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Le double dans les nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar /

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le double dans lesNouvelles orientalesde Marguerite Yourcenar

par Isabelle De Blois

Mémoire de maÎtrise présentéà la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maitrise ès lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGili

Montréal, Québec

Mars2001

(4)

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(5)

Résumé

Marguerite Yourcenar a

été

une auteure prolifique et on peut constater que,

dans son processus d'écriture, la réécriture a tenu une place très importante. En

effet, plusieurs ouvrages tels que D'après Rembrandt, D'après Greco, D'après Dürer

donneront naissance

à

L'Œuvre au noir, Anna, soror..., Un homme obscur et Une belle

matinéeainsi qu'àDenier du rêve récrit vingt ans plus tard. le recueil de nouvelles

Nouvelles orienta/es a, quant à lui, subi de nombreux remaniements sur une

période de plus de cinquante ans.

le thème du double marque les différents récits de cette œuvre et le

phénomène de réécriture participe

à

l'émergence de toutes ses manifestations.

Ainsi, tout au long de ce mémoire, nous ferons ressortir les récurrences qui révèlent

la présence du double tels que les mises en abyme et les analepses présentes dans

la narration, le thème du souvenir, les divers microcosmes contenus dans des

macrocosmes, mais aussi les dédoublements, la dualité animant la plupart des

protagonistes. De même, nous pouvons constater que ces personnages font corps

avec la création que ce soit avec le genre animal, végétal ou le cosmos tout entier.

De plus, on assiste à l'anthropomorphisation de la nature, processus qui crée là

aussi des entités hybrides, participant de deux ordres naturels. Dans l'œuvre de

Yourcenar, mais spécialement dans les Nouvelles orienta/es, nous remarquerons

que le double, dans ses différents jeux de miroirs, fait surgir une quête d'absolu

comme si cette fusion de l'humain avec "univers amenait chaque personnage

à

(6)

Abstract

Marguerite Yourcenar was a prolific writer and we can deduce that in the

course of her writings, the revised version played a very important role. Thus,

severa 1 pieces of works such as D'après Rembrandt, D'après Greco, D'après Dürer

gave birth to L'Œuvre au noir, Anna soror..., Un homme obscur and Une belle

matinée. Denier du rêve was rewritlen twenty years later. The collection of short stories Nouvelles orienta/es underwent numerous changes during the course of

more than fifty years.

The "double" theme marks the different narratives of this work and the

revised phenomena contributes to the emergence in ail its elements. Therefore, ail

through this thesis, we will show the events which reveals the presence of the

"double" such as a story within a story (mise en abyme) and flashbacks that are

present in the narration, the theme of remembrance, the different microcosms

contained in the macrocosms, but also the opposing split personalities present in

most of the protagonists. In addition, we can discover that these characters are

united in creation and in ail elements of the cosmos. Also, we have the production

of opposing forces between creation and man. In Yourcemar's work, especially in

Nouvelles orientales,we notice that in the "double" an absolute quest is presented in its different play of mirrors. It is as if this fusion of the human with the universe

brings each character to be part of the Universality, beyond time, space and the

(7)

Remerciements

C'est avec ma plus profonde gratitude que je tiens à remercier ma directice de mémoire, Diane Desrosiers-Bonin, pour son énergie communicatrice, son enthousiasme contagieux, sa confiance indéfectible et le partage infini de ses connaissances. Toutes ces qualités qui ont contribué à la réalisation de ce cadeau qu'est pour moi ce mémoire.

De plus, je voudrais exprimer ma plus affectueuse reconnaissance à mon mari, François, qui a su m'accompagner dans ce parcours ardu mais valorisant, apaiser bien des doutes et m'a aidée dans toutes les étapes de la réalisation de ce travail, de la recherche en bibliothèque jusqu'à la mise en page. À mes parents, Claudette et Simon, mes sœurs, Nathalie et Geneviève, qui par leur encouragement de tous les instants et leur implication m'ont soutenue durant toutes ces années. Je vous dois tous beaucoup, jamais vous n'avez douté de mes capacités.

Finalement, à Pauline et à Jo, à Joan Simard, à mes amis et mes collèges qui, chacunàleur manière, m'ont apporté leur aide et leur soutien, un grand merci.

«Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage: Polissez-le sans cesse et le repolissez; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez))

(8)

Table des matières

Résumé ii

Abstract iii

Remerciements iv

Table des matières v

Introduction 1

1-Les univers gigognes 14

1.1-Le double dans le récit 14

1.1.1-Lamise en abyme narrative 15

1.1.2-Les ana lepses 20

a- Changement de narrateur dans une même diégèse 21

b- Évocation du passé sans changement de modalité narrative 23

1.1.3-Le thème du souvenir 29

1.2-Le microcosme dans le macrocosme 38

1.2.1- Le petit monde de l'amour 41

1.2.2-Les lieux gigognes 49

2- Le double et la re-naissance des personnages 62

2.1-Le double au sein des protagonistes 62

2.1.1-La dualité interne simultanée 64

2.1.2-Ladualité interne successive

n

2.2-Le double entre les personnages 82

3- Complicité avec les éléments de la nature 92

3.1-Analogie de l'être humain avec le monde naturel et le cosmos 94

3.2-Personnification de la nature et des éléments du cosmos 105

Conclusion 111

Bibliographie 113

(9)

Introduction

- Présentation de la problématique

Dans ce mémoire, nous allons traiter du thème du double dans ses diverses

manifestations littéraires au sein du recueil de Marguerite Yourcenar intitulé

Nouvelles orienta/es'. Dans cette œuvre, nous observons en effet la présence de

nombreuses mises en abyme, de lieux d'inclusion, de plusieurs scènes où les

personnages semblent évoluer dans des microcosmes qui sont compris dans des

univers plus vastes; l'écriture même de Marguerite Yourcena,-l et l'utilisation de

différents procédés textuels nous amènent

à

considérer son œuvre comme la création, la re-création d'un monde qu'elle fait vivre par sa plume et dans laquelle

elle nous plonge3•Selon Wladimir Troubetzkoy, (<le double est une reproduction,

, Marguerite Yourcenar, ccNouvelles orientales)), dans Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1982, coll. ((Bibliothèque deLaPléiaden, 1363 p. AbrégéO.R.

2Selon Colette Gaudin, une des lois primordiales de l'imaginaire est le jeu des contraires. Thomas Mann, comme Shakespeare dans ses comédies, manipulait «les contradictions et les renversements),. Ainsi, Wang-Fô parvient si bien à représenter le monde qu'il se «dématérialise» dans sa création. En regard de l'œuvre de Yourcenar, on peut facilement faire le rapprochement entre l'artiste et l'alchimiste qui se nourrissent de ccl 'opposition des contraires». Colette Gaudin,Marguerite Yourcenaràla surface du temps,Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, coll. (cMonographie Rodopi en littérature française contemporaine)!, p. 27.

3Dans l'analyse intitulée «l'artiste dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar», Elena Pessini s'intéresse aux dix premières années d'écriture de Marguerite Yourcenar, soit de 1929 à 1938, cette dernière correspondantà

(10)

une re-présentation, une présentation à nouveau [...). Derrière le double se

profilent les mythes de Pygmalion et de Narcisse, mythes de la confusion du réel et

de l'imaginaire, de l'effacement de la frontière entre le sensible et

l'intelligible [...

]4.))

C'est cette ligne ténue entre réel et imaginaire qui est présente dans chacune des nouvelles du recueil.

- Présentation du recueil

Toutefois, avant d'aborder l'analyse proprement dite, il nous faut présenter

le recueil. Cet ouvrage, qui comporte dix nouvelles, est une œuvre de jeunesse de

Marguerite Yourcenar. Il a été publié en 1938 chez Gallimard dans la collection

«La Renaissance de la nouvelle)). Ces récits, avant d'être rassemblés sous forme de

recueil, ont paru individuellement entre 1928 et 1937 dans des périodiques. Koli

décapitée constitua la première nouvelle publiée en 1928 dans La Revue

européenne. Comment Wang-Fôfut sauvé etLe dernier amour du prince Genghiont

toutes deux été publiées dans La Revue de Paris en 1936 et 1937 respectivement.

