"lypLh-oy
MARIEDELCOURT
PLAUTE
et
l'impartialité
comique
LARENAISSANCE
DULIVRE
Il a été tiréde.cet ouvrage
six exemplairessur papier velin
numérotésde I à VI
Ala très chère mémoirede mon frère,
le Dr Emile DELCOURT-BERNARD qui éclaira de théâtre et de musique une vie de probes recherches.
A Andrée.
M. D-C.
Ilnemanque pas
de livres
surPlaute. Qu'il suffise de
citer,
enfrançais,
l'excellent
texteétabli
ettraduit
parAlfred
Ernout
pour
la collection des Belles-Lettres
etl'ouvrage
pénétrant
de
PaulLejay (Boivin, 1924), auxquels la
présente
étude doit
beaucoup.
Elle part
cependant d'une
intention toutedifférente,
cher¬
chantà
dégager des
comédies
l'image
que
leur
auteursefait
du mondeet des hommes. Amesure que cetteimage
sepré¬
cise,ellenous
offre
undouble
sujetd'étonnement.
Nous y
découvrons
unmépris
tranquille
pourles
idées
reçues, que cesoitla
morale quisous-tend la comédie
grecqueou l
éthique
de la
société romainependant
la
seconde
guerrepunique.
Ce
mépris nes'exprime
pas enformules,
mais
parunesortede désinvolture oùl'on s'est trop
aisément contenté
devoir la
négligence d'un
auteurquiécrit
pourle
bas peuple.
C'est eneffet dans les endroits
oùPlaute
s'éloigne
le plus
de la
perfection
travaillée deMénandre
quel'on découvre
8
laissent sans illusion et sans respect.
Ce
que nousappelons
sonimpartialité
auraitoffusqué les
anciens
sielle s'était
énon¬cée
explicitement.
Mais elle
serévèlepar
des
cris,
des
bouta¬
des, des accès de colère, des
fourberies.
Molière
amèneles
sentimentsdans lazonedes idées claires, même si leursracines
plongent
bas.
Plaute
les
saisitcommeils émergent
àpeine
de
l'inconscient et
qu'ils
ensontencoretoutmêlés.
Sa divination
psychologique
est surprenante autant quela goguenarde
au¬ dace de sonjugement.
Voilà l'homme
quele
purisme
classi¬
que a
pris
pour unbaladin. Il
aconsidéré l'homme
et son destin avec leregard lucide des grands
tragiques
et, commeeux, il a su que
l'essentiel de
l'homme
estdans
cequ'il
ade
plus caché.
Une œuvre si riche mérite que pour
la
mieux
comprendre
on remonte hautdans le
passé
et quel'on
suive
sonsillage
dans le monde moderne. L'auteurespère
quele lecteur lui
pardonnera quelques digressions.
PREMIERE PARTIE
LA
JEUNESSE DE
THALIE
CHAPITRE PREMIER
DE LA CITE A LA MAISON
L'histoire de la comédie commence pour nous avec
les
Acharniensd'Aristophane. Bien d'autres
pièces avaient
été
jouées auparavant, à
Mégare,
enSicile,
àAthènes
aussi.
Il
nousenreste des
fragments
où serévèle,
l'espace
d'un éclair,
un détail de lavie antique,un trait moqueur, une
image
vive
et fraîche : insuffisants toutefois pour nous
apprendre
grand-chosesurl'ensemble del'œuvre,sur satendance,surla
façon
dont son auteur voit le monde. Tandis que nouslisons les
Acharnienstels queles Athéniens
les
ontentendus
dans leur
verte nouveauté, en janvier ou
février
de Tannée
425
avantnotreère.
Athènes alors était
depuis
six ans en guerre avecSparte.
Au début de l'été 431, l'armée lacédémonienne avait envahi10 LA
JEUNESSE
DE
THALIE
obligeant
les
ruraux à seréfugier
àl'intérieur
desremparts.Après l'épidémie
de
pestede
430,les dévastations
reprirenten 428 et427. Cette dernière invasion fut celle qui
laissa le
plus
de
ruines.Périclès
était mort.Incapable d'obtenir
une victoire, la cité laissait les commandes aux mains de Cléon,le chef duparti
démocratique,
qui traitaitenpotentatles
cités de laLigue. Celle-ci
n'était
plus
unefédération
d'égaux;
Athènes tyrannisaitdes peuples
asservis toujours prêts à se révolter. Au milieu d'uneinquiétude
croissante,voyants'éter¬
niser la guerresansdéfaite décisive,
sans perspectivede
vic¬toire, le petit
peuple
naspiraitqu'à la
paix.C'est à ce moment
qu'Aristophane,
qui a20
ans,lui
offre
une comédie d'une audaceincroyable, les
Babyloniens,
oùil
présente
les Etats
de laLigue
opprimés parAthènes
comme des esclaves condamnés à tourner la meule. Cettecinglante
satire fut jouée auxGrandes
Dionysies
de
426, audébut
d avril. Le théâtre était
plein de
gensde la Confédération
dont r enthousiasme valut unpremier prix au poète.Celui-ci
n'avait pas présenté
la
piècesous son nom, étant tropjeunepour que
l'archonte
pûtlui accorder
unchceur. Cléon,
quiétaitdirectement pris à partie,
fît
un procès au prête-nom pourattentatàla sûretédel'Etat. Lesjuges acquittèrent
l'accusé
: aucune loi ne restreignaitles libertés de la
scène.Les Acharniens sont un peu moins
audacieux. Ils furent
joués aux
Fêtes
du
Pressoir,
enhiver,
à un moment oùla
navigation
dans
l'Archipel
étaitmalaisée.
Les
étrangersrestaientdans leurs îles. Les Athénienssesentaiententreeux:
bon moment pour
les
prierde
ne pass'irriter
si onleur fait
entendre desvéritésassezdures.
