• Aucun résultat trouvé

Le rituel comme technique dramatique chez Jean Genet.

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le rituel comme technique dramatique chez Jean Genet."

Copied!
143
0
0

Texte intégral

(1)

Department of French Language and Literature M.A. Thesis

Résumé:

L'étude de quatre pièces, Les Bonnes, Le Balcon, ~ Nègres, et Les paravents,éclaircit l'apport du rituel à la technique dramatique de leur auteur. L'introduction de cette thèse fournit une définition du rite utile à l'appréciation

de la valorisation rituelle que donne Jean Genet aux gestes, aux paroles, aux costumes et à l'espace scénique de son théStre. L'analyse de ces éléments dramatiques élucide leur fonction d'éloigner les drames du monde quotidien, du domaine positif et de la raison discursive. Leur signification symbolique et mythique constitue la nature du rite dramatique de Genet. Les

cérémonies, placées dans le contexte des structures des pièces en question, se définissent ensuite dans leurs contradictions avec le monde positif et avec la personnalité particulière

des personnages. Cette thèse se borne à l'étude de la technique théStra1e de Genet. Mais elle soulève, en conclusion, le

(2)
(3)

••

LE RITUEL COMME TECHNIQUE DRAMATIQUE CHEZ JEAN GENET

J { Thèse de Mattrise Département de Langue et Littérature Françaises McGill University.

Candidat: André Morf.

(4)

I. INTRODUCTION: LE RITUEL ••••••.•.•.••.•••••••••••.• 1 II. LES DRAMES DE GENET

a. Les Procédés Rituels Le La Geste •• Parole •• Le Costume, La Scène et

...

le Maquillage et le Masque. le Décor ... .

b. La Structure des Pièces

• .; 7 .24 .43 .52

Les Trois Elérnents des Drames de Genet •••••••• 65

Les Bonnes. .68 Le Balco1!. .• .75 Les Nègres. . .88 Les Paravents. .101 III. CONCLUSION • . . . • . . . ~ . . . ... 125 IV • BIBLIOGRAPHIE ••.•..•••.••••.•••.•..•••..•.•••.•• 130

(5)

I. INTRODUCTION: LE RITUEL

La seule définition du rituel pourrait constituer

le sujet d'un long ouvrage. Elle devrait englober l'analyse de nombreuses traditions religieuses et contumes que trouvent anthropologistes et sociologues chez les peuples dits primitifs. En outre, elle devrait tenir compte du comportement humain

dans tous les domaines, car, les reflexes les plus banals t 'd' 1 t ~ 1 h h ' t ' f ' 2 l ' t e quot~ ~ens e meme arec erc e sc~en ~ ~que re even partiellement du rite. Le champ d'expérience rituelle est vaste et nous ne t~cherons d'en cerner ici que ce qui est nécessaire pour la compréhension de la technique dramatique de Jean Genet. Les manifestations inconscientes du rite ne nous intéressent pas ici, car les f~tes thé~trales de notre auteur se célèbrent sciemment et en opposition aux activités quotidiennes, positives et logiques.

1

2

Le rite permet aux humains de dépasser la nature

Freud et Fenichel soulignent à travers leurs oeuvres les aspects rituels de notre comportement quotidien.

Gaston Bachelard, dans son Psychanalyse du Feu, Collection Idées, NRF, Gallimard, 1949, analyse la motivation arché-typique qui introduit un élément rituel dans la recherche empirique.

(6)

physique et profane afin d'approcher un monde mythique ou sacré. Il leur assure un passage magique de la distance autrement infranchissable qui divise ces deux domaines.l Pour que le rite soit efficace, il importe donc d'éviter tout ce qui est profane, et d'atteindre une pureté d'imagi-nation mythique.2 L'apparence extérieure des participants, les objets qu'ils manient, le lieu où ils se trouvent, ainsi que leur état d'esprit doivent subir une mutation rituelle qui les coupe de l'ordre des réalités positive et logique et leur donne une valorisation symbolique.

Les mouvements des acteurs devraient @tre purs de toute utilité pratique. Car, la signification et la valeur des ges'tes rituels ne sont pas rattachés, comme le dit Mircea Eliade, à leur IIdonnée physique brutell mais à leur qualité

d'imitation et IIrépétition d'un exemplaire mythiquell •

3

Dépouillé de tout but utilitaire, le geste rituel unit la beauté sensorielle à l'expression immédiate d'un univers imaginaire. Il est rendu à sa valeur de symbole.

1 Caillois, L'Homme et le Sacré, Coll. Idées, Gallimard, 1950, p. 22.

2

Ibid, pp. 26 - 28, 37 - 41.

3 Eliade, Mircea. Le Mythe de L'Eternel Retour, NRF, Gallimard, 1949, pp. 18 - 19.

(7)

La parole, comme le geste, perd tout aspect pratique. Elle ne sert plus à communiquer des faits, des opinions,

des pensées. Elle invoque et conjure. Elle devient évocation, adoration et incantation. Les mots, dot~s d'une vie et d'une puissance qui leur est propre, assument le pouvoir magique de transformer les choses et les personnes, de produire leur présence sur-le lieu rituel ou de les en expulser. Par les formules d'exorcisme, le prêtre bannit les démons. Les ancêtres, les saints sont invoqués par la liturgie. Les paroles, libérées de la corvée de la communication et dotées d'une puissance lyrique, psychique et spirituelle, constituent un élément rituel très efficace.

Les participants des rites portent généralement des

costumes et quelquefois des masques. Les peuples dits primitifs et les anciens grecs se maquillaient pour leurs cérémonies, mettaient des coussinets et s'élevaient sur des patins.l Cet accoutrement cachait ou déformait leur physique de'tous les jours. Il leur donnait les attributs extérieurs insolite qui pouvaient se prêter au symbolisme voulu par la cérémonie. Le participant perdait ainsi son individualité et sa fonction

l

Pickard-Carnbridge, Sir Arthur. Dithyrarnb - Tragedy & Comedy, Clarendon Press, Oxford, pp. 79 - 81.

(8)

sociale pour assumer une signification mythique.

La disparition de liidentité des participants du rituel est nécessaire pour que la force occulte puisse oeuvrer à

travers

eux.

l Les rites de passage comportent même l'annihilation complète du moi, afin de permettre à la puissance divine

d'opérer une résurrection spirituelle.2 Les participants des rites en général se dépouillent pour deux raisons de leur individualité: Ce sacrifice leur permet, d'une part, de se débarasser du rang soci.al, des inclinations psychologiques et de leur condition morale, de tout ce qui empêche l~ cohésion totale du groupe, et, d'autre part, de concentrer toute leur force spirituelle sur l'objet du rite.3

La plupart des rituels s'exécutent par plusieurs parti-cipants qui forment une unité psychique. Cela exige que chacun d'eux connaisse les gestes, les paroles et qu'il les esquisse et prononce correctement, selon l'ordre préscrit. Le déroulement sans accroc est une condition de l'efficacité d u r~tue . 1 4 •

1

Guiberteau, Philippe. Les Hommes et Les Rites,Les Editions du Scorpion, Paris, 1959, p. 19.

2

Eliade, Mircea~ Le Sacré et le Profane, Collection Idées, NRF, Gallimard, 1965, pp. 122 - 3.

3 Guiberteau. Les Hommes et les Rites, p. 19. 4

(9)

La participation machinale ne suffit néanmoins pas au rite. Les participants doivent éprouver les m~mes peurs primordiales et partager les croyances communes. Vidés de leurs pensées et émotions personnel~es, dépouillés m~me de leur moi, ils fusionnent pour former une unité spirituelle compacte d'aspirations collectives.

La notion de pureté résume donc les conditions essen-tielles à l'efficacité du rite. Elle comprend l'exclusion de tous les éléments du monde positif, des paroles ou pensées discursives et des vestiges de la vie quotidienne des participants. Ceux-ci ne réussissent pas aisément à éviter toute "souillure"l de la cérémonie. Si la peur d'une vengeance de la part des puissances mythiques ne les y con-traignait pas, la lutte contre les forces profanes serait sans doute vouée à l'échec.

