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Quid loquar [...] ut mutatos [...] narrauerit artus ? La métamorphose dans l’œuvre de Virgile, modèle et contre-modèle de la métamorphose ovidienne

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Quid loquar [...] ut mutatos [...] narrauerit artus ?

La métamorphose dans l’œuvre de Virgile,

modèle et contre-modèle de la métamorphose ovidienne

La source virgilienne n’est pas, dans la poétique ovidienne de la métamorphose, la plus importante quantitativement parlant, et pour cause : la présence de ce motif est marginale dans l’œuvre de Virgile1. Celle-ci comporte pourtant plusieurs passages où les corps se transforment, passages qui, tous dotés d’une fonction précise dans l’édifice poétique virgilien, ont tous un écho chez Ovide. C’est ce jeu de correspondances que nous nous proposons d’observer ici, la métamorphose nous semblant constituer un angle d’approche particulièrement intéressant en ce qui concerne non seulement l’usage ovidien de la référence à Virgile, mais aussi, à travers cet usage, la définition de la différence entre deux poétiques et deux visions du monde. Notre parcours sera, très simplement, conçu comme une relecture de l’œuvre de Virgile à la recherche des métamorphoses et rythmé par un va-et-vient entre celles-ci et leur devenir ovidien2 ; c’est un hommage admiratif que nous souhaitons rendre à Philippe Heuzé à travers cette modeste jonction entre nos propres recherches sur les « formes changées en corps nouveaux »3 des Métamorphoses4 et les siennes sur le corps dans la poésie virgilienne5.

Le monde des Bucoliques est fondamentalement habité par une double mutation, dont les termes sont posés dès les premiers vers de la première églogue : celle des guerres civiles (undique totis / usque adeo turbatur agris !) et celle du renouveau incarné par la figure d’Octave (deus nobis haec otia fecit6). L’inversion tragique de tout ce qui constituait l’existence et le rêve d’un nouveau renversement qui rétablirait l’harmonie antérieure

1 Pour une recension systématique chez les deux poètes qui nous intéressent ainsi que dans l’ensemble de la

littérature augustéenne, cf. C. Zgoll, Phänomenologie der Metamorphose. Verwandlungen und Verwandtes in der augusteischen Dichtung, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2004.

2 Précisons que, même si l’on trouve des métamorphoses ailleurs que dans les Métamorphoses, c’est à celles-ci

que, pour des raisons à la fois scientifiques et matérielles, nous limiterons cette étude.

3 Nous traduisons ici littéralement l’expression In noua […] mutatas […] formas / corpora employée par Ovide

dans le prooemium des Métamorphoses (I, 1-2).

4 Cf. notamment La Métamorphose dans les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, « Études

anciennes », 2010.

5 Nous pensons évidemment à L’Image du corps dans l’œuvre de Virgile (Paris, de Boccard, « Collection de

l’École Française de Rome », 1985) et en particulier aux p. 456-473, consacrées aux métamorphoses.

6 Nous citons ici respectivement les paroles de Mélibée aux v. 11-12 (« partout, dans les campagnes, il y a tant

de désordre ! ») et de Tityre au v. 6 (« c’est à un dieu que nous devons ces loisirs »). Nous utiliserons ici systématiquement les éditions et traductions de la CUF ; pour les Bucoliques, la traduction est celle d’E. de Saint-Denis.

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s’incarnent tous deux dans la figure de l’adynaton, dont la réalisation la plus accomplie sera les v. 18-30 de la quatrième églogue mais qui, déjà, se rencontre dans les v. 59-66 de la première7, et qui n’est pas la métamorphose. La métamorphose, considérée dans sens ovidien, comme transformation d’une forma en général humaine en nouum corpus8 sous l’effet d’une passion poussée à son paroxysme, n’a a priori, dans cette perspective, aucune place : comme le montrera le récit de la création du monde dans les Métamorphoses, elle est impossible dans un état de chaos où règne la discordia9, où rien ne garde sa forme (nulli sua forma manebat10)

et d’où l’humanité est absente, et tout aussi impossible dans l’état opposé, celui d’une immobilité hiératique d’où les passions seraient bannies et où les éléments, les règnes et les espèces resteraient toujours à leur place, imperméables les uns aux autres (c’est, dans les

Métamorphoses, l’image du caput Augustum retiré hors du monde et regardant de loin, absens, un monde réduit à une foule de fidèles, alors que le poème, pars melior de son auteur,

s’élance radieusement au ciel et devient éternel par son humanité même11). Les passions, chez Virgile, transforment les âmes plus que les corps, et la dementia de Corydon, d’Orphée ou de Didon ne les arrache pas physiquement à l’humanité ; l’univers virgilien, s’il fait une place déterminante aux passions, ne fait, ne sera jamais le monde de la « contiguïté universelle »12

7 Ante leues ergo pascentur in aethere cerui, / et freta destituent nudos in litore piscis, / ante pererratis amborum

finibus exsul / aut Ararim Parthus bibet aut Germania Tigrim, / quam nostro illius labatur pectore uoltus (« Aussi l’on verra les cerfs léger paître en plein ciel, et les flots abandonner les poissons à nu sur le rivage, on verra, dans un exil vagabond, échangeant l’un et l’autre leur patrie, le Parthe boire l’eau de la Saône ou le Germain celle du Tigre, avant que Ses traits s’effacent de notre cœur. »), dit Tityre aux v. 59-63. Et Mélibée lui répond (v. 64-66) : At nos hinc alii sitientis ibimus Afros, / pars Scythiam et rapidum cretae ueniemus Oaxen / et penitus toto diuisos orbe Britannos. (« Mais nous, loin d’ici, nous irons, les uns chez les Africains assoiffés, les autres en Scythie, vers l’Oaxès, torrent crayeux, ou chez les Bretons isolés au bout du monde. »). Cf. aussi VIII, 52-56, où même les poètes Orphée et Arion sont entraînés dans l’inversion générale.

8 Cf. le prooemium des Métamorphoses d’Ovide(I, 1-4) : In noua fert animus mutatas dicere formas / corpora ;

di, coeptis, nam uos mutastis et illas, / adspirate meis primaque ab origine mundi / ad mea perpetuum deducite tempora carmen. « Je me propose de dire les métamorphoses des corps en des corps nouveaux ; ô dieux (car ces métamorphoses sont aussi votre ouvrage), secondez mon entreprise de votre souffle et conduisez sans interruption ce poème depuis les plus lointaines origines du monde jusqu’à mon temps. » (trad. G. Lafaye).

9 On note l’écho entre le substantif discordia employé par Virgile (Buc., I, 71) et l’adjectif discordia qualifiant

les non bene iunctarum […] semina rerum (« éléments mal unis et discordants ») qui forment le chaos chez Ovide (Mét., I, 9)

10 « Aucun élément ne conservait sa forme » (Mét., I, 17).

11 Les deux passages se suivent, significativement : Mét., XV, 869-870 et 871-879 ; l’expression caput Augustum

figure au v. 869, absens est le dernier mot du v. 870 et l’expression parte […] meliore mei super alta perennis / astra ferar (« la plus noble partie de moi-même s’élancera, immortelle, au-dessus de la haute région des astres ») se trouve aux v. 875-876.

12 Nous faisons allusion au titre français de l’article d’I. Calvino, « Ovide et la contiguïté universelle »

(traduction française de « Gli indistinti confini », Préface à l’édition italienne des Métamorphoses, avec introduction et traduction de P. Bernardini Marzolla, Torino, Einaudi, 1979), dans La Machine littérature. Essais, Paris, Seuil, coll. « Pierres Vives », 1984, p. 119-130.

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que décrit Ovide, harmonieusement ordonné mais versatile et mouvant13. Celle-ci sera toujours, chez Virgile, cantonnée dans les marges, que celles-ci soient géographiques, symboliques ou poétiques ; c’est de là qu’elle diffusera sa force d’évocation et de signification.