Le bonhomme
Dicéopolis
en a assezde la
guerre.Que
les
autres se battent tant
qu'ils
voudront; il décide
pour son comptepersonnel de conclure
untraitéavecles
Lacédémoniens,DE LA CITE A LA MAISON 11
non une trêve de cinq ans qui sent encore
la
poix
etle
goudron du
navire armé; ni une trêvede dix
ans,qui
a l'odeur des ambassadespourréchauffer
le zèle
défaillant des
alliés, maisune paixde
trente anssur terre et sur mer, pure ambroisie et vrai nectar. Et quela bonne
vie recommence enfin.Mais il a compté sans
les rudes
Acharniens
qui, pourle
contredire, descendent tout exprès
de
leur village
auflanc
du Parnès, prèsde
la frontière béotienne. Ces redoutables
vieillardsse sont
glorieusement battus
àMarathon. S'il
fallait
prendre
l'indication
àla lettre, ils
seraientplus
que nonagé¬naires. Entendons
qu'ils prétendent
incarner toutl'héroïsme
des guerres
de
l'indépendance;
de
quoiils s'autorisent
pourobliger leurs petits-fils
à ne pointdémériter.
Aussi sont-ils
belliqueux
commedes
ruraux nele
sont pas souvent,rendus
furieux parles
invasions etdécidés
à exterminerjusqu'au
dernier les abominablesSpartiates
qui ontbrûlé leurs
vignes.Dicéopolis
afort
àfaire
pourobtenir
qu'ils
l'écoutent.
«Je hais les Lacédémonienstrès vigoureusement. Que le dieu Posidon
veuille lessecoueretfairesur euxtous s'écrouler leursmaisons, carmes
vignes aussiils meles ontrasées.Et, cependant, puisqueà présent nous
sommesentrenous, devons-nous denos mauxaccuserseulementceuxde Sparte ? »
Et le voilà qui va
dresser le
réquisitoiredes
erreursathé¬
niennes :« Oui, j'entends
vous parler des affaires publiques, dans la présente comédie, car la comédie sait aussi distinguer le bon droit, et ce que je
dirai sera pénible, mais serajuste. »
**
Ainsi, dès l'œuvre qui représente pour
l'humanité
moderne12 LA
JEUNESSE
DE
THALIEThalie le droit de dire lejuste,
c'est-à-dire,
dans
uneépreuvecommune, demarquer
la faute de
chacun et saresponsabilité.
Lui-même entre
fougueusement
dans
le jeu enaffrontant la
plus respectable des partialités,
celle quiconcernel'Etat,
celledevant qui
l'amour de
la patrie a toujoursprétendu faire
tairele jugement.Cela est d'autant
plus
frappant qu'à l'époque
même oùil
se targue, « poète
excellent,
deparler
aux
Athéniens,
à sesrisques et
périls, la
langue
de la
justice »,Euripide
à côtéde luise laisse gagner par
les
passionsambiantes.
Au début de la guerre,il leur
avait résisté. Six années de défaites avaient eu raison de son détachement. DansAndtomaque,
tragédie
contemporainedes Acharniens,
il se laisse aller àfustiger
les Lacédémoniens.
L'explosion
semble, du
reste, l'avoir rendu à la sérénité. Les rancunes nées de l'immédiat n'altérerontplus
son œuvre depoète.Tout
aurebours:en415,quand
Athènes
croit triom¬pher
et préparel'expédition
quila conduit
audésastre
sicilien,bien loin de selaisser gagner par
le
vertigebelliqueux,
Euri¬
pide
écritla trilogie des
Troyennes,
dont l'austère leçon
estqu'une
victoireestpérilleuse
pourle
vainqueur, carles
dieuxchâtient toute démesure. Les
tragédies de
savieillesse
sontempreintes
de plus
d'audace
encore, etd'une
sagesseplus
amère. Paris
n'emporta
versTroie
quele fantôme
d
Hélène;
Grecs etTroyens
s'entretuèrent donc
pour une pureillusion;
et leurs souffrances, qui
furent
égales,
viennentd'une folie
dont les dieuxsontresponsables.
Ainsi s'équilibre
dans la
main dupoète tragique unebalance
quela
passion avaituninstantsecouée.
L'impartialité d'un Aristophane s'établit
à un niveauDE LA CITE A LA MAISON 13
Cette expérience,ne nousétonnonspas
qu'il l'ait définie
entermes devie collective. La moraleen Grècea
réglé les
rap¬ ports entrele
citoyen etla
citébien
avantde
s'inquiéter des
relations entre les individus. Entre la communauté et sesmembres existait un système
cohérent de droits
etd'obli¬
gations,
définissant
les devoirs
réciproquesdes particuliers,
non de l'un à l'autre, mais de chacun d'eux par rapport
à
l'Etat. Le père avait sur sa
femme,
sesenfants,
sesesclaves
etle reste de ses biens une autorité presque
illimitée, obéis¬
santpourle
resteàdes tabous,
àdes
usages,àdes règlements.
Si bien que
de longues discussions
avaientaffiné la
morale
politique longtemps
avantqu'une
problématique
sefût
esquis¬
sée à l'intérieur de la famille et à propos
des
conflits
entreles personnes.
Cela apparaît
dans l'œuvre
d'Eschyle.
Les Perses, les
Sup¬
pliantes, les
Sept,
àproposd'une
crise,définissent des devoirs
et ce sont toujours ceux
de l'homme
social, roi ousimple
citoyen, engagédans
un groupe quilui demande des
comptes. Prométhée représente une scissiondans
unesociétéde
dieux qui ontdes
pouvoirs inégaux.C'est seulement dans YOrestie
que
l'individu
sedétache enfin,
avec le relief quelui
donne
son
problème singulier. Encore
ceproblème est-il
issude
la
guerre,
laquelle
aprisle chef
entredes devoirs
opposés etlui
afait sacrifiersapropre
fille
àla grandeur d'Argos.
L'antago¬
nismeestpousséàl'extrêmepar
Sophocle
lorsqu'il
metface
àfaceunCréon représentant
la
citéde Thèbesavec sabrûlanterancune, et une
Antigone
quirefuse
d'obéir
àd'autre
loiqu'à
sa piété
fraternelle. Dans
Agamemnon,
dans
Antigone, il
s'agit
toujoursdes relations
entreun groupeet sesmembres;
mais
l'apparition d'une personnalité
tropriche,
trop puis¬ sante,complique le problème, lui
enlève la netteté sèche des premières épures,met enbalance
dupour etdu
contreetfait
H LA
JEUNESSE
DE
THALIE
hésiter le jugement.Sur
Clytemnestre,
surAgamemnon,
sur
Cassandre,
se porteunelumière
tropvive;lorsqu'ils
sontsur le théâtre,Mycènes,
représentée parles tremblants vieillards
duchœur, n'a
plus
l'impérieuse
solidité de
l'Argos
des
Sup¬
pliantes,
de la
Suse
des Perses, de la ThèbesdesSept.