Les personnages du théatre de Genet tentent, sans moti-vation religieuse, d'exécuter de véritables rites. Dans les pages qui suivent, nous tracerons leurs efforts de doter d'une valorisation rituelle les mouvements qu'ils esquissent, les paroles qu'ils prononcent, les accoutrements qu'ils portent

l

Nous employons ici les termes "pureté" et "souillure" selon l'acception que leur donne Roger Caillois dans son ouvrage L'Homme et le Sacré, déjà cité.

(10)

et le lieu où ils jouent. Nous assisterons à la lutte qu'ils mènent contre les forces du monde positif, contre la raison discursive et contre les rapports quotidiens, sociaux et moraux qui déterminent leur psychologie particulière.

(11)

II. LES DRAMES DE GENET a. Les Procédés Rituels

Le Geste

Dans cette partie de la thèse nous ne chercherons pas à établir une morphologie des gestes qu'exécutent les per-sonnages dramatiques de Genet. Nous nous proposons simplement d'en analyser les fonctions afin de préciser comment ils re-haussent le caractère rituel de ses pièces.

On constate chez notre auteur une volonté constante d'éloigner aussi loin que possible de la vie réelle et quotidienne l'action de ses personnages. Les mouvements de ceux-ci sont insolites, dépourvus de tout sens utilitaire ou détournés de la fonction prat~que qu'ils auraient pu avoir.

Le rideau des Nègres s'ouvre sur les noirs qui dansent un menuet, saluent "cérémonieusement la cour, puis le public"

1

et se font ensuite des révérences. Ces mouvements sans aucune utilité pratique sont loin du comportement qu'auraient les personnages dans la vie. Ils confèrent à la pièce, dès le début, une atmosphère de solennité saugrenue.

1

Genet, Jean. Les Nègres, Edition de l'Arbalète, Décines, Isère, 1960.

(12)

Le rite des Bonnes s'inaugure sous le signe de gestes également insolites. Claire, qui joue à être Madame, tend le bras avec un mouvement "d'un tragique exaspéré" tandis que Solange, qui a le rÔle de la bonne, joue

"avec une paire de gants de caoutchouc, observant ses mains gantées, tantôt en bouquet, tantôt en éventail."

Une bonne qui singe les attitudes tragiques de sa maîtresse nous éloigne déjà de la réalité quotidienne et positive; mais les gestes de Solange méritent encore davantage de retenir notre attention. Nous sommes frappés par le contraste entre les mains gantées de caoutchouc et les formes élégantes qu'elles esquissent. Les gants rappellent la lavure tandis que les mouvements en éventail et en bouquet arrachent la bonne de sa réalité sordide pour l'élever au monde élégant de la bourgeoise. Au cours de l'analyse du symbolisme des gestes i l Y aura plus à dire sur ce jeu significatif. Notons ici simplement la tendance qu'il exprime à couper l'action de la réalité quotidienne et positive.

Les actions utilitaires ne manquent pourtant pas dans les pieces de Genet. Mais, aussitôt exécutées, elles appellent

1

Genet, Jean. Les Bonnes & L'Atelier d'Alberto Giacometti, Edition de l'Arbalète, Décines, Isère, 1958.

(13)

souvent de la part d'un mattre de cérémonies une condamnation sévère sinon une élaboration qui les transforme,"}',,: en geste. Parfois, elles s'insèrent dans un contexte qui fait de leur utili té:" même un élément rituel.

Malika, une prostituée des Paravents, s'obstine à coudre. Sa collègue atnée, Warda, qui tient en horreur ce travail utilitaire, la réprouve vertement. Elle lui reproche de ne pas "se vouloir une putain totale, travaillée jusqu'au

1

squelette" , de ne pas sortir du quotidien pour devenir une figure hiératique.

Au cours de la préparation du rituel des Nègres, Village sort une cigarette de sa poche. C'est un acte des plus banals et des plus quotidiens et comme tel i l risque de désenchanter

le r i te. Bobo flaire ce danger. "Vous avez raison, fumons!'

dit-elle. Les noirs restent interdits. Archibald seul comprend et enchatne: "Grillons tous une cigarette, enfumons làll

• Les

autres lui obéissent et

1

2

'sortant une cigarette de leur poche, se donnent du feu en se saluant, céré-monieusement, puis se mettent en cercle

en envoyant la fumée autour du catafalque.,,2

Genet, Jean. Les Paravents, Editions de l'Arbalète, Décines, Isère, 1961, pp. 28 et 180.

(14)

Llaction qui menaçait le rite se trouve ainsi désamorcée et incorporée dans la cérémonie.

Dans les Bonnes, Solange astique les souliers de Madame. Elle semble exécuter une action très banale dont la positivité devrait jurer avec llesprit de la cérémonie. Le contexte

verbal, néanmoins, transforme les. souliers en un symbole

très complexe qui englobera également llaction de les astiquerl • Nous analyserons cela plus en détail quand nous parlerons de gestes symboliques. Il nous suffit ici dlindiquer les procédés de valorisation rituelle que subissent les mouvements qui

tiennent de la vie réelle.

Les objets, aussi bien que les paroles, peuvent enlever à

un acte quotidien sa banalité. Dans les Paravents Leila

accroche quelquechose dlinvisible à un clou invisible2• Puisque le mouvement se porte sur des objets inexistants, i l devient

lui-m~e imaginaire. DI ailleurs, i l prendra forcément un

aspect insolite, car, afin de rendre visible et expressif cet acte vide, la comédienne doit llexécuter avec beaucoup dlemphase.

Dans la même pièce nous trouvons un exemple dlaction positive qui devient rituelle précisément parce qui elle est

1 Les B onnes, p. 63 .

2

(15)

utilitaire et relève de la vie quotidienne. Six femmes arabes se réunissent devant le cadavre de Warda. Elles restent debout et tricotent des maillots noirs et très larges. Chiga encourage ses compagnes:

"Tricotons. Tricotons. N'arrêtons pas. Une maille par-ci, une maille par-là. Tricotons. Tricotons." l

Sans interrompre leur travail,. les femmes évoquent le charme dont Warda . avai t enso.rcelé .leurs hommes. Le sens de cette étrange cérémonie n'est pas difficile à saisir. Les tricoteuses tentent d'exorciser par l'action utilitaire le style au moyen duquel Warda. avait envollté l'âme des hommes. Ce style, précisément, ne supportait aucun mouvement pratique2 Voilà donc comment une action,par sa positivité même, devient un instrument d'exorcisme et ainsi un geste rituel.

Ces exemples, auxquels on pourrait en ajouter beaucoup d'autres, démontrent la variété et l'importance des procédés dont se sert Genet pour éloigner de la vie quotidienne les actions de ses personnages dramatiques. Ces actes, coupés

du monde réel et vidés de toutesfonction utilitaire, deviennent libres d'assumer des significations d'une réalité différente,

1 Les P araven s, p. t 211 • 2

(16)

ü

du domaine imaginaire et poétique du rituel.

Le geste peut se faire symbolel • Il peut devenir un

inst~um~nt <le T'ë;1nnihiléiitiondU moi des personnages. Il

- . . . . . ; { . . . ' . ' ... ,"

peut ·.c~~êr .et' ~e.nag~r .. llesPêl:ce.. scénique. Il peut aussi venir

à

. l'aide des paroles·afih.de les rendre plus sen-. . .

...

. ". . ' . :

serielles et dl en étendre la .. si9'11ification. La puissance m~ltiple du geste dra:matiqu~: . . . .: . . sê·: fai t sentir du début à la ?: .. . fin de chaque pièce de Getiet::~·.".:NOÙ~ ne pouvons ici relever

," . ",

: ~.:

que quelques exemples

pa~t~cuiièrement

. . .. ~. ..' frappants.

( ) ,: ~ '. ,.

Dans les Bonnes on .trouve ·les gestes qui incarnent le .... .. .

· 0

dilemme des personnage::; ~ .. Revenons au j eu 'lu 1. exécute ·Solange

. . .' . '

avec ses mains gantées. d.e

.::ç·a~u.tèhOUC.

Ces gants rappellent

" . .

... . '

.

la çondition et la vie des.·domestiques. Le bouquet et '" . .

. . .

. .