Ainsi la présence de la métamorphose dans la sixième églogue est-elle de nature à susciter l’hésitation voire la perplexité, certains critiques parlant d’un « poème de métamorphoses » et d’autres refusant absolument une telle qualification14. De fait, la

métamorphose proprement dite ne figure que très fugacement dans le poème, et sous des formes fragmentaires voire décalées : ce sont, au v. 41, les lapides Pyrrhae iactos15, ces pierres dont le lecteur sait qu’elles devinrent, au contact de la terre, des femmes ; c’est, au v. 48, l’hallucination des Prétides, qui croient être des génisses et s’imaginent pousser des mugissements (Proetides imperunt falsis mugitibus agros16) ; c’est, aux v. 62-63, la métamorphose des Héliades, sœurs de Phaéthon, en aunes (tum Phaethontiadeas musco

circumdat amarae / corticis, atque solo proceras erigit alnos17) ; puis, au v. 75, l’hybridité

monstrueuse de Scylla (candida succinctam latrantibus inguina monstris18), effet monstrueux d’une transformation qui n’est pas dite ; enfin, aux v. 78-81, la double métamorphose en oiseaux de Térée (mutatos Terei […] artus, v. 7819) et de Philomèle (quibus / infelix sua tecta

super uolitauerit alis, v. 80-8120)21. À ces épisodes légendaires s’ajoute, dans les v. 64-65, ce

13 Cf. la description, emblématique à cet égard, des portes du palais du Soleil (Mét., II, 5-18), et l’article de F.

Graziani, « Materiam superabat opus : un art poétique ovidien », dans E. Bury (avec la collaboration de M. Néraudau), Lectures d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 339-359.

14 L’expression entre guillemets est employée par E. de Saint-Denis dans son introduction à la sixième églogue

(p. 70) à propos des interprétations d’A. Przygode, A. Cartault et J. Perret, qu’il réfute de la manière suivante : « l’apostrophe à Pasiphaé n’est pas une métamorphose ; il n’y a pas davantage métamorphose dans les mythes de Prométhée, d’Hylas, d’Atalante ; et, dans l’intronisation de Gallus, il n’y a pas métamorphose, mais seulement apothéose ». Sur Pasiphaé, qui apparaît trois fois dans l’œuvre de Virgile (on la retrouve en effet deux fois au chant VI de l’Énéide, v. 24-26 et 446), nous renvoyons aux p. 457-464 de L’Image du corps dans l’œuvre de Virgile de P. Heuzé, qui montre la relation entre ce personnage significativement récurrent, qui ne se métamorphose pas mais le désire ardemment, et la conception virgilienne de la métamorphose, conception « verticale » (la métamorphose du corps abaisse ou élève l’être) que nous considérons comme fondamentalement différente de celle, « horizontale », d’Ovide (pour qui la métamorphose n’est ni abaissement, même quand un humain cruel ou insensible devient animal ou pierre, ni élévation, même dans l’apothéose, mais d’abord loi universelle d’un univers en proie à des passions qui bouleversent constamment l’échelle des valeurs).

15 « Les pierres lancées par Pyrrha ».

16 « Les filles de Prétus ont cru remplir la campagne de mugissements ».

17 « Puis il enveloppe les sœurs de Phaéton dans la mousse d’une écorce amère, et, hors du sol, il les fait surgir,

aunes élancés. »

18 « Avec sa ceinture de monstres aboyants autour de son aine blanche ». 19 « La métamorphose de Térée ».

20 « Les mets, les présents que Philomèle lui a préparés, sa fuite vers les solitudes, et les ailes qui permirent

d’abord à la malheureuse de survoler son toit ».

21 Virgile complétera cette évocation au livre IV des Géorgiques avec celle de Procné, troisième personnage de

l’histoire (manibus Procne pectus signata cruentis, « Procné qui porte, marquée sur sa poitrine, l’empreinte de ses mains ensanglantées » v. 15 ; trad. E. de Saint-Denis).

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qui n’est pas nommé apothéose : le trajet de Gallus des bords du Permesse, où il erre, aux monts d’Aonie où le conduit l’une des Muses et où il reçoit un accueil fervent. Mais, dans ce passage comme dans les autres, le corps est presque absent, ou plus exactement ce que R. Galvagno appelle le « sacrifice du corps »22, cette aventure de l’être tout entier qui, d’une

forma, fait un nouum corpus sous l’irrésistible impulsion des passions. Celles-ci sont

omniprésentes ici, comme dans l’ensemble de l’églogue ; mais leur articulation avec la métamorphose n’est pas dite et, surtout, la métamorphose elle-même n’est pas racontée et nous apparaît sous forme fragmentaire, allusive. Pourtant, Virgile n’écrit pas ici en mythographe, en compilateur : il suffit pour s’en convaincre de prêter attention à l’admirable tournure des v. 62-63, où le verbe circumdat, en un étonnant raccourci, nous montre Silène,

alter ego du poète, enveloppant lui-même, par son chant, les Héliades dans l’écorce. Mais

Virgile n’a pas besoin d’en dire davantage, car ce n’est effectivement pas un « poème des métamorphoses » qu’il écrit, ni avec les Bucoliques dans leur ensemble, ni avec cette églogue qui est à la fois le second volet de ce que R. Leclercq appelle l’« initiation au mythe »23, une

« péroraison mythique »24 offerte à la deuxième Philippique de Cicéron à travers la présence en filigrane d’Antoine dans la figure de Silène et d’Octave dans celle d’Apollon et une affirmation de la force agissante quasi magique de la poésie en général et du chant bucolique en particulier. Aussi le Quid loquar… ? qui porte les v. 74-81 n’est-il pas tant une prétérition que la définition d’un choix poétique. À l’expression Quid loquar [...] ut mutatos [...]

narrauerit artus25, Ovide répondra, dans le prooemium des Métamorphoses, par In noua fert

animus mutatas dicere formas / corpora. Endossant le rôle du Silène de la sixième églogue,

un Silène dont la parole serait librement portée par un esprit sans entraves (fert animus), Ovide sera l’auteur du « poème des métamorphoses » écarté par Virgile et dont celui-ci lui a en quelque sorte donné le programme narratif. Il déroulera le fil sans nœuds de l’« épopée des formes »26 que Virgile réduisait à quelques vers et affirmera cette filiation transformatrice en faisant du oportet […] deductum dicere carmen27 de la sixième églogue (v. 5) le perpetuum

deducite […] carmen de son prologue28. Il reprendra et développera l’exposé virgilien de la

genèse du monde pour en faire le préalable vital à l’apparition de l’humanité et le nécessaire

22 Le Sacrifice du corps. Frayages du fantasme dans les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Panormitis, 1995. 23 Le Divin Loisir. Essai sur les Bucoliques de Virgile, Bruxelles, Latomus, 1996, p. 157. Le premier volet de

cette « initiation » est évidemment constitué par la quatrième églogue.

24 Ibid., p. 213.

25 « Rappellerai-je comment il a narré la métamorphose ».

26 L’expression est de L. Alfonsi, « L’inquadramento filosofico delle metamorfosi ovidiane », dans N. I. Herescu

(éd.), Ovidiana. Recherches sur Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 1958, p. 265-272 (p. 265).

27 <Un berger> « doit […] étirer un chant menu ». 28 Mét., I, 4.

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point de départ de toutes les métamorphoses29, et fera de celles-ci le sujet exclusif de son poème en même temps que le principe fondamental de son esthétique et le point nodal de la vision du monde qui le sous-tend. À l’esthétique fragmentaire de la sixième églogue, qu’il pratiquera largement, il ajoutera celle du récit détaillé de la métamorphose, signature et tour de force du poème ; et si les Prétides ne feront l’objet, dans les Métamorphoses, que d’une fugitive allusion30, ce seront des dizaines de vers qui diront, avec une précision vertigineuse destinée à explorer autant les tourments intérieurs que les mécanismes physiques, la transformation des pierres lancées par Deucalion et Pyrrha en hommes et en femmes, des Héliades en arbres, de Scylla en un être aussi effrayant pour lui-même que pour autrui, de Térée, Procné et Philomèle en huppe, en hirondelle et en rossignol31. Même l’histoire d’Atalante, à laquelle Virgile fait allusion au v. 61, deviendra chez Ovide une histoire de métamorphose32. Les personnages de la sixième églogue seront intégrés — sans y perdre leur identité mythique, bien au contraire — dans l’immense foule des personnages métamorphosés ; et pour dire les désirs et les souffrances de ces êtres, la narration ovidienne tout entière se nourrira de la violence, de la démesure, de la monstruosité, du désir déréglé dont sont porteurs tant le Silène virgilien que ses récits de prédilection. Quant à l’apothéose, elle deviendra chez Ovide une aventure du corps autant que de l’âme, et à l’ascension glorieuse de Gallus sur les monts aoniens répondra, dans l’épilogue des Métamorphoses, l’envol céleste du « poète-narrateur »33 rendu immortel par son œuvre.

