Un bibliothécaire parmi les humanistes :
Gottfried Wilhelm Leibniz
(1646 – 1716)
Résumé
Leibniz ne fut pas seulement connu comme philosophe. En plus de ses intérêts les plus
divers pour les sciences humaines, on lui doit de multiples travaux allant des mathématiques
jusqu’au droit, sans compter quelques travaux d’ingénierie. Ses voyages lui permirent de
s’initier à la bibliothéconomie en devenant conservateur de bibliothèque. Il mit sur pied de
multiples systèmes de classification, le tout lié à sa volonté d’organiser et d’unifier le savoir.
Ses travaux spécialisés en calcul binaire sont perçus comme étant à l’origine de l’ordinateur
moderne.
Abstract
Leibniz, first, was not only a very well known philosopher, but despite plenty of interest
including humanities mathematics and law, he became at times, an engineer. As a
conservative librarian, he sets in place few classification systems in purpose of putting
together all the different fields of knowledge. His mathematical works make of Leibniz one
of the pioneer of the modern computer.
---“ Philosopher and librarian who developed important ideas and techniques for information
science and librarianship”
1À première vue, cette allusion pour le moins réductrice, mais pourtant exacte, issue
croirait-on du regard d’un seul bout de la lunette, restreint le perscroirait-onnage de Leibniz à un simple
savant bibliothécaire. Or, le cheminement de cet érudit cache une toute autre réalité qui va
bien au-delà d’une telle réduction. Cela confirme bien que « Tout est dans l’œil ce celui qui
regarde »
2! C’est pourquoi notre étude démontrera peut-être qu’au contraire, l’amour de la
connaissance et la bibliothéconomie peuvent mener sur les chemins les plus inattendus.
Leibniz nous est davantage présenté comme un philosophe, cela est connu. On le voit en effet
apparaître dans tous les manuels et ouvrages généraux de philosophie, rendu populaire grâce
à sa fameuse théorie des monades. Mais plus encore : son périple qui le conduisit de son
Allemagne natale partout à travers l’Europe occidentale, lui fit découvrir la richesse des
bibliothèques. On le verra par exemple s’absenter souvent de sa ville natale, Leipzig, entre
1687 et 1690. Ses voyages lui feront du même coup rencontrer les hommes de science les
plus éminents. Il fit tout particulièrement bonne figure auprès de l’Empereur Léopold I. Il
participa au développement des bibliothèques en y introduisant des outils d’organisation et de
synthèse du savoir qui firent de lui un érudit soucieux de trouver un lieu commun à toutes les
sciences. Or, fallait-il pour cela qu’il eût l’occasion de prendre connaissance des ouvrages
qui lui tombaient sous la main.
Une vie consacrée à la connaissance et aux mondanités
Né Leipzig en 1 juillet 1646, de parents issus du milieu universitaire, il s’est éteint dans la
plus complète solitude à Hanovre le 14 novembre 1716. Sa sépulture se fit sans témoin, ni
grande pompe.
Tout jeune, dans sa ville natale, il apprend d’abord le latin, langue de la philosophie et de la
théologie scolastique, sous la gouverne de son père professeur de droit et de morale. Son
intérêt pour les langues persista tout au long de sa vie. Il ne serait pas étonnant que son amour
des livres ait débuté au milieu de sa famille puisqu’elle était déjà propriétaire d’une riche
bibliothèque située dans la maison à Leipzig, Leibniz n’avait que cinq ans à la mort de son
père. C’est donc sa mère qui prit en charge l’éducation de son fils jusqu’à sa mort en 1663.
3Ses lectures étaient des plus variées : à la fois curieux pour la philosophie, les mathématiques
et le droit, il s’initie d’abord à la lecture des auteurs anciens. La théologie, la logique et bien
sûr, la philosophie, font donc partie de ses études et plus spécifiquement, il se concentre sur
les auteurs classiques tels que : Descartes, Bacon, Galilée et Kepler. Initié très tôt à la vie
publique, il fera même partie du mouvement des Rose-croix et entra en contact avec certains
membres de la franc-maçonnerie. Son influence dans le monde politique fut remarquable. On
a qu’à penser à son influence auprès de Louis XIV dans la conquête d’Égypte, puis la grande
mission Jésuite en Europe.
Sa formation académique
Sa formation universitaire débute à Leipzig en 1661 vers l’âge de quinze ans. Il entreprend
des études de philosophie et obtint le diplôme de Baccalauréat en 1662, puis une Maîtrise en
philosophie en 1664. L’année précédente, il déposa une thèse de Doctorat sur le principe
d’individuation
4, « De principio individui » sous la supervision de Thomasius
5, réputé pour sa
vaste connaissance de la philosophie ancienne. Dans cette thèse, Leibniz expose de façon
embryonnaire, ce qui deviendra l’assise de ses réflexions ultérieures, à savoir la participation
de l’être humain au tout, à l’universel. Il dépose un autre travail de Doctorat en 1666 traitant
de l’art combinatoire « Dissertation de arte combinatoria » inspiré des travaux de Raymond
Lull
6, et dont certains ont vu à travers ce travail, l’ébauche du fonctionnement logique de
l’ordinateur moderne
7. En 1666, il défendit une autre thèse de Doctorat en Droit dont
l’obtention ne fit pas l’unanimité en raison de son âge précoce, soit vingt ans. Déçu, il quitte
Leipzig pour se rendre à l’Université de Altdorf, maintenant ville historique de Suisse, près
de Nuremberg. Là, il obtint le Doctorat en droit, traitant cette fois du problème des cas
nébuleux en matière de droit « De casibus perplexis in jure », thèse qui lui valut un poste de
professeur à cette université en 1667. Trop friand de liberté, il le refusa. Ce sont ses études de
droit qui le menèrent progressivement vers la vie publique puis à la bibliothéconomie,
puisque les grandes bibliothèques étaient généralement la propriété des représentants du
monde politique.
En philosophie, on lui doit tout particulièrement l’élaboration de la théorie des monades
8,
particules uniques composant tous les éléments du réel et dont toutes choses sont constituées.
C’est grâce à cette théorie qu’il est le mieux connu comme philosophe, même si celle-ci ne
représentait qu’une partie de ses intérêts pour la philosophie.
Déchiré par la guerre de Trente ans, Leibniz croyait à la réunification de l’Allemagne et des
religions. Visionnaire de l’universel, ses options religieuses s’opposent radicalement à celles
des institutions de son temps. Son cheminement le conduisit à élaborer le principe suivant :
que l’homme a une tendance naturelle vers le bien, ce une fois éclairé par la raison.
Luthérien convaincu, il ne voit aucune incohérence entre sa vision universaliste, et l’esprit de
son temps, pourtant fermé à l’idée de promouvoir l’unité des Églises. Au contraire, Leibniz
ne cédera jamais sur ses vues oecuméniques, gravitant de toute apparence, autour des
religions chrétiennes
.