La collectivitésefface totalement dans l'Alceste
d'Euripide,
où nous sommes en
plein
contede fées, line
jeunefemme
meurtàlaplace de
sonmari, tandisquepleurent
des enfants,
desservantes, et
qu'un bon
géants'apprête
àla rappeler
vers lavie. L'heure estvenue pourl'individu de parler seul,
poursoncompte
personnel, dans
sonunivers propre.Cela
implique
une optique
nouvelle.
Car les
pensées qui concernentl'Etat
appartiennent aux zones les
plus claires de la
conscience,cellesoùtoutseformule aisément,aveclanettetéetla
simpli¬
cité des lois, et de ces sentiments lucides résultent des actes
réfléchis.Mais un hommeaux prisesavec
d'autres devient le
centre d'un monde sansrègles
précises.Et
lui-même,
sousle
choc des événements, risque
de
voir monterde
sesobscures
profondeurs
des forces
dont il ignoraitjusqu'à
l'existence.
* *
Parallèlementàla
tragédie,
etconduite
parelle, la
comédietrouvera des chemins pour
faire
avec unlong
retard des
découvertes
analogues.
Pour
marquerla place de l'homme
dans le monde,Eschyle
l'a d'abord
situé à l'intérieur de lacité. C'est aussi par rapport à
la
citéqu'un
Aristophane
de
vingt ans
définit
avec éclat le rôle du poète comique, quiest de ne point se
laisser
piper aux mots, maisde
voir lesDE LA CITE A LA MAISON 15
Or,pour
lui, la réalité
première,c'est
quel'homme
abesoin
de bonheur, et quela
guerredétruit le bonheur. Que
lui importela
grandeur
d'Athènes
siles
Athéniens
sont mal¬heureux ?
«Quel foutues!Comptetoutceque lapaix vaut àuncitoyen :rte pas quitterson petit fonds de terre et sa maison; être loin des ennuis des affaires publiques; atteler deux bœufs bien àlui; entendre bêler ses
troupeaux,chanter levinbouillonnant dans la cuve, serégalerd'alouettes
etde grives,aulieu de faire laqueue aumarché
pourdespetits poissons péchés de l'avant-veille,vendus bien cher etmal pesés par unfripon. »
Ainsi
parle
à unbelliqueux
un personnaged'une
pièceperdue.
Dicéopolis
ne pense pas autrement.Attaqué
parles
vindicatifscharbonniers
d'Acharnés,
ilne leurreproche
point,commeferaitun
pacifiste
d'aujourd'hui,
de
faire laguerre aveclesang
des
autres.Un telargumentn'est
pasdans
letonde lacomédie. Il les faitpasser
dans
son camp parla
vertude deux
images contrastantes. Pour lui, la guerre est
finie,
puisqu'il
a pour son compte traitéavec les
Spartiates.
Les
marchandsdes pays voisins accourent vers sa maison, oasis de la paix, lui vendre ce
qu'ils
ontde
meilleur, oies, lièvres, grives et,régal
suprême, desanguilles du lac
Copaïs.
Cuisinier,
àl'ou¬
vrage.
En
même temps,le général Lamachos
reçoitl'ordre
deprendre
son bouclier et de partir pourla frontière malgré la
neige qui
tombe.
Dicéopolis
goguenard le regarde
quis'équipe
tandis quechez lui
la broche tourne et quel'esclave remplit
les tasses. Il est encore àtable, savamment caressé par
deux
courtisanes,
quand Lamachos
revient gémissant et blessé etse fait porter
chez
un médecin. Il n'en fautpas
davantage
pour convaincre les Acharniens : « Plus jamais je ne veuxrecevoir le Combat sous mon toit. » Ils auront pour amie
désormais la Conciliation, compagne
de la
belleAphrodite
et des Grâces charmantes.16 LA
JEUNESSE
DE
THALIE
Un Etat doitêtre biensûr de sa cohésionpour permettre
qu'on secoue aussi
allègrement
àla fois
sa confianceen sonbon droitetla fiction d'un idéal
politique
communà tousles
citoyens.
Nous
avons peine àfaire cadrer l'audace
d'Aristo¬phane
avecla rigueur du
civisme antique,de
même que surun autre
plan
nous imaginonsmal
comment unpeuple
quifrappe
l'impiété de
la peinecapitale
a putolérer
saprodi¬
gieuse irrévérence envers les dieux. Les
spectacles
comiquesdu Ve siècle ont dû être pour
les
Athéniens quelque chose
d'assez
analogue
auxBacchanales
: une rupturetotale
avec les idées etles devoirs detous les jours, unrenversementde
tout le
quotidien,
une évasion enplein irréel. Les fêtes de
Dionysos
nesemblent
pasavoir provoquéchez
euxle déchaî¬
nement
qu'elles
eurentailleurs, dans les monarchies
autori¬taires de la Grèce
septentrionale
parexemple.
C'est
peut-êtregrâce au
jaillissement de la
verve comique ; une orgiepure¬ment intellectuelle a pu
leur
assurer unelibération
suffisante
pourtenirleurâmeen
équilibre.
Cest dans cet
éclairage
qu'il faut
apprécier cette impartia¬lité dont
Aristophane
sefait
untitre, etdèssonirruption sur la scène. Le poète ne met pasdes
arguments enbalance.
Simplement,
endéclarant d'entrée de
jeuqu'il
y ades
tortsd'un côté aussi bien que
de l'autre, il
selibère
dumythe le
plus
onéreux, après quoiil
s'affranchira
aisémentdu
reste. A laplace d'une réalité
quil'offense,
il
pose unehypothèse
dont iltiretoutes lesconséquencesavecla logique ailée de la
fantaisie pure.