Le sixième églogue et son destin ovidien permettent de définir l’un des traits les plus récurrents de la relation entre métamorphose virgilienne et métamorphose ovidienne : l’amplification, qui agit à la fois comme déclaration d’admiration et comme définition d’une vision foncièrement différente du monde et de la poésie. Cette amplification, nous la trouvons par exemple à l’œuvre entre le v. 46 de la troisième églogue, où apparaît furtivement l’image,

29 On comparera les v. 31-40 de la sixième églogue et les v. 5-75 des Métamorphoses (que suit immédiatement le

récit de la création de l’homme dans les v. 76-88).

30 Amythaone natus, / Proetidas attonitas postquam per carmen et herbas / eripuit furiis, purgamina mentis in

illas / misit aquas odiumque meri permansit in undis. « Le fils d’Amythaon […], lorsqu’il eut, à l’aide d’incantations et de plantes magiques, arraché aux furies les filles de Prétus frappées de démence, jeta dans la source les philtres qui avaient guéri leur raison » (XV, 325-328).

31 Respectivement I, 313-415 (400-415), II, 340-366 (353-366), de XIII, 900 à XIV, 74 (59-67 et 73-74) et VI,

421-674 (667-674). Les numéros de vers entre parenthèses dans cette note et la suivante indiquent le début et la fin des récits de métamorphoses proprement dits.

32 X, 560-707 (699-704).

33 Nous empruntons cette formule à Gilles Tronchet, La Métamorphose à l’œuvre. Recherches sur la poétique

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entre adynaton et métamorphose, des arbres animés par Orphée34, et les v. 86-142 du livre X des Métamorphoses, où le cortège des essences devient une procession mythique pleine de souvenirs de corps humains autrefois transformés, un abrégé végétal du poème, d’où se détache aux v. 106-142 Cyparissus devenu cyprès. Plus loin, dans la septième églogue, le lecteur d’Ovide reconnaît dans les comparatifs en écho des v. 37-44 (Nerine Galatea, thymo

mihi dulcior Hyblae…35) la source ténue de la longue et vaine laudatio-uituperatio du Cyclope Polyphème à la belle Galatée au livre XIII des Métamorphoses36. Dans la huitième,

c’est la figure de la magicienne qui non seulement annonce, par ses carmina et ses herbae ainsi que par son furor amoureux, la Médée du livre VII et la Circé du livre XIV des

Métamorphoses, mais établit un lien entre magie et métamorphose, d’abord au v. 70, allusion

à la transformation des compagnons d’Ulysse en porcs par Circé (carminibus Circe socios

mutauit Vlixi37), puis aux v. 97-99 (his ego saepe lupum fieri […] / Moerim […] uidi38). C’est la férocité de Lycaon jointe à la volonté des dieux, et non des incantations et des plantes, qui fera de lui un loup au livre I des Métamorphoses ; mais, au livre XIV, des loups figureront dans la meute des ferae inoffensives gardiennes du palais de Circé, qui sont autant d’humains métamorphosés39 ; et surtout, dans ce même livre, Ovide décrit en détail la métamorphose, à peine évoquée par Virgile au v. 70 de la huitième églogue, des compagnons d’Ulysse ; il s’offre même le luxe de la raconter « à l’endroit » puis « à l’envers », avec toute la charge émotionnelle que représente pour Macarée, le narrateur, le récit de cette incursion traumatisante dans l’animalité40. Cette densité existentielle se retrouve même dans les récits d’apothéoses qui, chez Ovide, sont des métamorphoses à part entière : la mention par Virgile, au v. 47 de la neuvième églogue, de l’« astre de César » (Ecce Dionaei processit Caesaris

astrum41) devient, au livre XV des Métamorphoses, une trajectoire symbolique et poétique du corps et de l’âme dans laquelle interviennent à la fois la grandeur individuelle, l’amour maternel, la nécessité politique et la marche de l’Histoire42.

34 Sur les deux coupes de hêtre de Damète ciselées par Alcimédon, on trouve Orphea […] siluaeque sequentis,

« Orphée et, sur ses pas, les forêts en marche ». Cf. aussi Géorg., IV, 510 (mulcentem tigris et agentem carmine quercus, « charmant les tigres et entraînant les chênes par son chant »).

35 « Fille de Nérée, Galatée, plus douce pour moi que le thym de l’Hybla… ». 36 Ce sont les v. 789-869 et en particulier 789-807.

37 « Les incantations ont permis à Circé de métamorphoser les compagnons d’Ulysse ». 38 « J’ai vu Moeris souvent grâce à eux se changer en loup ».

39 XIV, 254-261.

40 XIV, 277-286 et 302-307.

41 « Voici qu’est apparu l’astre de César, issu de Dioné ». 42 XV, 746-851 (844-850 pour la métamorphose elle-même).

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La première métamorphose des Géorgiques est précisément une apothéose, celle d’Octave, à laquelle Virgile consacre au début du livre I un long développement43 ; s’il serait sans doute périlleux d’établir une correspondance directe et voulue comme telle, il est difficile de ne pas percevoir le contraste entre ces vers gracieux et plein de déférence et l’évocation de l’apothéose d’Auguste au livre XV des Métamorphoses, pendant déconcertant d’une invocation initiale d’où le Prince était absent et où, d’ailleurs, l’aide des dieux n’était qu’un appoint à la puissance créatrice de l’animus. Alors que Virgile s’interroge plaisamment sur la nature du séjour que choisirait Octave après sa divinisation, c’est sur la réalité même de celle-ci que, dans le texte d’Ovide, un doute plane, tant elle se trouve troublée par la démultiplication qu’elle subit et les réserves dont elle est accompagnée : quand, aux v. 448-44944, elle est mentionnée par le devin Hélénus, qui l’annonce à Énée en même temps que la grandeur de Rome, ce discours est rapporté par Pythagore, qui vient de décrire l’inéluctable ruine des grandes cités45 et qui, par ailleurs, dit ne pas croire aux histoires de métamorphoses46 ; ce sont ensuite les v. 760-76147 qui, liant l’apothéose d’Auguste à celle de

César, mettent en évidence une double manœuvre politique ; puis les v. 838-83948, placés au

43 Tuque adeo, quem mox quae sint habitura deorum / concilia incertum est, urbisne inuisere, Caesar, /

terrarumque uelis curam, et te maximus orbis / auctorem frugum tempestatumque potentem / accipiat, cingens materna tempora myrto, / an deus immensi uenias maris ac tua nautae / numina sola colant, tibi seruiat ultima Thule / teque sibi generum Tethys emat omnibus undis, / anne nouom tardis sidus te mensibus addas, / qua locus Erigonen inter Chelasque sequentis / panditur (ipse tibi iam bracchia contrahit ardens / Scorpios et caeli iusta plus parte reliquit) : / quidquid eris (nam te nec sperant Tartara regem, / nec tibi regnandi ueniat tam dira cupido, / quamuis Elysios miretur Graecia campos, / nec repetita sequi curet Proserpina matrem), / da facilem cursum atque audacibus adnue coeptis, / ignarosque uiae mecum miseratus agrestis / ingredere et uotis iam nunc adsuesce uocari. « Et toi, oui toi, César, qui dois un jour siéger dans les conseils des dieux, dans lesquels ? on ne sait : voudras-tu visiter les villes et prendre soin des terres, et le vaste univers t’accueillera-t-il comme l’auteur des moissons et le seigneur des saisons, en te couronnant les tempes du myrte maternel ? Ou bien deviendras-tu dieu de la mer immense ? Est-ce que les marins révéreront ta seule divinité ? Est-ce que Thulé, la plus lointaine des terres, te sera soumise ? Est-ce que Téthys, au prix de toutes ses ondes, paiera l’honneur de t’avoir pour gendre ? Ou bien viendras-tu, constellation nouvelle, te ranger à la suite des mois lents, dans le vide qui s’ouvre entre Érigone et les Pinces qui la poursuivent (spontanément pour te faire place, l’ardent Scorpion rétracte déjà ses bras, et t’a cédé dans le ciel plus qu’une juste part). Quel que doive être ton rôle [céleste] (car le Tartare ne s’attend pas à te recevoir pour roi, et tu ne saurais être accessible à un désir de régner tellement sinistre, bien que la Grèce admire les Champs Élysées, et que Proserpine n’ait cure de répondre aux appels répétés de sa mère), accorde-moi une course aisée, et favorise mon entreprise audacieuse ; avec moi prends en pitié les campagnards désorientés, montre-moi le chemin, et dès maintenant accoutume-toi à être invoqué par des prières. » (I, 24-42).