Comme la philosophie mène à tout, il s’adonnera à la logique combinatoire et
conséquemment, au calcul différentiel et intégral. Il occupera donc l’ensemble de sa vie à
des travaux de philosophie, de théologie, de mathématique et de technique, inlassablement
préoccupé par son ambition universaliste.
De l’homme public, au bibliothécaire
C’est sa vie d’homme public qui l’amena vers la carrière de bibliothécaire. Durant son séjour
à Nuremberg, Leibniz fit la rencontre du Baron Johann Christian Von Boineburg (1622-1672)
et devint du même coup bibliothécaire à la bibliothèque privée du Baron. Celui-ci était un
personnage cultivé et influent du milieu politique et c’est grâce à lui que Leibniz fera une
entrée sur la scène publique. Plus particulièrement, c’est par son entremise qu’il obtint le
poste de conseiller juridique dans le projet de refonte du code législatif allemand. Le Baron
agira comme protecteur auprès de Leibniz tout au long de sa vie.
Lors de ses nombreux voyages, il rencontra des personnages plus savants les uns que les
autres, bibliothécaires comme politiciens, à Paris, Londres et Rome. En 1672, le Baron
Boineburg envoya Leibniz en mission diplomatique à Paris. De retour en Allemagne après
un séjour prolongé, il devint bibliothécaire pour la famille des Braunschweig-Lünenberg à
Hanovre et resta au service de la famille jusqu’à sa mort. Il refusa, dit-on, le poste de
bibliothécaire au Vatican en 1710 lors d’un voyage à Rome et à la bibliothèque de Paris en
1698. En 1695, on lui confia le soin de la Bibliotheca Augusta de Wolfenbüttel où il effectua
des recherches sur l’origine des langues. À cet égard, il croyait fermement que l’hébreu était
à la source de toutes celles-ci, contrairement à ce qui était admis par les milieux intellectuels
9.
Ces années furent également des plus productives sur le plan de l’écriture : il publia plusieurs
de ses œuvres dites majeures durant ces années. Sa carrière de bibliothécaire durera plus de
quarante ans.
Ses publications
Leibniz publia une quantité impressionnante d’ouvrages dans de multiples domaines,
principalement en philosophie. Son érudition se reflète d’ailleurs dans son imposante
bibliographie comprenant à la fois des essais en philosophie, métaphysique, logique,
Les étapes de travail de Leibniz
Travailleur infatigable, presque agité tant sa curiosité est immense, il devient très difficile de
connaître clairement les diverses étapes de son cheminement intellectuel tout comme son
itinéraire de voyage. Dans l’ensemble, il ressort que ses travaux de bibliothéconomie se
situent donc vers 1672 et plus tardivement alors que Leibniz est à Paris et qu’il fait la
rencontre de nombreux bibliothécaires tout en visitant de riches bibliothèques. Cependant, il
apparaît clairement que lors de ses voyages, la vie publique et les intérêts intellectuels se
confondent.
Il n’y a pas unanimité des chercheurs quand aux dates et aux lieux de travail de Leibniz.
Cependant, on peut retenir que la période de 1687 à 1714 fut la plus intense. Deux exemples
illustrent cette affirmation.
Premier exemple : Emile Ravier
11, dans sa bibliographie des oeuvres de Leibniz, sépare les
diverses étapes de ses travaux en quatre groupes, principalement en fonction de ses voyages
en Europe.
À l’Université de Leipzig (1663-1666), où Leibniz est étudiant, sa production se
concentre principalement autour des travaux académiques en philosophie et droit,
sans oublier son précieux ouvrage sur « De arte Combinatoria » en 1666 qui n’est pas
spécifiquement un travail universitaire, puis le « De casibus perplexis » avec lequel il
obtint le titre de Docteur en Droit.
Francfort (1667-1672). Durant cette période, les ouvrages publiés sont de divers
ordres : en politique par exemple, un ouvrage retrouvé à la bibliothèque de Hanovre
est de toute apparence annoté de la main même de Leibniz, ce qui laisse croire à une
possible révision en cours.
Séjour à Paris (1672-1676). Au décès du Baron de Boineburg en 1672, Leibniz se
rend à Paris. Cette période de production reste assez faible à l’exception de quelques
réimpressions.
12 Hanovre (1676-1716). On lui reconnaît durant ces années une foule de publications
sur des sujets les plus variés. C’est à cette période que s’intéresse Von Anke
Schmieder
13, et dont le point de vue diffère de celui de Ravier. Il établit clairement
les étapes de voyage comme suit :
o Hanovre de 1676 à 1691
o Wolfenbüttel de 1691 à 1708
o Retour à Leipzig de 1698 à 1714
Le second exemple provient de Nicholas Jolley
14. Il sépare la carrière de Leibniz en quatre
périodes suivant aussi ses lieux de transit.
1646-1667 Enfance à Leipzig et séjour à Nuremberg.
1667-1672 Entrée en politique ; intérêt pour la théologie et la philosophie. Il réside à
Francfort et Mayence
Mars 1672 à novembre 1676, séjour à Paris et à Londres
1676-1716 C’est à Hanovre que Leibniz travailla principalement à ses ouvrages de
philosophie. Cette période peut être divisée en cinq sous périodes :
o 1676-1679 Hanovre, en compagnie du duc Johann Fredrich
o 1680-1687 Hanovre, en compagnie du duc Ernest August
o 1687-1690 Voyage en Autriche, en Italie et en Allemagne
o 1690-1698 À Hanovre sous Ernest August
o 1698-1716 À Hanovre en compagnie Georg Ludwig
La question du statut professionnel et du salaire
La question du statut professionnel de Leibniz et du salaire qui devait lui être versé demeura
litigieuse. Il ne faut pas oublier qu’il fut d’abord embauché comme conseiller politique à
Hanovre, puisque la cour employait déjà un préposé bibliothécaire en 1676.
En fait, son statut dans l’organisation de la grande famille n’était pas clair, soit entre celui de
conseiller d’état et de conseiller auprès de la cour. La différence était pour le moins
considérable, puisque son positionnement au sein des réseaux d’influences dans la famille en
dépendait et sa notoriété aussi. Il demanda par ailleurs la responsabilité de l’administration
des propriétés de l’Église et de l’entretien des archives afin de consolider sa position, mais il
n’y eut aucune suite.
La question des honoraires n’était pas très claire non plus. La rétribution était relativement
inégale et laissait passablement de place à l’arbitraire de chef d’état. Le salaire de Leibniz
comme bibliothécaire était de 400 talers
15, ce qui représente l’équivalent de celui du maître de
la danse ou de l’apothicaire, soit le double de celui de l’organiste, juste un peu plus que celui
du jardinier. En fait, le taux de salaire faisait généralement l’objet de négociations. Leibniz
se trouva peu fier de son salaire et il s’en plaignit. Il obtint une augmentation vers 1677-8 :
son salaire passa à 600 talers, sauf qu’il eut des difficultés à percevoir son dû. En voyage
d’affaire à Paris, il reçut 200 talers de son employeur. Croyant qu’il s’agissait de frais de
voyage, grande fut sa surprise d’apprendre que cela représentait plutôt son…salaire ! En
contre partie, faut dire qu’il ne s’était présenté que deux semaines sur son lieu de travail en
Allemagne.