11 éventa~l 'lu 1 esquissen:t· l-es··. mouvements assument et rendent

sensible le .monde· éj;~garit :~e . . . . . . la bourgeoise. Ainsi se trouve ramassée

dan~)

une·'

.i~age:Érappante

la volonté des bonnes de

1

2

Face aux multiples acceptions don·t jouit ce concept il convient de préciser le sens que nous lui donnons ici: Clest la fusion dans un mot, un objet ou un mouvement d'une réalité sensorielle et d'une réalité psychique.

Ces mouvements élégants des mains gantées de caoutchouc pourraient donc servir d'exposition à la pièce. Interprétés comme nous l'avons fait, ils en présentent la prOblématique.

(17)

L'action d'astiquer les souliers conjuguée avec celle de revêtir la robe écarlate forme une structure symbolique très complexe. Elle commence avec Solange qui s'accroupit, puis s'agenouille "et, crachant dessus, cire les ascarpins vernis".l L'agenouillement est une attitude de soumission,

d'humilité. et même d'adoration. Le crachat, par contre, exprime des sentiments de haine et d'orgueil. Ce double

geste concrétise donc l'ambivalencè. des émotions que Solange ressent à l'égard de sa mattresse.

Claire,qui joue à être Madame, exécute ensuite un geste qui enrichit ce symbole. Elle tend son pied à Solange et lui ordonne de s'y regarder. Pendant que celle-ci lui obéit, la fausse Madame se mire dans la glace de la commode.2 La bourgeoise contemple une image relativement claire d'elle-même; la bonne doit se contenter du reflet que lui envoie

le pied de sa mattresse. De plus, son image dé;à ternie se trouve encore réfractée dans le crachat dont elle vient d'astiquer le soulier de Madame. La bonne ne peut donc se eonstituer une identité qu'en se concevant comme le reflet déformée que lui renvoie une des parties les plus viles de

l

Les Bonnes, p. 63.

2

(18)

sa mattresse, un. reflet rendu douloureusement conscient par la haine qu'elle voue à Madame.

Enfin, un geste supplémentaire vient compléter cette structure symbolique. Solange crache sur la robe écarlate

1

que vient se rev~tir Claire pour se transformer en Madame • Le cracha~ représente, on l'a vu, à la fois la soumission haineuse et la déformation de l'image que la bonne se fait d'elle-m~me. Par cette expression de révolte supr~me Solange renvoie à sa mattresse son identité de bonne minable.

La puissance symbolique des gestes est donc déjà très développée dans Les Bonnes. Pourtant, les personnages de ce drame restent relativement intacts. Ils ne perdent pas leur individualité pour devenir symbole tout entier. La valorisation symbolique est limitée à leurs mouvements et leurs attitudes. Ce n'est que dans les pièces subséquentes, surtout dans Les Nègres et Les Paravents, que les gestes prennent la fonction de vider les personnages de leur indi-vidualité afin d'intensifier l'efficacité du rite.

Le début des Nègres nous fournit un exemple saisissant de gestes qui opèrent l'annihilation du moi. Les noirs

1

Dans le chapitre sur les costumes on verra que c'est sur-tout grâce au déguisement que Claire représente Madame.

(19)

IIdansent autour du catafalque ••• Tout en dansant et sifflant ils arrachent des fleurs de leurs

corsages et habits, pour les poser sur le catafalque III

Le choix du verbe Il arracher '

!

qui évoque la violence, souligne

l'effort que conte aux noirs ce geste. Le catafalque re-présente dans cette pièce l'autel du culte. Les personnages sacrifient ainsi leur individualité pour créer la cohésion du groupe nécessaire à 11 efficacité du rite.

Un mouvement subséquent met en relief l'importance de ce sacrifice. Neige reprend du catafalque un iris pour son corsage. Les participants du rite s'indignent. liCe geste d'enfant g3téell

, réprimande Archibald, IInlappartient pas

au ritell

• Bobo enchaîne:

IIVOUS faites intervenir votre tempérament, vos colères, vos humeurs, vos indispositions, et vous nlen avez pas le droit.1I2

La faute de Neige est très grave, non seulement parce qu'elle voulait parer sa personne, mais parce qu'elle tentait de le faire avec une des fleurs que les noirs avaient posées sur le catafalque comme signe du sacrifice de leur moi en faveur de la cohésion de la collectivité.

1

Les Nèqres, p. 15 - 16.

2

(20)

Des personnages ainsi dépouillés de leur personnalité de tous les jours sont aptes à se métamorphoser en une autre personne ou en archétypel • Cette transformation s'opère à l'aide de nombreux gestes évocateurs.

Par des mouvements symboliques, les noirs font de Diouf une jeune fille blanche qui tient une boutique avec sa mère. Tandis qu'il reste debout devant le catafalque,

"les autres acteurs se placent en une file ..• et marchant doucement, à reculons, en agitant doucement un petit mouchoir ••• Ils reculerons ainsi, très lentement, tournant derrière le catafalque, cependant que Diouf, pour les remercier, ne cesse de saluer, face au pUblic.,,2

Ces gestes d'adieu évoquent le voyage symbolique de Diouf. La douceur.et la lenteur des mouvements mettent en relief le symbole du sommeil qu'exprime la berceuse dont les noirs font accompagner les gestes. Ceux-ci assurent par leur qualité magique, le passage du personnage du "grand pays noir" dans

"un monde nouveau".

1

2

Le concept d'archétype est compris dans cette thèse selon l'acception suivante: C'est un personnage stylisé et emblé-matique, doué d'attributs représentatifs d'une civilisation,

d'une race ou d'un milieu social. Ibid, p. 82-3.

(21)

Une fois transformé en blanche, Diouf prendra de plus en plus d'attributs typiques de la bourgeoisie de sa nouvelle race. Non seulement il rince des verres, mais encore il

tricote, il fait des mouvements comme s'il jouait du piano, il peint à l'aquarelle et il prend l'attitude de la prière.l Il imite donc les habitudes d'une jeune fille blanche bien élevée.

Son universalisation va plus loin encore. Elle se complète par la naissance qu'il donne aux cinq poupées qui représentent le gouverneur, le valet, le juge, le missionaire et la reine.2 Le voilà donc devenu la mère des institutions, des valeurs et des rêves des blancs. En faisant de cet archétype complet la victime de leur meurtre rituel, les nègres immoleront toute la civilisation blanche.

Le pouvoir rituel du geste ne se limite pas à l'irréali-sation3 des personnages ni à leur transformation en figures archétypiques. Le jeu des comédiens abolit les limitations

1

2 3

Ibid, p. 101.

Ibid, p. 102-3. Les majuscules sont dans le texte de Genet. On comprend ici le concept lIirréalisationli selon l'acception

que lui donne Sartre dans Saint Genet, Comédien et Martyr. C'est la transformation des "actes en geste, l'être en imaginaire, le monde en fantasmagorie et soi-même en apparancell (p.155).

(22)

physiques de la scène pour créer, aménager et meubler un espace apte au déroulement du rituel.

Les dimensions de la scène se bornent à quelques mètres carrés. Genet abolit ces limites par un double procédé. D'une part il ralentit le jeu des comédiens et d'autre part il rend leurs mouvements relatifs. Dans les Nègres le mari de la vic-time est·en train de rentrer chez lui. Il menace donc le dé-roulement du.rite. Archibald, qui prend ce rÔle,

"court, jusqu'à la coulisse de gauche, et d'où il semble arriver ••• d'un pas nonchalant, en sifflotant. En réalité, 1 il reste sur place, imitant la marche."

Il est donc encore loin et mettra du temps à arriver. Néan-moins, la menace de sa rentrée irrwinente est présente aux yeux des spectateurs.

Dans un autre épisode de la m@me pièce, les noirs qui envoient en voyage Diouf, s'éloignent de lui en reculant

doucement et lentement. Ils ne vont pas loin mais leur marche ralentie tend sensible la distance grandissante qui les sépare de plus en plus de Diouf. Leu~mouvements, d'ailleurs, sont relatifs. La victime, quoique l'objet du rite de passage, ne bouge pas. Les noirs, qui se déplacent sur la scène, restent

(23)

dans le "grand pays noir". C'est un procédé Eiuquel Genet semble beaucoup tenir. Il l'explique par des paroles qu'il prête à Archibald:

"Puisque nous sommes sur la scène où tout est relatif, il suffira que je m'en aille à reculons pour réussir l'illusion thé3trale de vous écarter de moi ,,1

Cet espace relatif du rite est privé de tout point de repère par rapport auquel on pourrait mesurer les distances, situer les personnages ou déterminer la direction des déplacements. C'est un espace imaginaire, coupé de la réalité physique et géographique.