44 … quo cum tellus erit usa, fruentur / Aetheriae sedes caelumque erit exitus illi, « quand il aura comblé la terre

de ses bienfaits, les demeures éthérées jouiront de sa présence ; le ciel sera le terme de sa carrière. »

45 XV, 421-430.

46 Haud equidem credo, « je n’en crois rien » (XV, 359).

47 Ne foret hic igitur mortali semine cretus, / ille deus faciendus erat, « le fils ne pouvait pas être issu du sang

d’un mortel ; il fallait donc que le père fût dieu ».

48 … nec nisi cum senior Pylios aequauerit annos, / aetherias sedes cognataque sidera tanget, « enfin, mais

seulement après avoir égalé le grand âge du vieillard de Pylos, il entrera au séjour éthéré, au milieu des astres de sa famille ».

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terme d’un éloge délibérément plat49, font apparaître l’événement comme une « affaire de famille »50 avant tout ; enfin, les v. 868-87051 s’achèvent sur le terme absens52, d’autant plus remarquable qu’il est immédiatement suivi de l’épilogue où le « poète-narrateur » affirme sa propre immortalité, le verbe uiuam étant le dernier mot du poème. Ce sont moins deux postures individuelles relevant de la conviction politique, l’une pleine d’espoir et de respect, l’autre ironique et provocatrice, qui ressortent de ces deux passages, que deux conceptions du monde et de l’écriture : celle-ci est pour Ovide un moyen de brouiller constamment les frontières et de faire vaciller ce qui semble trop stable, et le motif de la métamorphose constitue dans cette perspective l’outil parfait.

La métamorphose prend dans les Géorgiques la même forme que dans les Bucoliques, celle d’une mosaïque, en éclats plus dispersés cependant. Ainsi l’épisode de Deucalion et Pyrrha réapparaît-il, au livre I, à propos de la nécessaire attention portée à la nature du lieu où l’on pratique l’agriculture : Virgile fait remonter cette loi quo tempore primum / Deucalion

uacuom lapides iactauit in orbem, / unde homines nati, durum genus53 (v. 61-63), et cette

évocation, plus détaillée que celle de la sixième églogue, annonce le long récit ovidien, qui dans ses deux derniers vers reprendra de très près, avant de le développer, le v. 63 de Virgile :

Inde genus durum sumus experiensque laborum / et documenta damus qua simus origine nati.54 Dans les deux textes, il s’agit de remonter aux premiers temps de l’humanité ; mais peut-être peut-on lire aussi dans celui d’Ovide la question de l’ascendance littéraire d’un poème qui, telle l’humanité née des pierres, montre d’où il vient.

Le livre I des Géorgiques dit aussi55 comment le monde, qui ne connaissait aucune limite et où régnaient les adynata56, s’est ordonné, chacun de ses constituants se voyant

49 XV, 819-839.

50 L’expression est employée à propos des apothéoses ovidiennes par J.-P. Néraudau, Ovide ou les Dissidences

du poète. Métamorphoses, livre 15, Paris, Hystrix, « Aristée », « Les Interuniversitaires », 1989, p. 140.

51 Tarda sit illa dies et nostro serior aeuo, / qua caput Augustum, quem temperat, orbe relicto, / accedat

faueatque precantibus absens. « Retardez, reculez au-delà des limites de ma vie le jour où Auguste, ayant quitté le monde qu’il gouverne, montera au ciel et gouvernera de loin les prières des mortels. »

52 Sur ce mot, cf. A. Barchiesi, Il Poeta e il principe. Ovidio e il discorso augusteo, Roma-Bari, Laterza, 1994,

p. 264.

53 « Du jour où Deucalion jeta sur la terre déserte des pierres d’où naquirent les hommes, dure engeance. » 54 « Voilà pourquoi nous sommes une race dure, à l’épreuve de la fatigue ; nous donnons nous-mêmes la preuve

de notre origine première. » (Mét., I, 414-415).

55 Ce sont les v. 125-138 : ante Iouem nulli subigebant arua coloni ; / ne signare quidem aut partiri limite

campum / fas erat : in medium quaerebant ; ipsaque tellus / omnia liberius, nullo poscente, ferebat. / Ille malum uirus serpentibus addidit atris / praedarique lupos iussit pontumque moueri / mellaque decussit foliis ignemque remouit / et passim riuis currentia uina repressit, / ut uarias usus meditando extunderet artis / paulatim et sulcis frumenti quaereret herbam / et silicis uenis abstrusum excuderet ignem. / Tunc alnos primum fluuii sensere cauatas ; / nauita tum stellis numeros et nomina fecit, / Pleiadas, Hyadas, claramque Lycaonis Arcton. « Avant Jupiter, point de cultivateur qui travaillât les champs ; il eût été même sacrilège de placer des bornes ou de diviser la campagne par une limite : on mettait en commun les récoltes, et la terre produisait tout d’elle-même,

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assigner une place et un rôle précis ; les v. 5-75 du livre I des Métamorphoses sont un écho très clair de ce passage, avec, comme souvent, un effet d’amplification et surtout d’importantes différences : si, chez Virgile, le temps d’« avant » est celui de Saturne et celui d’« après » celui de Jupiter, le récit ovidien est celui du passage du chaos à un ordre dont l’auteur est appelé d’abord deus et melior […] natura57 (v. 21), puis mundi fabricator58 (v. 57), l’événement étant situé dans un temps d’avant Saturne et Jupiter, d’avant l’humanité aussi, puisque la naissance de celle-ci viendra ensuite seulement parachever la mise en ordre du monde et rendre possibles les métamorphoses. Ajoutons que le Jupiter des

Métamorphoses, fils parricide du dieu de l’âge d’or, n’apparaît qu’en très peu de passages du

poème comme un dieu ordonnateur et créateur soucieux d’améliorer l’état du monde et de transformer la condition humaine.

Nous passerons rapidement, parce qu’elles sont nombreuses et ne seraient que des illustrations supplémentaires de notre propos, sur ces simples évocations mythologiques qui, chez Ovide, deviendront des lieux privilégiés de manifestation de la poétique de la métamorphose, telle peut-être, au v. 399 du livre I des Géorgiques, celle des dilectae Thetidi

alcyones59, objet d’un vaste récit au livre XI des Métamorphoses60, et surtout, aux v. 404-411, de Scylla transformée en oiseau après avoir trahi son père Nisus, dont Ovide contera largement l’histoire61. Nous laisserons aussi de côté le pouvoir métamorphosant de la greffe, tel qu’il est présenté au livre II, dès les v. 32-34 où se rencontrent les deux verbes par excellence de la métamorphose, uertere et mutare62 ; disons simplement qu’Ovide explorera dans toute sa richesse symbolique et poétiques cette relation entre greffe et métamorphose dans l’épisode de Pomone et Vertumne aux v. 622-771 du livre XIV des Métamorphoses, épisode qui se nourrit entre autres du souvenir du livre II des Géorgiques et en souligne

avec plus de libéralité, sans être sollicitée. C’est Jupiter qui donna aux noirs serpents leur venin malfaisant, qui commanda aux loups de rapiner et à la mer de se soulever, qui dépouilla les feuilles de leur miel, cacha le feu, et arrêta les ruisseaux de vin qui couraient çà et là, pour que le besoin créât, à force d’essais, les différents arts, petit à petit, qu’il cherchât dans les sillons la plantule du blé, et qu’il fît jaillir des veines du caillou le feu qu’elles recèlent. Alors, pour la première fois, les fleuves sentirent les troncs creusés des aunes ; alors le navigateur dénombra et dénomma les étoiles : Pléiades, Hyades, et Arctos la brillante, fille de Lycaon. »

56 Cf. les v. 129-132, avec leurs images qui font écho à la quatrième églogue (serpents sans venin, loups

dépourvus d’instinct prédateur, feuilles d’où coule le miel, ruisseaux de vin).

57 « Un dieu et une nature plus clémente ». 58 « L’architecte du monde ».

59 « Les oiseaux chers à Thétis ».

60 Ce sont les v. 410-748 (731-742 pour la métamorphose).

61 Cf. Mét., VIII, 1-151 (148-151 pour la métamorphose, dont le processus est décrit par Ovide, certes d’une

manière peu détaillée, alors que Virgile montre Scylla déjà transformée).