Diocépolis
déclare la
paix pourlui
toutseul
(Acharniens); Trygée
montejusqu'au ciel
où onla cache
afin de la ramener en
Attique (Paix);
les femmes
mettentfinàlaguerre en se
refusant
àleurs
maris(Lysistrata); deux
Athéniens s'en vontvivre parmiles
oiseaux etfondent
avecDE LA CITE A LA MAISON 17
puisqu'elle
estmaîtressede
l'espace
quiles
sépare(Oiseaux);
un
bourgeois
avisés'empare
du Maître
des Richesses,
lequel
estaveugle,
etlui rend la
vue,afin
quedorénavant l'argent
soit donné à bon escient
(Ploutos). Ces
folies
jettent surla
réalité des lumières imprévues,révélant
souvent cet envers des choses quepréfèrent
ignorer ceux quifont profession de
patriotisme etde
vertu.Ces
imagesjustes,
pourreprendre
le
mot-clé de la déclaration des Acharniens, elles m'offensentparce
qu'elles soulignent
mes torts comme ceuxde
monad¬
versaire. Ellesjaillissent
parmiles
partis prisviolents,
maiscourts. Ceux qui ont
cherché
àdéfinir
unedoctrine
politique
qui aurait été
celle
d'Aristophane
ontabouti
àdes
conclusions
fortdivergentes,
ce quidémontre
l'inanité des
formules
simples. C'est
aussiqu'affirmer la
primauté
du bonheur
donne
plus
d'une
raisonde s'irriter
auspectacle du
monde.
Au
surplus,
unhomme
qui aimese moquer court unrisquegrave, qui est
de
passer sansla
comprendre
à côtéd'une
valeur véritable et de croire, ens'attaquant
àelle,
creverune
mystification
parmi tantd'autres. C'est
ce quilui
estarrivé à propos
de
Socrate, dont il
aparlé
àla légère
sansse douter que
les bouffonneries de
423 seraientutilisées
par des hommes de mauvaise foi dans une Athènes vaincue etdevenuetimorée. Detoutesses erreurs—ilenacertainement commis
plus d'une
—c'est celle
que nous avonsle plus
de
peineà
lui pardonner.
Il a
beaucoup
taquinéEuripide,
maislorsqu'Euripide
fut
mort —
Sophocle,
son aîné de quinze ans,n'avait plus
que
quelques
moisà vivre—, ilsut close lagrande
époquede la
tragédie,
etil
renvoyaDionysos
auxEnfers
afin deramenerde chez Pluton unbon poète à une
ville
qui nepouvaits'en
passer.
C'est le
sujetdes
Grenouilles. Devant
le dieu du théâtre,Eschyle
etEuripide
font
un tournoi, chacun donnant18 LA
JEUNESSE
DE THALIE
un échantillon de son savoir-faire, étonnant
mélange
de
cita¬ tions, depastiches, d'étourdissantes parodies.
Eschyle
sort vainqueurde la
joute, etDionysos
le
ramènesurla
terreafin
que
la
tragédie
viveencore, endéclarant
toutefois :< Tous deux sontmes ami'; et je ne les jugerai point Car je tiens
EschylepourunmaîtreetEuripidemedonne bien du plaisir.»
* * *
Aristophane
souhaitait
voir revivre dans Athènes lart etl'esprit
d
Eschyle. Tout
aurebours,
c'était l'influence d'Euri¬pide
quiallait transformer
la comédie. Les poètesdu V*
siècle lui donnaient dans la citélemêmerôle
qu'au triomphe
dugénéral
romainl'esclave quilui disait
: «Souviens-toi
quetu n'es qu un
homme.
» Ils avaient traditionnellementlicence dejouerles
gens sousleur
nometde mettresurle visagede
1acteur un masque à
la
ressemblance de l'homme qui étaitoffertauxrailleries du
public, lequel
trépignaitde
joie.De
439 à 437,pendant la
guerrede
Samos,
qui étaitimpopulaire,
Périclès
suspendit l'antique privilège,
etc'était
mauvaissigne:uneautorité qui sesent
forte doit
ignorerqu'on la brocarde.
Après
plusieurs offensives
contreles audaces
de la comédie,celles-ci furent, semble-t-il, interdites en 416.
Aristophane
avaitprofité des dernières
annéesde liberté
pourlancer
comme des brûlotssestriomphantes
revues.Il
nefut
pas enpeinede
tourner ensuite l'interdiction, soit pardes allusions
transpa¬ rentes, soit en prenant pour têtesde Turc
des
personnesprivées.
Dans
sesdernières
piècesil
évitedu
resteles
pro¬blèmesirritants.Larestrictiondeslibertés de lascène
obligeait
lentement la comédieàchanger
d'objet,
àfaire
parler l'homme
DE LA CITE A LA MAISON 19
C'est aussi que
depuis
411
la démocratie n'existait
plus
à
Athènes,etlarestaurationde403n'en rétablit
qu'un
fantôme.
Dès le début du IVe siècle lacité elle-mêmen'estplus
qu'une
formequela
viea cesserd'animer.
L'hédonisme d'Aristophane
n'avaittrouvé quetrop
d'écoute
;chacun
nepensaitplus qu'à
ses
problèmes personnels. Ce
qui avaitétéunEtat n'était plus
qu'une bourgade, occupée de rivalités
sansintérêt.
La politique,
c'était désormais le desseinroyal, celui de Philippe, celui
d'Alexandre. Contentez-vous de cultivervotrejardin.
La
dégradation
de
l'esprit
civiquedonna
sesconditions
négatives à
la
transformation de la comédie. Quand
la viepolitique
cessad'être
unéchange de
devoirs
etd'honneurs,
l'intérêt se détourna des rapports entre
l'Etat
etles
citoyensetse portasur
les relations des
personnes entreelles.
Et l'on
découvrit
qu'une
simple famille
pouvaitoffrir des conflits
aussitumultueux queceuxde l'agora.
* **
Aristophane
pressentaitcela
en écrivant leprologue des
Nuées. Le bonhomme
Strepsiade,
àla fin de
la nuit, arpentela cour de sa maison,
empêché de dormir
parla
penséede
l'échéance et des créanciers, tandis que son
fils Phidippide
achève
tranquillement
son somme,ronflant,
pétant sous sescouvertures dans le calme de la bonneconscience.