Cherchant à stabiliser sa carrière, son expertise en droit lui servit avantageusement alors
qu’on lui proposa de travailler à la commission chargée de réviser le code législatif. Cette
nouvelle fonction fixait définitivement son salaire à 600 talers. Ce projet fut hélas, fort bref.
Leibniz restait tout de même optimiste et continua à travailler comme indexeur de la
documentation juridique de la chancellerie. Comme toutes ses récriminations se faisaient par
correspondance, très vite, il se fit remarquer pour la qualité de son écriture. La moindre
adresse officielle se faisait en effet par écrit. Par exemple, il incita l’administration à acquérir
un autocuiseur de l’ingénieur Denis Papin
16.
Ses travaux d’érudition
Ses travaux de philosophie ne constituent qu’une partie de ses activités scientifiques et
intellectuelles. Par exemple, ses travaux de mathématique et de calcul différentiel sont
encore enseignés aujourd’hui, sans oublier le calcul binaire qui serait à l’origine du
fonctionnement des ordinateurs. De plus, ses travaux sur la minéralogie, les fossiles, même
la philologie, l’occupent, principalement en ce qui concerne l’origine des langues
17, dont il
préconisait, comme on l’a vu, l’origine unique.
Il s’adonne également à des travaux
d’ingénierie : on lui attribue la construction d’une pompe pour ventiler et assécher les mines
(1678-9) et aussi des horloges mécaniques et une machine à calculer, non sans difficulté,
qu’il fit connaître à Paris et qui lui permit d’accéder à l’Académie des sciences. Célèbre
mathématicien
18, il ne serait pas étonnant que son ambition profonde eût été d’unifier le
savoir universel dans une simple formule mathématique ! C’est peut-être ce que laisse
présager sa théorie des monades dont il a été question plus tôt….?
Sa carrière de bibliothécaire
Ses travaux de bibliothéconomie se déroulèrent un peu partout dans les grandes villes
d’Europe, ce durant près de quarante ans. Grand amateur de livres et de bibliothèques, il
devint bibliothécaire en Allemagne à l’âge de 22 ans. Or, il semble que ses études
bibliothéconomiques et ses rencontres avec les grands bibliographes se déroulaient davantage
à l’étranger alors que l’exercice de la profession s’effectuait en Allemagne. En fait, il apprit
son métier en fréquentant les bibliothécaires les plus réputés du temps et en observant les
travaux bibliothéconomiques qui lui tombaient sous la main. Son positionnement stratégique
en tant que bibliothécaire était subtil et fort ingénieux, malgré son manque de connaissance
théorique.
En fait, sa situation personnelle et professionnelle se situe au confluent de divers centres
d’intérêts, reliant à la fois l’aspect culturel, philosophique, bibliothéconomique et politique de
sa carrière. Sa situation générale pourrait ressembler à ceci :
Bibliothèques structurées
La bibliothèque doit renfermer des livres et des catalogues structurés
Notoriété des familles Savoir encyclopédique La bibliothèque représente un outil de valorisation des grandes familles détentrices
La bibliothèque doit contenir un ensemble d’ouvrages devant refléter tous les aspects du savoir et de la culture Encyclopédie19 ensemble de connaissances; classement conceptuel
1. Paris et Londres
En 1672, Leibniz se trouve à Paris. Ce séjour avant tout diplomatique auprès de Louis XIV
dura quatre ans. Il fit la rencontre d’éminents bibliothécaires, dont Étienne Baluze
(1630-1716)
20, Pierre de Carcavi ( ? - 1634)
21et surtout Nicolas Clément (1651-1716)
22qui l’aida à
faire son entrée à la Bibliothèque du Roi. La plus importante sera sans doute celle de Jean
Paul Bignon, co-fondateur du Journal des savants et chef bibliothécaire de la bibliothèque du
Roi, dans lequel il publie en 1665. Leibniz fit également la rencontre du bibliothécaire du
Roi, Gabriel Naudé, auteur de l’ouvrage A(d)vis pour dresser une bibliothèque, rédigé en
1627. Cet ouvrage lui inspira l’idée de constituer la bibliothèque universelle, couvrant tous
les domaines du savoir.
Gabriel Naudé, conçoit une bibliothèque destinée au grand public
contenant des ouvrages sur tous les sujets susceptibles d’intéresser le plus grand nombre.
Il dresse un catalogue par ordre alphabétique d’auteurs et de sujets.
Leibniz emprunta ce principe à Naudé et compris que toute bibliothèque doit posséder un
nombre d’ouvrages importants dans tous les domaines du savoir : aussi bien que des ouvrages
d’érudition que des publications en série, sans oublier la nécessité d’un financement adéquat
afin d’assurer le développement des collections. Pour lui il ne voit aucune restriction à
acquérir des ouvrages d’érudition, que ce soit des photos de voyages, des jeux, des objets
mécaniques variés et des médailles. De plus, il ajoute que la tâche principale du
bibliothécaire consiste à organiser les catalogues par sujets, administrer des horaires
d’ouverture, de consultation, de prêt et même …de chauffage. Leibniz enrichit la conception
de Naudé sur les bibliothèques en insistant davantage sur l’aspect patrimonial des
bibliothèques, aspect ignoré par ce dernier. Il semblerait que pour Leibniz, la bibliothèque
constitue en quelque sorte l’étendard des grandes familles nobles au-delà de la rareté de la
collection. Fondamentalement, Leibniz fut en quelque sorte le fondateur des grandes
bibliothèques universitaires.
Entre 1673 et 1676, il se rend à Londres où il fut intronisé membre de la Royal Society
(1673) tout en faisant d’ultimes efforts pour compléter sa machine à calculer. (Figure 1). Ces
années passées à Paris puis à Londres furent pour lui des plus productives. D’autres
personnages marquèrent sa carrière :
Gottfried Hermant (1772–1848), spécialiste des études classiques, à Beauvais 1690
En 1696, Conselor von Westenholz à Hanovre
Emmerich Bigot (1626-1689), érudit et homme de lettres, il tenait salon dans sa
bibliothèque à Rouen 1706
À Holstein en 1710, il fait la rencontre de Marquard Gude (1635-1689). Homme de
lettres, professeur et bibliothécaire, il collectionne les livres et les manuscrits. Sa
bibliothèque fut achetée en 1700 par la bibliothèque de Wolfenbüttel.
2. Allemagne
Leibniz rêvait de constituer la bibliothèque universelle du savoir. Sans ressources
financières, il eut besoin d’argent et accepta en 1676 le poste de conseiller et bibliothécaire à
la cour du duc Johann Friedrich de Braunschweig-Luneburg qui possédait une remarquable
bibliothèque comptant 3310 documents et 158 manuscrits. Le duc fut un protecteur pour
Leibniz jusqu’au décès de ce dernier en 1716. Plus tard, Leibniz accepta le poste
d’historiographe de la cour, fonction qu’il occupait au décès du duc en 1679. Le successeur
du duc, Ernest August, n’était pas nécessairement un fervent adepte des bibliothèques et
demanda à Leibniz de réorienter son travail. Il le persuada donc de rédiger la généalogie de sa
famille, histoire de promouvoir sa candidature au poste de membre du collège électoral,
« Elector » de Hanovre en 1692. Ce travail gratifiant lui donna l’occasion de visiter bon
nombre de bibliothèques en Europe.