Pendant ces mêmes années, Le sourire de Markoet Le lait de la mortont paru dans

Les Nouvelles littéraires, etL'homme quiQaimé les Néréidesdans La Revue de France.

Enfin, on pouvait lire Notre-Dame-des-Hirondelles dans La Revue hebdomadaire en

qui cherche et qui se cherche dans une quête au double aspect. [...) Marguerite Yourcenar se penche sur le mystère de la création, sur les rapports particuliers que tout créateur entretient avec le réel, avec les manifestations vitales et par conséquent avec leur contraire [...]., Elena Pessini, ccl'artiste dans "œuvre de Marguerite Yourcenar», dansMarguerite Yourcenaretl'art: ['art de Marguerite Yourcenar, actes du colloque tenu à l'Université de Tours, novembre t988, Tours, SIEV, t990, p. 3. Le thème du doublt: trouve donc un contexte florissant dans cette quête de l'auteur.

4Wladimir Troubetzckoy,L'Ombre et/0différence. Le double en Europe,Paris, Presses Universitaires de France,

t996, coll. ftUttératures européennes», p. 2-3. (cf. Chapitre l, Éclosions, Troubetzckoy élabore une analyse historique complète du thème du double.)

(11)

1937. Seule, la nouvelleLa fin de Marta Kraliévitch a été rédigée plus tardivement

en 1978 et a été publiée dans La Nouvelle Revue Française. Celle-ci ne faisait pas

partie de la première édition collective de 1938. Enfin, la référence exacte de la

première publication de La veuve Aphrodiss;a et de La fin de Cornélius Berg

n'apparait pas dans la bibliographie exhaustive de Yvon Bernier. Tout ce que l'on

sait, c'est que Marguerite Yourcenar, dans son post-scriptum, place la rédaction de

la première nouvelle entre les années 1932et 1931.

En 1963, Marguerite Yourcenar a retravaillé les récits en en enrichissant le

style, en modifiant la fin du récit eeKâli décapitée)) et en modifiant certains titres6•

Ainsi, (ele Chef rouge)) est devenu «La veuve Aphrodissia)) et celes Tulipes de

Cornélius Berg)) s'est transformé en (ela Tristesse de Cornélius Berg)).Àl'origine, le

recueil comptait un autre conte intitulé Les Emmurés du Kremlin, mais l'auteur a

jugé bon de le supprimer puisqu'elle ne le jugeait pas aussi valable que les autres7

Après une première publication en 1938 chez Gallimard et une refonte de l'ouvrage

par Marguerite Yourcenar en 1963 avec l'ajout d'un post-scriptum, les Nouvelles

orientales, version révisée, ont fait l'objet de deux nouvelles éditions toujours chez

Gallimard: l'une en 1975 dans la collection ccBlanche)), l'autre en 1978 dans la

5Marguerite Yourcenar, ccPost-scriptumll, dans O.R., Paris, Gallimard,1982,coll. ([Bibliothèque dela Pléiade)), P·1247·

6 Dans leur étude, Edith et Frederick Farrell identifie, à partir de l'ensemble de l'œuvre yourcenarienne,

IC[•.•]trois catégories de décisions prises par l'auteur lors de la réécriture: réajuster sa perspective; réviser le style; réaffirmer ses positions... Frederick-C. Farrell et Edith-R. Farrell, «Marguerite Yourcenar; The Art of Rewriting", l'Esprit créateur, vol. XIX, no2,été1979, p. 36-46. les diverses modifications apportées au recueil touchent essentiellement les deux premières catégories.

7

Id., P.1247.

(12)

collection «l'imaginairen. C'està cette dernière édition que la nouvelle inédite cela

fin de Marko Kraliévitchn est venue s'ajouter. Il y a donc cinquante années qui

s'écoulent entre la première parution de Kâli en 1928 et celle du dernier récit en

1978. Béatrice Ness souligne que c'est par la forme brève, des poèmes puis des

nouvelles, que s'amorce et que se clôt l'œuvre yourcenarienne. Comme si avec

Comme l'eau qui coule de 1982, l'auteure avait bouclé la bouble en un cccercie

Tout au long des diverses nouvelles de ce recueil, plusieurs thèmes sont

abordés. Dans Le dernier amour du prince Genghi, par exemple, la marche vers la

mort et le souvenir en forment le centre; l'imaginaire et le rêve sont les sujets

principaux de L'homme qui a aimé les Néréides, et, dans Comment Wang-Fô fut

sauvé, l'art est la matière qui modèle tout le conte. le thème du double revient

cependant constamment et unit entre elles les différentes nouvelles. D'ailleurs, le

principe de composition repose sur l'image du double dans la rencontre de l'Orient

et de l'Occident. l'auteur a beaucoup voyagé dans sa vie et son recueil Nouvelles

orienta/es en constitue le témoignage littéraire. Dans Les Yeux ouverts9 et surtout

dans lePost-scriptum"Ode1978qui fait suite aux Nouvelles orientales, l'auteur parle

8 Béatrice Ness, ceDesNouvelles orientales à Comme l'eau qui coule: vision du court chez Yourcenant , dans

Marguerite Yourcenaret l'art: L'art de Marguerite Yourcenar,actes du colloque tenu à l'Université de Tours, novembre1988,Tours, SIEV,1990, P.329.

9 Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, «Entretiens avec Matthieu Galey», Paris, le Centurion. 1980, P·114-121.

10Marguerite Yourcenar,eePost4scriptum», D.R., op.cit.,p. 1247-1248.

(13)

des origines de

cette

œuvre. En effet, son inspiration vient des légendes et des contes très anciens de l'Asie et du Moyen-Orient, qu'elle a entendu raconter au

cours de ses pérégrinations. Comment Wang-Fô fut sauvé, Le lait de la

mort

n, Le

dernier amour du prince Genghi, Notre-Dame-des-Hirondelles, La veuve Aphrodissia, Kâli décapitée, La tritesse de Cornélius Berg constitue une série de récits que

l'auteur a réinterprétés. Marguerite Yourcenar explique, dans son Post-scriptum,

que nous retrouvons les origines de Kâli décapitée dans un mythe hindou que

Gœthe et Thomas Mann avaient d'ailleurs déjà transposé à leur manière12

• Quant à la nouvelle Le dernier amour du prince Genghi, Yourcenar a relevé le défi de

compléter l'épilogue d'un roman datant du XIe siècle de l'auteure japonaise

Murasaki Shikibu. Celle-ci raconte l'histoire du séducteur Genghi Monogatari, mais

ne narre pas les derniers moments du héros. La nouvelle de Yourcenar supplée à

cette absence; elle met en scène un bel homme encore plein de ressources qui

entre dans la vieillesse presque soudainement; son univers est alors envahi par le

souvenir de ses amantes. Une autre nouvelle, Notre-Dame-des-Hirondelles, est née

selon Yourcenar13 d'un plaisir qu'elle a voulu s'accorder afin d'expliquer le nom d'une chapelle visitée au cours de ses voyages. La veuve Aphrodiss;a a trouvé sa

n Christine Mesnard, dans son étude ccl'influence slave sur deux nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar», retraceàl'origine du récit Le lait de la mort de nombreuses légendes venant de différents coins des Balkans. Christine Mesnard «l'influence slave sur deux nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar (Le lait de

la mort, Le sourire de Marko)." Bulletin SIEY, no 3, 1989, p. 58. D'après cette recherche, Névéna

Guéorguieva-Dikranian affirme que «(...] Yourcenar s'est forgé un hypotexte typologique par voie de généralisation.» Névéna Guéorguieva·Dikranian, «lafemme méditerranéenne dans "œuvre de Marguerite Yourcenar», dans

Marguerite Yourcenar et la Méditerranée, études rassemblées par Camillo Faverzani, Clermond-Ferrand,

Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université Blaise Pascal, 1995, coll. ((Littératures», p. 62. 12 Id., p. 1247. 13 Id., p. 1248. 5

(14)

base dans des faits divers grecs. Enfin, La fin de Marko Kraliévitch, dernier récit

composé en 1978, a germé d'un souvenir parcellisé d'une ballade serbe. Seule, la

dixième et ultime nouvelle n'est pas de source orientale; La Tristesse de Cornélius

Berg est purement européenne. Elle met bien en scène un peintre qui a voyagé

notamment en Asie Mineure, mais là n'est pas le propos central de cette histoire.