62 Et saepe alterius ramos impune uidemus / uertere in alterius mutatamque insita mala / ferre pirum et prunis

lapidosa rubescere corna. « Et souvent nous voyons, sans dommage pour un arbre, ses rameaux se changer en ceux d’un autre, un poirier métamorphosé donner sur greffe des pommes, et des cornouilles pierreuses rougir sur des pruniers. »

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rétrospectivement la dimension métapoétique63. La différence entre les deux univers apparaît ici clairement : c’est la greffe et non la métamorphose qui intéresse Virgile, qui annonce à Mécène non hic te carmine ficto / atque per ambages et longa exorsa tenebo64 ; c’est la

métamorphose et non la greffe qui forme la matière des Métamorphoses, carmen fictum plein d’ambages et de longa exorsa.

Haec loca non tauri spirantes naribus ignem / inuertere satis immanis dentibus hydri,

/ nec galeis densisque uirum seges horruit hastis65 : le pays de Virgile, pays géographique en

même temps que patrie poétique, ne porte pas de métamorphoses en son sol, alors que la terre ovidienne en est tout entière nourrie66. Le temple richement orné que doit être le poème à venir évoqué au début du livre III des Géorgiques (v. 10-39) n’est pas décoré d’histoires de passions de l’âme et de transformation des corps, mais de récits de batailles grandioses se rapportant toutes, in fine, à la gloire de Rome. La comparaison entre les v. 22-25 de ce passage67 et les v. 111-114 du livre III des Métamorphoses68 est à ce titre très éclairante, car l’image qui leur est commune y est exploitée d’une manière fondamentalement différente,

63 Nous nous permettons de renvoyer, à propos de cet épisode, à notre étude « Pomone et Vertumne

(Métamorphoses, XIV, 623-771) ou le désir d’hybridité dans la métamorphose », dans H. CASANOVA-ROBIN (éd.), Ovide. Figures de l’hybride. Illustrations littéraires et figurées de l’esthétique ovidienne à travers les âges (actes du colloque international des 3-5 mai 2007, Grenoble, Université Stendhal-Grenoble III), Paris, Champion, 2009, p. 245-264. Sur la greffe virgilienne, cf. les travaux de J. Pigeaud (notamment « Nature, culture et poésie dans les Géorgiques », Helmantica, 28, 1977, p. 431-473, et « La greffe du monstre », REL, 66, 1988, p. 197-218), ainsi que les articles de D. O. Ross (« Non sua poma. Varro, Virgil and grafting », ICS, 5, 1980, p. 63-71), de M. Bovey (« La greffe de l’olivier sur le figuier. Columelle, Virgile et la greffe des arbres », REL, 77, 1999, p. 184-204) et de S. Clément-Tarantino (« La poétique romaine comme hybridation féconde. Les leçons de la greffe (Virgile, Géorgiques, I, 9-82) », Interférences Ars scribendi, n° 4, mis en ligne le 01/06/2006 [http://ars-scribendi.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=37]).

64 « Je ne te retiendrai pas ici par des fictions poétiques, parmi des détours et de longs exordes. » (II, 45-46). Cf.

aussi l’ouverture du livre III (v. 1-9), où Virgile annonce sa volonté de chanter la magna Pales (« grande Palès », v. 1), le pastor ab Amphryso (« berger des bords de l’Amphryse », v. 2) et les siluae amnesque Lycei (« forêts et fleuves du Lycée », v. 2) plutôt que tous ces autres sujets (cetera, v. 3) de nature mythologique (Eurysthée, Busiris, Hylas, Latone, Hippodamie et Pélops) qui, dit-il, sont omnia iam uolgata (« tous maintenant divulgués », v. 4). Le défi ovidien sera précisément de donner une vie nouvelle à ces mythes connus de tous ; ainsi, par exemple, racontera-t-il au livre VI des Métamorphoses l’histoire de Pélops démembré puis reconstitué grâce à l’appoint d’un morceau d’ivoire (v. 404-411).

65 « Notre pays n’a pas été labouré par des taureaux soufflant du feu par les naseaux pour recevoir comme

semence les dents d’un dragon monstrueux ; il ne s’est pas hérissé d’une moisson belliqueuse de casques et de lances drues » (Géorg., II, 140-142).

66 Cf. les deux récits de la métamorphose des dents de dragon en hommes, Mét., III, 106-114 (dans l’épisode de

Cadmus) et VII, 123-130 (dans celui de Jason, auquel fait allusion Virgile dans le passage que nous avons cité).

67 Iam nunc sollemnis ducere pompas / ad delubra iuuat caesosque uidere iuuencos, / uel scaena ut uersis

discedat frontibus utque / purpurea intexti tollant aulaea Britanni. « Dès à présent je me plais à conduire vers les sanctuaires les processions rituelles et à voir les jeunes bœufs immolés, ou bien à voir comment le décor, au fond de la scène, s’ouvre et disparaît, tandis que les panneaux latéraux pivotent, et comment les Bretons lèvent le rideau de pourpre où ils sont tissés. »

68 … sic, ubi tolluntur festis aulaea theatris, / surgere signa solent primumque ostendere uultus, / cetera

paulatim ; placidoque educta tenore / tota patent imoque pedes in margine ponunt. « Ainsi, les jours de fête, quand on lève le rideau dans les théâtres, on voit surgir des figures, qui montrent d’abord leurs visages, puis peu à peu tout le reste, jusqu’à ce que, tirées par un mouvement lent et progressif, elles soient visibles tout entières et posent leurs pieds sur le bord de la scène. »

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Virgile plaçant en son théâtre poétique des récits destinés à montrer la grandeur d’Octave69 alors qu’Ovide emploie l’image du rideau de scène pour décrire l’apparition des guerriers nés des dents du dragon semées en terre, apparition que précisément Virgile a plus tôt écartée de son poème.

Cette comparaison en appelle une autre, qui nous conduira à la plus belle image de la métamorphose dans les Géorgiques. Quand, au début du livre III, Virgile annonce son désir de construire un templum de marmore70 dont Octave serait la divinité, il imagine les ludi —

notamment scaenici — organisés en l’honneur du dieu, mais surtout il décrit, aux v. 26-39, les épisodes illustres qu’il représentera sur les portes de l’édifice71. Ovide a, lui aussi, décrit des portes que la critique a pu interpréter comme une image condensée des Métamorphoses elles-mêmes, dans leur thématique comme dans leur poétique72 : celles du palais du Soleil, au livre II73. L’or et l’ivoire du texte de Virgile y sont déplacés par Ovide respectivement sur les

69 Ce qui n’empêche pas une certaine forme d’audace, voire d’impertinence, qu’a analysée P. Heuzé dans son

article « Illi uictor ego : quand le poète prend la place du prince », dans B. Delignon et Y. Roman (éd.), Le Poète irrévérencieux, Paris, de Boccard, 2009, p. 221-225. On a parfois tendance à oublier qu’en ce qui concerne Octave-Auguste Ovide n’a pas le monopole de l’irrévérence.

70 « Un temple de marbre » (v. 13).

71 In foribus pugnam ex auro solidoque elephanto / Gangaridum faciam uictorisque arma Quirini / atque hic

undantem bello magnumque fluentem / Nilum ac nauali surgentis aere columnas. / Addam urbes Asiae domitas pulsumque Niphaten / fidentemque fuga Parthum uersisque sagittis / et duo rapta manu diuerso ex hoste tropaea / bisque triumphatas utroque ab litore gentis. / Stabunt et Parii lapides, spirantia signa, / Assaraci proles demissaeque ab Ioue gentis / nomina, Trosque parens et Troiae Cynthius auctor. / Inuidia infelix Furias amnemque seuerum / Cocyti metuet tortosque Ixionis anguis / immanemque rotam et non exsuperabile saxum. « Sur les battants de la porte je représenterai en or et en ivoire massif la bataille contre les Gangarides et les armes de Quirinus victorieux ; d’autre part le cours puissant du Nil agité par les vaisseaux de guerre, et les colonnes érigées avec le bronze des navires. J’ajouterai les villes d’Asie domptées, le Niphrate ébranlé, le Parthe confiant dans sa fuite et dans les flèches qu’il lance en se retournant, les deux trophées conquis sur des ennemis situés aux extrémités du monde, et le double triomphe remporté sur les peuples de l’un et l’autre rivage. Debout aussi des blocs de Paros se tiendront, statues vivantes, descendants d’Assaracus, glorieuse lignée de Jupiter, Tros père de la race, et le dieu du Cynthe, fondateur de Troie. La Haine mise en déroute tremblera devant les Furies et les flots sombres du Cocyte, et les serpents enroulés autour d’Ixion et la roue monstrueuse et l’invincible rocher. »

72 Cf. notamment P. Galand-Hallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la

Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 209-212, et F. Graziani, « Materiam superabat opus : un art poétique ovidien », dans E. Bury (avec la collaboration de M. Néraudau), Lectures d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 339-359.