Leibniz fut également bibliothécaire à la Bibliotheca Augusta en 1690, à Wolfenbüttel. La
bibliothèque fondée par le duc Auguste le Jeune contenait 28000 ouvrages dont 2000
incunables et autant de manuscrits. Lui-même bibliothécaire, il avait préparé un catalogue
divisé en une vingtaine de classes dérivées des travaux de Konrad Gesner
23, « Pandectae ».
Le contrat d’embauche de Leibniz spécifiait les tâches suivantes
Mettre à jour le catalogue des ouvrages. La bibliothèque possédant un catalogue des
sujets, Leibniz devait à présent rédiger un catalogue des auteurs. Leibniz commanda
la constitution de ce catalogue alphabétique dont la première version fut complétée en
1700
S’il advenait que Leibniz devait quitter son emploi, il lui était interdit d’apporter avec
lui des documents secrets concernant la famille
Il devait rendre accessible les livres rares aux personnes nobles et instruites
Leibniz doit s’assurer que toute publication dont les informations sont extraites des
ouvrages de la bibliothèque, soit scrutée par le censeur
Le personnel était composé de deux secrétaires et d’un adjoint bibliothécaire, nommé Lorenz
Hertel. Le travail progressa très lentement à un point tel que Leibniz refusa de porter le titre
de bibliothécaire parce qu’il n’avait pas plein pouvoir sur l’administration de la bibliothèque.
La relation avec Hertel n’était pas des plus harmonieuse. Le duc de Wolfenbüttel reçut une
lettre anonyme datée du 30 avril 1705 dénonçant l’état lamentable de la bibliothèque tout en
précisant que la responsabilité de ce délabrement incombait au bibliothécaire. Chose étrange,
à la mort de Leibniz, Hertel lui succéda au poste de bibliothécaire !
La bibliothèque était sous financée et il fallut faire des choix. La décision fut donc prise de
vendre les ouvrages qu’elle possédait en double. En 1708, le budget de fonctionnement fut
révisé à la hausse et demeura inchangé jusqu’en 1835 ! Désormais pourvu de moyens
financiers extraordinaires, Leibniz travaille âprement au développement de la bibliothèque de
Wolfenbünttel et de ses collections. La bibliothèque prit de l’envergure et devint très
appréciée de la cour.
Le premier immeuble abritant les collections fut érigé. De style baroque, entièrement
construit en bois et entouré de galeries, il était surmonté d’une coupole et d’une verrière afin
d’assurer une certaine luminosité : aucun système de chauffage cependant. Les ouvrages
étaient disposés sur des rayons faits également de bois.
Or, la gestion de ces travaux d’aménagement finit par le lasser, plus préoccupé était-il à faire
avancer la science qu’à planifier des lieux physiques. À preuve : il soutient que la qualité des
ouvrages à acquérir doit prédominer sur les infrastructures, et par conséquent, son intérêt se
porta du côté de l’enrichissement des collections et des outils servant à y donner accès.
Les relations avec les chercheurs étaient pour le moins, tendues. Certains chercheurs
trouvaient à redire de Leibniz au sujet de son manque de collaboration et de sa résistance à
encourager la consultation. Un théologien anglais s’est vu refuser l’accès à certains ouvrages
alors qu’il effectuait des recherches en vue de constituer un recueil sur les martyrs
protestants. Leibniz trouvait ce travail audacieux pouvant susciter les passions et nuire à
l’Église protestante.
De retour à Hanovre, Leibniz se voit confier la rédaction de l’histoire de la famille
Braunschweig-Luneburg dont le matériel se trouve dans la bibliothèque familiale. Très
dévoué à son travail, on lui reproche alors de s’investir personnellement bien au-delà de ce
pourquoi il est payé. Il décida d’élaborer un système de classification et d’indexation pour
les bibliothèques. Il consacra finalement une part de son temps à Hanovre à la constitution
d’une « Encyclopédie » regroupant toutes les informations susceptibles d’aider les chercheurs
dans tous les domaines des sciences, la « Characteristica universalis ». Pour ce faire, il
distribua le travail, surtout à des sociétés savantes, dont celle de Berlin créée en 1711, dite
Société des sciences (1700), qui devint plus tard l’Académie des sciences (1744)) dont il était
déjà membre. Il publie entre 1698 et 1700 six volumes sur la famille Guelfs auquel il en
ajouta trois entre 1707 et 1711
24.
Ses travaux d’organisation des domaines du savoir
Leibniz rêve de constituer une bibliothèque universelle et consacre certaines de ses études
aux systèmes de classification. Pour ce faire, il s’instruit des ouvrages des grands
bibliographes. D’esprit toujours inventif et innovateur, il consulta bon nombre de
catalogues afin de déterminer par lui-même lequel serait le plus en mesure de rejoindre
ses intérêts.
De ses études, reliées à la bibliothéconomie, on remarque la constitution de plusieurs
plans de classement des domaines du savoir. En fait, non seulement il emprunte ses idées
à d’autres bibliographes, mais il enrichit les modèles existants, tout en les adaptant aux
spécificités des différents milieux dans lesquels il travaille. C’est pourquoi les recherches
historiques sur son cheminement d’indexeur ne sont pas unanimes. On retiendra
cependant qu’il tente tant bien que mal de concilier son esprit de philosophe préoccupé
des valeurs d’unité et d’universel avec les besoins spécifiques de chaque milieu où il
oeuvre.
Leibniz avait mis en évidence et critiqué dans ses « Nouveaux essais sur l’entendement
humain » (1765) la tendance des catalogueurs à utiliser trop peu de descripteurs. Le
modèle d’indexation qu’il critique est possiblement celui le plus couramment utilisé à
l’époque et calqué sur la description de quelques disciplines d’enseignement supérieur.
La description des ouvrages devenait à la fois très large et très imprécise, en réduisant du
même coup, les points d’accès. De plus, la question du format des livres n’est pas
considérée, ce qui constitue une contrainte aux yeux de Leibniz, lui qui favorise la
diffusion de l’information au détriment de la disposition esthétique, car on sait que la
gestion de l’espace, dont la disposition des ouvrages fait partie, constitue une lacune
majeure dans les bibliothèques au XVIIe siècle
25. La méthode de classement de Conrad
Gesner
26lui semble à cet égard plus utile parce que plus développée, mais hélas peu des
bibliothécaires la suivent. Cette méthode comprenait plusieurs classes avec un certain
biais favorable aux sciences de la nature.
