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LA STRUCTURE DIALOGIQUE DES ESSAIS DE MONTAIGNE
Arlette DUPONT
Department of French Language and Llterature
MCGlll Unlverslty, Montreal ~
Septernber 1983
A Thesls submltted to the
Faculty of Graduate Studles and Research ln part131 fulflllp,ent of the requirements.
@
Arlette DUPONT 1983for the degree of 1
If
LA STRUCTURE DIALOGIQUE DES ESSAIS...DE MONTAIGNE
.
--REMERCIEMENTS
Je dédle cette thèse à tous mes frères et soeurs solidaires d'une même destinée ... frèr~s . . . et non pas voisins.
Je tlens à exprlmer ma gratltude à Madame Eva Kushner, mon directeur ,de thèse, pour ses conseils métho-dologiques, et son Jugement précis et doué à extralre l'essentiel et à créer l'équilibre du texte. Je lUl dois ,pussi l' heureux contact ave'c, Madame Hope H. Glidden. Je
souhdite attirer l'attention sur les excellents articles de Madctme Hope
H.
Giidden, une unlversltalre américaine, qui n'a généreusement fournie en matériel impressionnant,trié de ses récentes recherches. Son style Vlvant et con-temporain enchànte!
Je désire remercier toute spéciale et amlcale, le professeur Mar nge dont j'al beaucoup goûté les cours pour l~ur haut culte u s~voir. M. Angenot m'a orientée vers les travaux de Bakh ine qui cernent cette aride matière du dia~ogis~e doublé du concept d'écriture polyphonlque. Sans cet outil de b~se, J'aurais été dans l'lmpossibllité d'ana1yser un sUJet tel que "La structure dialogique des Essals".
A M. T.ichoux 1 Je dois
le
Ifrér i te de m' aVOlr fai tcompr~ndre, l'lmportance d'une bon~e recherche préparatoire,
le danger de brüler les étapes, ce qUl rlsque de saper la solidlté de l'entreprlse ou de, provoquer la d~vlatlon du sUJet.
'"
Je tiens à remercier M. McGillivray de ~'~vqlr lnltiée avec un enthouslas~e contagieux à Montalgne et son oeuvre ..
/
RESUME
Perçus sous l'angle du dialogue, les Essais repré- , sentent l'activité coutumière de la parole comme miroir de
no~s-mêmes, de l'âme, de la pensée et de l'action humaine.
Montaigne apparaît structurellement insaisissable car son objet philosophique, la méthode dialectlque oppo-sant la vérité au Mensonge, liée au problème de la connais-sance qUl loge en Dieu, touche à un sUJet émlnemment lntel-lectuel et même purement spirituel. A cette catégorie de
III
nature cachée, le lecteur généralement échappe.
Montaigne a.d'abord voulu être lUl-même, a d'abord VOUl~l "être", i.e., se présenter coml'ïe un "en-sol", une "ame l1l1se à nue" qUl nous perMette d'entrer en communion vivante avec lui. Notre vie résumée en ce qu'elle a de plus essentiel est un exerClce d'amour, non un "discours". C>est pourquoi Montalgne préfère une forme d'écrlture au ton amical de la parole Vlvante bien que ses Essais aient en commun avec 'la poésie des myst'iques l'immense difficul té d'avoir à exprimer de l'lndéfl~lssable.
devenir un jeu et créer une lntertextuallté aux couches profondes, de l'ordre dU,caché, à déc9uvrlr; ce Jeu, donc, provoque la participation du lecteur au sUJet par-lant, aux "Je-s parlant", au mot qUl renvoie à un discours autre finalement, tel un rébus qu'lI s'agiralt d~ déchlf-frer. C'est une innovatlon phllosophique de Montaigne: le déplacement de toute questlon.
ABSTRACT
1
Vlewed ln the perspectlve of dialogue, the Essai~ .~\
rI
represent human talk as a mirror of what we are in ourl'
soul, thought and actlon~Montaigne lS structurally most difficult to grasp because his phllosophical obJect, hlS dlalectlc method, opposlng the Truth to the Lle, anà the problem of Knowl-edge residlng ln God, aIl are intellectual and even pure spirltual sU~Ject. ~luslve by nature, the realm of Spl~lt ls·not usually clear ln the reader's mlnd.
Flrst of aIl, Montalgne has wanted to be hlmself, to present himself as a "naked soul"" so as to establish a Ilvlng cpmmunlon wlth us. The sumnary of a llfe lS
essentlally an exerClse of Love, not a dlscourse. ThlS lS why Mont31gne prefers a frlendly tone of talk even though
thè, EssalS have ln COff1mon wlth rrystlcal poetry the lmmense dlfflcutty of havlng to selze the unselzable.
J
J
ty',
Iayers, of a hidden order, to be discovered; this kind of
play promotes the participation of the reader in the
speak-ing subJect 1 the Il l ' s tha t speak ", in the word tha t flnally
sends bac~ to another klnô of dlscourse, like a riddle to
be unraveled. ThlS is Montalgne's phllosophical innovatlon:
the shlfting of aIl questionlng.
ASPECT NOUVEAU
L'art du d~alogue dans les Essais a ce~i de nou-veau qu'il proclame la problématique du langage vitale; c 'est 'l'instrument de communication de la connaissance, et plus profondément encore, le véhicule de la pensée authéntique ou inauthentique de chacun. La mise en garde contre le danger des mots, face à leur pouvo~r de manipu·-lation des esprits, demeure actuel,le.
Par ailleurs, cherchant à ~dentifier le dialogue et le monologue, il.nous a
~mblé
que'leur différence1
réside dans le fait de la dimension sonore du dialog~e; celul-cl est pensée qu~ dev~ent parole bruyante, par le son qui voyage d'un so~ à un autre soi, alors que, pour le monologue, la parole demeure pensée repliée sur elle-même, sans besoln de vocallsat~on.
,-\~ ~ ,
Page
INTRODUCTION l
Première partie
LA PROBLEMATIQUE DES ESSAIS
Chapltre premler LA 'STRUCTURE "DESORDONNEE '! DES
ESSAIS . . . .
. . .
.
. - ( 9· Constatatlon du "désordre" . . . . . . ·'9 · contrain'tes historiques du "désordre". . . . . 14 · Le "désordre" en tant qu'élément structurel.. 17 Chapitre II - MONOLOGUE ET DIALOGUE: GENRE ET
FORME. . .
Le genre de l'essai. . . . . · Montaigne e~ la vogue du dialogue.
· Caractéristiques du monologue et du dialogue~.~
con~'~pts de dié:ilogisme et de polyphoTIle. • " "
"
Deuxième partie
.-L'ORGÂNISATION SPATI~LE DES ESSAIS c,hapltre III - PRESENTATION DE L'ESSAI TYPE:
DE L'ART DE CONFERER ". . . . ' .
. . .
, chapi tre l,V - LE DOUBLE MOUV~ T DIALOGIQUEDANS LES ESSAÎS. . . . . . . . · Enonciateu ultiple: les pronoms.
. .
Enonc~ convergents. . .
.\
. . .
~néma de base dialogique. . . . . . .
, - . Adhésion du public-interlocuteur . . .
.\
CONCLUSION NOTES. . . BIBLIOGRAPHIE. . 21 24, 32 36 45 57 67 67 78 106 110 131 139 161..
o
"
INTRODUCTION
o
Qui ne désire "savoir vivre" sa vie, hier comme
, p
aujourd'hu~, au XVI- siècle comme au XXe?
,
Qui se mêle de trouver un sens à cet "humain voyage"
se~biant nous mener tous absurdement et tête baissée à la
mor t? ••.