Comme on peut le constater, ce recueil est donc né d'une volonté de

renouvellement, de régénération de l'ancien à travers le nouveau, de l'Orient

littéraire par )'Occident14

• «[...] Yourcenar trouve dans le creuset méditerranéen,

outre une essence culturelle, un rendez-vous avec l'émotion et un lieu de

transcendance poétique, la trace d'une filiation sensible d'un Occident cherchant

- paradoxalement? - à renouer avec l'Orient fondateur1S.)) Marguerite Yourcenar

constate elle-même qu'un grand nombre de ses écrits ont fait l'objet de plusieurs

14Mircea Muthu constate, par le fait même, qu'avec la nouvelleLe lait de la mort,Yourcenar réécrit la légende balkanique en évacuant tout cel'arrière plan symbolique» et que, ce faisant, la réalité et la fiction se confrontent. Mircea Muthu,ceLe lait de la mortet la littérature sud-est européennen, dansL'Universalité dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar,actes du colloque international, Tenerife, Espagne, nov. 1993, édités par Maria José Vazquez de Parga et Rémy Poigneault, Tours, SIEY, vol. l,1994. p. 244-Maria Angeles Caamano, quantà

elle, met en parallèle l'Orient et l'Occident: l'Occident entretient une pensée (cdualiste», tandis que le taoïsme de l'Orient «découvre dans l'alternance des opposés cette forme d'alliance des contraires, le secret et le sens de l'univers.n Pour l'Occident dualiste ceci constitue un paradoxe, une contradiction. Cette dualité apparente des personnages que nous allons analyser n'est donc que la manifestation de leur unité qui les transmue en un tout en symbiose avec l'univers. (d. le double et la re-naissance des personnages et Complicité entre les éléments de la nature, sedions du présent mémoire) Maria Angeles Caamano, «la rêverie orientale de Marguerite Yourcenar)!, dans L'Universalité dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international, Tenerife, Espagne, nov. 1993, édités par Maria José Vazquez de Parga etRémyPoignault, Tours, SIEY, vol.l,1994, p.82.

15Philippe-Jean Catinchi, ccLa méditerranée entre héritage oriental et invention tragique», dansMarguerite Yourcenar et la Méditerranée,études rassemblées par Camillo Faverzani, Clermond-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université Blaise Pascal, 1995, coll. ccLittératures••, p.227.Deplus, l'auteur constate que la Méditerranée est [...] une porte secrète vers l'Orient qui fixe l'axe réel d'unemer-tremplin vers l'Asie pour une fille d'Occident,mer-réceptacledes valeurs orientales pour la lectrice attentive des sagesses hindoues, taoïstes ou bouddiques.)! (op. cit., p. 222) (cf. Marguerite Yourcenar, La Voix des choses, Paris, Gallimard, 1987.) Colette Gaudin note, dans son étude, ccOrient/Occident: altérité ou jeux de miroir», que l'Orient de Marguerite Yourcenar en est un de dispersion, ce[...] éclaté entre Proche et Extrême, entre légendes, théologie et philosophie.» Le Proche-Orient représentant (Cune quête d'origine" et l'Extrême-orient «celui d'une exploration de l'altérité, deux faces de la recherche de soi dans l'autre, ou de soi comme un autre.•• Colette Gaudin, «Orient/Occident: altérité ou jeux de miroir)), dans 6

(15)

réécritures successives. les nombreuses versions et l'évolution d'un grand nombre

d'ouvrages en font foi16• les Nouvelles orientales n'y échappent pas, car on peut

constater que le thème de la regénération et, par extention, celui du double sont concrétisés par cette volonté de transformation. Maurice Delcroix a déjà démontré que «chaque nouvelle de l'édition définitive contient sa propre négation» et que dans l'ensemble (de recueil s'ordonne [...] comme une confrontation de l'autorité des récits de l'Extrême-Orient aux nouvelles plus problématiques de l'itinéraire méditerranéen [...]'7». le double, les effets de miroir ou les mises en abyme foisonnent au cœur de ces contes. cc[...] Ce que Yourcenar appelle les ccjeux de miroir», [c'est] tout ce qui fait que la réalité rejoint et confirme le monde de

Marguerite Yourcenar. Écritures de l'autre,Jean.Philippe Beaulieu. Jeanne Demers et André Maindron (dir.). Montréal, XVZ éditeur,1997,coll. «Documents", p.1°5-106.

16On peut constater que la réécriture chez Yourcenar est un élément crucial et qu'on la retrouveàplusieurs niveaux. Ainsi, l'auteure réinterprète des histoires, contes, légendes ou mythes préexistants, mais aussi des récits tirés de sa propre œuvre. En effet, on note qu'elle pousse la réécriture de ses textes un peu plus loin. car elle a adapté l'un de ceux<i pour de jeunes lecteurs. Sandra L Beckett, «la réécriture pour enfants deComment Wang-Fô fut sauvén, dans Lectures transversales de Marguerite Yourcenar,actes du colloque international de Mendoza. août'994,textes réunis par Rémy Poignault avec la collaboration de Blanca Arancibia,Tours. SIEY, mai'997,p.173.Selon Sandra L Beckett,àl'instar deVendredi ou la vie sauvagede Michel Tournier,Comment Wang-Fôfut sauvéversion jeunesse constitue un eehyper-hypertexte" suivant la terminologie de Genette. Dans

Palimpsestes, Gérard Genette parle du récit de Tournier comme faisant l'objet d'une ((double «réception ....,

(Palimpsestes: La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 425) «c'est-à-dire une réception à deux niveaux par le même lecteur, créant une sorte de «palimpseste de lecture»(Palimpsestes, op. cft., p. 425))) (Sandra L Beckett,op. cit.,p.175)Genette écritàce propos: (de suis seul devant ce texte, et pourtant je me sens deux: l'enfant qu'il viseetl'adulte qu'il atteint». le conte de Yourcenar fait partie intégrante de cette catégorie de texte. (ele lecteur adulte qui lit le second Comment Wang-Fa fut sauvé«avec le souvenir du premier»

(Palimpsestes, op. cit., p. 424) se superpose (Cau destinataire recherchén (Palimpsestes, op. cit.. p. 425)n

Sandra L Beckett, op. cit., p. '75. la version pour enfants a paru chez Gallimard dans la collection ccEnfantimage» en1979,puis. en'990,dans la collection «Folio Cadet Rouge». De son côté, Evert van der Starre qui lui-même se réfère aux recherches de Françoise van Rossum-Guyon note l'appartenance des romans de Yourcenar auLiber mundi,«le grand livre du monde»,etune constante référence à d'autres livres que ce soit dansAlexis, Le coup de grâceou dansUn homme obscur.Comment ne pas voir les liens que le recueil entretient avec la littérature ancienne comme le Genji monogatari de Murasaki Shikibu ou avec la tradition orale de plusieurs pays orientaux? Ces références constituent toutes des mises en abyme qui soulignent le sens global du récit. Evert van der Starre, (eMétadiscours et mise en abyme: Marguerite Yourcenaretle livre dans le livre», dans(En) jeux de la communication romanesque,Dijk-Seyan-van et Stevens-Christa (dir.), Amsterdam, Rodopi, 1994.p.15H61.

T"/Maurice Delcroix, «Mythes et histoiresn, dansMythes et idéologie dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar,

Tours.Bulletin de la SIEY,no S,1989.p.9'-92.

(16)

l'imaginaire au point que la relation entre les deux semble parfois s'inverser18.») De

plus, ilserait intéressant de remarquer que (cla toile du peintre, la page blanche de

l'écrivain sont des avatars du miroir [...

