) et en évoquant les contextes et les projets des pratiques scientifiques; (2) en apponant un plus grand soinàl'image qu'ils donnent des scientifiques (àcet égard, il serait intéressant que les élèves apprennentàmodéliser l'expenise) ; (3) en contrôlant mieux la philosophie socio-politique qu'ils distillent (par exemple en clarifiant comment les citoyens et les associations peuvent intervenir et/ou peser sur les processus de décision).