C'est pourtant l'entreprise que p~raît avoir tentée un gentilhomme humaniste franç~is de la Renaissance, Michel
4 de Montaigne, auteur des Essais:
Avez- vous su médi ter et mal1ier votre vie? vous avez fait la plus grand~ besdgne de toutes. l
En 'sa charge de maire de Bordeaux et dG conseiller du roi, habitué, parml les Joutes verbales et les intr~gues de la cour, à trancher des déc~slons de vie ou de mort à une époque où guerres c~viles et rel~gieuses font rage, dé-battre de graves questions apparaît chez lui comme une seconde na ture. ,Ses études en drOl t et son éduoa tlon
ex-cept~onnelle l'y ~uront achem~né. Dès son enfance, i l est
1; J , f, ~
l
, 1. ' ... .!t ~1
"dressé" à latiniser avec ses dÇlmestiques, son pèr'e et sa mère; ~l l i t très tôt, grêlce à des précepteurs avisés, tout d'un tralt de grands sages de l'Antlqulté: OVlde (Métamor-phoses), V~rg~le (l'Ené~de), Térence, Plaute et maints
au-tres. Al' âge mGr de la quarantlème année," i l se retire de la Vle publ~que en sa b~bl~othèque aux solives frappées de sentences pUlsées dans la Blble ou chez les Anclens, au deuXlème étage d'une tour en son château de Monta~gne; et là, 11 écrlt les EssalS d'tÎ"~~homme "duict" au commerce des
" livres et au commerce des hommes.
Ces deux commerces-à bien y penser-, se fondent en un seul et même tout. A vrai dlre, cette conna~ssance puisée dans les livres ou bien auprès des hommes demeure de toute façon transm~se d'homme à homme, de bouche à ore~lle, conversations sur papler ou conversatlons dans la Vle,
c ' est tou t un: échange fruc tueux obtenu en "llmant sa
cer-2
velle con tre celle d' 3.U trul" . Dans le chap~ tre de L'
Ins-.
tltut~on des Enfants, il suggère fortement cette méthode
d' apprent lssage pour "médl ter et manler notre v~e" . 3 s~ leçon se fera tantêt par devls
[entretlen], tan t6t par 11vre; ( . . . ).
(
...
)En cette pratlque des hommes, J'entends
y comprendre, et prlncipalement ceux qUl ne Vlvent qu'en'la mémolre des llvres. Il [l'enfant] pratlquera, par. le moyen des hlstolres, ces grandes âmes des
m~llleurs slècles.
(
A cette cause, le commerce des hommes
y est mervelileusement. propre, et la
vislte dep pays étrangers ( . . . ) pour en rapporter prlnclpaleDent les humeurs de ces natlons et lelHs façons, et pour frotter et Ilmer notre cervelle contre
~elle d'au trul.~
3
Mals encore, d3ns la Vle d'un homme, l'acquls du
~ommerce des llvres et des hommes ne sauralt remplacer l'ex-pérlence des. actlons entreprlses, déclare-t-ll en son pre-mler et dernler Ilvre:
On verra à ses entreprlses s ' l I y ~ de
la prudence, s'lI y a de la bonté en
ses actlons ( ... ) Il ne faut pas
seu-lement qU'lI dlse sa leçon, DalS qU'lI
la fasse. Celul-là a mleux oroflté,
qUl les ,falt, que qUl les
sa~t.5
(Llvr'ë I, chap. XXVI, De L'Instltutlon ces Enfants)
De l'expérlence que J'al de mOl, Je trouve assez de qUOl me falre sage, Sl J'étals bon écoller .,6
() (Livre III, chap. XIII, De l'Expérlence)
4 •
Mon talgne nous p~r lan t en écoller du gr and I l vre du
Monde et de la pensée de l'Antlqulté qU'lI clte
conslèéra-blement dan s ses premler s tomes 1 nous res tons lmprégnés de
~ette constatatlon fr~ppante: que les Ilvres et la Vle
for-ILler. c une ,-,lême école. QU'll s'aglsse d'auteurs, de gens aux
mentalltés dlfférentes rencontrés au cours de voyages, de
nos propres actlons dont le falt de parler n'est pas la
...
Nous ne sommes hommes et ne nous tenons le s un s aux au tre S que par la parole. 7
Et nous-mêmes, à cette heure, en pleln ~~e slècle
sOl-d1sant très évolué, nous arrêtons-nous dans nos
rap-ports ultra rapldes à cette transmlSSlon de la conmalssance
d' homme à homme? Cette transmISSlon se réallse en outre par
les Ilvres et les mass-médla malS, aUJourd'hul comme autre-fOlS, avant tout par le "traln" de nos conversatlons
Ordlr'lal-r es . . . Act1Vlté Sl slmple, Sl coutumlère, dlrlons-nous, que
nous ne percevons même plus l'Importance de nos "gestes
ver-baux", nI les posslbllltés d'un plus rlch~ entret1en.
Llre le secret de
les Ktsa1s. selon
leur omposltlon,
nous, nous 1nstru1t à travers
de cette pr1se de conSC1ence essent1elle. C'est pourqUOI le sUJet auquel nous nous
1nté-ressons VIse à cerner l ' a r t de la communIcatIon en fonctIon
du langage, autrement d1t, le mystère pressentl de la "parole échangée" dans les Essa1S.
A quel type de d1scours part1culler avons-nous affaIre dans les Essals? telle est la questIon qUI se pose.
5
Sl Montalgnè n'a pas écrlt de dlalogue proprement
d~t, néanmo~nst ~l seMble du début à la fln converser avec
son lecteur. A pelne ouvrons-nous le Ilvre que, dès l'3vls
"Au Lecteur", la deuxlème personne du slngtll1er annonce le
C'est lCy un llvre de bonne foy,
lecteur. Il t'<Jdvertit ciès l'entrée,
que Je ne m'y su~s proposé aucune fin,
que domestlque et prlv~.8
App3rcmment, le lecteur ~e peut s'empêcher d'~tre
aux aguets. T~ntôt, 11 est lnterpellé:
Vouleez-\Tou:;3 VOlr cela? comparl?z nos
meurs à un Mahometan, à un payen;9
Tantôt, l~pllqué:
MalS on reçolt les advls de la verlté et ses preceptes comme adressez au peuple, non ]amalS à soy;lO
TantCt,
persuadé-Sl nous voyons autant du monde comme
nous n'en voyons pas, nous
aperce-vr1ons, comme 11 est à croire, une
perpetuelle multlpllcntlon et V1C1S-sltude de formes. ll
De toute éVldence, le seyle de Montalgne tend à s'apparenter à un type partlculler de dlalogue;
lequel? Tout notre problème conslste à ldentlfier la sorte
et le degré de ,idlaloglclté" potentlellement présents et qU'lI nous reste à mettrE en lumlère.
~n premlèrc partle, nous soulèverons l'ensemble de la problé~ùtlque des ESSùlS: leur structure "désordonnée". ~ous lrons cnsulte drolt au noeud de la problématlque en présent2nt cette structure comme l'art du "dlalogue" chez
~
Mont31gne" une déflnltlon du dlalogue et de ses crlt~res s'lmposera, lmpllquant une attcntlon Spéclflque à l'examen du "genre" dlalogue 'v'ls-à-V1S du "mécanlsme" dlaloglque; ce qUl nous amènera à élarglr la conceptlon du dlalogue chez ~lont.:ngne, en lntrodUlsant Id n01'::lon-clé de
"dlalo-1
glsme" ou "d'écrlture polyphonlque".
~n deuxlème partle, nous passerons à la vérlflcatlon textuelle de la structure dialoglque des EssalS. Nous nous baserons d'une part, sur les caractérlstlques du concept-clé de "dlaloglsme", éml s par hypothèse, en premlère par tie, et d'autre part, sur l'lnterprétatlon du double mouvement dla-loglque simultané décelé par Ollvler Naudeau. Nous centre-rons prlnclpalement l'analyse sur un essal, en l'occurrence, celul ayant tralt aux règles du dlalogue, De l'Art de Con-férer (Llvre III, chap. VIII). Nous ne forcerons pas la {coîncldence entre la conceptlon même de Montalgne de la
"conférence" et sa manlère d'écrire; néanmolns, si l'orga-nlsatlon spatlale de l'essal, une fOlS mlse en éVldence, correspond à la visée mUrle et avouée par Montalgne du
7
dlalogue, nous ne m~nquerons pas de porter ce falt à l'at-tentlon du lecteur.
L'ob]cctlf général de cette analyse conslsterâ en un aperçu de l'étendue et de la spéclflclté du caractère
dl~loglgue'dans le dlscours. Comme Ob]ectlf partlcullèr, nous dlstlnguerons trolS fonctlons "dlaloglsantes" corres-pondant à trolS nlveaux (degrés) dlfférents du texte.