]19)).

le thème du double adopte alors de multiples formes et se manifeste àplusieurs niveaux dans les textes. Il se dessine

au moyen de souvenirs, de divers lieux d'inclusion et dans la narration.

l'organisation de ce recueil est simple; en effet, les nouvelles ne sont pas

enchâssées dans un ensemble narratif plus large. Contrairement à des œuvres

comme le Décaméron de Boccace ou l'Heptaméron de Marguerite de Navarre,

l'auteur n'utilise pas le procédé de la «cornice». Dans ces recueils, les auteurs nous

entraînent vers la lecture d'une série de nouvelles qu'ils ont insérées dans un

contexte particulier formant le récit-cadre. Les nouvelles s'enchaînent ainsi les

unes à la suite des autres grâce à des relais-narratifs; chaque récit occupe par

conséquent une place qui est déterminée par la construction de toute l'œuvre. Les

histoires ou, selon le cas, les journées débutent toutes par un prologue qui nous

replace dans le cadre initial ou contextualise les récits. Comme nous l'avons

mentionné plus haut, les Nouvelles orienta/esne présentent pas cette organisation,

c'est-à-dire une histoire centrale englobant les différentes nouvelles racontées par

les narrateurs-personnages appartenant au récit premier. Elles semblent se

succéder naturellement, sans logique apparente; mais quand on observe plus

18 Colette Gaudin,ccOrient/Occident: altérité ou jeux de miroir», dansMarguerite Yourcenar. Écritures de l'autre,

Jean-Philippe Beaulieu, Jeanne Demers et André Maindron (dir.), Montréal, XYZ éditeur, 1997, coll. rcDocuments)I,p.111.

19 Wladimir Troubetzckoy, L'Ombre et la différence. Le double en Europe,Paris, Presses Universitaires de France, 1996, coll. «littératures européennes», p. 31.

(17)

attentivement l'enchaînement des Nouvelles orientales, on remarque qu'elles

suivent plutôt une organisation sous forme de cercles concentriques. En effet,

nous pouvons remarquer que les liens entre les récits sont constitués soit par les

thèmes soit par l'identité des protagonistes. De la sorte, la première et la dernière

nouvelle, la deuxième et la pénultième, la troisième et l'antépénultième et ainsi de

suite, forment des effets de miroir et se répondent.

TABLEAU 1

ORGANISATION EN CERCLES CONCENTRIQUES DU RECUEILNOUVELLES ORIENTALES

Comment Wang-Fô fut sauvé

---..-,

Le sourire de Marko Le lait de la mort

Le dernier amour du prince Genghi L'homme qui a aimé les Néréides

Notre-Dame-des-Hirondelles 1

La veuve Aphrodisia Kâli décapitée

La fin de Marko Kraliévitch

-La tristesse de Cornélius Berg

Comment Wang-Fô fut sauvé et La Tristesse de Cornélius Berg mettent

toutes deux en scène des peintres confrontés

à

leur art.Le sourire de MarkoetLafin

de Marko Kraliévitch racontent respectivement la jeunesse et la mort du même

personnage. Le lait de fa mortetKôli décapitée illustrent chacune la double nature

de leur personnage principal: la cohabitation de l'humain et du surnaturel dans un

même corps. Le dernier amour du prince Genghiet Lo veuve Aphrodissiapartagent

(18)

un thème commun: celui du souvenir, et, finalement, L'homme qui a aimé les

Néréides et Notre-Dame-des-Hirondel/es ont comme trame commune l'opposition

entre le monde réel et celui du divin, les Nymphes venant troubler le quotidien des

personnages dans les deux histoires.

Marguerite Yourcenar précise les grands traits de l'organisation de son

recueil dans sonPost-scriptum des Nouvelles orienta/es. Elle souligne qu'elle a écrit,

puis placé le récitLQ Tristesse de Cornélius Berg

à

la fin de façon

à

ce qu'il constitue

le reflet antithétique de la première nouvelle du recueil Comment Wang-Fô fut

sauvé. Chacun de ces récits brefs met en scène un vieux peintre. Ces artistes

représentent les deux côtés d'une même médaille: Wang-Fô, peintre sur lequel

s'ouvre le recueil, maitrise son art tandis que Cornélius Berg, qui clôt l'œuvre, est

un artiste amoindri par J'alcool et aigri par l'âge, un peintre déchu, plein de dépit

envers Dieu, sa création et sa propre dégradation. «Mais je n'ai pas résistéà l'envie

de mettre en regard du grand peintre chinois, perdu et sauvé àl'intérieur de son

œuvre, cet obscur contemporain de Rembrandt méditant mélancoliquement à

propos de la sienne~.)) Cette association des nouvelles par paires généralisée dans Je recueil corrobore donc l'idée du double et de la mise en abyme. Ana M. de

Medeiros, dans son article «Les Nouvelles orienta/es: étude de l'Orient 1étude de

l'auteur)), suggère la même organisation binaire et fait ressortir des thèmes

identiques. Seuls ceux des duos Le dernier amour du prince Genghi 1 La veuve

AphrodissiQ et L'homme qui Q aimé les Néréides 1 Notre-Dame-des-Hirondelles

diffèrent; le premier est associé au désespoir du vieillissement et le second au fait

20Marguerite Yourcenar, «Post·scriptumn,O.R.,op. cit., p. 1248.

(19)

que (([...] la beauté revêt un aspect double: elle peut donner accès

à

une compréhension supérieure des choses, mais elle peut aussi être fatale2l.» De plus, elle affirme que les cinq premiers titres ccont une résonance masculine tandis que

ceux des cinq derniers ont une résonance plutôt féminine22.» L'auteure assimile,

à

juste titre, ce rapport

à

la philosophie orientale du Yin et du Yang. L'évolution progressive de l'organisation du recueil selon les différentes éditions (1938, 1963,

1978)laisse voir que Marguerite Yourcenar a peu àpeu déplacé et ajouté des récits

pour faire ressortir cette ((symétrie thématique23".

La conception même des personnages et leur relation entre eux obéità une

organisation binaire semblable à celle que l'on retrouve, par exemple, dans le

Roman de la Rose. En effet, dans son article paru dans le recueil intitulé Doubles et

dédoublement en /itérature, Yves Roguet analyse leRoman de la Rosedans lequel il

note la présence d'une structure binaire, la constance du procédé de la dualité. La

trame du Roman de la Rose est animé par l'antagonisme des personnages des

couples et par le dédoublement de ces duos. Un lien s'impose avec les Nouvelles

orientales,car la structure en cercles concentriques et les jeux de miroir créés par

Marguerite Yourcenar se rapprochent de cette organisation binaire présente dans

21Ana M. de Medeiros, celesNouvel/es orienta/es: étude de l'Orient 1 étude de l'auteur", Marguerite Yourcenar. Écriture. réécriture, traduction, actes de colloque international tenu à l'Université de Tours, nov.'997, Rémy Poignault et Jean-Pierre Castellani (dir.), Tours, SIEV,2000,p.'95.

22

Id.,P,'96.

23Id., p.'96.Didier Garcia, pour sa part, développe dans son étude intitulée,ccTitres, ouvertures et clausules

dans lesNouvelles orienta/es»', l'idée qu'un ce[...] sujet unique· thème ou personnage - [est] [...] présent dès le titre, très souvent étoffé et souligné dans l'incipit et la clausule, il fait de chaque nouvelle un texte monothématique exclusivement orienté autour d'un seul référent narratif." Didier Garcia, «Titre, ouvertures et clausules dans lesNouvelles orienta/es de Marguerite Yourcenar••, Bulletin SIEY, no'3,juin'994. p.69.

(20)

le Roman de la Rose. l'opposition entre Wang-Fô et Cornélius, entre Kâli, le

nénuphar de pureté, et Kâli, la déesse terrible, entre le jeune Marko et celui qui fait

face

à

la mort, entre le monde divin et le réel des récits des Nymphes s'apparentent

àla relation duelle des personnages du Roman de la Rose. (eCes couples dédoublent

la même fonction en des personnages antagonistes, comme les deux mains, reflets

inverses l'une de l'autre, mais par ailleurs entre eux le dédoublement est

exactement parallèle14.))