Dans cette étendue imaginaire, i l pleut, i l vente, il fait jour ou nuit et la végétation pousse selon les gestes évocateurs exécutés par les comédiens. Dans le premier tableau des Paravents sëlid "imite l'éclair du geste" pendant que sa mère tend "la main pour recevoir d'invisibles gouttes" Puis

l

Ibid, p. 61. Pourquoi Genet sent-il le besoin d'expliquer par les paroles le sens de ces mouvements qui créent

l'esp~ce scénique? Je crois que ce n'est pas parce qu'il voit un manque d'expressivité dans les gestes, mais plutôt parce que ce procédé d'irréalisation de l'espace n'est pas encore devenu une convention dans le théatre occidental. Une fois que le public sera habitué à ce procédé, le geste pourra se passer de l'appui du verbe.

(24)

1

ils sortent "en grelottant". Ainsi le jeu rend sensible l'orage qui s'annonce. Au quatorzième tableau "il pleut sans doute, puisque" les personnages se tiennent "comme se tiennent les gens sous un auvent, craignant d'~tre mouillés.,,2 Mais les mouvements des acteurs n'évoquent pas seulement la pluie et le beau temps, ils rendent également la nuit très concrète et sensible. Au treizième tableau

"Quatre légionnaires viennent 'd'entrer .••• , (Leurs) gestes font supposer: qu-'il'·.fait·· ", nuit ••• Puis apparaiss~iit.,·,.tatonnant d~uiè·· ' la nuit: Le Lieutemirit·.e·t. 'le"Généraf, ... ~ .• : , .... ' . Ils avancent

très':téilteriiêrii,

'très CC)ut'bê~;,. l'un derrière l'au~re,·:·à:t.â:t;dPs,.: .. La ·Iiu.t.t.·,'" doit ~tre sensible par:'tous leurs gestes .,,3

• (j

' • • < , , ' , •

Cela se répète au quinzième

tabl~au' où:l;obscurfté:;êd~it

. ," . '

" ", ,', .' 4'

l'action des soldats à des "gestes d'aveugles".

M~me le terrain et sa végétation prennent forme sous les mouvements des comédiens. Les soldats

1 2 3 4 1.I§s fa;r;:a:sz:eD:t~, p. 19- 20. Ibid, p. 177. Ibid, p. 152

-

164.

Ibid, p. 197. Les précisions d'éclairage qu'exprime Genet dans ses Lettres à Roger Blin (Gallimard, 1966) mettent en relief la puissance créatrice qu'il entend donner aux

gestes. L'auteur veut insister que "le plein feu soit maintenu sur la scène" pendant œes tâtonnements des soldats. (p.48-9) Les mouvements devront donc contredire l'éclairage pour donner l'impression de l'obscurité.

(25)

lIont des gestes précautionneux comme s'ils étaient sur une piste très étroite et

dangereuse. III . ',-;,~, .

. . La mère qui erre au milieu de ces soldats crée Un:·ârbre.· '.: " .. c,

O":. ' • . '

. . :. . .. ' . ' , . : . ~

inexistant. ..' '

',,',;. ', .. ;

. . . ;. i'Tèus . ses gestes stipllle Genet( .~·.deiront'

rendre 'visible Il l' arbreirndsible·· ,; ~';~'. ,(Elle en mâchonnern@Irl$

)·tine., ..

iÎriag:iri~dre '.'

feuille

qu

'elle ·:v.ierit .. ··q·'~rrach~r·~·,,2:

. ' r ' . . ' . .,~

: .... ' , ' .. ;',

" , .,:,"

'J "

au-delà dé. la

r~~îit~::··Pl1is~qü~. cl~:.:~clscène

pour créer un

.. :,'. ,.:::. ", .:'

espace. imaginaire:'::<;>Ù;\~c:?~t,e~~·:·rèl,.~tif. Il peut également

• • '. : . • • :'" • , ': . : .::- ... ~ ~ .. :' ..•. : . l' ," • • : ' : ' . : ': • . . ', : . ' . .

suggér~r le teinPS/ .l~,.;·.nu:i

t

l':):t;::P$U:.t.

déterminer le terrain

, ' , . "

et le meubler d'6bj':e~s 1riiagin~·i,res. Cette irréalisation du

' . : , ' . , ' .

monde

physiquedbnné;.·::.ël}l:x:·pe:t;',~o~ges

déj à symboliques et archétypiques le mil:ieu·.magiquep~~pice à l ' efficacité du

... ; ...

rituel.

; :" "

,.,' .

,'.

AUx fonctionsprqprenu:mt:r; t.uelles ,:du geSt,e

s'

aj oute

5'

son rôle accessoire' de rendre.plus·sènsor~elle la parole. .; ;'0:'-';:.""':":'(,

Le geste est un élément immédiatement visible du dr:ame.Le

o

.) Q 0

, 0

.: .

o 0

langage, bien qu'il puisse évoquer des. images, reste essentielle-ment auditif.3 Genet prend donc soin d'étendre ses effets

1 Ibid, p. 196.

2

Ibid, p. 156. 3

D'ailleurs, depuis que les organes d'information de divertisse-ments audio-visuels nous comblent d'images frappantes, nous

sommes forcément devenus moins sensibles aux évocations visuelles des paroles.

.. '

(26)

sensoriels···:·.en.'dÇ>l;ib.lant le discours de mouvements ,quœ.·le-:';

:, . .. . ... ,

.. ' : ':.':

rendent plus Vis·u~l.·. V9ici quelques. exemples· de ..

'èet.··ëipp·ôrt',:··,,':·:.

'> ..

. . :" .'. . ' . . .' .' ~ . . "':

'.

.' :' " ,:" :: .. ', .. :., ':.' .: :~ " .... " :, .' : . :' ...

du geste: '. :',

o

Tandis qu

1

Archibald' parle :de. 1-'·Afrique.q~i:·

S'1·env.oie;·

. . " . '. ' . .'~...' . ".", .. ' ..

".:

".... '. ..".

"la Cour se protège le. visage' comnie.· .•. ·. ., si un oiseau venait dans sa direction .. _,,1: .

.1' .':,

Et quand Diouf se propose de sermonner les noirs, ceu;x-ci

o _'::; 0 c '0 " o o 0 0 o o o () ferment c 0 Cl=-,,''''' Il~O ' 0 ( "les yeux, leurs bouches, et tiennent

les mains sur les oreilles"2 .

• 0.. 0 o

c-o

illustrant ainsi l'avertissement d'Archibald qu' i l prêcherait C ,00 g ,

o 0" 1;1

o (! "°0 0 0 dans le désert-;- La parole, ainsi soutenue par le. geste, prend,;, comme on voit, une force sensorielle accrue. c 0

00 ,

o Q 0 0 Co. .:;

,

Nous croyons avoir suffisamment montré l' importancE? ~ue}o-l prennent les gestes dans le rite dramatique ;d~. Genet. reIs, "0

0 . . 0 0 (l r) 0

. " . . . " 0 , ' (

transforment les actions réelles en cérémonies solennelles ; c 0 ,00

. ' • . . . " . . ~_~~ n

c' ('

oUO

ils vident les personnages de·leur.i.ndividù~li té pour en 'fait-e' ,0'

,-des fantoches hiérati~ue'Set· archétypiqJ.es ~ils 'débarras~eni:~ u'

le lieu ritu~l des limites physiques et l'investissent de l'étendue et des objets requis par la cérémonie. Enfin ils viennent à l'aide. de la parole en ajoutant à sa puissance

l Les Nèqres, p. 24. 2 Ibid, p. 47. o Oc

(27)

() . ., . .'. o ~o " ". • n u CJ -. . ~ u 0 '.) .0, o ,r, (~ G n ,) "

auditive une force visuelle afin de la rendre plus efficace dans les fonctions rituelles qui lui sont propres.