LA PROBLEMATIQUE DES ESSAIS
CHAPITRE PREHIER
LA STRUCTURE "DESORDONNEE" m~s ESSAIS
"
-Const:1 t3. tlon du "désordre"
La chf f lCU l té lnhéren te à 12 lecture des ESSëÜS
apparaît &tre de ne pas perdre de vue l'esprlt de Montalgne dans son ensemble. Il l"avoue lUl.-même dans un passage des-crlptlf de son style:
C'est l'lndl.ll.gent lecteur qUl perd mon su Jet, non pas moi; ( . . . ) Je vais au
change lndlscrètement et tumultualrement.12
De par cette affl.rmatlon catégorlque, l'lntentlonde l'auteur ressort nettement· vOller :u lecteur le propre de ce qU'lI tlent: à lUl ,falre "travaliler" à découvrlr; de
falt, en utlilsant le terme "lr:dl.ligent" pour slgnlfler le "non-effort", 11 'semble lndlquer préclsérrent qu'un lecteur non attentlf se "perdra" en ce courant tumultualre de
"gall-13 ~ l~
lardes escapades" , d ' '_'allures au Démon de Socrate" , dont II semble se vant~r dans là même envolée. VOllà donc une phrase très révélatrlce en elle-même, et qUl plus est,
Ilvrée non dès les premlers chapltres, malS dans l'un des
dernlers (III, IX); elle conflrme alnSl l'lmpresslon de
ma-tlèrc lnforme qUl se dég3ge de l'oeuvre entière et qUl peut,
~ssuréme~t, dérouter un lecteur en quête d'ordre loglque et formel.
Plusleurs avertlssements démontrent le "Ch01X
cons-clent" d'une 'forme ne resplrant pùs un ordre CQrtéslen,
systém~tlque et Ilmplde; comme 11 le dlt lUl-même sans
am-bages: c'est "une manlere de composltlon de peu de nom" 15
ou encore "un desseln farouche et extravagant, unlqUe en 16
son genre"
, DéJ~ ces quelques commentalres ~ccumulés nous
tra-cent tout un ltlnéralre: une I l compOSl t lon c'e peu de nom",
un "desseln f:;;.rouche", "e' est l ' lndlilgent lecteur qUl perd
mon sUJet, non pas mal" . . . et VOl.Cl allieurs l'aveu du
"dé-sordre" struc turel pur et slmple des ESS:ll~ "comme en
tou-tes façons est mon lèngage:
[ 1] ,,17
partlculler personne .
expllque-t-ll plus 101n, "et
dlverse couleur, de contr31re
trop serré, désordonné, coupé,
Ce sont "mes rantalsles' ~ ,18 ,
lUl échappe des choses de
substance et d'un
~
19
rompu." Sans exagérer, lorsque nous llsons Montalgne,
c'est du Sp::Ht: c'est "à plelne vOlle" 20 , c'est "à brlC~e
b tt ,,21
11
débrldée; c'est à cheval,'d'allleurs, que Mont~lgne
médl-t;:nt le mleux et p:)uvalt galoper des "hUlt, dlX heures,,22
d'affllée, nous confle-t-ll. AUSS1, "lI verse de furle
l ' , ,23
tout ce qUl Ul Vlent a la boucne' : c'est ~a théorle de
la "fureur poét lque", selon Pla ton 1 que l'on surnomme 'à
l'époque "le Dl Vln" :
Le poète, dlt Platon, ~SSlS sur le
trépled des Muses. verse de furle tout ce qUl lUl Vlent en la bouche. comme la gargoulile d'une fontalne
24
(
...
),(
A ce style d'un "décousu" désln vol te s' alile une 25 humeur rlante et gale car "rlen ne va s ' l l ne ua galement"
gllsse-t-ll au détour d'une phrase. Ce sourlre Lout ouvert
à 13. vie, cet te forme ,~lmable ~e "fureu'r poétlque" décr
1-vent, pour 31nSl dlre. l ' a l r de Ilberté de corps et d'esprlt
- ,
déllés que l'on aSSOCle avec Montalgne: trottant en
écri-van t 1 se p 3.1Sant l a se comparer , " ' a un c eva h l ec appe, ~ h ~ ,,26
, 27
"tout à S::luts et à gambades"
28
"choper" "en pays pla t" 29 .,
1
11 n'appréc~e pas pu tout
J
ce qUl semble lndlquer une
::lUtre façon de Glre qu' 11 préfère "être dlfflclle à lire
30 qu'ennuyeux"
Donc, cette allure S::1os plan est volontlers
caprl-cleuse. I l se développe une inslstance régullère. poussée
Ilttér:tire" ; d'ess3l en essé';.l, telle une lncan ta tlo,n sug-gestlve,-un peu cor-;U'1e en publlClt"é aUJourd'hul, Montaigne
1
semble voulolr lmprlmer en la mémol!'e du lecteur o:.ttentlf
C0tt~ ldée-avert~ssement:
,
"VOlS, c'est de propos déllbéré que Je procède 'désordonnément'."AUSS1, Montùlgne slgnale comment le llre en semant, lCl et là, des pOlnts de repère, tel que celul-cl:
Les noms de mes chapltres n'en embras-sent pas tousJours la matlere; souvent Ils la ~rnotent seulement par quelque marque.
Cette remarque génér31e sur le corpus extérleur des
(
ESS21S réafflrme le partl~prls de Montalgne de ne pas
dévOl-1er ce qU'lI dés 1re falre découvrlr; une certalne ~ésolu-tlon par ~h01X se falt sentlr de ne pas exposer c13lremenL, 'crament la '\matlere" de ses chapltres, en Cholslssant
juste-ment un tltre d'alluslon lOlntalne à leur essence. Il semble alnsl déclencher chez le lecteur lntrlgué la recherche d'un sens.
C'est en eff~t la premièr0 réactlon qUl S~lSlt lors-que l'on ent~me la lecture des EssalS· l'on ne salt où l'on
va. L'on semble planex dans le mystère d'un laboratolre mental sans posséder la clef pour ouvrlr même la porte
13
superflciel au plus profond, sans llen apparent de contl-nUlté, tels: la galanterie, le courage, la mort, la cruauté de la torture, le mensonge; mais sans arrlver à une conclu-'
l~--.//
slon clalre et préclse. Il y a de prlme abord cet lnachève-ment de pr1nclpe d'essa1 en essai.
Autre art1fice llttéralre qUl expose le lecteur à la dlsperslon: le phénomène des nombreuses digresslons, co~me en font fOl ces "brusques rappels d'un point de départ ou-bIlé":
Revenons à n02 boutellles, MalS venons à mon theme,
Retombons~à nos coches.32
A1nsl, truf fé de d1gressions, 1. e., de "petl ts r éC1 ts
sans garantle hlstor1que"33, illustr'at1fs ou servant d'exem-pIes, ~es Essa1s offrent un cadre si souple, comme on peut malntenant le constatêr en une vue globale, qU'lIs souffrent "expressérnen t /1 d'un problème de structure. Mon ta1gne, par
,
l'abondance de ses,contes ou petltes fables, semble s'évertuer à élolgner son lecteur d'un ordre textuel; pourquo1? ne
serait-ce pas pour m1eux le rendre attent1f à l'essentlel de ce qU'lI désJ.re IUl fa1re "entendre"? Cela semble man1feste à l'usage Sl fréquen t de la dlgress1on,;. et de plus, la complexl té
.
•
compositionnellé 'des Essais paraît bel et blen attestée, autorisée, voulue de par ces expr~ssions marquantes:
Puisquè je ne Huis arrêter l'attentlon du lecteur par le pOlds, manco male, s<' 11 advietl que Je l'arrête par mon embrouillure. 34
,\
1
Je m' esgare, malS plustot par licence que par mesgarde. 35 .
Joint qu'à l' ad~enture aY-Jeo, quelque
obligation particulière à ne dire qu'à derny, à dire confusement, à dire discor-damment. 36
,Pour ml eux nous en assurer, de l'ave~ de Montaign~, son oeuvre est "farcissure"37 ,
39 pièces disJointes"
IIfricassée,,38
, , "amas de
Enfln, nous nous contenterons de mentlonner deux autres falts matériels qui, pour être mOlns évidents, n'en brouliient que davantage les cartes. Il s'aglt des aJouts ou des additions de Montalg~e à ses écrlts, et du procédé de la citation.
Nous tentons de respecter ainsl les limltes·de notre analyse.