De plus, chaque histoire des Nouvelles orientales débute avec des

informations sur le contexte spatio-temporel en mettant l'accent sur la

présentation des lieux ou souvent des personnages importants ou encore des

circonstances qui ont amené l'action au stade où elle en est. Didier Garcia précise

que (eles dix premières phrases de ces nouvelles correspondent à une sorte de

pré-texte qui n'est autre que le cadre dans lequel se situe le futur narrataire25.)) la

localisation temporelle est habituellement suggérée de façon implicite puisque le

narrateur fournit des indices: par exemple, les personnages voyagent par

paquebot, un empereur a droit de vie ou de mort sur tous ses sujets, un peuple ou

une ville est sous la menace d'une invasion turque imminente, etc. Toutefois, bien

que les récits des Nouvelles orientalesne soient pas encadrés eux-mêmes dans une

24Yves Roguet. celes personnages et leurs doubles dans la composition duRomon de la Rosede Jean de Meun ••,

Doubles et dédoublement en littérature, textes réunis par Gabriel-André Pérouse, St~Étienne, Publications de l'Université de St-Étienne,'995,p.28.

25Didier Garcia, «Titre, ouvertures et clausules dans lesNouvel/es orientalesde Marguerite Yourcenar»,Bulletin SIEY,no13,juin'994,p. 67. Chaque ouverture sertàtrois choses:cc[•••]localiser la scène dans l'Orient annoncé par le titre du f1')(i1ège [...). introduire les éléments nécessairesà la spécification des personnages essentiels, préciser le cadre qui permet d'appréhender le futur narrataire, mais aussi établir une fusion entre deux personnages.»(op. cit., p. 67-68)

(21)

trame narrative commune, chacune des nouvelles présente un mini-récit qui prend

f

la forme soit d'une narration intradiégétique26soit d'une réminiscence, c'est-à-dire

la forme d'un récit dans un récit. Ainsi, quatre des dix nouvelles ont un cadre

narratif premier ou extradiégétique où sont détaillés le lieu: la région des Balkans,

le temps: celui, radieux, d'une belle journée très chaude, et les circonstances qui

mettent en scène un personnage-narrateur s'apprêtant

à

raconter une histoire. les

six autres histoires, bien qu'elles ne présentent pas de mises en abyme narratives

comme telles, possèdent toutes une entrée en matière situant le personnage

principal dans des lieux et des circonstances qui nous font deviner qu'il est en

marche vers une étape importante sur le point de changer sa vie et de le

transformer et qui, par le souvenir, l'amènent

à

se remémorer au présent une

tranche de son histoire passée.

26Gérard Genette. FigureIII,Paris, éd. du Seuil.1972,coll. «Poétique»,P.238-239.

(22)

1-

Les univers gigognes

1.1-

Le

double dans le

réât

Dans la narration, on peut retrouver une pluralité de manifestations du

thème du double. Ainsi, dans le recueil, on peut dégager plusieurs mises en abyme

et analepses. la mise en abyme se distingue principalement par un changement de

narrateur et par la présence de plusieurs paliers de narration, aussi nombreux qu'il

y a de renouvellements des instances narratives. Ainsi, par exemple, le narrateur

premier pourrait s'exprimer à la troisième personne et le deuxième pourrait

adopter la première personne. Nous constatons donc qu'un tel récit posséderait

une structure diégétique multiple. C'est le cas de nouvelles telles que Le sourire de

Marko, Le lait de la mortTf, L'homme qui a aimé les Néréides et La fin de Marko

Kroliévitchl8• Pour ce qui est des analepses, nous pouvons en retrouver deux types

XlMircea Muthu parle de la structure de la nouvelle Le fait de la mort comme d'un récit cc[... ] construit comme un conte à tiroirs [...] c'est une sorte de mise en abyme, de reconstitution du mythe par le narrateur infradiégétique [...]». Mircea Muthu, ccLe lait de la mort et la littérature sud-est européennen , dans L'Universalité dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international, Tenerife, Espagne, nov. 1993, édités par Maria José Vazquez de PargaetRémy Poignault, Tours, SIEV, vol.l,1994. p.

244-18Béatrice Ness constate (c[...] ('obstination yourcenarienne à rechercher une unité au recueil [...].t. Béatrice Ness, Mystification et créativité dons l'œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar: cinq lectures génétiques, Chapel Hill, University of North Carofina Press, Department of Romance languages, no 247, 1994. p. 71. le recueil est formé par certains ccr...] motifs archétypaux du genre court [...

ln

(op_ cit., p. 73) tels que des récits enchâssant et enchâssés qui marquent fa structure narrative. Marguerite Yourcenar en utilisant cette technique classique du récit interposé parait, selon Béatrice Ness, cc[...] se libérer de la lourde tâche de cmarren.

(23)

dans le recueil: celles où il y a plusieurs narrateurs, mais pas de changement de

palier de narration. On distingue notamment l'Empereur dans Comment Wang-Fô

fut sauvé et Genghi dans Le dernier amour du prince Genghi. Il y a aussi des

analepses où il ne se produit qu'une simple évocation du passé sans aucun

changement de narrateur. On peut en dégager quelques exemples dansComment

Wang-Fô fut sauvé, dans La veuve Aphrodissia, dans Kâli décapitée et dans La

Tristesse de Cornélius Berg. La mise en abyme narrative et les analepses contribuent

ainsi à illustrer de façons variées le thème du double présent tout au long de la

narration. Plus précisément, elles installent tangiblement, dans les récits, un effet

d'inclusion.

1.1.1-

La mise en abyme narrative

L'auteur a modulé de façons différentes la narration de ses récits. Le premier

procédé utilisé est la mise en abyme où le passé habite le présent par le biais d'une

superposition de paliers de narration. Avec Le sourire de Marko, Le lait de la mort, La

fin de Marko Kraliévitch et L'homme qui a aimé les Néréides, nous sommes en

présence de nouvelles qui sont construites de cette façon. Le dénominateur

commun des trois premiers récits est que chacun des narrateurs premiers est

extradiégétique; on ne dispose d'aucune information sur lui. Leur narration met en

scène des personnages dont l'un s'apprête

à

devenir le narrateur extradiégétique de l'histoire centrale,à l'exception deLa

fin

de Marka Kraliévitch. Néanmoins, il ya

et se décharge ainsi de cette mission sur un narrateur qui prend le relais du récit..(op.cif.,p. 73). Ce faisant, elle réadualise cette forme traditionnelle qu'est l'enchâssement en utilisant comme narrateur un ingénieuret,par le fait même, donne à l'ensemble du cadre une identité ancrée dans le réalisme, dans la vie concrète. La strudure d'ensemble du recueil devient alors plus souple, car le narrateurpeutdonc raconter ce qu'il veut, comme il le veut.

(24)

pour chacun de

ces

récits un changement de narrateur et donc l'apparition de deux paliers narratifs. Dans le cas des nouvellesLe sourire de Markoet Le lait de la mort,

le narrateur du second palier reste externe au récit qu'il raconte, mais précisons

que, dans

La fin

de Marko Kra/iévitch, le deuxième narrateur a été témoin de l'histoire qu'il rapporte et ce récit prend la forme d'un discours direct où il

manifeste sa présence par l'utilisation de la première personne.

Quant àla nouvelle L'homme quia aimé les Néréides, elle se distingue par

ses narrateurs. En effet,

cette

histoire possède aussi deux narrateurs et, ainsi, deux paliers de narration. Le récit s'ouvre grâce à un narrateur inconnu qui semble

extradiégétique; cependant, dès le retour à la première diégèse grâce à

l'intervention d'un narrataire qui n'est là que pour interrompre le récit second, le

premier narrateur se révèle être un personnage du récit extradiégétique, un

narrataire

à

qui la seconde histoire est racontée. Le narrateur que l'on croyait

anonyme est en fait le même que celui qui,

à

la fin de la nouvelle, prend la parole

à

la première personne. Ceci se déroule comme si nous entendions ses pensées au

terme du récit intradiégétique. Le deuxième narrateur est lui aussi présent dans le

récit qu'il raconte puisqu'il est, au même titre que celui de

La fin

de

Marko

Kraliévitch, témoin des événements, dans son cas, spectateur de la transformation

du jeune Panégyotis. Il

y

a donc deux narrateurs intradiégétiques: le narrataire devenu narrateur et le narrateur second, Jean Démétriatis. le thème du double est

ainsi présent par l'existence de ce doublet qui greffe entre eux les récits.