Figure 1 Système de classification de Conrad Gesner
27I Grammaire et philologie II Dialectique III Rhétorique IV Poésie V Arithmétique VI Géométrie VII Musique VIII Astronomie IX Astrologie
X Arts divinatoires et magie
XI Géographie
XII Histoire
XIII Sciences appliquées XIV Philosophie naturelle XV Métaphysique et théologie XVI Philosophie morale XVII Philosophie économique XVIII Politique
XIX Droit
XX Médecine
XXI Théologie chrétienne
Les plans de classement – état des travaux en 1669
Leibniz examina un autre système de classification. Considéré plus pratique et moins
conceptuel, il était axé sur les programmes d’enseignement universitaire. Il s’apparente
à celui de Johannes Lomeier (1636-1699)
28. Le système de classification élaboré vers
1669, se divise comme suit :
Système de classification de Johannes
Lomeier Système de classification deLeibniz
I Théologie Théologie
II Philosophie, mécanique (dérivée de la
philosophie) Logique, éthique
III Médecine et chimie Médecine, chirurgie
IV Droit Histoire
V Histoire Droit
VI Art oratoire, poésie et grammaire Arts et sciences (possiblement, la littérature) VII Bibliographies, dictionnaires et
encyclopédies
Tout comme dans ses autres tâches, Leibniz s’adonnait un peu par opportunisme à son
travail méthodologique de bibliothécaire indexeur dans la perspective d’entretenir et de
satisfaire ses nombreuses et influentes relations.
Entre 1668 et 1673, fasciné par l’ampleur de la collection des Boinebürg, il élabore le
catalogue de la collection
29. Comprenant 4 volumes et plus de 9800 entrées ce catalogue
fut perdu jusqu’à sa découverte après la seconde guerre mondiale. Le plan de classement
qu’il renfermait suivait le modèle en quatre grandes classes, de Georg Draud
30, dans son
« Bibliotheca classica sive catalogus officialis, in quo singuli singularum facultatum ac
passionum libri-secundum artes et ordine alphabetico recensetur » paru pour la première
fois en 1611, puis en 1625 pour la seconde édition. Le plan ainsi proposé comprenait 15
classes subdivisées par des « facettes » dont certaines pouvaient s’appliquer à plusieurs
ouvrages à la fois. Il ne contenait cependant aucune liste d’auteurs. Ces deux catalogues
étaient presque semblables dans leur découpage du savoir.
Figure 2 Tableau comparatif de plans de classement
Suivant les quatre grandes classes de Draud
« Bibliotheca Boneburgica » Leibniz « Bibliotheca classica » Draud (1625)2
Théologie Draud I
Philosophie, poésie, musique (et subdivision par pays) Draud III Droit, médecine, histoire géographie, politique Draud II
Études allemandes Draud IV
Fort étrangement, dans ce catalogue, s’ajoute un inventaire des meubles de la
bibliothèque, comprenant des tables, lampes, fauteuils, et même un lit ! S’en suit une
liste des ouvrages récemment acquis. Il est clair que ce catalogue servait également de
liste d’inventaire qui ne fut jamais mise à jour, faute de suivi et de moyens financiers.
Il semble que les Boinebürg avaient été mis en contact avec un bibliothécaire d’origine
suisse, Johann Heinrich Hottinger (1620-1667)
31dont la bibliothèque située à Zurich ait
pu être acquise en 1664. Hottinger avait subdivisé les catégories de son catalogue par
religions, étant lui-même philologue et théologien. Cette façon de faire et le modèle de
Georg Draud séduisaient Leibniz. Le travail d’indexation fut interrompu à la suite du
décès du Baron de Boinebürg et un réajustement de tâche de Leibniz allait s’en suivre.
Le catalogue resta néanmoins incomplet, ce qui explique sa mise au rancard de
l’ensemble de la collection.
Nizzoli et la philosophie
Dans le domaine de la philosophie, Leibniz s’intéressa aux travaux de Mario Nizzoli
(1498-1556)
32. Certains de ses ouvrages traitaient de la classification des sciences et
Figure 3 Système de classification de Nizzoli
Physique ou sciences naturellesPolitique ou philosophie sociale Logique, éloquence ou rhétorique Philosophie ou sagesse
Augusta et Hanovre 1698-1714
Lorsque Liebniz entra dans ses nouvelles fonctions de bibliothécaire en 1676, la
bibliothèque du duc Johann Friedrich,
Duc de Brunswick-Lueneburg
,
possédait un
catalogue préparé antérieurement par Tobias Fleischer
33. Ce catalogue se subdivisait
comme suit :
Figure 4 Plan de classement de Tobias Fleischer
A-E ThéologieF Droit, politique et morale
G Philosophie, médecine, chimie et physique H Art oratoire et philologie
J Manuscrits
K-L Mathématiques, astronomie, géographie, architecture civile et militaire M Satire, poésie et tragi-comédie
N-O Ouvrages d’érudition et autres sujets P Histoire
Q-Z (indéterminé) possiblement pour Histoire
Plus élaboré que le précédent, le système de classement des rubriques apparaît ici par
ordre alphabétique. Aucune suite n’est connue à ce travail.
A Hanovre, Leibniz établit un catalogue divisé en deux parties : les ouvrages
indispensables, dont les dictionnaires, les livres de base dans certains domaines, puis des
ouvrages spécialisés. Ceux-ci nécessitaient une attention toute particulière en raison de la
pertinence scientifique de son contenu. Aussi, afin de fixer les grands axes de
développement des collections, Leibniz établit pour la famille Guelph, une bibliographie
d’ouvrages indispensables. Celle-ci comportait 2500 titres et fut composée en 1689 lors
d’un séjour en Italie. Le plan de classement de cet ouvrage suivait les règles en vigueur
pour la rédaction des bibliographies de l’époque.
De retour de son voyage en 1690, il fut désigné conseiller et bibliothécaire de la
bibliothèque Augusta à Wolfenbüttel, à quelques kilomètres de Hanovre. Cette
bibliothèque avait grandement besoin de redressement après avoir survécu à la guerre de
Trente ans. Sa réputation avait alors été surpassée par celle de la bibliothèque du Roi qui
comportait dès 1660, plus de 25000 ouvrages, 115000 titres de 56000 auteurs.
I Théologie II Droit III Histoire IV Guerre V Œcuménisme VI Politique VII Éthique VIII Médecine IX Géographie X Astronomie XI Musique XII Physique XIII Géométrie XIV Arithmétique XV Poésie XVI Logique XVII Rhétorique XVIII Grammaire XIX Maximes XX Manuscrits
Un plan d’ensemble posthume
De l’ensemble des travaux de Leibniz, deux ébauches de plan de classement furent
retrouvées, écrites de la main de Leibniz lui-même. L’examen de ces travaux démontre
bien l’esprit analytique propre à l’auteur, d’abord et avant tout philosophe.
