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La critique littéraire au Québec en 1950 : analyse de La Presse, Le Quartier latin, Le Devoir et Lectures

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Texte intégral

(1)

par

Deborah Deslierres

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

août 2005

(2)

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(3)

Nous avons voulu, dans le cadre de ce mémoire, observer l'état de la critique littéraire au Québec en 1950, c'est-à-dire une époque« obscure» de l'histoire des idées et des lettres. Pour ce faire, nous avons analysé les pages littéraires de trois journaux et d'une revue de Montréal, La Presse, Le Quartier latin, Le Devoir et Lectures. Parce qu'elle soumet son souci pour l'aspect esthétique des œuvres à des préoccupations de type moral, la critique de l'époque est encore parfois jugée paradoxale et obsolète. Nous avons donc cherché à éclaircir les critères de son axiologie, soutenue par une idéologie catholique ou libérale et par des considérations esthétiques déjà modernes, et ainsi, à réhabiliter une série de textes critiques peu considérés jusqu'à maintenant.

***

In this thesis, we wish to observe French Canadian literary criticism in 1950, during what is referred to as a "dark age" of the intellectual and artistic history. Hence, we decided to analyze three newspapers literary pages, La Presse, Le Quartier latin and Le Devoir, and a specialized journal, Lectures, published in Montreal. Nowadays, this literary criticism is looked upon as paradoxical and outdated because its aesthetics concerns ,are bent by morals. Thus, we tried to enlighten its axiological èriteria, supported by liberal or catholic ideologies, already enabling very modem aesthetics comments, and by doing so, bring into favor a spread out collection of criticism texts.

(4)

J'adresse toute ma gratitude à monsieur Michel Biron, qui m'a dirigée dans l'élaboration de ce mémoire, pour son inestimable soutien intellectuel et moral, et grâce à qui j'ai découvert le cœur et la raison d'une grande époque de la critique littéraire. Son indéfectible présence et sa générosité font de lui un directeur hors pair. J'adresse également des remerciements tout particuliers à madame Élisabeth Nardout-Lafarge de l'Université de Montréal dont le séminaire sur l'histoire littéraire au Québec fut un enchantement pour l'esprit.

J'aimerais remercier aussi monsieur Yvan Lamonde sans l'aide de qui je n'aurais pu bénéficier de la bourse du groupe History of the Book in Canada qui m'a été aimablement accordée. Merci également au Département de Langue et Littérature Françaises et à Michel Biron pour leur soutien financier essentiel.

J'adresse enfin mes pensées les meilleures à mes amis et complices, L. Duval et M.-P. Kruck.

(5)

INTRODUCTION 1

CHAPITRE PREMIER: État de la critique littéraire en 1950 Il

1. Présentation du corpus Il

1.2 Lectures Il

2.2 La Presse 16

3.3 Le Quartier latin 18

4.4 Le Devoir 22

2. Débats et polarisations du discours critique 25

2.1 Gilles Marcotte contre Théophile Bertrand 25

2.2 Hubert Aquin contre Vianney Therrien 29

3. Mises en scène de la figure du critique par lui-même 33

4. Trois études de réception 39

4.1 Louise Genest de Bertrand Vac 40

4.2 Autour de l'Afrique et Aicha l'Africaine de Jacques Hébert 49 4.3 Poésies complètes de Hector de Saint-Denys Garneau 55

DEUXIÈME CHAPITRE: Axiologie de la critique littéraire 62

1. La correction de la langue 63

2. La psychologie des personnages 69

3. Une littérature « saine» 72

4. La littérature comme« leçon de vie» et modèle d'action 76

5. La valeur du plaisir de lire 79

(6)

7. Pour un « roman-roman » 93

CONCLUSION 102

(7)

La période que l'on a coutume d'appeler la Grande Noirceur a longtemps été prise dans l'étau des recherches sur des périodes associées à un « avènement» de la modernité. C'est tout particulièrement vrai en ce qui concerne la critique littéraire qui passe de « l'âge d'or» durant l'entre-deux-guerresl aux années fastes de la Révolution tranquille, comme si les années 1950 n'avaient jamais existé. Pourtant, Gilles Marcotte laissait entendre dès 1966, dans l'introduction de Présence de la critique, que ses confrères avaient fait paraître dans les journaux un «bon nombre d'études critiques fort utiles, voire indispensables, qui demeuraient insuffisamment connues2». Il nous présente, entre autres, des textes de René Garneau, Roger Duhamel, Jean Le Moyne, Guy Sylvestre, Clément Lockquell et Maurice Blain. Mais il remarque que ces « amateurs » et « francs-tireurs» de la littérature cèdent petit à petit le pas aux «universitaires», critiques professeurs dont il souligne la «raideur» occasionnelle. Il confirme à nouveau l'importance de la « critique des journaux et des revues» pour la période 1945-1960 dans

l' Histoire de la littérature française du Québec3 dirigée par Pierre de Grandpré. En même

1 P. Hébert, « Présentation », Voix et Images (L'âge de la critique 1920-1940), vol. XXVII, no 2, 1992,

r·166-168.