, . ~ . "::, .. ' .. ':',. " :' ':,;'., .':-" ." "' .. ' O' ' . " , . , ' , . " '. : .~ ... . 0 ( .. .... ~,'~ :1'.., • c. G r:., •. !)

(28)

La Parole

Les paroles sont évidemment un élément indispensable du rit~. Elles apportent un effet auditif soutenu dont le rythme peut devenir incantatoire. Elles possèdent de nom-breuses possibilités de pépaysement et une puissance de suggestion envofttante. Mais cela seulement à condition qu'elles soient, comme les gestes, radicalement coupées du monde quotidien, positif et logique.

Genet incorpore dans ses pièces un procédé d'élimination des mots et des·· phrases qui évoquent les sentiments

per-sonnels des personnages, qui renvoient àla réalité sociale, qui relèvent de l'observation empirique ou de l'analyse

logique. Dans les Paravents, Warda surprend Malika qui tient à un client des propos d'une coquetterie banale. Elle le lui reproche:

Il des mots ••• arrachés des pages de

journaux et de prospectus. Voilà à quoi ça mène d'être au bordel et de ne pas se vouloir une putain totale, travaillée jusqu'au squelette.1l1

Elle souligne que le babil de la publicité et de la presse de coeur est à l'antipode d'un style hiératique.

Archibald, le maître de cérémonie des Nègres, censure

1

(29)

avec soin les paroles des personnages de cette pièce afin d'écarter de la cérémonie les pensées et les émotions qui y sont étrangères. Il rabroue Diouf qui s'ent@te à parler raison et conciliation.l A plusieurs reprises, il prévient Village et Vertu de ne pas évoquer leur vie hors du rituel.2 Lorsque Village prononce, par mégarde, le.mot "père", Archi-bald le reprend vivement. Ce mot se rattache, obj ecte-t-il , à un sentiment de tendresse qui est contraire à la haine qui devrait unir les participants du rite. On le remplace avec la périphrase neutre: "le m~Ue qui engrossa la nègresse de qui je suis né" 3 Archibald se montre sévère à l'égard de· Bobo qui commence, dit-elle, "à baver d'impatience".

"Rentrez ce mot, Bobo- commande-t-il - ce n'est pas une séance d'hystérie collective, c'est une cérémonie. ,,4

Comme le montrent ces exemples, le mattre de cérémonie des Nègres refuse chaque mot et chaque phrase évoquant un état d'esprit qui pourrait porter atteinte à la force et à la gravité du rituel. 1 Les Nègres, p. 52. 2 Ibid, pp. 53, 56. 3 Ibid, p. 38. 4 Ibid, p. 85.

(30)

La censure linguistique que pratique Archibald ne s'arrête pas là. Il essaie/en plu~de soustraire la parole aux vérités empiriques et conventionnelles d'une part, et à toute cohérence logique d'autre part. Il qualifie les noirs de menteurs et ajoute que même les noms qui ils se

1

donnent sont faux. Il annonce au public qui ils rendront

ilIa conununication impossible":

"La distance qui nous sépare, originelle, nous l'augmenterons par nos fastes, ••• notre insolence ••• Nous tranch(er)ons des liens ••• 112

Il exprime ici la volonté des participants d~ rituel dl exorciser, ~a parole y aidant, toute influence de la réalité sociale et positive. Sont exclus les pensées et les sentiments privés des noirs, la mentalité de la société blanche, ainsi que tout système de logique qui pourrait

créer une conununication quelconque.

Dans les pièces de Genet on trouve essentiellement trois styles qui sont, en effet, très étrangèrs aux langages qui ont cours dans les différents domaines de notre vie et

à

plus forte raison de celle des personnages. L'auteur donne

1

Ibid, p. 38. 2 Ibid, p. 23.

(31)

parfois à ses phrases une construction classique d'une syntaxe archaïque. Souvent son langage prend des élans d'un lyrisme intense et parfois il tombe, au milieu d'un passage noble, dans la vulgarité la plus crue.

Les nègres, ainsi que les bonnes, s'expriment dans

.. la langue solennelle et somptueuse des personnages tragiques du XVIlè siècle. Voici la déclaration d'amour de Village

... ~.' :', ',' '. ::',',

a Vertu:

"Madame, .j e ne vous porte rien de comparable

à·' ce'

'qu:'

on n~,é l' amoùr ~ Ce' qui sépi:i-sse'

en moi

est

~très mystérieux, .et.mi couleur: .

. ne . ~.aur.ai'~ en rendre ~pmpt~.·. ,_ • '~." . .' ", ... .

. .

Cealangage rappelle Ptesque:La

.'prihcess~

de

Clèv~~

:.·6u·les.' .précieuses. Dans la bouche d'un noir, qui est "censé parler

'. 2

petit nègre", ilcoritreditavec éclat la réalité.

Les membres de la cour, chez qui on s'attendra.i.t à ce langc:l.ge noble, interrompent les tirades élevées des noirs en termes très peu délicats. Le gouverneur, ayant saisi que Vertu est une prostituée, s'écrie:

1

2

3

"Au boxon cré nom le Dieu! ••• Chancrés et · vérolés , qu'est-ce que j'en ai à···· foutre',

moi? ••• Au boxon cré nom le Dieu! 1\3

Ibid, p. 53.

Blin, Roger "Aux Prises avec Les Nègres de Jean Genet", propos recueillies par Duvignaud, Les Lettres Nouvelles, 28 Oct 1959, No 27, Julliard.

(32)

Loin d'en @tre scandalisée, toute la cour applaudit' ces grossièretés.

Mais ces différences de niveau de langage ne constituent ni les seuls ni les plus importants éléments du style de

Genet. Ce sont les tirades lyriques des personnages vils et réprouvés qui apportent l'incantation et la suggestion rituelles. Fortement rythmées, ces paroles sont riches en personnifications, en métaphores et en r~6êtails concrets et évocateurs.

Noble ou vulgaire, la prose de Genet est très cadencée. Alexandrins, décasyllabes ainsi qu'octosyllabes y abondent. En voici quelques exemples tirés des Bonnes, du Balcon et des Nègres:

"J'y retrouve mes gants et l'odeur de mes dents. Le rot silencieux de l'évier.

Vous avez vos fleurs j'ai mon évier."l

"Oh, oui, n'est-ce pas, j'aimerais qu'il bro.le! Comme les villes au crépuscule.,,2

"Nous lacherons un pet, vous serez à la porte.,,3 Le rythme soutenu, ainsi que les assonnances et les rimes, accentue le ton incantatoire des paroles dramatiques de Genet. 1 Les Bonnes, p. 74. 2 Le Balcon, p. 43. 3 Les Nègres, p. 155.

(33)

La personnification et la métaphore sont des procédés clés de la poétique rituelle de Genet. On en trouve à

chaque page de ses pièces. Dans les Paravents,la mère se voit, par exemple, conune Ille Rire posé sur deux grands pieds en pleine nuit et en pleinecampagnell

•l Les détails

concrets rendent frappante cette personnification du Rire. La reine blanche et la reine noire des Nègres se

combattant dans une joute métaphorique dont voici une ré-plique de Félicité qui parle du meurtre rituel:

IIII pousse, il pousse, ••• il grandit, verdit,

il éclate en corolles, en parfums, et c1est toute l'Afrique ce bel arbre, mon crime! Les

oiseaux sont venus sly nicher et dans ses branches la nuit sly repose.1I 2

Ainsi que cet arbre" la métaphore de Genet pousse, grandit, éclate en de nombreux éléments concrets qui s'adressent à nos sens. Assistée par les personnifications, elle intensifie la puissance magique de la langue rythmée. Et celle-ci ne

manque donc plus de rien pour remplir ses fonctions rituelles. Comme nous l'avons déjà laissé entendre, c1est un rÔle d'incantation qui incombe à la langue rituelle. Les paroles ne communiquent rien. Elles évoquent et invoquent et, de plus,

1

Les Paravents, p. 149.