L’exemple suivant illustre le travail qu’effectua Leibniz sur un plan abrégé de
classement, tel que fournit par son secrétaire, Joachim Friedrich Feller
35après la mort de
Leibniz
Figure 6 Système de classification de Leibniz tel que reporté par son secrétaire,
Joachim Friedrich Feller (1718)
36Théologie Bible, Église, Dogmatique, Pratique Histoire, Conciles, Patristique, Polémique, Ascétique, Morale, Positive
Droit Droit naturel et des personnes, droit romain et autres droits de l’antiquité, droit ecclésiastique et canonique, droit public, autres codes de lois
Médecine Hygiène et diététique, pathologie, pharmacologie, chirurgie Philosophie (les
concepts) Théorie, logique, métaphysique, pneumatologie, pratique, éthique et politique Philosophie (les objets)
incluant les mathématiques
Mathématiques, arithmétique, algèbre, géométrie, astronomie et géographie générale, optique, gnomonique, mécanique, guerre, navigation, architectonique, génie
Philosophie (les objets) en mouvement
Physique, chimie, minéralogie, botanique, agriculture physiologie animale, économie
Philosophie (le langage) Grammaire latine, grecque, lexicologie, rhétorique, art oratoire, les lettres, poésie, critique
Histoire Le monde, la géographie, généalogie, héraldique, histoire de la Grèce et de Rome de même que l’histoire antique, l’histoire
médiévale et de l’empire romain, histoire contemporaine, Histoire de diverses choses
Histoire de l’écrit et bibliothéconomie
On remarque une certaine faiblesse dans ce plan, surtout en ce qui regarde la médecine,
les mathématiques ou encore, les arts.
Leibniz et Dewey
Bien que Leibniz ait travaillé à certains systèmes de classification exclusivement
numériques cent ans avant Dewey, on ne peut que s’étonner du rapprochement entre les
deux systèmes, bien qu’il y ait ambiguïté sur l’appariement en ce qui regarde certaines
classes dont les mathématiques. Voyons de plus près :
Figure 7 Rapprochement du système de classification de Leibniz avec le système de
classification de Melvil Dewey
37Leibniz 1646 – 1716 Dewey 1851 – 193138
1 Théologie 2 Religion, théologie
2 Jurisprudence 3 Sciences sociales, droit, administration
3 Médecine 6 Médecine, techniques
4 Philosophie des sciences 1 Philosophie
5 Philosophie des « modèles imaginaires » (Mathématiques) 5 Mathématiques, Sciences naturelles 6 Philosophie de l’expérimentation (physique)
7 Philologie ou l’histoire des langues 4 Philologie
8 Histoire politique 9 Géographie, histoire 9 Histoire de la littérature et bibliothéconomie 8 Littérature
10 Autres sciences 0 Toutes autres sciences (Généralités) 7 Arts, jeux, sports
Leibniz utilise à 2 reprises l’expression (allemande) « philosophie » en parlant des
mathématiques et de la physique, alors que Dewey associe les mathématiques et la
physique, sans doute dans un esprit plus pragmatique
Leibniz ne reconnaît aucunement l’importance des arts, des jeux ou des sports
(classe 7 de Dewey) !
Il faut avouer que Leibniz n’avait pas tout à fait le sens de l’uniformité et de la constance
dans ses travaux d’indexeur. Au mieux, dirait-on qu’il apprenait en même temps qu’il
s’adonnait à ses travaux, tout inspiré était-il par ses maîtres. Cependant, son
rapprochement avec le système très postérieur de Melvil Dewey a de quoi nous étonner.
Sans doute son approche synthétique des diverses sciences servait de principe de base à
sa construction.
Comme bibliothécaire, Leibniz travaillait dans des bibliothèques patrimoniales
dont le fond documentaire reflétait les intérêts des grandes familles auxquelles
elles appartenaient. Sa tâche consistait aussi à acquérir des ouvrages nouveaux
afin d’enrichir les collections. Loin de consigner par écrit les axes de
développement, deux lignes directrices vont déterminer ses choix
documentaires. D’abord celle de la valorisation des familles propriétaires des
bibliothèques puis ses propres intérêts d’humaniste érudit, habité par l’idée de
concevoir la bibliothèque universelle
39. Pour lui, le terme bibliothèque signifie
collection de livres alors qu’universel désigne l’ensemble du savoir, bien au-delà
de ce que peut absorber l’intelligence humaine
40.
Il se mit donc au travail. À la fin de l’année 1677, il signa l’acquisition de 3310
ouvrages et 158 manuscrits à la suite d’un versement d’argent important du duc
Johann Frederich. Le seul motif attesté de cet achat fut celui de la Culture.
Comme Leibniz entérinait cet objectif, il entreprit une vaste correspondance à
travers d’autres familles nobles et savantes d’Europe afin de solliciter d’éventuels
vendeurs. Les transactions proposées devaient se faire sous forme d’encan ou
simplement par vente. En 1677, il demanda au duc, son « supérieur », la
permission de se rendre dans divers pays afin de concrétiser ses démarches. À
l’été, il se rendit à Hambourg afin de finaliser l’acquisition de la bibliothèque de
feu le docteur Martin Fogel (1632-1675) avec qui il avait correspondu. Il réussit
ainsi à augmenter la collection de 3600 ouvrages et doubla par conséquent
l’espace occupé dans la bibliothèque devenue trop petite. Un projet de
déménagement s’imposa entre 1678 et 1681 et il y eut donc un déménagement
dans un seul immeuble. Leibniz se trouva ainsi à travailler en toute liberté dans
un nouvel immeuble et cela lui donna l’occasion de réaliser d’agréables
rencontres et surtout d’user de tous ses talents de diplomate quand il s’agissait
de négocier des sanctions de retard de prêts.
L’organisation physique des documents
L’aménagement des ouvrages selon le format tenait lieu de critère d’organisation
de l’espace dans les bibliothèques, telle que préconisé selon l’usage au XVIIe
siècle. Leibniz dénonçait cette façon de faire, bien qu’esthétiquement, la chose
donne lieu à une présentation tout à fait agréable. Il proposait plutôt un mode
d’accès aux documents plus simple, construit en fonction d’un plan de
rangement des connaissances, inspiré de ses travaux sur l’art combinatoire. En
fait, son projet d’encyclopédie du savoir prenait ici tout son sens. Il va sans dire
que cela mettait en cause à la fois les principes d’organisation des documents
sur les tablettes ainsi que les outils de recherche qui les identifiaient. Ces outils
prenaient une place importante dans ses tâches de bibliothécaire, bien que peu
de ces outils aient été mis à jour. Par contre, on ne lui attribue peu d’influence
sur l’aménagement des lieux physiques de la bibliothèque Wolfenbüttel entre
1707 et 1710.
Parfois méprisé par son entourage, Leibniz n’était hélas pas pris très au sérieux : on le
qualifiait de « glaubet nichts », impertinent, dirions-nous, indigne de crédibilité. À la fin
de sa vie, on mit en doute ses options politiques et son universalisme sans réserve.
Oserions-nous dire qu’il était plutôt un « touche à tout » du savoir dont l’ambition
d’unifier les sciences le préoccupait jusqu’à l’éparpillement ce, sans qu’il n’en ait jamais
vu la fin ?