La structure se dédouble ainsi: un récit dans le récit chacun possédant un narrateur

(25)

inscrit dans la trame de l'histoire qu'il raconte_ Bref, les deux niveaux sont

identiques, l'un englobant l'autre29•

Le double est ainsi présent par le biais de la structure narrative adoptée;

dans ces cas, il

y

a toujours un duo de narrateurs et deux paliers de narration. Le lecteur semble, la plupart du temps, flotter entre deux époques éloignées l'une de

l'autre, mais qui sont liées, malgré tout, par un héros ou une légende encore

actuels, faisant partie de la mémoire collective. Ces diades, présentes dans les

récits, appuient l'idée d'imbrication où les narrations et les histoires se répondent

et se font écho3O• Les duos de narrateurs sont donc porteurs de ces dualités où

cœxistent l'homme le plus simple et le héros, la modernité et le révolu.

29Anne-Marie De Gendt confirme l'idée de l'enchâssement des récits dans cette nouvelle, mais aussi le rôle des narrateurs dans chacun de ceux-ci. «Dans le récit premier, la narration est apparemment impersonnelle

[...]n Anne-Marie De Gendt, cele narrateur et l'imaginaire dans l'Homme qui a aimé les Néréides", Lettres

romanes, mai-aoüt1980,p. 198.À la fin de la nouvelle cependant, il se révèle être un des auditeurs et se manifeste en prononçant son opinionàla première personne. Dans le récit second, par contre, la présence est manifeste. De plus, le narrateur, par l'emploi du temps présent, réactualise le passé, mais surtout,il s'exprime de telle façon que la fiction côtoie la réalité.

30Béatrice Ness, de plus, remarque la présence dans la narration d'un «[...] rythme binaire [...]». Béatrice Ness,

Mystification et créativité dans l'œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar: cinq lectures génétiques, Chapel Hill, University of North Carolina Press, Department of Romance languages, no 247, '994, p. 74- Ainsi, elle dégage des nouvelles des exemples représentatifs: «Tu es comme l'été; je suis comme l'hiver. Tu as dix mille vies; je n'en ai qu'une [...]" (Comment Wang-Fô fut sauvé,p."76,cette nouvelle sera désignée par l'abréviation CWF.), ce[...] les couleurs de tes peintures s'avivaient avec l'aube et pâlissaient avec le crépuscule." (CWF, p.

"n), ccII est mort comme une taupe pourrie, comme un chien crevé.)) (Le sourire de Marko, p. "86, cette nouvelle sera désignée par l'abréviation SM.), uCes Néréides de nos campagnes sont innocentes et mauvaises comme la nature qui tantôt protège et tantôt détruit l'homme.))~'hommequi a aimé les Néréides,p.1212,cette nouvelle sera désignée par l'abréviation HAN.) (op. cit., p. 74) Ces phrases scandées créent un rythme cethéàtral», mais elles illustrent constamment la bipolarité d'une réalitéetappuient, par le fait même, l'idée de la dualité, de la double existence, souvent antagoniste, des choses. Béatrice Ness souligne aussi la présence d'incipit et d'excipit qui marquent l'appartenance des histoiresà la tradition des contes, mais, plus encore, ceux-ci marquent la ucircularité» des récits, l'excipit répondant à l'incipit et vice versa. Béatrice Ness,

Mystification et créativité dans l'œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar: cinq lectures génétiques,Chapel Hill, University of North Carolina Press, Department of Romance Languages, no247, 1994.p.75-76(cf. Béatrice Ness, ceDes Nouvelles orientales à Comme l'eau qui coule: Vision du court chez Yourcenar", dansMarguerite Yourcenar et l'art: L'art de Marguerite Yourcenar,actes du colloque tenuàl'Université de Tours, novembre1988,

Tours, SIEY,1990, P.329-338;le livre est la version plus élaborée de cet article).

(26)

78

De plus, fait

à

noter, les narrateurs racontent oralement

à

un ou à des

narrataires l'histoire qui leur aététransmise elle aussi de vive voix. Ce qui accentue

l'intérêt de la lecture de ces nouvelles où le narrateur utilise l'oralité, c'est que nous

avons l'impression de saisir un moment spontané et fugace, d'assisteràun instant

privilégié, car le lecteur semble être témoin du moment précis où le narrateur

raconte son récit. Ce procédé donne plus fortement l'impression d'entrer dans

l'univers du conteur soit durant un voyage par bateau aux abords des Balkans dans

Le sourire de Marko, soit au bord de l'Adriatique ou de la Méditerranée sur une

terrasse dans Le lait de IQ mortet L'homme qui a Qimé les Néréides,soit encore dans

l'arrière-boutique d'un ferblantier située dans le quartier des étameurs d'une

petite ville serbe dans LQ fin de Marko KrQliévitch. Chacune de ces intrusions est

marquée par l'intimité de l'instant puisque l'on surprend la conversation d'un petit

groupe de personnes, un duo ou un trio31•

Finalement, dans trois cas, un narrateur omniscient extradiégétique et, dans

un autre, intradiégétique présente les lieux et les personnages dont l'un deviendra

à son tour le narrateur, parfois intradiégétique, parfois extradiégétique. le récit

passe alors naturellement au deuxième degré puisque le premier niveau sert

31 loredana Primozich expose dans son étude, (les Balkans de M. Yourcenar entre tradition et création littéraire", une analyse parallèle à celle développée dans cette section du présent mémoire (loredana Primozich, «Les Balkans de M. Yourcenar entre traditionetcréation littéraire», dansMarguerite Yourcenar et la Méditerranée,études rassemblées par Camillo Faverzani, Clermond-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des lettresetSciences Humaines de l'Université Blaise Pascal, 1995, coll. «littératures», p.1n-178),qui elle-même fait écho à celle de Christine Mesnard dont la référence est présente dans la bibliographie. «Ce procédé de conte dans le conte a la saveur des scènes réellement vécues par Yourcenar conteuse au cours de ses voyages grecs «par la route des Balkans [...

Jn

(op. cit., p. 178). Par l'introduction de ces narrateurs extradiégétiques qui racontent leur histoire, «le sens du mystère, du miracle envahit progressivement la réalité; l'enchâssement du surnaturel dans le train-train quotidien ébranle en quelque sorte les esprits des interlocuteurs.»(op. cil. p. 178)cetemboîtement d'une certaine (cmagie" dans la réalité est constante dans les récits du recueil de Yourcenar que ce soit avec Wang-Fô et son art, Marko et la jeune mère avec leur résistance àla mort, ou Panégyotis et le moine aux prises avec leur divinités.

(27)

d'avant-propos

à

l'histoire; c'est toujours lors d'une conversation, d'un dialogue

entre deux personnages, que la seconde narration intervient. De plus, ces

interlocuteurs sont toujours en repos à un endroit qui provoque le souvenir chez

l'un d'eux. Ce sont presque toujours des voyageurs européens qui relatent les histoires, mis

à

part celui deL'homme qui a aimé les Néréides qui est résident de l'ile

grecque où se déroule l'action et celui de La fin de Marko Kra/iévitch, homme du

pays qui relate l'événement qui a causé la mort du héros et le raconteàson ami. En

effet, dans Le sourire de Marko, il s'agit d'un ingénieur français en conversation

avec un archéologue grec et un pacha égyptien. Dans Le lait de la mort, un

ingénieur français raconte une histoire

à

son compagnon de cabine anglais32

• Ces étrangers sont des Européens qui ont entendu ces histoires de la bouche de paysans. Nous pouvons donc considérer le propos de la conversation entre ces hommes comme une histoire au second niveau et le raconteur comme un narrateur métadiégétique ou extradiégétique.