73 Ce sont les v. 1-18 : Regia Solis erat sublimibus alta columnis, / clara micante auro flammasque imitante

pyropo ; / cuius ebur nitidum fastigia summa tegebat, / argenti bifores radiabant lumine ualuae. / Materiam superabat opus ; nam Mulciber illic / aequora caelarat medias cingentia terras / terrarumque orbem caelumque, quod imminet orbi. / Caeruleos habet unda deos, Tritona canorum / Proteaque ambiguum ballenarumque prementem / Aegaeona suis immania terga lacertis / Doridaque et natas, quarum pars nare uidetur, / pars in mole sedens uiridis siccare capillos, / pisce uehi quaedam ; facies non omnibus una, / non diuersa tamen, qualem decet esse sororum. / Terra uiros urbesque gerit siluasque ferasque / fluminaque et nymphas et cetera numina ruris. / Haec super inposita est caeli fulgentis imago / signaque sex foribus dextris totidemque sinistris. « Le palais du Soleil s’élevait sur de hautes colonnes, étincelant de l’éclat de l’or et du pyrope, semblable à la flamme ; l’ivoire resplendissant en couronnait le faîte ; sur la porte à deux battants rayonnait l’argent lumineux. L’art surpassait la matière ; car Mulciber y avait ciselé les flots, qui entourent la terre d’une ceinture, et le globe terrestre et le ciel qui s’étend au-dessus de ce globe. Les eaux ont leurs dieux azurés, Triton à la conque retentissante, le changeant Protée, Égéon pressant de ses bras les dos monstrueux des baleines, Doris et ses filles.

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colonnes et le faîte ; les portes, elles, sont ciselées en argent. Les fores du temple-poème virgilien et celles de la regia Solis ovidienne ont une fonction similaire : elles accueillent tout un monde symbolique et esthétique, celui de l’Énéide, vouée à chanter arma uirumque pour exalter la romanité, et celui des Métamorphoses, destinées à in noua […] mutatas dicere

formas / corpora. D’un côté des armes, des hommes et des dieux, de l’autre un concentré

d’univers habité par la métamorphose et la variation. Or, on voit ici qu’Ovide procède avec la source virgilienne non seulement par amplification, le plus souvent, mais aussi par déplacement, démultiplication et redistribution ; en effet, l’une des figures représentées sur les portes du palais du Soleil est celle de Protée (Protea […] ambiguum, v. 9), incarnation par excellence de la métamorphose ; et Protée nous reconduit évidemment aux Géorgiques, mais pas à la description des portes du temple poétique érigé à la gloire d’Octave : à l’épisode d’Aristée au livre IV. C’est en effet Protée que Cyrène recommande à son fils d’aller voir pour comprendre la mort de ses abeilles ; soulignons au passage — autre déplacement, autre démultiplication, autre redistribution — que les nymphes des eaux, compagnes de Cyrène, qui les premières entendent la plainte du berger, ont inspiré à la fois les Néréides du livre II des

Métamorphoses (facies non omnibus una, / non diuersa tamen, qualem decet esse sororum,

v. 13-14) et les compagnes de Circé, Néréides et nymphes, au livre XIV74, et que parmi elles se trouve uelox Arethusa75, qui avertit Cyrène de la présence de son fils, Aréthuse dont la fuite et la métamorphose formeront l’un des plus beaux épisodes des Métamorphoses76. Soulignons aussi que le processus complexe que nous décrivons se prolonge encore, puisque la description du bouclier d’Énée au chant VIII de l’Énéide (v. 626-731), si elle répond aux v. 26-39 du livre III des Géorgiques, nourrit avec eux la description ovidienne des portes du palais du Soleil, cet autre non enarrabile textum77 qui dit non la grandeur terrible de l’Histoire de l’Italie, mais la beauté du monde physique animé par la potentialité toujours active de la métamorphose.

On voit les unes nager, les autres, assises sur un rocher, sécher leurs verts cheveux, d’autres voguer sur des poissons ; sans avoir toutes le même visage, elles ne sont pas non plus très différentes. Elles se ressemblent comme il sied à des sœurs. La terre porte à sa surface des hommes, des villes, des forêts, des bêtes sauvages, des fleuves, des nymphes et d’autres divinités champêtres de toutes sortes. Au-dessus de ces tableaux sont figurés le ciel resplendissant et les signes du zodiaque, six sur le battant de droite, six sur celui de gauche. »

74 Nereides nymphaeque simul, quae uellera motis / nulla trahunt digitis nec fila sequentia ducunt, / gramina

disponunt sparsosque sine ordine flores / secernunt calathis uariasque coloribus herbas. « Autour d’elle sont des Néréides et des nymphes, qui, au lieu d’étirer la laine entre leurs doigts actifs et de façonner les fils obéissants, trient des plantes, répartissent dans des corbeilles des fleurs éparpillées sans ordre et des herbes de couleurs différentes. » (v. 264-267).

75 « L’agile Aréthuse », v. 344. 76 V, 572-641.

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Protée n’est pas avant tout, chez Virgile, la divinité aux innombrables formes : il est un uates au savoir total (nouit […] omnia […], / quae sint, quae fuerint, quae mox uentura

trahantur78) dont le don de métamorphose fait obstacle à la transmission de ce savoir79. Assailli par Aristée, le dieu aura effectivement recours à son ars avant de « revenir à lui-même », la formule in sese redit du v. 444 étant une manière profondément troublante de désigner une forme (la forme humaine, en l’occurrence) qui, pour un être dont l’essence est de se métamorphoser, n’est qu’une apparence parmi d’autres80. Species, fieri, abire, forma,

uertere, mutare, transformare, miracula, redire : l’épisode offre un lexique concentré à

l’extrême de la métamorphose. Pourtant, tout ici tend à ce que celle-ci s’arrête, la vérité ne pouvant être dite que par une bouche humaine (hominis […] ore, v. 444). L’épisode virgilien résulte lui-même d’une condensation : il reprend sous une forme plus brève mais globalement fidèle l’épisode du chant IV de l’Odyssée où Ménélas capture Protée grâce aux conseils de la fille du dieu, Eidothée, afin qu’il lui révèle qui lui barre la route et comment rentrer à Sparte. Or ce passage en nourrit, chez Ovide, plusieurs. Non seulement le personnage de Protée se trouve démultiplié dans le poème (présente sur les portes de la regia Solis au livre II, il réapparaît ensuite au livre VIII, où sa capacité de transformation fait l’objet d’une description assez proche de celle de Virgile81, au livre XI, où le dieu annonce à Thétis son union avec Pélée et la naissance d’Achille82, enfin au livre XIII dans une simple allusion83), mais son aura prophétique passe au second plan et il devient une figure de la métamorphose avant tout, qui plus est une figure parmi d’autres (Achéloüs, Mnestra, Thétis, Vertumne84) qui, toutes, accueillent en elles des traits du Protée virgilien mais forment un tissu symbolique incarnant

78 « Devin il sait tout, le présent, le passé, la longue suite des faits à venir » (v. 392-393).

79 Verum, ubi conreptum manibus uinclisque tenebis, / tum uariae eludent species atque ora ferarum : / fiet enim

subito sus horridus atraque tigris / squamosusque draco et fulua ceruice leaena ; / aut acrem flammae sonitum dabit atque ita uinclis / excidet, aut in aquas tenuis dilapsus abibit. / Sed quanto ille magis formas se uertet in omnis, / tam tu, nate, magis contende tenacia uincla, / donec talis erit mutato corpore qualem / uideris, incepto tegeret cum lumina somno. « Mais lorsque tes mains l’auront saisi et que tu le tiendras garrotté, alors il voudra se jouer de toi en prenant des apparences changeantes et même des figures de bêtes : en effet il se fera soudain porc hérissé, tigre affreux, dragon écailleux et lionne à la nuque fauve ; ou bien il fera entendre le pétillement vif de la flamme, et cherchera de cette façon à s’échapper des liens, ou bien, se dissolvant en minces filets d’eau, à disparaître. Mais plus il multipliera ses métamorphoses, plus tu devras, mon fils, resserrer l’étreinte des liens, jusqu’à ce qu’il reparaisse, après transformation, tel que tu l’auras vu, quand il fermait les yeux dans son premier sommeil. » (v. 405-414).