À sa mort, aucune des sociétés savantes pour lesquelles il avait travaillé n’eut quelque
commentaire à formuler à son égard. Seule l’Académie des sciences de Paris prononça
un éloge funèbre par l’entremise de Fontenelle, en novembre 1717
41.
En guise d’apologie, disons que même si certains voient dans son érudition, un défaut,
cela n’enlève rien à la noblesse de sa personnalité avant-gardiste. Par exemple, il faut
admettre que l’approche œcuménique en laquelle il croit, exige un profond sens de
l’éthique, puisque les vertus d’être humain passent avant les préjugés acquis, hérités de la
culture. Or, il se trouvait au milieu de familles politiquement orientées, loin de ces
bonnes intentions. Il faut avouer que les visions universelles et unificatrices sont des
valeurs certes souhaitées de tout temps, mais difficilement réalisables. Quand à sa
curiosité pour toutes les sciences, à la source de l’éparpillement reproché, il faut
reconnaître qu’à cette époque, la science n’avait ni l’ampleur ni la rapidité de
transmission du savoir que l’on connaît aujourd’hui.
En somme, disons que ses travaux de bibliothécaire étaient davantage empreints des
principes hérités de la philosophie humaniste que de ceux de la technocratie ou des
administrations du savoir. À preuve, pour lui, tout ouvrage a de l’importance dans la
mesure où il peut rendre quelqu’un meilleur et plus heureux. Ses études
bibliothéconomiques étaient visiblement éparpillées, mais disons qu’ici, surtout en ce qui
regarde ses travaux d’indexeur, il tente manifestement de constituer une sorte
d’unanimité sur les principes d’organisation du savoir. Parler ici de la naissance d’une
« norme » serait à tout le moins une hypothèse à envisager.
On doit finalement son enthousiasme pour la culture à trois facteurs déterminants.
Le premier a trait à sa famille. D’abord un père scolarisé, présent et actif autant qu’il le
pût, puis le discernement, l’encouragement et la confiance d’une mère envers les
aptitudes de son fils, tout cela ne pouvaient que constituer une combinaison gagnante
pour faire du fils Leibniz, un esprit curieux hors du commun.
Deuxièmement, le jeune Leibniz a de la facilité à s’associer à des personnes tout aussi
influentes, susceptibles de satisfaire ses besoins d’élargissement des connaissances,
surtout qu’elles étaient en plus, détentrices de bibliothèques bien garnies.
Troisièmement, une distance critique par rapport aux milieux académiques du temps, trop
conservateurs, fermés aux principes de la méthode scientifique naissante.
Au-delà de ces limites, son respect des anciens, surtout en ce qui a trait à leurs bases
culturelles et sa fréquentation des Académies et sociétés savantes de toutes sortes firent
en sorte de nourrir inlassablement son besoin vital de constituer et d’organiser ce savoir
universel pour lequel il se passionna toute sa vie.
Jacques Messier
Bibliothécaire professionnel
Université de Montréal
Jacques.messier@umontreal.ca
Bibliographie
1.
La Grande encyclopédie. Paris: Larousse, 1971.
2.
Association, American Library. "Leibniz, Gootfried Wilhelm (1646-1716)." ALA
World Encyclopedia of Library and Information Services (ALA, ed). London ;
Chicago:ALA ; Adamantine Press Limited, 1986; p.447-448.
3.
Balayé, Simone. La Bibliothèque nationale des origines à 1800. Genève: Droz,
1988.
4.
Blay, Michel. "Leibnizianisme. Les substances." Grand dictionnaire de la
philosophie
(Larousse; VUEF Éditions, ed). Paris, 2003; p.1105.
5.
Blay, Michel. Grand dictionnaire de la philosophie. Paris: Larousse : CNRS,
2003.
6.
Bouveresse, Renée. Leibniz. Paris: Presses universitaires de France, 1999.
7.
Bowden, Delia K. Leibniz as a librarian, and, Eighteenth-century libraries in
Germany. London: School of Library, Archive and Information Studies, 1969.
8.
Feather, John ; Sturges, Paul. "Leibniz, Gootfried Wilhelm (1646-1716)."
International Encyclopedia of Information and Library Science. London ; New
York:Routledge;364-365.
9.
Garberson, Eric "Libraries, memory and the space of knowledge " Journal of the
History of Collections 18 (2006): p. 105-136.
10.
Jolley, Nicholas. The Cambridge companion to Leibniz. Cambridge ;
New York: Cambridge University Press, 1995.
11.
Larousse, Pierre. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français,
historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique,
scientifique, etc. Nîmes: C. Lacour, 1990.
12.
Leibniz, Gottfried Wilhelm, and Preussische Akademie der Wissenschaften.
Sämtliche Schriften und Briefe. Leipzig: Koehler.
13.
MacDonald Ross, George. "Leibniz " (University of Leeds Electronic Text
Centre, ed), 2000.
14.
"Les langages documentaires."
http://www.iufm.unice.fr/application/spip/dw2_out.php?id=539. 27 mars
15.
Mayerhöfer, Von Josef. "Leibniz und Wien." Biblos 42 (1993): p.1-25.
16.
Naudé, Gabriel. Advice on establishing a library. Berkeley: University of
17.
Paasch, Kathrin "Die Bibliothek des Johann Christian von Boineburg
(1622-1672) Ein Beitrag zur Bibliotheksgeschichte des Polyhistorismus " Grades doctor
philosophiae diss., Berlin 2003.
18.
Ravier, E. "Les ouvrages publiés par Leibniz 1663-1716." In Bibliographie des
oeuvres de Leibniz
Paris: Librairie Félix Alcan, 1937.
19.
Rescher, Nicholas. "Leibniz Finds a Niche. (Settling in at the Court of Hannover :
1676-77)." Studia Leibnitiana XXIV (1992): p.25-48.
20.
Robert, Jean-Michel, and Fontenelle. Leibniz, vie et oeuvre. Paris: Pocket, 2003.
21.
Robert, Paul. "Leibniz, Wilhelm Gootfried." Dictionnaire universel alphabétique
et analogique des noms propres (Le Robert, ed). Paris, 1984; p.1802-1803.
22.
Robinet, André. Leibniz et la racine de l'existence. Paris: Éditions Seghers, 1962.
23.
Runes, Dagobert David. Pictorial history of philosophy. N.Y.,: Bramhall House,
1959.
24.
Schmieder, -Anke. "Gootfried Wilhelm Leibniz als Bibliothekar." Zentralblatt für
Bibliothekswesen und Bibliographie, vol 103, 1989; p.443-448.
25.
Schulter-Albert, Hans. "Gottfried Wilhelm Leibniz and Library Classification."
Journal of Library History, Philosophy and Comparative Librarianship 6 (April 1971):
p.133-152.