Strepsiade
s'explique
:< Moi qui menaisaux champs la plus douce des
vies, dans l'odeur de
moisi, à l'abri du balai, vautrée à l'abandon, foisonnante d'abeilles, de
brebis et de marc d'olives, j'épouse une nièce de Mégaclès, le fils de Mégaclès, oui, moi rustique, une citadine imposante, raffinée; me voilà
son mari, couché à côté d'elle, moi qui sentais le moût, la claie aux
figues, la laine etl'abondance, —et elle parfums et safran, baisers
20 LA
JEUNESSE DE THALIE
Cesépouxmal
assortis ontunfils
:« Elle prenait notre enfant dans sesbras, ledorlotait : «Ah ! quand tu serasgrand etquetu conduirasunchar vers l'Acropole, toutcomme
Mégaclès, en tuniquede pourpre! »Moi je disais : « Quand turamè¬
neras les chèvres des guarrigues, toutainsi quetonpère, et vêtu d'une
peaude bique—»
C'est l'envers à la fois du
Bourgeois Gentilhomme
etdu
Gendre de Monsieur Poirier.Aristophane
posele
sujet,mais
ne le traitepoint :
la comédie
après cedébut
partdans
une direction toute différente etraillel'enseignement
de
Socrate,
lequel
estfinalement
tenu pourresponsable de
la bagarre
finale entre le père etle fils.
Les
piècesconservées
netirent
aucun effet des relations ni des sentiments familiaux. Les
Guêpes
mettentbien
en présence unpère
et unfils
qui
enpolitique
sontdes adversaires
;maisla
filiation
symbolise
sim¬
plement l'écart
entredeux
générations
:celle
qui
grâce à
la
grandeur
d'Athènes
vitenparasite,engourdie dans
samédio¬
crité, sur une richesse
qu'elle n'a
point acquise,
etles ambi¬
tieuxqui pressententla fin du
régime
et songentà
la curée.
L'antithèse,vivementetfortement marquée,estentrecitoyens.Ce n'est nullementun conflitfamilial.
Nousquisavons
quel rôle
jouerontles esclaves
d'abord, les
valets ensuitedans l'évolution ultérieure de la comédie,nous nous étonnons de voirAristophane
indifférent
auxrelations
entremaître etserviteur.Un seul esclave gémitsous
la charge
et se
plaint
qu'on
netient
nul
compte
de
safatigue; c'est
dans les Grenouilles Xanthias malmené par
Dionysos.
Ce
dieupoltron,
pourdescendre
chez
les
morts,
emprunte
à
Héraclès, afin dese donner
du
courage,la
massue etla
peau de lion. Le travestissement comportedes dangers
imprévus.
Héraclès est venu naguère aux
Enfers
pourenlever
le
chien
Cerbère, cequia mis
Eaque
enfureur,
et
il
alaissé
dans les
cabarets infernaux le souvenir dunbâfreur
qui part sansDE LA CITE A LA MAISON 21
payer.
Toutes
cescolères
accumulées
sedéchargent
surDio¬
nysos,
lequel, dans
sa terreur,jette
la
défroque
surle dos
de Xanthias et lui
prend les
bagages,
pourfaire
l'échange
en sens inverse dès
qu'il
se sentrassuré, si
bien
quele
pauvreXanthias n'a
d'autre
alternative
qued'être
accablé
ou battu. Le va-et-vient se
poursuit à
travers toutela pièce
avec une
allègre
cruautédigne de
Plaute.
Réalisme, assuré¬
ment,maisréfracté dansune
fantaisie
mythologique
qui
modi¬
fiesavaleurde véritéfamilière.
Or la
tragédie
depuis longtemps
savait
qu'une
famille offre
autantdedrames
qu'une
cité.Trente-cinq
ansavantles
Nuées,
Eschyle dans
YOrestie
avait
traité
celui des
Atrides. Leur
palais
est unemaison
au sensplein du
mot,où
ne manque pasla plainte d'une
esclave.
Lorsqu'on
annoncela
mort d'Oreste, une femme s'avance etpleure.
Elle n'a
même pasunnom ; elle
s'appelle, du
nomde
son pays,la Cilicienne.
«Ah!misèredemoi!Jamaisjen'ai eutant depeine. MonOresteque
j'aireçu alors qu'il sortaitdesa mère etque j'ai nourri jusqu'aubout!
Sescris etsesappels,misère!quimefaisaientcourirdesnuits entières!...
Ce quin'apasdeconnaissance,n'est-il pasvrai? ilfaut l'élever comme
un petitchien,sefaireàses façons. Dans sonmaillot, l'enfantne parle
pas,qu'ilaitfaim, soif,oubesoinpressant, etsonpetit ventre sesoulage
tout seul... J'étais nourrice et blanchisseuse. Et j'apprends aujourd'hui
qu'ilest mort!»
La
ligne
politique
etla
ligne familiale
s'entrecroisent
aulong
des tragédies
conservées, sansqu'on
ydistingue
aucune évolutionchronologique. Alceste, la plus
anciennedes
oeuvresd'Euripide (438),
estun dramedomestique
;Iphigénie
àAulis,
jouée après sa mort(405),
illustre parmi centhésitations
et déchirements le sacrifice des sentimentspaternels
àla
raison d'Etat. Les mêmes passages existentchez Racine. L'histoire
de Phèdre, comme celle d'Alceste, seraitla même si l'héroïne était de moins haute
lignée. Mais dans Britannicus,
dans22 LA
JEUNESSE
DE THALIE
à celle des intérêts en jeu.
S'il
est vraiqu'il
n'existe
pasde
sujet tragique ou comiqueensoi, maisquetoute
la différence
est dans le
style,
unetragédie considérée
comme une œuvre d'art demande un autrecadrequ'une
maisonquelconque. Un
père
rival de
sonfils
peut êtreHarpagon
ouMithridate,
également malheureux,
également
cruels. Mais le drame de
Mithridate nous atteint dans notre propre
humanité
parcequ'il
a eulieu
etqu'il
estirréparable.
L'aventure d'Harpagon
n'a deconséquencesque pourquelques
personnesimaginaires,et cela nous rassure. La
tragédie
nousfait
sentir cequ'il
ya de nous en tout homme qui
s'efforce
et quisouffre. La
comédietout au rebours nous donne l'illusion d'être exemptsdes ridicules
qu'elle
moque.Elle
nousdélivre de
nosdoutes
sur nous-mêmes en nous permettant
de
projeter ceque nous avons en nous de vanité ou d'avarice sur un MonsieurJourdain,
sur unHarpagon qu'on
nous montremieuxpourvus que nous.Boileau
a été curieusementsensible
à cettevaleur
libératrice de laprojection.