32Maurice Delcroix souligne que le recueil puise sa cohérence des circonstances d'écriture que furent les voyages de Marguerite Yourcenar vers la Grèce en empruntant la route des Balkans.(Les Yeux ouverts, op. cit.,

p. 114-115) Dans cette perspective, il parle de «narrateurs de substitution, ingénieurs français et autres directeurs de savonnerie, connaissant le pays, précisément dans les deux nouvelles balkaniques et dans une des nouvelles grecques, et qui trouvent leur auditoire en la personne d'un compagnon de cabine, ou sur le pont supérieur d'un paquebot, sur une terrasse dominant l'Adriatique, dans un café proche duportou du moins au bord du quai.11Maurice Delcroix, ceLesNouvelles orientales: construction d'un recueil", Marguerite Yourcenar,

actes du colloque international de Valencia (Espagne),'984,Elena Real (dir.), València, Universitad de València, p.62 Tous ces éléments sont tributaires du mouvement. de l'errance, du voyageur de passage, d'un regard étranger, occidental posé sur une réalité exotique, orientale. Même les nouvellesNotre-Dame-des-Hirondelles

etLa Veuve Aphrodissia font partie intégrante de ce groupe: la première explique le nom d'un chapelle,«autant

dire une rencontre de voyage" et la seconde doit son origine à des faits divers, «ce qui l'apparente aux précédentes))(op. cit., p.62)

(28)

1.1.2-

Les analepses

Si la mise en abyme implique un changement de niveau de narration, les

analepses ne nécessitent pas cette condition. Celles-ci évoquent un passé antérieur

à celui qui a pris forme dans le récit premier. l'analepse constitue en quelque sorte

la mise en abyme d'un récit dans un autre en ce sens qu'à chaque fois que nous

lisons une nouvelle qui en recèle, nous avons J'impression d'être plongés dans un

univers passé et révolu qui s'imbrique dans le récit premier. le souvenir està la fois

un des thèmes centraux de ces histoires et l'anaJepse, leur ressort narratif. Dans

les Nouvelles orientales, on compte donc deux sortes d'analepses: celles où il y a

changement de narrateur dans une même diégèse et celles où le passé est évoqué

sans changement de modalité narrative. On peut donc regrouper dans la première

catégorie les nouvelles Comment Wang-Fô fut sauvé et Le dernier amour du prince

Genghiet, dans le deuxième groupe, les récits La veuve Aphrodissia, Kâli décapitée,

La tristesse de Cornélius Berg, puis une nouvelle fois, Comment Wang-Fô fut sauvé.

Quant à la nouvelle Notre-Dame-des-Hirondelles, on y relève effectivement des

analepses; cependant ces dernières ne produisent pas tes effets d'inclusion

recherchés.

(29)

a- Changement de narrateur dans une même diégèse

Lorsque le personnage de l'Empereur prend la parole dans la nouvelle

Comment Wang-Fô fut sauvé,

c'est pour raconter ses souvenirs de jeunesse,

marqués par les œuvres de Wang-Fô. La narration qui, jusqu'alors, s'était effectuée

à la troisième personne par la voix d'un narrateur extradiégétique, est donc prise

en charge par le protagoniste qui s'exprime en utilisant un discours en mode direct

au «je)). Pourtant, malgré ce changement de narrateur, nous sommes toujours

dans le même récit, cette analepse servant àjustifier les gestes que l'Empereur

s'apprête

à

poser envers Wang-Fô. Il n'y a donc pas de multiplication de paliers.

Cette prise de parole, «dans les couloirs de sa mémoire)., nous fait alors plonger

dans cette vie de réclusion dont les limites semblent se refermer sur nous. l'effet

d'inclusion est clair et concret. De plus, celui-ci trouve des échos dans la

présentation de l'œuvre de jeunesse du peintre qui clôt ce retour en arrière du

monarque. Le lecteur sera bientôt ànouveau absorbé par un retour au "présent)),

cette fois, dans la peinture

à

laquelle le maitre donnera vie et dans laquelle lui

aussi sera assimilé.

Pour sa part, dans la nouvelle

Le dernier amour

de

Genghi,

Genghi nous

entraine, au moment de mourir, dans une série d'évocations de son passé où les

personnages féminins ont abondé. Après une narration effectuée par un narrateur

extradiégétique, lui aussi prend la parole en un discours direct. La dernière partie

du récit relate la mort imminente du vieil homme. Chaque personne étant unique,

il se désole qu'avec sa propre mort le souvenir de toutes celles qui ont marqué sa

vie périsse. ((Ah, je me sens pareil à un homme emporté par une inondation, qui

(30)

voudrait au moins trouver un coin de terre laissé à sec poury déposer quelques

lettres jaunies et quelques éventails aux nuances fanées [...]33.)) Il fait le vœu de

pouvoir survivre dans quelque réminiscence, de laisser une trace quelconque et

souhaite que ses propres souvenirs ne meurent pas avec lui, puisque ce sont ses

femmes qui mourraient définitivement34• Son immense tristesse vient de la fugacité des souvenirs et il les fait vivre une dernière fois en les confiant

à

sa

compagne. l'instant est bref et tout ce qui lui reste pour les immortaliser sont des

paroles qui ne se fixeront que dans la mémoire de la Dame

à

la double identité. Ces

pensées prennent donc la forme d'un testament oral où défilent toutes les femmes

qui ont fait naitre de doux sentiments chez lui. L'ironie ici est que les jeunes filles

que la Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent a personnifiées, dans Je but d'être

peut-être un jour reconnue ou du moins de vérifier si elle avait compté, sont

évoquées avec tendresse et regret. «Et toi surtout, toi, Souvenir délicieux de la

petite Chujo [...] qui n'aura pas le temps d'être un souvenir? Chujo que j'aurais

voulu rencontrer plus tôt dans ma vie [...

]35.))

La concubine reste devant le cadavre

de son bien-aimé en constatant avec consternation le silence qui pèse sur son nom;

elle est la seule compagne que le prince Genghi a oubliée. Sa démarche est

demeurée vaine, son amour discret et même son existence restent vides de sens;

33Marguerite Yourcenar,«Le dernier amour du prince Genghb.,dansO.R., op. cit., p.1208.Cette nouvelle sera désignée par l'abréviationDAGsuivie de la page.

34 Voiràce sujet l'article de Martha Segarra, «Ressemblanceetidentité: Marguerite Yourcenar et le Genghi Monogatarh., dans L'Universalité dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international, Tenerife, Espagne, novembre 1993, édités par Maria José Vasquez de Parga et Rémy Poignault, Tours, SIEV, vol.2,1995, p.71-81.Elleydéveloppe le rapport au temps qui passeetla fonction du souvenir, mais elle met aussi en valeur les nombreuses intertextualités qui existent entre l'œuvre de Murasaki Shikibuetla nouvelle de Marguerite Yourcenar.

35DAG.p.1208.

(31)

elle n'a même pas vécu dans le souvenir de la seule personne qu'elle a aimée. Ainsi,

cette prise de parole de Genghi est une incursion au cœur du vieil homme, dans les

replis de sa mémoire accessible seulement durant ce moment furtif qui précède

son trépas. C'est comme si, le temps de cette analepse, on pouvait entrevoir

subrepticement l'essence même de ce personnage mythique par le biais des

femmes qui ont peuplé son existence. Ici aussi, l'analepse brise l'effet de

progression linéaire du récit pour introduire un passé évoqué par bribes, mais qui

donne accèsà la bulle intime et secrète que Genghi partageait avec ses amours.

b-

Évocation

du

passé sans changement

de

modalité narrative

le narrateur insère dans le déroulement de son histoire des analepses qui

dévoilent, en partie, le passé de ses protagonistes. C'est le cas des personnages de

Ling, de Kâli, d'Aphrodissia et de Cornélius Berg. Contrairement à l'Empereur qui

raconte lui-même ses souvenirs dans la nouvelleComment Wang-Fô fut sauvé, le

passé de Ling fait, quant à lui, l'objet d'une analepse. Cette longue parenthèse

conduit le lecteur au cœur d'une époque qui sépare en deux l'existence de Ling:

avant et après la rencontre avec Wang-Fô. En effet, le narrateur extradiégétique a

recours à un retour dans le passé pour relater les origines des liens indestructibles

qui existent entre Wang-Fô et son disciple. l'analepse, comme dansKâli décapitée,

est située après un court passage qui sert d'introduction, car celui-ci présente le

personnage principal après sa transformation. Ce brusque retour au passé brise la

ligne narrative et met en contexte le protagoniste tel qu'il était auparavant;

le narrateur raconte la jeunesse dépourvue de surprises de Ling que vient perturber

Wang-Fô. la destinée de Ling prend donc forme au contact du peintre et tout ce

(32)

voyage dans l'existence révolue du jeune homme ne donnera que plus de sens au

déroulement de l'histoire. le récit antérieur intercalé dans celui au passé plus

récent servira au jeu de miroir entre les personnages de Ling et du jeune Empereur.