2

(34)

elles expriment des litanies et des adorations. N'étant plus un simple moyen de diffusion d'idées ou de sentiments, le langage devient une entité indépendante de son contenu. Vivant, il aura le pouvoir d'animer l'espace et les objets

du rite.

L'évocation n'est pas la fonction clé du langage dramatique de Genet, mais elle constitue un pas important dans son

évolution vers le rituel. Dans les premiers pièces de notre auteur on trouve ce procédé en forme de rêverie de gloire. solange, dans les Bonnes, rêve d'avoir tué Claire. Elle évoque le cortège funèbre de sa victime:

"On porte des couronnes, des banderoles, on sonne le glas. Viennent d'abord les maîtres d'hOtel, en frac, sans revers

de soie. Ils portent leurs couronnes.

Viennent ensuite les valets ~ pied, les laquais en cu~otte courte et bas blancs. Ils portent leurs ·couronnes. Viennent ensuite·les valets de chambre portant nos couleurs. Viennent les con-cierges, viennent encore les délégations du ciel. Et je les conduis."l

Les détails qui suivent cette tirade changent le sens du cor-tège. Le bourreau accompagne le défilé. Il berce Solange que

---~~

la foule acclame. L'enterrement devient donc une exécution glorieuse. En évoquant des détails concrets et en les alignant

1

(35)

de façon incantatoire, Solange donne tant de force à sa rêverie de criminelle célèbre qui elle en vit presque physiquement la solennité et la gloire.

Le Balcon contient une rêverie semblable, mais ici elle a déjà pris la fprme d'un rituel. Le général essaie dl inventer, de' vivre et de revivre la bataille où il ·trouve une mort gloJ;ieus~'. La prostituée joue à être son

o cheval. C I;est Gell eo qui éJtoque les détails ode la bataille:

1

IIC'estnle,,"soiro sur un chàmp deponuniers. L~ c"fl§!l est 'Calme et. rose ~ ,Une ppix soudaine - ~la plainte, des colomb'ès ,-précèdartt l.,eos combat~, baigne la ter're. Il fait très doux, un@ pomme est,tombée dans 1_1 herbe. Les choses retiennent leur souffl~. La guerr~ est 'd~claré~ ••• La mort est attentive'.',:'un °doigt sur' sa bouche,

clest elle quicinvite au silence. Une . bonté ultime: écl~:dre les choses •••

" Q

Soudain-ce fut; le fer et le feu! "Les '-veuves! Il fallut tisser des "kmlomètres

de crêpe pour le mettreoauxétendards ••• Les. cloches dégringolai.e~t· des clochers bombardés. Au "détour' dl une rue un linge bieum'effraya: je me cabrai,' mais domptée pa~ ta 0 douc~;et lourde 'mê!-in,: mon

tremble-ment cessa. Je repris l'aMble ••• Les éclats d'obus avaient coupé ies citrons .• Enfin, la mort était active. A~ile ~lle alla de

l'un à l'autre, creusant une plaie, éteignant un oeil, arrachant un bras, ouvrant une

artère ••. coupant net un cri, un chant ••• Enfin, épuisée, elle-même morte de fatigue, elle Si assoupit, l~gère sur tes épaules ••. lIl

(36)

L'accumulation d'images précises, pimentée par la personni-fication des ~hoses et des abstractions, rend.,:: .<,.:. presque physiquement présente la bataille où meurt avec gloire

le géné..l'al. Ce procédé d'évocation, qui avait déjà fait de la bonne une criminelle acclamée au pied de l'échafaud, et qui transforme ici en général glorieux l'employé du gaz, sert donc aux personnages à se construire, en imagination, une identité de personnalité célèbre.

La rêverie de grandeur n'épuise néanmoins .:pas les possibilités de l'évocation des détails concrets. Ce pro-cédé sert également à créer à partir de personnages indi-viduels des représentants de toute une race ou de toute une culture. Village, par exemple, dit à la Blanche qu'il est en train de séduire:

liCe n'est plus un nègre que vous

traînez à vos jupes. C'est un marché d'esclaves tirant la langue." l

La Blanche, pour sa part, a déjà été métamorphosée par les gestes en archétype des femmes de sa race. Village renchérit encore sur cette universalisation:

1

"Un jour elle grilla dans les flammes ••. Sur son cheval caracolant parmi les oriflammes on la prit un jour, on l'en-ferma et on la bro.la." 2

Les Nègres, p. 105. 2 Ibid, p. 102.

(37)

Il lui donne, en évoquant des détails précis, la grandeur de Jeanne d'Arc.

La reine, elle aussi, subit un pareil élargissement de sa personne. En dormant lIel1e couve les verrières de Chartres et les vestiges ceitiques ill • Elle devient pour le rituel l'incarnation des valeurs culturelles de la France. C'est en tan~ que telle, qu'elle srengagera dans la joute'oratoireavec Félicité.

Bien que ce combat sing~lier fasse penser parfois lIà deux femmes échangeant 'des recettes de ménagère Il 2 i l

ne reste pas. au niveau d'une querelle drindividus. C'est la végétation d'Afrique qui envahit une ruine. C'est la terre africaine qui dissipe le brouillard. C'est ilIa nuit où vient sombrer le jour". -Et c'est l'ombre qui talonne et donne du relief à la lumière. Ces évocations métaphoriques font entrer en lice les forces antagoniques du cosmos entier.

Le procédé d'évocation ne se limite pourtant pas à l'élargissement et à l'universalisation des personnages. Dans les Paravents il aide à meubler la scène d'objets ima-ginaires. Au premier tableau la mère et Said énumèrent avec

1

Ibid, p. 62.

2

(38)

Il lui donne, en évoquant des détails précis, la grandeur de Jeanne d'Arc.

La reine, elle aussi, subit un pareil élargissement de sa personne. En dormant lIelle couve les verrières de Chartres et les vestiges celtiquesill• Elle .devient pour le rituel l'incarnation des valeurs culturelles de la France. C'est en tant que telle, qu'elle s'engagera dans la joute oratoire avec Félicité.

Bien que ce combat singulier fasse penser parfois lIà deux femmes échangeant des recettes de ménagère Il 2 il

ne reste pas au niveau d'une querelle d'individus. C'est la végétation d'Afrique qui envahit une ruine. C'est la terre africaine qui dissipe le brouillard. C'est "la nuit où vient sombrer le jour". Et c'est l'ombre qui talonne et donne du relief à la lumière. Ces évocations métaphoriques font entrer en lice les forces antagoniques du cosmos entier.

Le procédé d'évocation ne se limite pourtant pas à l'élargissement et à l'universalisation des personnages. Dans les Paravents i l aide à meubler la scène d'objets ima-ginaires. Au premier tableau la mère et Said énumèrent avec

1

Ibid, p. 62. 2

(39)

emphase les cadeaux qùi remplissent leur valise vide.l La puissance évocatrice de la langue remplit donc une triple fonction dans la création du rite. Elle con-fère aux personnages insignifiants la célébrité dont ils r~vent. Elle en transforme d'autres en archétypes de toute une race, de tout un continent et de toute une culture. Et, en plus, elle co~le l'absence d'objets réels par des choses imaginaires tout en accentuant ainsi leur inexistence.

L'universalisation des participants augmente donc le pouvoir du rite. Mais cela ne semble pas suffire. Souvent les personnages sentent le besoin, non seuleme\t d'évoquer les attributs caractéristiques "de la race, mais'encore d'appeler à l'aide les anc~tres et l'ensemble des membres. Ils les apostrophentddirectement en espérant par cette in-vocation doter le rite de la force morale et métaphysique qu'ils représentent.

Dans les Paravents, lorsque l'orientation positive des Arabes envers la guerre et l'amour menace le rite de Warda

et celui de Saïd. Ommou appelle à l'aide son prédécesseur décédée:

1

(40)

"Kadija! Kadija! On dit que tu es morte puisque tu es dans la terre, mais passe dans mon corps et

in-spire moi! .•• ,,1

Elle compte sur la force de son ancêtre pour sauver le rituel.