Contraintes historiques du "désordre"
Suite à ce bllan sur la nature "encombrée" 1 viscé-raIe pour a~nSl dire 1 de la structure des Essals, l'on
(
1
)
.
,15"
peut maintenant se demander si l'adoption de cette forme à'écritute répond à un motif originel de commande.
L'on peut répondre dans i'affirmative. Une telle option du "désordre" se justifie à l'é1ucid;Jtion
d'une~-rnière contrainte historique à laquelle m~Rsire Michel,
. ( " ~ . )40
seigneur de Monta~gne a~nSl nomme depu~s 1568 , en tant
f
que noble, devait se plier. Ain~i, il était" strictement inconcevable et fort mal vu qu ',un noble tir~t la quali té de son rang de son activité dSvécrivain; 'd'où cette impérieuse obligation d'adopter une allure accessoire et libre: la
. . 41
s~mple conversat~on Montaigne rédige donc sans souci de plan, comme à loisir, p~pillonnant de sujet en sujet, afin de se faire reconnattre en prem~er lieu par ses con tempo-rains, "ses pa~rs . en cond~tlon" . . 42 en second lieu,~c'est aussi pour ne pas verser dans la montre de son érudition, et ainsi, respecter le gont de la noblesse qui a en horreur les pédants43 . . ll.. CG sujet,'\Hugo
Fr~edrich"
aidé de son sens
'-rr\l'Obscrvation hlstor~que, évoque la gêne de Montaigne à entreprendre un discours nettement savant en ces termes:
MontaJgne se plaint encore sur le tard que, l'on tienne pour une sorte de déran-gement d'esprit, dans son pays, en_ Gascogne, de le voir imprlmé, lui, le voisin de ch~teau ( ... )
(
(.
ses prétent~ons. Il se pique de se
présenter ,avec un nom reluisant, et i l dore un peu le sien, trop terne. 44 ,
• il
Montaigne avait ,plusieurs ralsons d'am-bitlonner rang et créd~t. Elles t~ennent à sa tache d'écrivain et à son ldée de la civilisatlon. 45
La noblesse française étalt ( . . . ) destl-née, sortant de la grosSlèreté de ses vertus mliltalres, à s'élever à un haut niveau de c~vilisatlon, et même à deven~r le terraln prlvlléglé de la culture uni-verselle. C'es~.à ce processus que Montaigne participe. 46
Un second facteur d'ordre historlque'également, mais que l'on devine plutôt cette fois, encourage sans -doute le clalr-obscur de la méthode de composltlon: 11
s'a-git de la menace du bOcher, bie~ sûr. On ne peut lire les
..
Essais dans le vlde; Montalgne commence à écrlre en 1572, année de l'horrible massacre de la St-Barthélémy, ordonné
1
par Catherine de Médjcis, comme on le sait, et les guerres civiles et de religion font rage. Etlemble le rappelle: "La part de la prudence ,est part nécessalre en un temps d'inql:Üsltion où les fagots s'enflamment alsément,,47.
Montaigne semble conSClent Justement du danger qUl pend sur sa tête s'~l émet trop clalrement son oplnlon:
Joint qu'à l'adventure aY-Je quelque
obl~gat~on partlculière à ne dlre qu'à
derny, à dire confusément, à dire dis-cordammen t. 48
(
/
(
17
Cette phrase, citée en rappel, a été jugée
"énigma-, . l ' l 49
tl.que et p url.va ente" par Baraz; qui plus est, "défl-nissant en falt la manlère llttéraire de Montalgne, et lalssant entendre que celle-Cl ::1 pour but, 'entre autres, de cacher un non-conformlsme qUl pourralt être dangereux dans une soclété qui n'est pas gouvernée par la ralson."
( L'être et l a connalssance . )50 .
Le "désordre" en tant gu'élément structurel
Alnsl, constatatlon et motifs hlstorlques du "désordre" nous condulsent à une mlse en garde capltale, avant de nous lancer sur le terraln hasardeux de l'lnter-prétatlon des EssalS: celle de ne pOln t voulolr à tou t pr ix,
ordonner le "désordre", car c'est encourlr le rlsque d'a-boutir à une VlSlon tronquée et fausse, àans ses prémlsses, de l'oeuvre.
En effet, un exemple concret de ce danger d'une lecture qui se h3te trop vlte d'ordonner le désordre, avant de l'lnterroger, se retrouve chez l'écrlvaln Charron lors-qu'il tente de falre adhérer à sa VlSlon du monde l'univers
Frledrlch commente:
Charron, prG~endu dlsclple de Montalgne, crut devolr "ordonner"
(
les Essais pour en diffuser les pensées parml ies doctes sous les espèces de son livre de la Sagesse. C'étalt tuer l'es-prit même des EssalS. Charron retombalt dans la forme de connalssance et de pen-sée que Montalgne avalt abandonnée. 51
En d'autres termes, Charron. s'étant détourné de la forme authentlque du message, fausse au départ son contenu.
Pouliloux, cherchant la clef de la ralson d'être du "désordre", a confronté des pOlnts de vue dlfférents qUl
'"
expllquent comment l'on peut en arrlver à VOlr clalr dans "cet apparent refus systématlque" de l'ordre. Succincte-ment résumés, les V01Cl.
Il commence par cette premlère asslmllatlon de l'homme à l'oeuvre "autorlsant tout vagabondage, toute
ln-'52
cohérence"
Icy, nous allons conformement et tout
53
d'un trelD, mon llvre et moy
Mals 11 la reJette, car 11 seralt trop lnslgnlflant que toute oplnlon n'alt une valeur qu'à la lumlère de 1'0-pinloD réelle de l'homme.
PU1S, 11 examlne la posslblllté de mettre en rapport le style de Montalgne et le style baroque nalssant. Le
baroque répondom t en tre au tres, aux cr l tères de "transcr
(
.'
19
54 '
tlon du désordre du monde" de fldéllté à la nature
mou-55
vante , s'apparenteralt Justement aux formules d~esthétlsme gal11ardes aVqncées par Montalgne, comme cette phrase:
. . . et ont [les essals] une mervellleuse grace à se lalsser àlnSl rouler au vent, ou à le s~mbler.56
Cette dernlère npproche n'est pas conservée non plus, car elle n'englobe qu'une vùe partlelle de l'oellvre, sa
V],-,
sée esthétlque, fondée sur une lntentlon prêtée à Montalgne et non pas décrlée par lUl, empêchant alnSl d'y VOlr les oplnlons à vlsée ldéologlque.
Enfln, une dernlère lnterprétatlon, réductrlce elle aussl Su sens de l'oeuvre, est celle qUl rnssemble toutes les oplnlons sous la bannlère ldéologlque de 'Montalgne. C'est le pOlnt de vue d'Etlemble, mentlonné antérleurement à propos de l'Inqulsltlon que Vlt Montalgne, et à cause de laquelle la fonctlon du "désordre" seralt asslmllable au
57
"masque de la force corrOSlve de sa pensée" Vérlté par-tlelle de l'oeuvre encore une fOLS, car négllgeant, de ce fal t, sa portée proprement Ilttéralre et esthétlque aut,onome.
Un artlcle lmportant est cité par Pouliloux à ce sUJet:
58
Pouilloux a donc compr1s que "ces hypothèses n'enV1-59
sagent le 'désordre' que pour m1éUx le détru1re" Ces lectures n'entrevoient pas le "désordre" pour lU1-même; elles l'expllquent et le transforment tout aussltôt en "or-dre cla1r", sans lU1 lalsser sa chance d'être "pas clalr". Pour éviter ces réductlons à l'unlté esthétlque .ou ldéologl-que, 11 suffit de réunlr ce double plan 1ntégratlf de tous les Ch01X de sUJets poss1bles et lmaglnables.
Dans une étonnante formule, Poullloux réusslt à em-brasser la ra1son d'être d'une telle structure, apparemment
Sl "désordonnée": c'est "une lnnovatlon fondamentale de Monta1gne lUl-même", une "lnnovatlon phllosophlque" qUl
con-sls'te à "déplacer toute guestlon", y comprls celle de leur
fln; car "l'obJet des Essais est radlcalement dlfférent,,60 des écrits 11ttéralres tradltionnels: 11 Vlse à rendre
", ·,t.