1 International Encyclopedia of Information and Library Science p. 365 2 Luis Bunuel, qui l’avait sans doute emprunté à quelqu’un d’autre…
3 Larousse, Pierre. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique, etc. Nîmes: C. Lacour, 1990.
4 Principe selon lequel chaque individu est unique par rapport aux autres individus de la même espère. Voir aussi : Encyclopédie philosophique universelle II. Les notions philosophiques. Paris, PUF 1990
5 Philosophe, professeur de droit à Lepizig, il est reconnu pour être un contestataire de l’esprit immobiliste qui imprègne les universités. source : Petit Robert des noms propres.
6 Raymond Lull (1235 – 1316 ?) était un érudit latiniste qui se représentait les sciences comme une forêt d’arbres dont les racines constituent la source de toute chose. Son plus ambitieux projet fut celui de réunir les trois grandes religions en une seule, autour du principe unique de la Trinité. Selon lui, l’intelligence humaine opère suivant le principe de montée ou de descente. Ses ouvrages principaux : « Arbre de scientia » (1295) « Liber de ascensu et descensu intellectus » (1305 ?). 7 Norbert Wiener proclama Leibniz le Saint Patron de la cybernétique
8 Blay, michel. "Leibnizianisme. Les Substances." Grand dictionnaire de la philosophie
Ed. Larousse; VUEF Éditions. Paris, 2003. 1105. 1 vols.
9 Cette allusion est intéressante. Il faut se rappeler que la langue hébraïque est intimement associée à la numérologie. On sait par ailleurs que Leibniz se passionnait pour les mathématiques dont le calcul binaire, et pour tout système de signes
susceptible de réaliser l’unité de la pensée universelle.
10. Leibniz, G. W. and Preussische Akademie der Wissenschaften. Sämtliche Schriften und Briefe. Leipzig, Koehler.
11 « Les ouvrages publiés par Leibniz 1663-1716 » dans Bibliographie des oeuvres de Leibniz
12 Cette allusion n’est pas certaine. On a qu’à voir la suite.
13 « Gootfried Wilhelm Leibniz als Bibliothekar.” Zentralblatt für Bibliothekswesen,
14 Jolley, N. (1995). The Cambridge companion to Leibniz. Cambridge ;
New York, Cambridge University Press.
15 Unité de mesure monétaire allemande à laquelle souscrivait la famille Braunschweig-Lüneburg . 1 taler équivaut à 15
marks
16 Denis Papin avait étudié la physique de la vapeur. On lui attribue la paternité du principe de la locomotive à vapeur. 17 Dans ce dernier cas, il s’oppose à un courant de pensée académique de son époque voulant que toutes les langues soient issues des régions d’Europe du nord.
18 Leibniz, G. W., M. Parmentier, et al. (2004). Quadrature arithmétique du cercle, de l'ellipse et de l'hyperbole et la
trigonométrie sans tables trigonométriques qui en est le corollaire. Paris, Vrin.
19 Rey, A. and P. Robert (2001). Le grand Robert de la langue française. Paris, Dictionnaires le Robert.
20 Érudit et bibliothécaire de Colbert. C’est grâce à lui que la bibliothèque du ministre acquis ses plus grands trésors littéraires.. 21 Un des premiers membres de l’Académie des sciences. Colbert l’avait nommé gardien de la bibliothèque du Roi. Source : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle
22 « Il lui donne son meilleur bibliothécaire, Nicolas Clément, qui dressera le premier catalogue des imprimés, avec un classement en 23 divisions, dont les grandes lignes subsistent encore. » source : Balayé, Simone. La Bibliothèque nationale des origines à 1800. Genève: Droz, 1988. Critiqué par Denis Pallier dans BBF 1988 - Paris, t. 33, n° 4
23 Physicien, naturaliste et botaniste, il gagnait sa vie à cultiver les plantes médicinales. Amateur de grec et de latin, il publia le premier dictionnaire grec-latin en 1537. Professeur de grec, il poursuit ses études de médecine et publie en 1545 le
« Biblioteca univesalis » , premier catalogue de plus de 1800 noms d’auteurs et de titres d’ouvrages, avec résumés et commentaires. Plus tard en 1548, il publia un ouvrage monumental : « Pandectarum sive Partitionum universalium Conradi Gesneri » dans lequel il tente de rassembler tout le savoir selon un plan de classement en 21 facettes. Les 19 premiers volumes furent publiés en 1548 et le dernier en 1549, plus un ouvrage concernant la médecine qui n’a jamais été publié. Il publia également d’autres ouvrages sur les sciences animales. Source : The New Encyclopaedia Britanica vol 5.
24 Scriptorum Rerum Brunsvicensicum
25 On lira avec intérêt Garberson, E. (2006). "Libraries, memory and the space of knowledge " Journal of the History of Collections 18(2): 105-136.
26 Conrad Gesner réalise la première véritable bibliographie publiée entre 1545 et 1548 qui répertorie mille titres classés par ordre alphabétique d’auteurs à laquelle il ajoute un plan de classement par matières.
27 Schulter-Albert, Hans. "Gottfried Wilhelm Leibniz and Library Classification." Journal of Library History, Philosophy and Comparative Librarianship 6 (April 1971): 133-152.
28 Érudit hollandais, professeur de belles-lettres. Son travail de classement se trouve possiblement dans son ouvrage « De bibliothecis liber singularis » datant possiblement de 1669. source : Larousse, Pierre. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique, etc. Nîmes: C. Lacour, 1990.
29 Kathrin Paasch: Die Bibliothek des Johann Christian von Boineburg (1622-1672) Ein Beitrag zur Bibliotheksgeschichte des Polyhistorismus.
30 Philologue et bibliographe, il eu la réputation d’être un travailleur infatigable. On lui doit en plus de son « Bibliotheca classica », le « Bibliotheca librorum germanorum classica » (Francfort 1625) source : Enciclopedia universal ilustrada 1907.
31 Orientaliste, né à Zurich en 1620. Il publia passablement d’ouvrages dont un thésaurus en philosophie. Source : Grand dictionnaire universel du XIXe siècle
33 Schulter-Albert, Hans. "Gottfried Wilhelm Leibniz and Library Classification." Journal of Library History, Philosophy and Comparative Librarianship 6 (April 1971): 133-152. Tobias Fleischer construisit en 1675 et 1676, un catalogue de bibliothèque pour le Baron Johann Christian von Boineburg. Source : Il Bibliotecario 7, (1990) p. 181-218
34 Ibid
35 « Idea Leibnitiana Bibliothecae ordinandae contractior »
36 Leibniz, Gottfried Wilhelm, and Preussische Akademie der Wissenschaften. Sämtliche Schriften und Briefe . Leipzig: Koehler. Heft 5
37 Leibniz und Wien p. 8
38 Melvil Dewey introduit le système décimal de classification pour la première fois en 1876 (source : Robert des noms propres.)
39 La definition du mot encyclopédie a évolué depuis l’antiquité. Au XVIIe siècle, il peut désigner à la fois un ensemble
de sujets organisé dans un corpus (bibliographie), ou l’ensemble du savoir que possède un homme instruit.
40 « Libraries and encyclopedic knowledge » dans Garberson, E. (2006). "Libraries, memory and the space of
knowledge " Journal of the History of Collections 18(2): 107-111.