Village, malgré les évocations qui le transforment en archétype de toute la race, n'a pas la force de procéder à l'acte définitif du rite des Nègres. Félicité passe donc à l'invocation. Elle appelle individuellement chaque groupe de toute la négritude du passé et du présent, de l'histoire et de la légende. Une fois qu'est présente à la cérémonie cette "foule dense" devenue

"un bloc de nuit, compact et méchant, qui retient son souffle mais non son odeur, ,,2

Village disparaît enfin derrière le paravent où le meurtre rituel devra s'achever.

Au moment où les participants flanchent, où le rite risque de s'épuiser, on appelle la puissance des ancêtres ou de la race entière. L'invocation devra donc revigorer le rituel pour qu'il puisse atteindre son point culminant.

1

2

Ibid, p. 173.

(41)

Le langage dramatique de Genet est donc évocateur et invocateur. Très souvent i l prend aussi la forme in-cantatoire d'une prière ou d'une litanie. Comme les deux premières fonctions, la litanie permet au rite d'atteindre son point culminant. Aussi accompagne-t-elle souvent

l'exécution d'un geste définitif; et, en plus, elle sert à célébrer le principe moral et métaphysique qui est à la base du rite.

Le rituel des Bonnes se termine par les paroles au moyen desquelles Claire, redevenue Madame, amène et accompagne le geste définitif:

"Claire: Répète avec moi ••• (mécanique) Madame devra prendre son tilleul. Solange: Non, je ne veux pas,

Claire: Garce! répète. Madame prendra son Solange: Madame prendra son tilleul .••

Claire: Car il faut qu'elle dorme •.• Solange: Car il faut qu'elle dorme •••

Claire: Et que je veille ••• Solange: Et que je veille ••• ,,1

tilleul.

Ensuite, sans changer de style, elle commande l'infusion. Solange lui apporte la boisson empoisonnée et la fausse maîtresse la boit. Claire vient donc à bout des hésitations

de sa camarade en conjurant sa volonté au moyen de paroles

1

(42)

qùi ont la forme incantatoire d'une prière. Le geste dé-finitif, l'immolation rituelle de Madame, peut donc s'accomplir gr~ce à cette puissance de la parole.

Dans les Nègres, la première phase de la métamorphose de Diouf se termine avec la "Litanie des Bl~mes" que récite vertu.l Et tandis que la victime blanche subit l'immolation rituelle, les Noirs entonnent un chant sur l'air du "dies irae',' •2 Cette forme de langage constitue dans ces exemples l'accompagnement serein d'un point culminant du rite.

Les Paravents nous fournit un autre aspect de paroles qui ont la forme incantatoire d'une litanie. Au dernier tableau, les femmes arabes parlent d'ordures:

1 2 3

"Ommou : On avait toujours la chair de poule, à savoir que la sainte famille (Said, Lella et la mère) s'enfonçait dans la pourriture ••• Les seigneurs d'autre-fois le diront aux seigneurs d'aujourd'-hui que rien ne doit ~tre protégé comme un petit tas d'ordures ••• Que personne ne jette jamais toutes ses balayures ••• Leila: Moi, j'en mets toujours une pincée sous

le poste de radio.

Chigha: Moi dans les poches du gilet ••• Azziza: Moi, dans la salière pour salèr le

bouillon •••

Ommou: ••• Et si un jour le soleil tombait ent pluie d'or sur notre monde, on ne sait jamais, réservez dans un coin, un petit tas de boue ••• 113

Les Nègres, p. 86. Ibid, p. 112.

(43)

Cette litanie à la pourriture ne nous surprend pas. Kadidja, le précurseur d'Ommou, en a déjà récité une variation. Elle connatt le nom des mouches et elle s'occupe dans le monde

... 1 é ' 1

des morts a se es r c~ter.

Cette fo~e de langage qui relève de la prière sert donc non seulement à amener et solenniser le poin't culminant d'un rite; elle est idéale pour la célébration du principe fondamental qui anime le rituel. Les fonctions d'évocation et d'invocation ne se pr~tant pas à cette tâche, la litanie prend une importance particulière comme élément constitutif du langage rituel des drames de Genet.

Mais le langage n'est pas en dernièze analyse un simple 1

instrument dans la cérémonie. Il est une force indépendante, capable d'animer les objets, et de métamorphoser les parti-cipants du rite, ce qui constitue l'apogée de son pouvoir.

Le1la, dans les Paravents, est tellement abjecte qu'elle se trouve bannie de la société des autres Arabes. Elle anime donc les objets pour en faire ses compagnes. Au lieu de le recoudre, elle parle au pantalon de Saïd comme à un ~tre "vivant, chaud,

pr~t

à tout".2 Elle s'adresse à une râpe à fromage qu'elle sort de dessous sa jupe.

1

Ibid, p. 191. 2

(44)

"Salut ••• - lui dit-elle - je ne suis pas rancunière. Tu m'as râpé la peau 1 du ventre, et pourtant je te salue ••• "

En plus, elle appelle cet ustensile limon petit dernier"2• Grâce au pouvoir de son langage, les objets qui l'entourent prennent vie pour devenir son mari et ses enfants.

La mère, elle, parle à l'arbre que ses gestes avaient créé:

"Ecarte-toi, que je passe, ••• ou je vais t'arracher la peau du ventre ••• Dans mes jupes autant que dans

les tiennes il y a de l'ombre, de la noblesse et même un vieux nid ••• "3

Elle personnifie cet arbre imaginaire par le langage méta-phorique et puis elle s'identifie à lui au moyen d'une, comparaison.

Ce pouvoir da langage d'insuffler la vie et de donner une personnalité à des choses inertes ou végétales serait moins convaincant si les paroles n'étaient pas elles-mêmes des êtres vivants capablesd'agir sur les objets et les personnes. 1 Ibid, p. 80. 2 Ibid, p. 81. 3 Ibid, 156. p.

(45)

Dans les Paravents, la mère monologue ainsi sur l'absence déplorable de trattres:

"Trahison, Trahison ••• le pauvre petit mot, l'oiseau tombé d'un fil télégraphique, le pauvre petit mot reste tout seul, perdu, sans personne pour le ramasser, pour le réchauffer •••• "1

Le mot en question devient un être vivant tombé dans la solitude parce qu'on le néglige. Et c'est le mot même qui éveille des sentiments maternels chez la mère.

Les paroles·sont<iirectement.capables de violence physique: ' " . :,"

' . . .. ".

" , '~'.'.~." .. " . ,

liOn peutavo~r- dit la mere - le souffle coupé, fa langue arrachée, la vueembroüillée par une insulte juste. 112·.

Il peut produire le même effet douloureux qu'une gifle ou un coup de poing.

Un emploi plus subtil de ce langage puissant et animé s'avère encore plus efficace. La mère et Lella, par un jeu de mots inoffensif en apparence, amènent le Gendarme à

l'anonnement et au balbutiement. Cette plaisanterie verbale qui l'empêtre dans la confusion totale déclenche chez lui une violence démesurée.

1

Ibid, p. 160.

2

(46)

"Après l'échange (entre Léila et la mère d'une part et le gendarme d'autre part) - nous dit Genet - il faudrait un léger calme, et un silence, puis,

sans qu'on l'ait prévue, l'explosion enragée du gendarme, écumant, bavant

t ,,1

e c. • ..

Cette réaction féroce, qui fait penser à un fauve pris

au piège, démontre la puissance du langage qui l'a provoqué. Lorsque la mère fait s'emp~trer dans les courroies du barda le soldat Pierre, c'est autant par le babil, dont

2 elle double les gestes, qu'elle l'étrangle.

Les scènes auxquelles nous venons de faire allusion constituent des manifestations disparates de la parole qui

devient une entité douée d'une puissance physique et morale. Dans son ensemble, le langage dramatique de Genet semble avoir comme but la métamorphose graduelle des participants du rite. Archibald nous prévient:

"C'est par l'élongation que nous dé-formerons assez le langage pour nous en envelopper et nous y cacher ••• ,,3

Dans la pièce précédente Solange nous a déjà indiqué le sens de cette dissimulation:

1

Lettres à Roger Blin, p. 44

2

Les Paravents, pp. 162-3. 3

(47)

"Nous sommes enveloppées, confondues

dans nos fastes ••• Nous prenons forme. III

On dirait que le langage devient un énorme cocon où les participants du rite s'enroulent afin non seulement de se cacher mais surtout de se métamorphoser.