En effet, l'histoire reprend au moment où le duo de Ling et de Wang-Fô s'apprêteà

faire la rencontre de l'Empereur etàvivre ainsi le dernier épisode de leur existence.

l'art réunit dans la mort Wang-Fô et Ling commeila permisàLing de pénétrer son

mystère par l'intermédiaire du peintre et donc de les unir au service d'un même

but. l'analepse concrétise à plusieurs degrés le thème du double: elle permet la

mise en relief de dualités par l'existence métamorphosée et donc double de Ling,

par l'opposition entre les personnages de Ling et de l'Empereur, mais aussi parce

que ce retour en arrière relate la naissance des liens étroits entre Ling et Wang-Fô

et le reste du récit raconte les circonstances de la mort des protagonistes, leur

destin étant lié

à

jamais dans l'Art.

l'analepse présente dans la nouvelle Kâli décapitée intervient dans la

première moitié du récit. Elle sert à mettre en perspective les errances et la nature

de Kâli dépeintes juste auparavant. Sa descente aux enfers n'en parait que plus

dramatique. Ainsi, sans changement d'instance narrative, le narrateur

extradiégétique met en lumière le drame de la divinité disgraciée par l'utilisation

d'un retour en arrière au moyen duquel ilexpose l'origine du malheur de Kâlï. Cette

analepse est, par le fait même, une incursion dans le royaume fermé de l'Indra où

résident les dieux jaloux, et fait pénétrer le lecteur dans une autre dimension du

récit, une sorte de parenthèse aussitôt refermée lorsque les faits relatés ont

clairement exposé les circonstances du bouleversement de l'essence même de Kâli,

désormais mauditeàjamais. l'inaccessibilité de

cet

univers divin et secret semble

(33)

d'autant plus probante que les dieux, pour aller réparer la faute qu'ils ont

commise, doivent traverser les multiples obtacles qui les séparent du monde des

damnés. La descente du Toit du monde, la traversée des purgatoires, des cachots

de boue et de glace, des prisons de flamme viennent renforcer l'idée créée par

l'analepse, celle du récit dans un autre récit, du passé antérieur à un autre mais

inclus dans celui-ci. Plus

cette

partie de l'analepse avance, plus l'impression d'émerger des profondeurs devient tangible. Si le narrateur commence son retour

en arrière en désignant Kâli comme le ccnénuphar de la perfection)), il met un terme

à l'analepse et reprend le fil de son histoire en utilisant ce même qualificatif:

(cKâli ne retourna plus, nénuphar de la perfection, trôner au ciel d'lndra36.n Cette

expression a pour effet d'encadrer l'analepse et d'accentuer le contraste entre son

identité pure et divine et la nouvelle personnalité conflictuelle et paradoxale de la

nouvelle Kâli. le narrateur l'utilise aussi comme un élément qui provoque la

transition du récit vers le passé plus récent du début de la nouvelle.

Avec les nouvelles La veuve Aphrodissia et La Tristesse de Cornélius Berg,

l'analepse sert aussi à dévoiler des pans du passé des protagonistes. le narrateur

extradiégétique l'insère dans son histoire comme un récit du souvenir; il devient

ainsi un narrateur omniscient, car il connait les pensées intimes de ses

personnages principaux. La veuve Aphrodissiodébute avec la mort de Kostis, truand

et meurtrier du (Cpope)), mari de la jeune femme. le lecteur est convaincu que les

larmes que verse Aphrodissia expriment l'amère joie d'une vengeance accomplie.

les paysans se réjouissent et vont trinquer chez elle pour commémorer la

36KD, p.1236.

(34)

délivrance du village qui était sous l'emprise du bandit. C'estàce moment que, par

le biais d'un retour en arrière, le narrateur dévoile la véritable relation que la veuve

entretenait avec Kostis. Le narrateur-omniscient, employant la troisième personne,

énumère en fait tous les souvenirs de la femme. Ceux-ci prennent la forme de

pensées secrètes dévoilées au lecteur par une protagoniste silencieuse qui aimerait

les cracher aux visages des villageois attablés chez elle, car Aphrodissia est remplie

de haine, de rancœur et de désespoir cachés. «C'est

à

ce moment-là qu'elle aurait dû leur confesser toute sa vie, confondre leur sottise ou justifier leurs pires

soupçons, leur corner aux oreilles cette vérité [...

l37.»

le lecteur voit l'histoire se dérouler, les paysans présents chez elle, les corps amoncelés, les têtes plantées au

bout de pics, tout en étant témoin des pensées «clandestines» de la veuve. Tout au

long de la nouvelle, les idées de celle-ci sont tournées vers ses souvenirs et le vide

créé dans sa vie. Ces derniers nous sont présentés épisodiquement, à chaque fois

qu'elle se laisse aller à ses pensées. «La veuve Aphrodiss;a s'essuya les yeux et

s'assit sur l'unique escabeau de la cuisine [...

pB.,.

Toutefois, un long passage relié au souvenir de son défunt mari permet de retracer chronologiquement et de façon

plus détaillée les moments qu'elle a passés avec son amant et qui constituent la vie

secrète de la veuve. Cette analepse se termine lorsque celle-ci rejoint le présent et

sert de justification au geste qu'elle va poser. Dès lors, son idée fixe est de

soustraire le corps de son amant Kostis aux affronts des villageois.

37 Marguerite Yourcenar,ceLaveuve Aphrodissio», dans O.Il., op.cit.,p.1226.Cette nouvelle sera désignée par l'abréviation VA suivie de la page.

38Id.,p.1226.

(35)

Dans le cas de La Tristesse de Cornélius Berg, le narrateur a recours

à

une analepse à la fin du récit. C'est lors d'une visite du vieux peintre chez son ami, le

vieux Syndic de Haarlem, que des souvenirs lointains refont surface

à

la vue d'une magnifique tulipe et d'un vulgaire canal servant aux ménagères pour leur lessive

dans lequel

«[.•.]

le vieux vagabond fatigué [...] contemplait vaguement toute sa vie39.» Ces deux éléments sont le symbole de ses réminiscences constituées

d'extrêmes:

c4...]

le beau corps gras de son modèle [...] étendu sur la table d'anatomie à l'école de médecine de Fribourg»,

cc[..•]

un autre jardin de tulipes, orgueil et joie d'un pacha [...

]40,.

dont le gardien était un esclave borgne et dont des mouches harcelaient sans relâche l'œil perdu depuis peu. le regard que

Cornelius pose sur ces éléments, marqués par une dualité et la destruction qui

semble toujours provoquée par une touche humaine, est le même que celui que

l'Empereur de la nouvelle

Comment Wang-Fô fut

sauvé jette sur son royaume. Sa

mémoire ne peut lui offrir que l'image d'un monde somme toute bien laid, qui

n'est en fait que le reflet de son incapacité à en dépeindre les beautés. Ses

souvenirs sontà l'image de l'eau du canal; ils sont troubles et ont perdu tout l'éclat

de leurs origines. Cette analepse constitue donc un saut dans l'esprit du vieil

homme au cœur de sa jeunesse, un retour dans le temps qui contextualise le

propos du court dialogue qui suit où Cornélius déclare son désaveu face à la nature

humaine.

39 Marguerite Yourcenar, crla tristesse de Cornélius Berg.., dans O.R., op. dt., p. 1245. Cette nouvelle sera désignée par l'abréviation TeB suivie de la page.

40

Id.,p. 1245-1246.

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