"',
"tou t SU] et posslble, tou te oplnlon sou tenable, tou te beau té
61
salslssable." Le "désordre", conclut Poullloux, e~ "un élément structurel de cette productlon Ilttéralre et
phllo-62
sophlque" Il est une donnée et non pas une varlable que l'on peut forcer en une dlrectlon pré-établle 51 facllement.
C'est donc de l'état "désordonné" de l'essal tel qU'll est, qU'll convlent de partlr pour capter l'art de la
communlca-~
CHAPITRE II
MONOLOGUE ET DIALOGUE: GENRE ET FORME
Resserrons malntenant le noeud de la problématlque. Le "désordre", étant reconnu "art de déplacer toute gues-gon", 11 s.e révèle mécanlsme d' engendremen t du dl scours. Dès lors, 11 nous trace un~ plste à SUlvre: comment
Montalgne réallse-t-ll ce déplacement de toute questlon? {j.
Il semble que ce SOlt sous couvert d'une structure dlalogl-que qUl dlalogl-questlonne en renvoyant touJours la réponse à un développement antérleur ou ultérleur. CeCl est l'hypothèse qU'lI nous faut~démontrer point par pOlnt.
Tout d'abord, en apparence, il s'aglt d'une struc-ture monologlque, car aucune répartle formelle ne peut se manlfester de la part du lecteur; pourtant, le discours donne l'lmpresslon que Montalgne mène ~ne conversatlon
anl-~
mée (donc un dlalogue) avec dlfférents lnterlocuteurs: sonlecteur attltré, les dlfférents pOlnts èe vue du commun des mortels, auxquels Montalgne et son lecteur peuvent également s' ldentifler, les hlstor iens et les phllosophes de l'An tlqUl té.
En ce sens, Erlch Auerbach dans un artlcle de Mlmesls falt part de cette lnten~lté de communlcation
con-tenue dans le ton et, dans laquelle on ne saurait admettre que Montalgne parle réellement seul:
Auerbach characte~lzes Montaigne's tone as a 'llvely but unexcited and very rlchly nuanced conversatlon'. We can hardly call it a monologue for we constantly get the lmpresslon that
r--he lS talklng to sorr.eone.U j
PUlsque nous sommes engagés sur cette VQle, une déflnltlon du "genre" dlalogue et de ses crltères s'lmpose.
La forme dlaloguée ou le procédé styllstlque de répartles formelles lia touJours eXlsté,,64. Nous retrouvons ces réparties dans le roman, au théâtre, et dans certalns genres déllbératlfs de la poésle médlévale lorsqu'll y a au moins deux personnages en présence. Cependant, la forme dlaloguée n'équlvaut pas au genre.
Le genre du dialogue en lUl-même se déflnit par opposition au roman ou au chéâtre. Il n'a nul besoln de décor matérlel, ni d'lntrigue, malS il ne peut se pas-ser de mots, indicatlfs des idées, qUl constltuent le décor intellectuel du dlalogue. Les passages narratlfs ou descriptlfs éloignent l'attention du mOUV8ment engendré par "l'expositlon de vues contradlctolres, qUl est l'un des
23
65
caractères essentlels du dlalogue" Ils sont donc tout à
. ,,66
fait "non essentlels et acceSSOlres servant tout au
plus de temps,de "pauses" 67 De cette confrontatlon d'ldées
~ 68
naît "le mode de slgnlflcatlon du dlalogue" , une "dialec-69
t lque '1 qUl prend l'allure d'une "marche à deux, d'une
ten-tatlve de résolutlon ou de synthèse,,70 à l ' lnverse, "une Plèce est et ne résout rlen nécessairement. ,,71
En rétrospectlve, il est donc deux crltères de base que B~nouls _~etrace dans l'hlstolre de la naissance du
dla-(
"
logue '-cQliJmé "genre":
Fondamentalement, le dlalogue le plus slmple se ramène à un échange d'ldées entre deux personnages;72
Bénouis cerne, par ailleurs, deux exigences inter-nes du genre qUl s'lmbrlquent l'une dans l'autre. Tout d'abord, peut-on consldérer une slmple conversation rappor-tée comme un dlalogue du pOlnt de vue Ilttéralre? Il faut alors absolument préclser une "conversation
flctlve",-qu'elle SOlt rapportée ou non au départ--, afln de rétabllr l'lntelliglblllté des répartles du discours qUl ne sauralt eXlster dans un ordre aUSSl ldéal dans la réallté. De cette première exigence découle la seconde'
Tout auteur qUl se propose d'écrlre un dlalogue dOl t ( . . . ) dev~ni~!:!_~rtiste.
Il assure ainsl le llen qUl unlt, dans ce genre partlculler, la dlalectlque
(art de ralsonner) et la rhétorlque (art de blen dire); ( ... )
Il fournlt alors l'ordre et la dlSC1-pllne, ajoute l'lronle là où 11 n'yen avalt pas ( . . . ), prévolt la répartie à
une éventuelle contradlctlon. 73
B+~f, aux sources de l'étude génologlque de Bénouls sur le dlalogue, transparalssent les crltères fondamentaux sUlvants: la présence de Eersonnages échangeant, dans un genre qUl "falt parler,,74, une conversation flctlve, éta-blle selon les canons de l ' ùrt, "à base d' ldées développées dans un contexte àlscurslf, dlalectlque", reflétant autre-ment dit l~ mouvement même de la pensée.
Le genre de l'essal
Ceci dlt, suite à la définltlon classlque qUl pré-cède sur le dlalogue comme "genre", nous almerlons slmple-ment aJouter une préclslon. Ce que nous pressentons être le mode de présentation formelle des EssalS conslste non pas dans l'a'pplication dlrecte du .~)genre", malS, lndlrecte-ment, dans l'aspect montage d'un "méc:!nlsme dlaloglque" répondant aux règles du genre. Car, ne perdons pas de vue que Montalgne n'a pOlnt écrlt dans le genre du dl~logue, malS, bel et bien, dans le genr~ de l'essal: d'où
25
complicatlon, vOllant la saisie de l'art propre à Montalgne de se communlquer.
Montalgne aurait-ll délibérément caché au seln du genre de l'essal, le secret de sa forme dialogique
d'écri-ture? Dans ce cas, pourquol n'auralt-ll pis dlrectement écrit dans 'le genre du dialogue?
Ces questlons nous reportent à l'ouvrage de Hugo Friedrlch qUl explique dans son étude générale comment Montalgne en est venu à cholsir la forme de l'essal. Il expose, dans une analyse conClse mais complète, les
fac-teurs Ilttéralres et historlques l'ayant conditlonné: d'une part, la tradltion, d'autre part, le renouveau de l'lnspl-ratlon mondalne du XVIe siècle.
Très éclairant, Friedrich propose une déflnltion du genre de l'essal né, comme nous le savons, sous la plume
~algne.
L'essal, dlt-il, est le fruit de laréunlon de deux genres: la lettre et le dlalogue. Ceux-ci n'ont cessé d~ se croiser dès leur origine et tout au long , de leur développement.
Hlstorlquement, commente-t-ll, la lettre SUlt de l'épître didactlque grecque. Chez les Latins, elle a pour maître Cicéron, surtout dans ses Lettres à Atticus destlnées
\
1-j
(
'\
au grand public. La lettre apporte, en llttérature,
l'écla-tement de la "conscience indlviduelle" de l'écrivaln qUl
peut enfln s'épanouir; celle-Cl étant restée étouffée, de
l'Antiquité jusqu'à la Renaissance, parml les autres genres
en vigueur. Au cours de la pérlode du haut Moyen-Âge, la
lettre retombera dans le style du tralté, pour être redé-couverte par Pétrarque et accueillie sous cette forme au. temps de Montalgne.
AUSS1, sachons que Montaigne "connaissalt l'essen-75
tiel de la Ilttérature éplstolalre" en Clcéron, Pllne le
Jeune, pour les Latlns, Guevara, en Espagne, Pétrarque et
Caro, en Italle. Parlant des lettres ltallennes, Montaigne,
confie dans un essai:
J'en ay, ce crols-Je, cent dlvers
volumes; celles de Annlbale Caro me
semblent les mellleures. 76
I l n'apparaît pas inutlle d'énumérer, succincte-ment, les pOlnts salilants de certaines lettres modèles
ayant servi à bâtlr le genre de l'essal. Nous yadjolgnons
les critlques mêmes de Montalgne sur cet art éplstolalre qUl semble bel et bien avoir commandé la plus grande payt de la conception de ses Essals, comme nous, allons le VOlr.