G. Marcotte, « Préface », Présence de la critique. Critique et littérature contemporaine au Canada français, textes choisis, Montréal, HMH, 1966, p. Il.

3G. Marcotte, « La critique littéraire de 1945 à nos jours », dans Histoire de la littérature française du Québec, P. de Grandpre (dir.), Montréal, Beauchemin, t. IV, 1969, p. 340-365.

(8)

temps qu'il en présente les caractéristiques principales, il souligne le problème méthodologique posé par la critique journalistique pour l'historien de la littérature. Il dit qu'

il est assurément téméraire, et surtout pour quelqu'un qui est de la confrérie, de prétendre analyser la critique littéraire qui s'est faite dans les journaux et revues du Canada français depuis 1945. La critique régulière ne s'enferme pas, en règle générale, dans des théories aisément identifiables; tout au plus, au-delà du rudimentaire impressionnisme, avoue-t-elle des tendances, et qui ne tiennent pas toujours uniquement à la littérature. [ ... ] La critique périodique est affaire de culture, d'orientation personnelle, de style même, plutôt que de système. D'où son défaut certain: elle propose rarement des ensembles cohérents. D'où aussi ses qualités possibles : une souplesse, une ouverture, qui lui permettent de suivre les méandres de l'actualité littéraire4•

La critique est disséminée dans divers périodiques, au gré de l'actualité littéraire. Il est donc difficile d'en faire le tour et même de la définir, puisqu'elle semble être affaire d'individu, «d'orientation personnelle». Malgré tout, Marcotte classe selon leurs tendances les critiques canadiens-français qui ont compté depuis 1945. Nous retiendrons la préoccupation pour la « valeur esthétique» de René Garneau, de Roger Duhamel et de Guy Sylvestre; l'attention envers une« exigence spirituelle» de Clément Lockquell; la recherche de «valeurs humaines plus qu'esthétiques» de Jean Le Moyne; ou encore

« l'humanisme» de type personnaliste de Maurice Blain, autour de valeurs comme

« l'amour» et la «liberté» 5• Il se dessine chez les critiques de cette époque une

préoccupation pour les valeurs morales, mais en même temps, un souci d'ordre esthétique

qui ne se laisse pas nettement subordonner par de telles valeurs.

4 Ibid., p. 341. 5 Ibid., p. 341-347.

(9)

Dans le tome III du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Maurice Lemire et son équipe présentent la critique littéraire de la période 1940-1959 en passant directement par les journaux et les revues. Ils constatent avec étonnement que

feuille[tant] les périodiques de 1940-1959 [ ... ] on est frappé par deux choses: d'abord, la variété et le nombre croissant de commentaires sur la «chose» littéraire; ensuite, l'effort conjugué des journalistes, critiques et écrivains de tenir un discours suivi sur une littérature québécoise indépendanté.

Il devient clair que quelque chose se passe à cette époque dans le domaine de la critique littéraire, qui n'est pas réductible aux clichés habituels sur l'obscurantisme ou l'impressionnisme.

La critique littéraire des années 1945-1960 est étudiée plus spécifiquement par Robert Vigneault, qui parle d'une «floraison critique» par opposition à la «spécialisation poussée» caractéristique du métadiscours littéraire depuis les années soixante? Les noms importants qu'il retient sont ceux des «aînés », Guy Sylvestre et Roger Duhamel, suivis par René Garneau et Clément Lockwell, dont les barèmes sont «parfois moralisateurs» mais «plutôt d'ordre esthétique ». Viennent ensuite Gilles Marcotte, Jean Le Moyne, Jeanne Lapointe, Pierre de Grandpré et Gérard Bessettte, plus « méthodiques », «rigoureux », «vigoureux» même. Mis à part Jean Éthier-Blais qui devrait être lu en tant qu'« essayiste », Vigneault suit Marcotte dans sa division de la pratique critique entre la catégorie «des amateurs» et celle «des professeurs », encore

6 M. Lemire, G. Dorion, et al., « La critique littéraire. Introduction », Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, t. III, Montréal, Fides, 1982, p. XXXIX-XLIV.