80 Ille suae contra non immemor artis / omnia transformat sese in miracula rerum, / ignemque horribilemque

feram fluuiumque liquentem. / Verum ubi nulla fugam reperit fallacia, uictus / in sese redit atque hominis tandem ore locutus… « Protée, de son côté, n’oublie pas ses artifices : il se transforme en toutes sortes d’objets merveilleux, feu, bête horrible, eau courante. Mais comme aucun subterfuge ne trouve un moyen d’évasion, vaincu, il redevient lui-même et parlant enfin d’une voix humaine… » (v. 440-444).

81 Ce sont les v. 728-737. 82 Aux v. 221-223. 83 Aux v. 918-919.

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le sujet du poème d’Ovide et le poème lui-même ; en outre, l’épisode de la capture fait l’objet d’un intéressant déplacement, puisque sa trame devient celle, au livre XI, de l’épisode où Pélée parvient à posséder Thétis malgré ses transformations85 ; enfin, Ovide défait le lien établi par Virgile entre Protée et Orphée86, mais c’est pour le retisser autrement puisque, alors que l’Orphée virgilien est étranger à la métamorphose87, celui d’Ovide est un double du « poète-narrateur » dont la métamorphose habite entièrement le destin88 et les longs récits89.

Le passage des Géorgiques à l’Énéide est présenté par Virgile comme un changement d’échelle, un passage, au moins dans la forme poétique, du « petit » au « grand »90. Si le

magnum opus virgilien constitue, comme d’ailleurs toute l’œuvre, un poème du corps91, il maintient la métamorphose dans les marges du monde, tel le Protée des Géorgiques caché dans ses secreta92. Or l’« Énéide ovidienne »93 est au contraire à elle seule un « poème des métamorphoses », mise en abyme des Métamorphoses en même temps que transformation complète d’une source virgilienne qui, plus que jamais, apparaît comme un contre-modèle autant que comme un modèle. Nous identifierons ici trois processus qui, mis en œuvre tantôt séparément tantôt — le plus souvent — de manière conjointe par Ovide à partir du texte de Virgile, nous semblent contribuer à définir la posture ovidienne vis-à-vis de l’Énéide.

Le premier consiste dans la pratique également vertigineuse de la réduction et de l’amplification. C’est évidemment la première qui frappe d’emblée le lecteur, en particulier quand les amours d’Énée et de Didon se trouvent résumées en six vers94 et le séjour aux Enfers en quatre95. Une diminution radicale affecte donc les épisodes les plus saillants de

85 Aux v. 221-265.

86 Cf. la réponse de Protée à Aristée, Géorg., IV, 453-527.

87 Son carmen est comparé, aux v. 511-515, à la plainte de Philomèle, mais Philomela désigne le rossignol et

aucune mention n’est faite du passé mythologique de l’oiseau.

88 X, 1-142 (où les arbres charmés par son chant sont autant d’humains transformés) et XI, 1-84 (où les femmes

thraces meurtrières d’Orphée sont transformées en arbres par Bacchus).

89 X, 143-739 (avec notamment les épisodes de Hyacinthe, de Pygmalion, de Myrrha, d’Adonis ou encore

d’Atalante et Hippomène). Sur le Protée homérique, virgilien et ovidien et son immense fortune littéraire, nous renvoyons au très riche volume collectif coordonné par A. Rolet, Protée en trompe-l’œil. Genèse et survivances d’un mythe, d’Homère à Bouchardon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.

90 On comparera Géorg., III, 10-39, où le poème à venir est présenté comme une grande œuvre pour de grands

sujets, et IV, 3-7, où Virgile propose, avec les Géorgiques, des admiranda […] leuium spectacula rerum (« en de petits objets […] un grand spectacle », v. 3) et un in tenui labor (« mince est la matière élaborée ») pour une tenuis non gloria (« mince n’est pas la gloire », v. 6) ; cf. l’article de P. Heuzé, « In tenui labor : remarques sur la poétique de l’amplification dans les Géorgiques, REL, 73, 1995, p. 115-123.

91 Comme l’a montré P. Heuzé dans L’image du corps dans l’œuvre de Virgile, cité supra. 92 Le terme, traduit par « réduit « », se trouve au v. 403 du livre IV.

93 Ainsi surnomme-t-on souvent le passage des Métamorphoses qui va de XIII, 623 à XIV, 608. 94 XIV, 77-82.

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l’épopée virgilienne96 ; elle va de pair avec l’effacement de son héros, frêle silhouette que le « poète-narrateur » ne cesse de quitter et dont la présence ne figure qu’en pointillé dans une « Énéide » qui n’en est pas une. Ajoutons qu’en ce qui concerne la métamorphose, Ovide se détourne d’un type de changement de forme qui ne l’intéresse guère — sauf dans le cas des êtres protéiformes dont nous avons parlé plus haut — alors qu’il est récurrent chez Virgile : le déguisement, qui relève trop peu de l’humain et affecte trop superficiellement les corps pour s’intégrer dans la poétique ovidienne de la métamorphose parce qu’il se cantonne en général à la sphère divine97. Or, si Ovide réduit ainsi la trame narrative de l’Énéide, prive de toute

épaisseur son héros et élimine presque entièrement un type de transformation qui y jouait un rôle non négligeable, c’est pour donner au contraire une ampleur et une résonance majeures à d’autres éléments qui, consubstantiels à son propre projet poétique, insèrent celui-ci dans l’armature empruntée à Virgile et la transforment radicalement, affirmant ainsi l’irréductible singularité de l’entreprise ovidienne. Ainsi se trouvent développés des épisodes secondaires de l’Énéide, voire à peine effleurés par Virgile, et qui sont au contraire au cœur de la poétique des Métamorphoses parce que leur matériau, passions et métamorphoses, est celui même du

perpetuum carmen ovidien. L’apothéose d’Énée, simplement évoquée par Virgile qui en fait

l’un des horizons symboliques de son récit98, reçoit chez Ovide un traitement détaillé99, non pour donner in extremis au héros troyen une importance que, dans les Métamorphoses, il n’a pas, mais pour insérer sa divinisation dans une série qui va de la couronne d’Ariane au « poète-narrateur » lui-même en passant par Hercule, Romulus ou Hippolyte et où domine, grâce à la très forte matérialité donnée aux récits, une audacieuse distanciation vis-à-vis de la conception augustéenne de l’apothéose100. Pensons aussi à Scylla, brièvement décrite par Hélénus aux v. 424-432 du chant III de l’Énéide dans toute l’horreur de son hybridité, et qui devient chez Ovide l’héroïne d’un ample récit où l’amour non partagé et la puissance de la magie conduisent à une métamorphose longuement décrite101 ; et à Picus ou, plus loin, aux

96 Soulignons au passage que procéder ainsi n’est pas forcément être infidèle — ou plutôt n’être qu’infidèle — à

Virgile, qui lui-même pratique la réduction avec son modèle homérique (cf. par exemple le récit d’Énée, de II, 3 à III, 715) : une forme indirecte de fidélité peut, de ce point de vue, être suggérée, qui tient à un geste littéraire commun.

97 Cf. I, 314-320 et 402-405 (Vénus), 588-593 (Énée) et 689-690 (Cupidon), V, 618-622 (Iris), IX, 646-651

(Apollon) et XII, 623-624 (Juturne). Le terme « déguisement » n’est pas exactement adapté à tous ces cas ; nous l’employons par simple commodité, pour le distinguer de la métamorphose ovidienne.

98 I, 259-260. 99 XIV, 581-608.

100 Cf. à ce sujet notre article « Les transformations du mythe de l’apothéose dans les Métamorphoses d’Ovide »,

à paraître dans les actes des journées jeunes chercheurs « La fabrique du mythe à l’époque impériale » organisées par M. Pfaff (Strasbourg, Université Marc Bloch, 16-17 mars 2007), Brepols, « Recherches sur les rhétoriques religieuses ».