Ainsl, le contenu de la lettre clcéronnlenne res-semble étrangemen t au "désordre composi tlonnel" entrevu
•
27
dans les Essai~ au déb~t de notre exposé; on y retrouve
!
l'apparente lncohérence, la varlété des sUJets (pOlltique, morale, phllosophle, sClence), l'oplnion personnelle de
~
l'éplstoller sans qu'il tranche entre le pour et le contr€ et, remarquablement, "seule l'unlté de l'écrivaln confère
h ; " d . h 77
une co erence note Hugo Frle rlC . En outre, par le ton chaleureux et famliler, détrôn~nt le ton doctrlnal, l'au-teur se préoccupe de la " pr ivata cotldianaque vlta,,78. C'est ainsl que le style s'assoupllt par le ton, varlant en
fonc-79
tlon de l' "adapta tlon au destlna talre" , d ' J.près la règle d'or de l'Antlqulté. La lettre cicéronnienne répond donc aux critères suivants: basée sur les "pro et coptra des
80
idées" 1 sans concluslon 1 elle manlfeste en outre l'ex-pression "privée" des sentlments les plus intimes (y
CO.ll-81
pris Il souffrance et lronie de soi-même" ) d~stinés aux parents et amis; e t e I l e " s'en tlen t ... a ces d' lSposltlons . ,,82 lors même de sa publlcatlon.
Friedrlch clte aussi le cas des lettres de Pllne le Jeune. L'on y décèle éVldemment l'absence d'ordre, mais cette fOlS-Cl, de façon étudlée, en une manlère de "lalsser-aller calculé". Pllne s' lnvente des ,levlers de commande, SOlt, par exemple un prétexte fictif, le destinataire lm a-glnQire dont le nom sera fabriqué en fin de rédactlon, et
un contexte tout aussl fictlf par la situation de départ concrète, mais artlflcielle. Tout le but est "d'avoir l'air", avec élégance, dilettante83.
Pétrarque reprendr;:; la "lettre" à la mode de Clcéron. C'est déjà la porte ouverte aux Essals:
Pétrarque a continué à développer le germe de l'essai déposé dans la lettre par Clcéron [et Sénèque] .84
De plus, un événement Vlent libérer encore d'une entrave lmport~nte la r?ute menant vers une nouvelle lnspi-ration Ilttéralre:
Au XVIe siècle, la lettre traltée comme genre Ilttéraire fait aussi son "apparl-tion dans les langues vulgalres. 85
Ainsl, l'oeuvre d'Antonlo lGuevara, Epistolas famlliares, considérée le "trésor de la culture moyenne", jOUlt au temps de Montaigne d'une grande popularité; elle paraît en France, traduite par Guterry, sous le nom d'Epîtres dorées. Notons qu'elle puise abondamment dans les Oeuvres Morales de Plutarque qui ,sont, comme on le salt, le "brévlalre" des Essais de Montalgne. Or, Plutarque écrlt sous la forme de "dialogue ou d'essal", précise lndlfféremment Frledrlch, comme s ' i l s'aglssait de termes interchang~ables.
Nous pouvons donc déceler, grace à l'emprelnte certaine de Plutarque sur les Essais, la source fort
(
(
29
probable~du double emploi du genre de l'essai et de la forme
. 0
dialoglque pressentie; le ton de conversation semble en ef-" fet orienter le style de Montaigne en ce sens.
Or donc, la lettre, c'est pourtant "l'essai à l'état
1 atent" 8& r malS encore "entravée" . 87 car, la lettr8 pose
d , b a or d t l I t e un postu a "1 a l' lcence d ,". unprovlser . ,,88
ESS~l ou lettre, c'est, au lieu du marbre du grand art, la souplesse d'une langue qui a redécoùvert sa fonctlon naturelle;
c'est dans les deux cas un genre où 89
l'homme abol~t sa dépersonnalisatlon . . .
~firme Frledrlch. C'est tout un pas en Ilttérature, etIPour qu 1 une
te~le
"consclenceindivld~elle"
90 se cr istalllse~r-tistiquement, il fallalt que se lézardent et s'écroulent les
. , ' " l . f - ,,91
cadres autorltalres de l~ sco astlque lnlssante Ce
que l ' essal conserve de la lettre flnalemen t n'est que l ' "en-veloppe" de la forme épistolaire que l'on décachète: l'essai
retranche tou t
slmpl~men
t de la lettre les "consldéra tions, 92 " 93 '~
rhétorlques" l'" a ffectatl0n", et" la "faussete de la
Sl-. ,,94 d d ' ~
tuatlqn , en l'absence 'un estlnata1re reel.
Pour que l'essal naisse, il sufflra que la
~lbér3-tion complète de l ' esprl t autonome de l' écr lvaln sorte au
grand Jour; en mots clalrs, i l s' aglra de ne plus avoir à
parler avec gêne de SOl; de reconnaître, par un acte de
l'esprit, le tout complet que fC,rme l'homme en ses sentlmants
.'
t' •
(
et en ses idées. Pour résumer, la lettre constitue un avant-qoût de la parole entlèrement affranchie, libre de tout préjugé de caste, de classe ou de docte lnterprétatlon; en somme, ce que Fr ledr ich appelle le langage de la "libre
b ' " t , , , 9 5
su ]ectl Vl e .
96
Montalgne, Justement, "effectue ce passage" En inventant les ESSdlS, 11 intronlse le "pouvolr être SOl, à soi et en soi" en éllmlnan t les séquelles de la "maladle à
97
la mode" , l.e., la lettre artlstlque; ce t te dernlère étant "devenue le thé~tre d' exerClces de style creux ( . . . ),
98
le genre de la vaine Jalle sse" En prlorlté. Montalgne abolit le style doctoral ~ncore possible dans les lettres de Pétrarque, maître du genre. Il s'évertue à mettre en
lumlère ses tralts personnels, alors qu'au rebours,
Pétrarque se garde de trop en lalsser par3ître sur certalns détails "trop
c~mcrets,
trop fortults .. 99, relate Frledrich. Les dlgresslons devlennen t mùtlères ar tlculées au lleu d'un100
Il fatras c;:haotlque et encombrant Il eXlstant chez un
/
Guevar~, et une lettre plus p~rfalte sans destlnatalre lma-glnalre s'lnst~ure; et cependant, gUl ne pput déJà plus
~'appele~_une lettre C3r elle n'a pas de dédlcatalre à gui
... ~ .. 1·
(
31
Montaigne avoue même qu'il eat choisi volontiers la
forme ~pistol)lre, expllquant:
Et eusse prlns volontiers cette forme à
publler mes verves, si J'eusse à qui
parler lOl
Le dialogue SUlt à peu de chose près les mêmes
sai-sons d'écloslon que 13 lettre. Il fait son apparltlon chez
102
les AnClens 1 lilustré essentlellement par le~ ouvrages
de Platon, Clcéron et Luclen; -malS en même temps que genre Ilttéralre développé, le dlalogue commence certalnement
avec Platon. Jusqu'à nos Jours, 11 a, par la célébrlté de
ses Dlalogues, tltre même de son oeuvre, lalssé sa marque
permanente en Ilttérature et en phllosophle. E. Merrlll note:
a steady stream of lnfluence from Plato l03 .
N u Moyen-Age, 11? productlon en est maSS1'J'e. Le dlalogue
est plutôt déslgné sous les termes de "débat" ou encore de
"ca téchèse \1 parce que son concept se forme et évolue, au
début, '.3., tra'lers les dlsputes d'drguments théologlQUesl04.