7 R. Vigneault, « La critique littéraire », Le Québécois et sa littérature, dans R. Dionne (dir.),

(10)

en minorité, mais influencée par l'essor des sciences humaines. L'auteur attribue les trois caractéristiques suivantes à la critique d'après-guerre : des jugements d'ordre moralisateur, des barèmes d'ordre esthétique «dont le seul critère, au fond, s'appelle l'intuition », un rigorisme progressif« qui va peu à peu faire descendre [la critique] de la tour d'ivoire de l'impressionnisme »8.

Agnès Whitfield, dans le cadre d'une étude sur la transition dans « les lieux et les formes de la critique entre 1955 et 1965 », ajoute quant à elle une troisième catégorie:

[La critique] se réfugie ainsi dans des lieux disparates et plus diffus sans être forcément moins « publics », comme en témoigne la prolifération des chroniques dans les revues culturelles et surtout dans la presse quotidienne. À cette dispersion correspond une incertitude quant à l'autorité et au statut de l'activité critique, répartie en quelque sorte en trois fonctions: celle de «l'amateur », celle du «professionnel» Gournaliste), et celle du spécialiste (universitaire)9.

Toutefois, concernant la première année de la décennie 1950 qui nous intéresse, nous ne croyons pas qu'il y ait lieu de faire une distinction entre «amateurs» et « spécialistes» d'une part, ni entre «amateurs» et «professionnels» d'autre part, puisque les amateurs de littérature s'expriment nécessairement à travers les divers périodiques de l'époque, et que de surcroît, les « spécialistes» ne représentent qu'une faible minorité des critiques. Nous lui préférons la division proposée par Vigneault.

Dans une perspective essayistique et historienne, Jacques Allard, reconduisant un cliché dont nous parlions plus tôt par le biais d'une métaphore atmosphérique, affirme que pendant la période 1940-1950 « on commence à sentir un peu d'air frais dans le

8 Ibid., p. 307.

9 A. Whitfield, « Frontières de la critique: 1955-1965 », Critique et littérature québécoise: critique de la littérature, littérature de la critique, A. Hayward et A. Whitfield (dir.), Montréa~ Tryptique, 1992, p. 151.

(11)

remugle clérico-duplessiste1o». Pour lui, la «brise» de la pensée contemporaine vient plus du côté de la critique journalistique « qui s'étoffe» dans les années cinquante que du côté de l'université. Voici les hypothèses de l'auteur :

Le temps est vraiment venu de ces grands «amateurs» dont Guy Sylvestre a parlé. Il n'est que de relire tous ces chroniqueurs de l'après-guerre: leur esprit aiguisé montre que notre critique a rejoint la pensée contemporaine.

Notre langue narrative étant de mieux en mieux maîtrisée, il était inévitable que la critique devienne plus attentive au texte, à sa structuration, tout en restant préoccupée de sa valeur et de sa portée morales. Il ne s'agit pas encore de travaux très poussés, mais le point de vue est généralement plus infonné de ce qu'il cherche, moins autoritaire parce que plus complice. Cette critique en devient une d'accompagnement: très souvent le regard en est un de l'intérieur, d'écrivain plutôt que de censeur (même s'il reste assez fortement « législateur»), accordé à ce qui s'écrit ici et ailleurs [ ... ] Il.

Pour conclure, Allard affirme que la nature de la critique des années 1950 est « tributaire» de deux sources : de « la tradition française, religieuse et journalistique qui l'avait accouchée» d'une part, et d'une « nouvelle écriture» d'autre part.

Cette nouvelle écriture [ ... ] reste toujours tentée par l'abstraction, par exemple celle du tourment intime, de l'interrogation où vont se briser les annonciateurs (Charbonneau et compagnie), [et] la critique chroniqueuse (qui se bornait si souvent, depuis Casgrain, à des considérations biographiques et morales) est par elle entraînée à une analyse sociologique plus fine et à des considérations esthétiques tout à fait actuelles.

Cet enchaînement dit comment notre discours critique s'est élargi au début des années trente, davantage raffiné à compter de la fin des années quarante, tout en respectant le corridor clérical, mais pour heureusement oublier le ton bénisseur ou platement polémique et se laïciser dans sa fonction comme dans sa mission, devenir plus exigeant et plus actualisé, donnant un ton humaniste et universel à ses préoccupations morales traditionnellesl2 •

\0 J. Allard, Traverses de la critique littéraire au Québec, Montréal, Boréal, 1991, p. 48.

II Ibid., p. 48.