Chacun, peintavecartdanscenouveaumiroir, S'yvit avecplaisirou crutne s'ypointvoir. L'avare des premiers ritdu tableau fidèle D'unavaresouventtracé sursonmodèle. Et mille fois un fat finement exprimé Méconnut un portraitsur lui-même formé.
(Art poétique, III).
Mais pour que nous puissions
prendre
cerecul
nécessaireà notre
plaisir,
encoredevons-nous
sentirl'œuvre
baigner
dans son aura natale qui estla fantaisie
de
son créateur.C'est ce que
les théoriciens
grecsont exprimé sousla forme
d'une définition, disant que
la tragédie
racontedes
événe¬ments quisesontpassés,
tandis
quela comédie
estuneimita¬tion dece quise passe
dans la
vie.Pour qu'un
épisode n'ait
in-DE LA CITE A LA MAISON 23 venté.
Qu'apparaisse
unhomme
qui
avécu,
ousimplement
une
figure
imaginaire inséréedans
uncadre authentique,
aussitôt nous nous sentons concernés : son aventure est une
des facettes de la destinéehumaine,
analogue
àla
nôtre.La
tragédie s'adosse
auréel
commela
comédie
vit
d'invention.
Lestragiquesgrecsontpeu
demandé
àl'histoire
proprement dite et à leur passé récent;beaucoup plus
àleurs traditions
légendaires, lesquelles n'étaient
pour euxqu'une histoire
un peuplus
ancienne etbeaucoup plus vénérable. Elles
sontarrivées
jusqu'à
nous, pétriesd'humanité
parplusieurs
trans¬positions successives.
Racine leur doit
plus
qu'à
l'histoire,
dont
Corneille fitsasourcepresqueunique.
Corneille
imaginaitsansefforts les intrigues
les
plus compliquées;
maisil
affirma
toujours que
les fictions
pures ne conviennent pas àla
tra¬gédie. Il
endonnait du
reste une raisonextrinsèque,
jugeantque
les
grands
sujets sontceux qui vontau-delà
du
vraisem¬ blable, ce quioblige le
poète àleur donner
la
cautiond'une
authenticité matérielle. Il conciliait ce principe avec son goût
du romanesqueen
s'installant
dans
des
époquesmal
connues, où sesinventions ne heurtaient aucune opinionpréalable.
En
revanche, ellesnetrouvaientpas
des
esprits préparés àévaluer
dès l'abord, fût-ce sommairement, les dimensions humainesdu conflit. Sertorius,
Sophonisbe
sontéclairés
parla
personne de Sertorius, dePompée, de Massinissa. Mais
nous connais¬sons mal l'histoire des Lombards et des
Scythes,
cequinous fait trouver dans Perthariteet Suréna, non sansquelque
ma¬laise, une gratuité apparentée à
celle du
roman oude la
co¬ médie.* **
La comédie nouvelle, celle que
Ménandre illustre
à la fin24 LA
JEUNESSE
DE THALIE
flambée de fantaisienourrie de l'êtremême de lacitéattique
et destinéeà
disparaître
enmême tempsqu'elle.
Transplantée
de laplace publique dans la
maison privée,elle
y trouvede
nouveaux sujets.
Comme elle
renonce aux outrances, auxgrossièretés, à
l'aérienne
fantaisie de larevuepolitique,
il lui
fautun
langage
nouveau.Elle
le devra
àEuripide, qu'Aristote
appelle le plus
tragiquedes
poètes.Cela n'est point si
paradoxal. La
condition mortelle a partoutlemêmevisage.Les
anciens poètes,Homère,
Eschyle,
Sophocle
avaient marquéla distance
entrel'homme du
com¬ mun et leurs héros grâce à unrythme
et à unediction
étrangers à
la
vie courante.C'est
cestyle
qui crée unmythe,
celui de l'absoluesingularité
du héros.
Euripide
selibère de
cette rigueur.A
chaque
instant, ses personnages serappro¬ chent de nous etparlent le langage
de la
viequotidienne.
Des détentes de ce genre, qui manquent presque
totalement
dans le théâtretragique
français,
il
yenachez
sesprédéces¬
seurs, moins nombreuses toutefois et mains
significatives.
Dans les Grenouilles, dans la scène des Enfers où il rivalise
avec
Eschyle, Aristophane
lui fait
définir
cestyle
nouveau: «Dès les premièresparoles,je mettaismes personnages enmouvement. Je donnaisunlangageàlafemme, àl'esclaveetaumaître, et àla jeune fille,etàlavieilles'ille fallaitJe faisaisvoirdes choses domestiquesqui
nous sontusuellesetfamilières. Etparlàje m'offraisà être censuré,car mesauditeurssavaientde quoi jeparlaisetpouvaientjugerdemonart. » Ces choses
domestiques
etfamilières,
ouvronsAlceste
afin
d'en trouver un
exemple.
* * *Le prince
Admète
va mourir.Les
Parques
ontdéjà
fixé
le
exis-DE LA CITE A LA
MAISON
25tence d'Admète aura sa durée
normale
siquelqu'un
accepte
dedescendreàsa
place
versles
demeures
infernales.
Son
père
et sa mère refusent de se substituer àlui.
Seule
sajeune
femme, Alceste, y consent.
Il
acceptel'échange
commeune
chose toute naturelle et ne mesure ce
qu'il
perd
qu'en la
voyants'éteindre
dans
sesbras.
Son chagrin
alors
se
tourne
en haine contre son père
Phérès qui, arrivé à
la
vieillesse,
n'aurait pas
sacrifié
grand-chose
enavançant
samort
de
quelques
années.
Comme
le
corpsd'Alceste
est
conduit
au
tombeau,levieux roi apparaîtavecdes
esclaves
chargés
d'of¬
frandes funèbres. La colère
d'Admète
éclate
devant
cesprésents
dérisoires,
qu'il
refuse
au nomde
la
morte
:
« Quand devais-tu compatir à mon sort? C'est
quand
jallais périr
!
Maisalorstu t'esdérobé,tuaslaissémourirunêtrejeune, toi, unvieil¬
lard !.. Et puis tuviens gémir sur son
cadavre.