A la Renais~ance, tout un essalm de dlalogues envahlt
llt-téralem~nt la sc~ne des Let~~es dans les années 1550 et
1560, peu a\"3.nt ~ue ~1or:t3.1gne n'entame ses ESS3.1S lOS . Et
c'est en 1569, effectlvement, qU'lI rédlge 1= tradUC~lon
106
de la Theologl~ ~aturalls de Ray,nond 3ebond
,( \
l'
Monta1gne et la vogue du dlalogue
Sans plus tarder, abordons le siècle même de Monta1gne dans toute son effervescence et son engouement
pour les Lettres et la culture en général. La descrlptlon
du contexte hurnan1ste Jette un tra1t de lurnlère non négll-geable sur la mah1ère d'écr1re de notre auteur.1
Il conVlent de saVOlr qu'au temps de Montalgne
l'esthétlque llttéralre commence à prendre forme; "l'ldée
, 107
de la man 1ère gagne sur la ma t lere. " L' ln fl uence
so-ciale ltallenne apparaît le facteur caplL~l de pénétratlon
en France de cet "art de la oarole", grande marque de dlS-t1nctlon dans la bonne soclété:
The ch3racterlstlc ~rt, 3fter all, of
the Ital13n Renalssance was t~e art of
speech. ' Il bel par lare, 11 par lar
gentll' was the necessary fuallflc3tlon of dlstlnc~lon ln soclety. 08
Ce Jeu de conversatlon lntellectuelle se dlffuse et prend
place tant ~ la cour, dans les salons, dans les Acadérr.les,
qu'en Ilttérature proprement dlte. Comme on le VOlt, le
d1alogue naît de 1.3. '/le du àlscours 'T'ême des hommes.
TrOls oec.'Jres prlnclpales se!11bler.t davantage aVOlr
lnsPlré la plume de Mont~lgne, coïncldant préclsément avec
les trolS couran~s è'lnfluer.c~ prépondérante sur le
33
CItons à ce propos le dialogue It311en au tItre
révé~~teur de l'atmosph~re des conversatIons brIllantes:
Le CourtIsan (Il Corteglano) ou l'art de plaIre à la Cour e Castlgllone. Ecrlt sur l'lnvltatlon de Françols 1er , i l devlent célèbre à travers toute l'Europe du XVIe slècle; aussl, 11 amorce une vogue d'oeuvres herltleres" . , , / , 109 du Courtisan. Il devalt serVlr de "brévl:llre du
saVOlr-110
vlvre" et "reprodUIre des conversatIons entre des per-111
sonnalltés contempOr3.1neS bIen en vue" Montalgne,
11-•
sant l'lt311en, l'admIre partlcullèrement pour son "parfum ar lstocra tIque", lUlle
"VOIsIn de ch~ teau", comme on l'a vu, qUI cherche à vanter sa partIcule noblll~lre pour sefaIre accepter en t3nt qu'écrIvaIn de ses paIrs en condl-tlon.
EnSUIte, parmI les d1310gueurs frdnçals, Guy de Brués, dans ses DIalogues contre les Nouveaux AcadémICIens,
fIgure un précurseur pour MontaIgne qUI lUI emprunte maInts exemples à propos de la dIverSIté et des contradIctIons des doctrInes phllosophlques eXIstantes, partIculIèrement au
112
seIn de l'Apoloqle de Ravmond Sebond
EnfIn, le npo-platonlsme permet l'ép2noulssement du dIalogue en latIn et en Idngue vulgù;re dans "presque toutes
h d ,,113
114
politique, en philosophie, en religion . Ces dialogues
apparaissent bien SpéCifiés: ce sont les dialogues
didac-tiques dans le genre d~Aristote, de Galilée, les dlalog6es
didactiques plus libres comme ceux du Tasse, d'Alberti, "type proche de l'essai ,,115 par les "ma tlères éclectiques,
t:
116
doxographlques et empiriques" n'oublions pas le
dialo-gue .philosophlque, telle l'oeuvre de Giordano Bruno,
"évé-, d ,,117
nement maJeur presque contemporain es Essais ; et aussi,
l'influence directe qu'exercent sur Montaigne écrivain, des
dialogueurs encyclopédiques français, à la fois sceptiques
et doxographiques, utiliSés par Montaigne pour ses Essais
l l t d villeyl18
se on e Jugemen e 11 s'agit de Pontus de
Tyard, Plerre de la Ramée, Guy de Brués déJà clté, ~t J.
119 Tahureau, "dlgne de Lucien", rappor te Fr iedr lch
Par contre, alors que cette SpéClfiClté de matière dans 1» genre du, dialogue bat son plein, MontaJone, tout à
ç
l'opposé, se rangerait plutôt du coté de la littérature de
commentaires ou du "libre examen ,,120 , par l'llllmlté des
matlères abordées. C'est ce13 que semble exprlmer Mo~taigne
par cette fameuse ,1nterrogat~Q~:
QUi ne VOlt que J'al pris une route par
laquelle, sans cesse et sans travall,
J 'lrai autant GU'll v aura d'encre et
-AJoutant en corollaire tout de sUlte après:
Je ne pU1S tenlr reglstre de ma vie par
mes actlons: fortune les met tro~ bas;
Je le tlens par mes fantalsles. l 2
35
Que Mon talgne SUl ve cet te pen te de ses "fan talsles", de ses
"llbres réflexlons" en "llbre penseur", ce n'est pas si
cu-rleux; les développements ]lttéralres de la prose de forme
ouverte offrent depuls le XVe slècle des genres où règnent la
dl ver Sl té, la var lé t,~, un cer taln goû t pour le
"mlscel-laneous" 1:2), mot génér .ique pour déslgner les "compllatlons,
mélanges, lettres, dlalogues, dlatrlbes, etc.,,124 De ces
125
oeuvres se dégage le prlnclpe d' "ordo fortUltus" cher,
en t re au tres, à f.1on t.algne qLU se peln t "phllosophe
lmpre-medlté et fortulte,,126. Contentons-nous de nommer dans
cette veJne.: Budé, dans ses Annotatlones (1508) -1'>7 ;
comme autres auteurs de gloses, nous avons vlvès et ses 128
Commentalres sur Suétone, sur Isocrate, etc. Erasme,
129
ses Collogues et ses Apophtegmes , Machlavel et ses
130 '
DlscorSl et enfln Etlenne Pasquler dans ses Recherches
131
de France (1562) alnsl que ses dlalogues.
Pasquler, "prlnclpal représentant de
l'lllstorlo-13')
graphle en langue vulgalre et de forme Ilbre" ~ 1 semble
le commentateur qUl se rapproche le plus de Montalgne,
133
pr inclpal glbier" ; de l'avis de Frledrich, Certalns chapitres de ce llvre (B~ cherches de France, d'E. Pasquler] 1 sont extraordlnalrement apparentés à Montalgne, tant par leur tltre que leur contenu134 •.
Nous venons donc de constater que c'est dans ce contexte d'une vague de dialogues que Montalgne s'est mls à c9mposer; parml eux, plusleurs possèdent une forme llbre de gloses ou de commentaires se rapprochant de l'essal. Quant à la lettre, elle a accusé la tendance Ilbertalre à
se dl r e Il 50 l " • De la con]Onctlon du dlalogue et de la let-tre prendra vérltablement source l'essal.
Caractérlstlgues du monologue et du dlalogu§
Quant à l'essal comme genre, 11 n'a ]amalS encore eu un style blen défJ.nl. Sl Montalgne est "le créateur et
135
le premler théor lClen du genre de l ' essal" ,ce n'est 136
néanmolns que par "accldent" fortultement, alnSl que le relève Frledrlch; car le tltre essal ne por=e pas au dé-part sur une "catégorle Ilttéralre, malS sur une methode" , 137 aux côtés d'autres tltres à la mode tels que "les m.Lscelanea, Disputatlons, Sentences, Mots Dorés, Entretlens, Mélanges, Varlétés, Dlverslté, etc. ,,138 . Jean Terrasse afflrme:
..• le corpus de l'essal reste à créer, tout au mOlns en partlel39 ,
et Frledrlch abonde en ce sens:
On n'a encore travaillé que fragmentai-rement à écrire l'histolre de l'essai dans les perspectlves de la llttérature unlverselle. 140
37
Dans une encyclopédie, cependant, nous trouvons l'lndlcation sUlvante:
•.• un grand nombre d'ouvrages, des
essais en part1culier, ont adopté la forme du dlalogue: L'Art de la guerre, de Machiavel; Le Neveu de Rameau, de Dlderot; Eupalinos, de Valéry, etc. l4l
Ainsl, on n'a ]amalS statué Sl l'essal devalt prendre une forme monologlque ou dlalogique.