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compagnons de Diomède, dont les transformations en oiseaux, à peine évoquées par Virgile102, donnent lieu dans les Métamorphoses à de longs récits103. Parfois encore, l’épisode était important chez Virgile, mais ne comportait pas de métamorphose, et Ovide le vide de tout ou partie de sa substance initiale pour y greffer un corps poétique étranger où domine la métamorphose. Deux passages sont, à cet égard, particulièrement remarquables. Le premier, le plus spectaculaire, est celui de la descente aux Enfers du chant VI de l’Énéide qui, dans le livre XIV des Métamorphoses, se trouve entièrement décentrée et recentrée sur le personnage de la Sibylle, narratrice du dramatique enchaînement passionnel qui conduit son corps à s’amenuiser irrémédiablement pour se réduire un jour à la seule présence, ténue mais éternelle, d’une voix104. Le second, plus subtil peut-être, est l’épisode des vaisseaux d’Énée métamorphosés, sur l’ordre de Cybèle, en nymphes marines : au récit en deux temps de Virgile105, qui dit plusieurs fois le prodige sans jamais la décrire106, livrant ainsi pour la première et dernière fois dans son œuvre poétique une grammaire abondante et fragmentaire de la métamorphose, répond celui d’Ovide107, beaucoup plus court mais tout entier tendu vers

le récit de la transformation, détaillé jusqu’au vertige et plaçant sous nos yeux à la fois le dégagement de la forme humaine, la mutation du bois en eau et la naissance de nouvelles divinités108. Ici plus que jamais, tout se passe comme si la poésie ovidienne venait combler le

102 Én., VII, 187-191 et XI, 271-274.

103 Mét., XIV, 483-509 (497-509 pour la métamorphose) et 308-440 (388-396 pour la métamorphose).

104 XIV, 101-153 (147-153 pour la métamorphose — car, telle qu’elle est dite par Ovide, c’en est une). Sur le

personnage de la Sibylle en littérature et notamment chez Virgile et Ovide, cf. M. Bouquet et F. Morzadec (éd.), La Sibylle. Parole et représentation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

105 Én., IX, 77-122 (l’histoire des vaisseaux d’Énée et leur métamorphose) et X, 215-250 (où le chœur des

nymphes marines nées de la métamorphose des vaisseaux vient apporter à Énée, par la voix de l’une d’entre elles, Cymodocée, conseils et courage pour le combat contre les Rutules).

106 Én., IX, 95-96 (immortale […] fas, « pour lot d’être immortelles »), 101-102 (mortalem eripiam formam

magnique iubebo / aequoris esse deas, « je leur ôterai leur forme mortelle, j’ordonnerai qu’elles soient déesses de la grande mer ») et surtout 116-122 : « Vos ite solutae, / ite deae pelagi ; genetrix iubet. » Et sua quaeque / continuo puppes abrumpunt uincula ripis / delphinumque modo demersis aequora rostris / ima petunt. Hinc uirgineae (mirabile monstrum) / [quot prius aeratae steterant ad litora prorae] / reddunt se totidem facies pontoque feruntur. « “Vous, quittez le rivage, allez déesse marines ; votre mère vous l’ordonne.” Aussitôt chacune des poupes brise les chaînes qui la retenaient sur la rive ; semblables à des dauphins, plongeant leur rostre, elles gagnent les profondeurs. Puis elles reparaissent, merveilleux prodige, comme autant de formes virginales, et se portent vers la mer. » Puis X, 220-223 (nymphae, quas alma Cybele / numen habere maris nymphasque e nauibus esse / iusserat, innabant pariter fluctusque secabant, / quot prius aeratae steterant ad litora prorae. « Les nymphes dont la bienfaisante Cybèle avait voulu qu’elles eussent pouvoir sur la mer, nymphes devenues, de navires qu’elles étaient ; elles nageaient de front, tendant vers lui, et fendaient les flots, aussi nombreuses que naguère près des rivages elles s’étaient dressées, proues de bronze. »), 230-231 (Nos sumus, Idaeae sacro de uertice pinus, / nunc pelagi nymphae, classis tua. « C’est nous, pins de l’Ida, grandis aux cimes sacrées, maintenant nymphes de la mer, tes vaisseaux. ») et 234-235 (Hanc genetrix faciem miserata refecit / et dedit esse deas aeuomque agitare sub undis. « Notre mère, compatissante, nous a fait ce nouveau visage, elle nous a donné d’être déesses et de vivre nos années sous les vagues. »).

107 Mét., XIV, 527-565.

108 Ce sont les v. 549-557 : Robore mollito lignoque in corpora uerso, / in capitum facies puppes mutantur

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vide laissé par Virgile dans la description de la métamorphose, vide d’autant plus remarquable qu’il n’est pas total et que gravite autour de lui, en éclats poétiques épars et brillants, cette transformation dite et non dite à la fois. Ovide porte ici à une rare perfection le geste simultané d’immense admiration et d’immense distanciation que constituent vis-à-vis de Virgile les Métamorphoses.

Parfois aussi, ce n’est pas tant un ou des récits de métamorphoses qui viennent s’insérer dans la trame virgilienne qu’une image incarnant métaphoriquement toute la poétique ovidienne de la métamorphose : ainsi le séjour d’Énée chez Anius (Énéide, III, 73-120) devient-il dans les Métamorphoses le lieu d’une ekphrasis — celle du cratère offert par Anius à Énée109 — où se lisent, sous une forme condensée, la teneur narrative et la nature esthétique du poème. Mais cette forme d’hybridation métapoétique, parce qu’elle nous conduit à nous aventurer dans l’ensemble des Métamorphoses110, donc à franchir de part et d’autre les limites de l’« Énéide ovidienne », nous amène à préciser et enrichir notre analyse.

À ce double mouvement de réduction et d’amplification s’ajoutent en effet les procédés de déplacement, de démultiplication et de redistribution que nous avons définis plus haut ; procédés qui font dialoguer l’Énéide non seulement avec l’« Énéide ovidienne », mais, très souvent, avec l’ensemble des Métamorphoses111. Ainsi entend-on l’écho des tempêtes des chants I (v. 81-123) et III (v. 192-204) de l’Énéide dans celle, beaucoup plus longuement décrite, qui cause la mort de Céyx au livre XI des Métamorphoses, point nodal d’une histoire

nauigiis spinae mutatur in usum, / lina comae molles, antemnae bracchia fiunt ; / caerulus, ut fuerat, color est ; quasque ante timebant, / illas uirgineis exercent lusibus undas / Naides aequoreae. « Toutes leurs pièces s’amollissent, ces masses de bois se changent en autant de corps ; leurs poupes recourbées prennent la forme de têtes humaines ; là où étaient les rames apparaissent des doigts et des jambes qui fendent la vague. Les flancs demeurent ce qu’ils étaient auparavant ; la quille qui soutient chaque nef par le milieu se convertit en épine dorsale ; les cordages sont à présent de souples chevelures et les vergues, des bras ; la couleur reste d’azur ; ces êtres qui auparavant redoutaient les flots deviennent des vierges qui les animent de leurs jeux, des naïades de la mer. »

109 XIII, 683-701.

110 On peut en effet penser à plusieurs autres passages situés ailleurs qu’entre XIII, 623 et XIV, 608 : l’évocation

de la Renommée chez Virgile (Én., IV, 173-195) et chez Ovide (Mét., XII, 39-63) ; Iris, dont les mille couleurs changeantes (Én., IV, 701-701) deviennent dans les Métamorphoses le comparant, chargé d’une signification esthétique, des teintes employées par Minerve et Arachné pour leurs tapisseries (VI, 61-67) ; les Néréides (Én., V, 239-240 et Mét., II, 11-14) et, plus largement, les divinités marines (Én., V, 239-240 et Mét., II, 8-14 ; cf. supra nos remarques sur ce passage) ; le labyrinthe de Crète (Én., V, 588-591 et Mét., VIII, 157-168), auquel Virgile compare la parade équestre des jeunes Troyens et qu’Ovide, lui, compare au fleuve Méandre ; ou encore les Songes, habitants de l’orme des Enfers (Én., VI, 282-284) et qui, chez Ovide, vivent dans la demeure du Sommeil, univers où règne sans partage la métamorphose, incarnée superlativement par Morphée, autrement dit morphê, la forme (Mét., XI, 592-649, 634-638 en ce qui concerne Morphée).

111 Notons d’ailleurs au passage, puisque nous venons d’évoquer le cratère d’Anius, qu’il constitue peut-être un

écho indirect, décalé, du cratère offert par Didon à Ascagne (Én., IX, 266), et que la métamorphose virgilienne des vaisseaux d’Énée en nymphes marines a pu influencer le récit de la transformation des pirates tyrrhéniens en dauphins au livre V des Métamorphoses (III, 670-686 ; cf. notamment Én., IX, 119, où elles plongent delphinum […] modo).

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