Ah
!
faut-il
quetu
sois
unprodige de lâchetépourn'avoireulevœuni
le
couragede mourir
aulieu de ton fils ! »
Acette
explosion
d'égoïsme, le
vieux
répond
sansselaisser
démonter:
«Quet'imagines-tu,monfils? Tuesheureuxdevoirlejour.
Penses-tu
quetonpère enait moinsde bonheur ?Hé oui, je compte
qu'il
estlong,
letempsàpassersouslaterre,etbien courtelavie, sidouce
cependant.
Quantàtoi,entouteimpudeur,tut'es débattupour ne pas mourirette
voilàvivant,dépassant ton termefatalauprixdecette morte.
Après
cela
tuparlesde ma lâcheté, toi le lâchedes lâches, vaincu parune
femme
quis'estoffertepourlesauver,lebeaugarçon!Silence
! Sache
que,si tutiens àlavie,chacuntientàla sienne.Etsi tupoursuistes attaques,tu
entendras une riposte où tout sera bien mérité. »
Dans la mêmepièce est une autre
scène
dont le
ton noussuprend
aussi,mais
différemment.
Au
moment
où
meurt
Alceste, Admète a pour
hôte
Héraclès,
lequel
passe parlà
pourserendre
enThrace
accomplir
unde
sestravaux,
Héra¬
clèss'enivre
allègrement,
et trouvetiède le
zèle de l'intendant
26 LA
JEUNESSE
DE
THALIE«Hé ! l'homme ! Que
veutdirecet airsolennel etmorose? Unservi¬ teurn apas àfairegrise mine auxinvités.Viensprèsdemoi, queje te rendeunpeuplussage. Laconditionhumaine,sais-tubien cequec'est ? Sans doutenon.D'où l'aurais-tu appris? Ecoute donc. Tous les hommes sontdus àlamort etil n'enestaucun qui sacheseulementsi demain il
vivraencore. Eh bien, tiens-toien joie, enivre-toiet vis le jourprésent,
le seul quit'appartienne. »
Ainsi
parle
unhéros
condamnédepuis
sa naissance à des
combats continuels. A peine a-t-il fini de louer la vie facile
qu'on
lui révélera
la mort d'Alceste etilprendra le chemin
qui
longe
les
tombeaux afin de rencontrerThanatos,
le génie de laMort,
lesaisircorpsàcorpsetlui enlever
Alceste. S'il le fallait, il descendrait jusquedans les enfers.
Puisquand
Ad-mète l'invite à s'attarder dans la demeure où il a ramené la
joie,
il refuse, n'ayant
pasde loisir
pour unplus long
répit;il
doitpartirversuneautre prouesse.
Sa
halte chez Admète,sonabandon àl'ivresse et àla bonne chère, son
éloge du plaisir,
c'est la revanche de lanaturechez unhérosque
de
nouveauxdevoirs poussent sans arrêt vers de nouvelles
fatigues.
Le
programmequ'il
trace à l'intendantstupéfait
etchoqué
est pourlui
un rêve et une compensation àla lourdeur de
sestâches.
Cette scène si
simple
etsifamilière
en apparence estplus
éloignée
qu'il
nesemble de
l'esprit
de la
comédie. Les Anciensne
s'y
sontpastrompés:
ils disent
quAlceste
estproche d'un
drame satyrique, et
ils définissent
celui-ci comme unetragé¬
die
qui
plaisante. Héraclès,
héros
tragique,fait
halteun
instant et
plaisante. Le public
grecgoûtaitceschangements
de
ton etles estimaitsalutairesaubon
équilibre
de
l'esprit.
En revanche, laquerelle
entreAdmète
et Phérès ouvre une des avenues quiconduisent
àPlaute.
Elle se passede¬
vantlacivièrede la morte,aumomentoùletrainfunèbre part
vers le
sépulcre.
Le fils
justifie
son exigence etle
pèreDE LA CITE A LA MAISON 27
leur droit
qu'Alceste
a suqu'elle devait
quitter
la
vie.
Cela
illustretacitementle
tragique
particulier
de la
condition
fémi¬
nine, une femmenevalantcomme mère que par
la
vie
qu'elle
donne, comme épouse que parla
vie
qu'elle
est
prête à
sau¬ver. La vie continue par
elle
sansprendre
enelle
unepleine
valeur. Aucun poète ne
l'a
mieux
compris,
nel'a
dit plus
nûmentqu'Euripide.
Et
cependant,
laissant
ici cette
idée
à
l'arrière-plan,
il
adonné
à cette
scène
unéclairage
de réalité
familière qui est
celui de
la
comédie.
Davantage,
il
aamené
chaque
adversaire
à
démasquer
l'autre.
« Nous nesommes jamais
risibles,
dit
Bergson,
que parle
côté de notre personne qui se
dérobe
à
notreconscience.
» Dans la VéritéSuspecte
d'Alarcon,
d'où
Corneille
atiré
le
Menteur,don Garcieraconteune
nouvelle bourde
àsonsage valet Tristant et, le trouvant incrédule, proteste «qu'il
ne retranche pas un motde la
vérité
». «Personne
ne seconnaît », dit Tristanten haussant les
épaules.
Ni Phérès
ni
Admète ne mettent en doute un instant la
légitimité
de leur
égoïsmepersonnel,
etc'est
pourquoi
ils
serendent
l'un
à
l'autrelecruelservicedes'obliger
àseconnaître,
enéclairant
de face ce quechacun laissait
dormir
dans
soninconscient.
Un des personnages
les
plus risibles
de la
comédie
italienne
s'appellera
Sganarelle, le
Détrompé.
Un homme
qui est
dans
l'erreurest ridicule dans la mesure où il se croit sûr d'être
dans le vrai. Et l'erreur la
plus
ridicule
estcelle
que nouscommettons à
l'égard
de
nous-mêmes.Phérès
et
Admète
se quittentdétrompés
l'un
parl'autre.
La
situation
est
trop
douloureuse pour quenous soyonstentés
d'en
rire,
mais
elle
nous suggère
de fugitives
connivences
aveccelui qui
dénonce
lemensonge
de l'autre.
Toute
comédie
crève
unemystification.