V01Cl qUl nous lance au coeur de notre sUJet. Monta1gne, bien qu'ayant écrlt dans le genre de l'essal,
a-t-il adopté une forme dialogique ou monologlque d'écr1ture?
Préclsons tout de suite que ce n'est plus une ques-tion de genre mais une qUestlon de "style" que nous sommes lnvités à débattre, en ce noeud de la problématlque de l'écrlture des EssalS.
Effect1vement, vus par Ducrot et Todorov dans le Dlctionnalre Encyclopédique des SClences du langage, le mono-logue et le dlamono-logue représentent des styles syncrét1ques,
c'est-à-dire, qu~ se fondent l'un \~ans l'autre; d'o~
l'émer-gence d'une difficulté de
d~st~nbt~on
des deux styles. Car,s~ les extrêmes sont clairs, au fur et à me~ure que l'un et
l'autre perdent les attrlbuts de leur forme pure, la
fron-tière entre les deux n'apparaît plus claire du tout. Ce
problème de l'établlssement d'une front~ère préclse entre
les deux styles nous amène à exam~ner la défln~tlon des
traits caractér~stlques du monologue vls-à-V1S du dialogue.
On peut décrlre le monologue par les tralts suivants,
\·t\O
esqulssé~par
Ducrot et Todorov:. l'accent mlS sur le locuteur; 142
[celul qUl p3rlel
. le peu de références à la sltuatlon allo-cutl.ve;
[la s~tuatl.on de s'adresser à
quel-qu'un, à un lnterlocuteurl143
. le cadre de référence un~que;
[le "Je" et un~quement le "Je" comme
sUJet parlant et sUJet de représenta-tlon du réell 144
. l'absence d'éléments métall.ngulstlques;
[dans un monologue, 11 n'y a pas
d'l.n-tertexte ou encore PdS de lecture entre
les llgnes à falre; "méta", Sl.gn~flant
"au-delà", et "lingu~stl.que", se
,rappor-tant au "langage"; donc, pas d'au-delà
du langage, car "Je" se ren VOl.e à
(
monollthlque, flgée de l'appréhenslon du réel; autrement dit, 11 n'y a pasde place pour une interprétatlon autre, car cela demanderalt un contexte
dynaml-~ d'échange, SOlt un contexte
dlalogJ-que où "Je" ne répond pas dlalogJ-que de lUl-même, malS a conscience de l'lnteractlon avec
autrui qu' 11 consldè're; dans ce cas, la
vérlté reste à construlre et 11 y a plaçe
pour des éléments métallngulstlques.]14J la fréquence d'exclamatlons;
[partle animée d'un monologue permettant l'expresslon des sentlments de "Je" dans un texte où la vérlté est donnée, toute faite, comme un bloc d'ldées déJà pensées, san s Vle ]14G
,39
Par Opposltlon, Ducrot et Todorov déflnlssent comme un dlalogue tout dlSCOUr.S qUl:
met l'accent sur l'allocutalre:
[celul à qUl le locuteur parle, s'adresse: donc, 11 Y a coexlstence d'un "locu teur"
et d'un Il ::llloc~talre" d2'ns le dlalogue,
contralrement au locuteur seul et unlque dans le monologue qUl sert de
narrateur" s'adressant au
"mol-narrat~lre"; c'est ainsl qu'on utlllsera
les termes de "communlcatlon lnter-per sonnelle" pour dlalogue et de commu-nlca tlon ln triJ.-per sonnelle" pour monolo-gue; ]1<-17
. se réfère abondamment Q la sltuatlon allo-cutlve;
[qul met en cause le locuteur s'adres-sant à l'allocutalre)148
. joue sur plusleurs cadres de référence slmul tanémen t;
[c'est la proprlété des pronoms lndlca-teurs qU1 falt que "Je", comme "tu",
devlennent tour à tour émetteur ou
source, récepteur ou à l'écoute; le
dlscours n'appartlent pas plus à l'un qu'à l'autre. )149
se c~ractérlse par la présence d'éléments métal1ngulstlques;
[le "je" actuel en présence du "tu" vlrtuel ou présent dessinent un au-delà
du discours; l.e. qU'lI eXlste un
dla-logue vlrtuel non formel du "tu" en présence, même Sl celul-cl ne peut pas
répondre; "tu" salSlra, entre les
dé-tours des énoncés du texte, l'lntelllgl-bll1té d'un échange contractuel avec "Je", lnstallé dans l'économ1e du lan-gage.]150
. et la fréquence des formes lnterrogat1ves; ["tu" (l'allocutalre) se sentant
lm-pllqué, lnterpellé, appelé à échanger,
à affron ter avec "J e" (le locu teur) le s
données du réel.]lSl
L'Opposltion, on" le vOlt, est 101n d'être slmple, avertlssent Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov.
En effet, nous savons malnten3nt que les condltlons
de communlcatlon concrète du dlalogge et du ~onoloGue sont
dlamétralement lnverses les unes par rapport 3UX ~utres. rI
ne senble pas d1fflclle de reconn:-:!ître les deux s-:::""les
41
pratique, 11 n'en va pas de même; certalns tralts
monolo-giques perturbent le dlscours dialoglque et vice versa.
Alnsl, dans l'étude de LOU1S Francoeur, TYEQ}ogle
,
-du Monologue Intérleur, l'auteur signale des types de mono-logues posslbles allant de certalns, aux "caractè:çes
Iln-. 152
"-gUlstlques du dlscours dlaloglque" , a d'autres, typlques
153
du "dlscours n3rratlf 'normal'" Alnsi, constate
Francoeur, "certains types de monologues présentent de
154
multlples afflnltés avec l'acte d'lnterrogatlon" ,
d'au-tres' avec "l' assertlon, l' lntlmation, l ' avertlssement,
,,155
etc o. Il va même Jusqu'à afflrmer que "le monologue
utlilse les mêmes catégorles de pronoms ( ... ) qUl fondent
156
12 communlcatlon lnterpersonnelle"
Nous reconnùlssons lCl les trolS sommets
du modèle t~langulalre de Buhler (o .. )
le 'Je' et la fonctlon expresslve manl-festée essentlellemènt par l'lnter]ectlon,
(. .. ) le "tu" (vous) et la fonctlon
ap-~latlve dont la manlfestatlon grammatl-cale sera le vocatlf et l'lmpératlf:
'Voyez, vous êtes ... ' et enfln le 'lul'
(le) et la fonctlon reorésentatlve
( . . . ).157
Mals arrêtons-nous un lnstant pour nous demander
Sl la questlon G'éCrlre sous forme de monologue ou de
d12-logue ne semble pas poser un faux problème; car, n'
est-t-ll pas vral que le phénomène du dlalogue se trouve
pré-sent en quelque communlc~tlon que ce SOlt?
C'est ce que semble déjà slgnlfler le maître du genre, Platon, formulant cette assertlon-clé de son oeuvre:
Toute pensée même sollta1re et informulée
conslst~ en un dlalogue lntérleur de l'âme
avec elle-même; tour à tour elle interroge
ou répond, et la réflexlon engage sa res-ponsabllité en d1sant oui ou non. 158
Si l'on tlent compte de cette définition du dialogue, au
~~larqe, toute pensée est d1alogue, et donc, penser c'est
di31oguer. QU'lI s'aglsse d'un monologue où l'on pense avec
SOl (dialogue 11 in tér leur ") ou d'un d1alogue où l'on pense
aVec l'autre (dlalogue "extérleur"), c'est le même principe 159
d'" au trul-structure" qUl fait 101; seul à seul ou avec
l'autre, c'est dans les deux cas: penser avec quelqu'un,
s'adresser à quelqu'un, pour que cela pU1..sse déclencher u'n
sens. Cette 1dée-force de Platon sur le d1alogue
assimila-ble au processus de la pensée réapparaît dans le Théétète formulée de la façon suivante:
Sans doute, ~~sée est-elle toulours
et essentiellement d1a~oque, démarche
d'un espr1t qU1, même-dans la Solltude,
dlscute avec lUl~même.160
Analoglquement, Pelrce, phllosophe et sémlotlclen amérl-.cain contemporaln, conflrme le pOlnt de vue de Platon:
that thlnklng always proceeds ln the form of a dialogue, ( . . . ) 161
Donc, Ilngulstes d'hler et d'au]ourd'hul, se donnent la