Les paroles dramatiques de Genet, comme on vient de voir, constituent un élément essentiel des rites de ses

pièces. Elles sont débarrassées de toute fonction utilitaire comme la communication et affranchies de leur rôle de véhicule d'idées, de faits et de sentiments. Elles sont très poétiques gr~ce aux métaphores, personnifications et répétitions in-cantatoires. Cette puissance lyrique du langage donne une efficacité rituelle aux évocations, invocations et aux

litanies qu'il formule. Enfin nous avons vu la tendance des paroles à se libérer des contingences du contenu pour devenir des entités douées d'une vie qui leur soit propre et donc éminemment capables d'apporter au rite une force presque magique.

(48)

Le Costume, le Maquillage et le Masque

Le costume, le maquillage et les masques sont d'un apport très précieux au rite dramatique de Genet. Ils

possèdent un avantage évident sur les gestes et les paroles. Les mouvements du comédien sont bien visibles mais le plus souvent ils ne durent que quelques instants. Il en va de m~me de la parole, qui, en plus d'être éphémère, manque

de l'immédiateté visuelle du geste. Le costume, par contre, a trois dimensions, une texture qui fait appel au sens tactile et des couleurs qui sont présentes aux yeux du spectateur

pendant toute une scène de la pièce. Son effet est soutenu et intensément sensoriel.

Le costume a des fonctions qui coincident en partie avec celkes des gestes et des paroles. Il est tout d'abord un moyen efficace d'arracher la cérémonie au banal de la vie quotidienne pour l'élever dans le domaine imaginaire du rite. Comme les gestes, i l peut ramasser en un symbole com-plexe la problématique morale et psychologique de la pièce. Et parfois, les différents éléments vestimentaires constituent quelques-uns des attributs dlun personnage emblématique. Enfin, en analysant la coincidence des fonctions des divers éléments du rite, on constatera la préponderance nette du costume.

(49)

Les nègres exécutent leur cérémonie en frac et en robe du soir. Ils ne cherchent néanmoins pas à se déguiser en gens distingués et mondains. Car,

Ille frac et cravate blanche des messieurs est accompagné de chaussures jaunes (et) les toilettes des dames robes de soir -très pailletées - évoquent de fausses élégances, le plus grand mauvais gont. lIl

Leur accoutrement excessif ne renvoie à aucune réalité so-ci ale et donne à la pièce un air de solennité saugrenue.

L'un des Noirs, Ville de Saint Nazaire, se détache des autres par ses v~tements ordinaires. Il est lien chandail de lainell2• Il ne participe pas à la cérémonie mais sert de liaison entre celle-ci et l'action réelle qui se déroule dans les coulisses. C'est lui qui retire le drap du cata-falque pour révéler son inexistence. °Il représente la réalité positive et ne porte donc pas le déguisement rituel.

Ce contraste dans l'aspect extérieur des personnages se répète dans les Paravents où il est pourtant lié à un

geste. Les Arab~s, ayant endossé l'uniforme militaire, prennent l'habitude des Blancs de se peigner3• La guerre, pour eux,

1 Les Nègres, p. 16. 2 Ibid, p. 15. 3 Les Paravents, p. 180.

(50)

est un "boulot" et même leur bordel, naguère un domaine

de rêve, a pris une fonction utilitaire. Ils veulent

tourner le dos au rite. Leila, qui désire dans un moment de faiblesse suivre leur exemple, s'arrange les cheveux. Said, furieux, lui "arrache le peigne des mains et le

l

casse. Ce couple misérable reste dans le monde du rite où lion fait va~oir la cagoule et non quelque chose dlaussi banal qu'une tête bien coiffée.

Dans une. lettre à Roger Blin, Genèt précise la nature des costumes. Ils devraient avoir une "beauté nécessaire" qui ne doit surtout pas renvoyer

une beauté dl ici, même pas à une beauté imitée ou parodiée ••• "2

Il en va de même du maquillage qui doit ~tre "excessif" car

lIaucun visage ne devra garder cette beauté conventionelle des traits dont on joue au théâtre comme au cinéma.1I3

Le costume et ses accessoires ne vêtiront pas les comédiens et ils ne doivent les orner simplement pour faire beau. Leur splendeur pouilleuse, ce mélange insolite de vulgarité et de

l

Ibid, p. 144.

2

Lettres à Roger Blin, pp. 12-13. 3 Lès Paravents, p. 10.

(51)

noblesse, devrait constituer "un décor ••• capable de situer

1

le personnage" dans un monde imaginaire de symboles.

La pièce Les Nèqres nous fournit un exemple saisissant de cette fonction symbolique du costume. Dans leur cérémonie s'opposent deux groupes de Noirs qui se distinguent par le maquillage et les masques. Ceux qui exécutent le rite se maquillent le visage en noir afin d'accentuer leur négritude. Les membres de la cour, par contre, portent des masques blancs. Ce contraste, qui est bien visible du commencement à la fin de la pièce, incorpore l'idée que se font les Noirs de leurs rapports ontologiques avec les Blancs.

Auffond, les Blancs et les Noirs seraient identiques. Les premiers ne se distinguent des autres que par la couche ex-térieure, le maquillage noir et les masques blancs. Ce n'est pas dans l'être qu'ils diffèrent,mais dans le paraître. Les

Noirs sont plus authentiques d'ailleurs que les Blancs puisqu'ils accentuent la couleur naturelle de leur peau, tandis que ces

derniers se donnent une fausse apparence. Neige confirme cette interprétation en constatant que

"derrière le masque d'un Blanc pris au

piège tremble de frousse un pauvre Nègre •.• " 2

1

Lëttres,_,à Roge:i:::'~Blin, pp. 12, 13. 2

(52)

Coincés, désarçonnés, les Blancs se voient dépouillés de la prétendue supériorité, où ils se protègent.

Le jupon dont on affuble Diouf pour le transformer en Blanche complète ce m@me symbolisme. On tire de dessous ce costume les poupées qui représentent les membres de la cour. Le petit Noir travesti devient,donc la mère symbolique des no-tables. Mais le jupon, rappellon-nous, vient de Félicité

et c'est donc cette reine noire qui, par l'entremise de Diouf, donne naissance aux membres de la cour et devient de ce fait leur ancêtre mythique.

Le costume de Warda, la prostituée achevée des Paravents, est peut-@tre moins riche en sens symbolique que ceux des

Nègres, mais il prend une importance rituelle toute aussi grande. Son habillement ne manque pas de frapper les sens

du spectateur. Elle porte un jupon à crinoline sous des jupons

1

d'or et une robe tissé d'or couverte d'un manteau d'or. Chacune de ses pièces de v@tement est d'un tissu très lourd

2

et, en plus, les ourlets sont chargés de plomb. Son maquillage n'est pas moins excessif: Une épaisse couche de blanc de

céruse couvre ses pieds et ses mains sur lesquels se détachent

1

Les Paravents, p. 21. 2

Références

Documents relatifs

Alaux demande en vain un autre privilège pour fonder un nouveau théâtre : appelé « Théâtre sans prétention », cette scène ne.. montrera, promet-il, que des pantomimes à

Malgré l'amp leur et la difficulté de la tâche, à cause de ce que nous désirons profondément exprimer, grâce aux adultes qui nous conseillent et qui sont

D'un autre côté, comment faire comprendre à ces trois filles que leur démarche est raciste sans pour autant stopper leur désir de créer.. Elles aussi vivent un

On .soigne la mise en scène, Gilbert critique, puis trouve la danse des petites filles autour de

Et chacun s'est constitué un dossier à partir de toutes les découvertes: évolution des machines agricoles, les céréales en Bretagne, les céréales dans le

La communication dans le groupe se développe, l'assurance corporelle agissant sur la verbalisation. L'expression corporelle développe la prise d'initiative, de

Quand elle s’exalte, elle est une attente qui projette au-devant de nous le schéma vague de nos prévisions, mais avec le sentiment constant que ces prévisions seront tou- jours

La marche doit être régulière et à chaque instant, l'animateur peut arrêter l'exercice pour vérifier la bonne occupation de l'espace.. On introduit des consignes de