28 LA
JEUNESSE
DE THALIE Les poètes grecsdésignent
souvent
l'épouse
du
nomdu lit. Alcesteévoque
davantage
:le
mot qui revientsans cesse à propos
d'elle,
c'est celui de la maison. La maison, pourla
comédie nouvelle, sera à la fois cadre, sujet et enjeu.
Les
sentimentsqu'elle
peutinspirer,c'est
Euripide
quileur
adonné
CHAPITRE II
LE MONDE DE MENANDRE
On joua
bien
des
comédies dans
Athènes
et
ailleurs
aucours du siècle qui sépare
Aristophane
de
Ménandre,
lequel
vécutde 342à 291.Il nousen restedes noms,
des
titres,de
nombreuxfragments, quelques
jugements
de théoriciens
et
de
critiques.
Tout cela
est peude
chose.
Le mouvement qui
déplaça
définitivement
de la
collectivité
versl'individu
l'objectif de
la
comédie
sefit
enpeud'années.
Nous voudrions mieux connaître les étapes
de
l'évolution
etle
développement
progressif de
cestyle
nouveauqui
devait
gagner après
Athènes
Rome,
Florence
et
Paris.
Nous
nesaurions même pas
définir
la
comédie
moyennequi
eut
sescaractères propres entre
les
fantaisies
de
la
grande
revuepo¬litique
etle
repli
surle
réalisme
familier. Engagés
dans
unetransformation
rapide,
ils
furent
probablement
tropinstables
pour que ceux qui
les
virentapparaître,
puis
s'altérer,
eussent
le tempsd'y réfléchir
etde les
définir.
Ce
quenoussaisissons
est purement
négatif.
Le chœur autrefois avait donnéauthéâtre unhalo d'irréa¬
litéetde poésie.
Il
représentaitquelque
chose
audébut de la
pièce, autre
chose
àla
fin,
aprèsavoir
encorevarié
dans
l'intervalle, entraînantl'imagination dans
uneronde
où
la
raisontrouvaitsoncompte,par unefaçon
goguenarde de faire
lapartde
chacun.
Dans les dernières
pièces
d'Aristophane, il
chante encorequelques
couplets
maisn'apporte
plus
son30 LA
JEUNESSE
DE
THALIEaccent propre.
Il n'a
d'autreemploi chez Ménandre
quede
marquerles
actes pardes
interludes. Le jour estproche
oùl'on s'en passeratotalement. Les pièces étaient courtes, faites
pour être écoutées d'un bout à l'autre par un
public
qui restaitenplace. Les Latins
ontrenoncéaux danses du chœuret
probablement
aussi à toute division en actes. Mais unepartie
des
rôles était chantée. Certaines comédies de Plautecontiennent autantd'ariettes que
de dialogues.
Dans
l'optique
nouvelle,
toutl'intérêtseportesur
l'individu.
Son image apparaîtra d'autant
plus
nettequ'elle
sera stricte¬ment encadrée et, tout d'abord, séparée
de la
salle par une barrière conventionnelle, invisible, infranchissable. Les comé¬ diesd'Aristophane,
toutau contraire, étaientdes fêtes collec¬ tives où les spectateurs, sans cessepris à partie, nerestaient jamaispassifs. Les
acteurslançaient
vers eux des brocardset des allusions. Puis le chœur tout entier faisaitvolte-face,
tournait le dos à la scèneet s'adressait au
public
aunomdu
poète.
Celui-ci
se souciait fort peude sauvegarder l'illusion.
Ilne demandaitpasmieuxque
de
recomposerdans l'enceinte
de
Dionysos,
àcoupde lazzis
etd'interpellations directes,
cette viecollectivequi était sonsujetvéritable.
Commetantd'autreschoses, c'estdu
spectacle
tragiqueque vientle besoin d'illusion,lequel
exigel'isolement
d'unplateau
bien séparé
de l'assistance. Celle-ci
doit croire à l'existencedu héros; aucune
disparate
ne peutaltérer
la continuité d'unmouvement au cours
duquel
l'émotion
naît,grandit
ets'in¬
quiète.
Toute
rupturecréeunelézarde
oùelleseperd. L'acteur
doitmême éviter tout
regard
quisemblerait
créer entre luietla salle une de ces connivences
qu'Aristophane
provoque àplaisir. Plaute
clignera
de l'œil dans la direction
desgradins,
attirant l'attention sur la
friperie théâtrale,
moyenfacile de
provoquerle
rire.Pas plus
qu'Aristophane,
il
necherche
àLE MONDE DE MENANDRE 31 exciter l'émotion; il serait
plutôt
tentéde l'inhiber
par une bouffonnerie aumomentoùil lasent apparaître.Ménandre
et Térence, au rebours, entendent atteindre les cœurs et saventqu'il
faut
pourcela
préserverl'illusion; c'est
pourquoiils
font de la scène et de la salle deux univers sans communi¬ cation. Molièreaura lemêmescrupule,
mêmedans les
farces,
saufquand
le
jeu estfini
et quele
rideau tombe,
au momentoù, dans le
Mariage de
Figaro, dans YEnlèvement
auSérail,
on entonne le
pont-neuf
qui inviteles
spectateursà
rentrer chez eux.* **
Ménandre eut dans
l'antiquité
un rayonnement quin'est
comparable
qu'à
celui
d'Euripide. Et l'on
comprend mal
qu'aucun
manuscritmédiéval n'ait
conservéson œuvre.On
a incriminé lapudibonderie
des
empereursiconoclastes
du
VIIe siècle. Mais ilsont épargné
Aristophane,
auprèsduquel,
commedisaitJuste Lipse, Plaute
estplus chaste
quela grande
Vestale et Ménandre encoredavantage.
La
pertede l'œuvre
ménandrienneest un malheur
inexpliqué.
Mais si les comédies n'ont pastrouvé
de
copistes,les
pas¬ sages cités parles
auteurs anciens ont eu en revanche leslecteurs les
plus attentifs,
conscients du prix quedonnaient
à ces débris leur rareté, leur brièveté, le miracle de leursauvetage.
Dès l'époque
romaine on avait composéla
collec¬
tion des
Monostiques,
sentencesmorales
ramassées en unseulvers. En 1553, Guillaume Morel, imprimeur parisienet
huma¬
niste, fit sortir de ses presses
Ex comoediis
Menandri quaesupersunt, texte grec et