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Ce qui apparaît particulièrement intéressant ici est la façon dont Allard décrit la critique des années 1950, désignant de manière implicite une double contradiction. Tout d'abord, il semble reconduire l'opposition traditionnelle entre la morale et l'esthétique. Comparée à un « corridor clérical }), la morale catholique aurait retardé la modernité de la critique et de la littérature canadiennes-françaises. Toutefois, Allard oppose deux types de préoccupations morales : les « traditionnelles}) connotées de façon négative, et celles au «ton humaniste et universel}) connotées de façon positive. Ce sont ces critiques humanistes dont il postule la laïcité qui ont permis à la pratique de se renouveler, de devenir une bonne critique d'accompagnement et non plus un lieu de censures et de bénissages. La critique moderne de 1950 est tout à la fois la «complice}) et la «législat[rice] }) des œuvres littéraires. La nouveauté réside dans la coexistence d'un intérêt pour le texte «tout en}) restant attentif à sa valeur morale. C'est à cette ambiguïté, à ce paradoxe pour le lecteur d'aujourd'hui, que tiennent selon nous l'originalité et la qualité de la critique de cette période.

Pour revenir à cette expression de «corridor clérical» et sur les idées d'obscurantisme et d'enfermement qui lui sont liées, les travaux de Pierre Hébert sur la censure dissipent des idées fausses 13. Selon lui, les années 1948-1950 constituent une

étape majeure de la libéralisation de la parole et de la pensée dans l'histoire québécoise selon sa théorie du passage du monde ascétique au monde promotionnel entre 1920 et 196014• Hébert montre que l'Index, jusqu'à son abolition en 1966, n'a qu'un pouvoir

13 P. Hébert, « Où est l'univers concentrationnaire ?: Le Devoir et les paradigmes de la censure

(1920-1960) », Voix et Images,

xxxm,

68,1998, p. 229-247.

14 Ibid., p. 245. Selon Pierre Hébert, ces années constituent une étape dans la transformation progressive

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assez faible dans le Québec de 1950. Le dernier cas de censure remonte en effet à 1934 avec Les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey, interdit par S.É. Rodrigue Villeneuve, cardinal-archevêque de QUébec15• À l'époque, aucun livre n'a été interdit depuis plus de quinze ans. Un cas exceptionnel de censure doit cependant attirer notre attention: l'interdiction faite par le Comité diocésain de Montréal à la Société des écrivains Canadiens de commémorer en 1950 le centième anniversaire de la mort de Balzac. Les réactions de la presse locale et française font toutefois comprendre le caractère anachronique de cette décision aux yeux d'un grand nombre d'intellectuels qui n'y voient guère qu'un relent de dogmatisme clérical ancien. Mais ce

cas

de censure prescriptive est tout à fait exceptionnel, et Pierre Hébert qualifie même «l'Affaire Balzac» de «dernière convulsion d'une censure cléricale qui, après un siècle d'existence, se crispe avant de

Pour étudier l'état du discours critique durant cette époque qui nous intéresse, nous avons choisi de procéder à une coupe synchronique, plutôt que de faire un survol de la décennie 1950. Cette approche nous permet de saisir en profondeur les différents types de critiques, et de pouvoir les comparer les uns aux autres à un moment donné. Pour balayer l'ensemble du spectre discursif du plus traditionnel au plus contestataire, nous nous sommes limitée dans le choix des périodiques. Notre étude portera sur trois

soutenues par le politique, à un monde promotionnel où l'individu s'insurge contre le dogme, ou la doxa, pour faire valoir sa liberté et sa morale personnelles.

IS P. Hébert., Censure et littérature au Québec. Le livre crucifié. 1625-1919, Montréal, Fides, 1997, p. 12-13.

16 P. Hébert, Censure et littérature au Québec. Des vieux couvents au plaisir de vivre. 1920-1959,

(14)

quotidiens et un mensuel montréalais, représentatifs de la critique de l'époque: La

Presse, Le Devoir, Le Quartier latin, et Lectures17•

Le dépouillement systématique de la page «Arts et lettres» du journal montréalais La Presse nous permet d'appréhender l'horizon d'attente des lecteurs des classes moyennes, en expansion durant la décennie cinquante. Le Devoir représente pour sa part le lieu d'expression du contre-discours de la nouvelle intelligentsia anti-duplessiste. Nous avons aussi voulu nous intéresser de plus près à la revue Lectures, comme organe de propagande cléricale et dogmatique, et chantre d'un «humanisme intégral18 ». Enfin, nous avons choisi la rubrique « Les Livres» parue dans le journal des étudiants de l'université de Montréal, Le Quartier latin, qui privilégie la diversité des points de vue et le choc des idées. La somme de ces articles constitue un corpus de trois cents douze textes dont nous avons établi les fiches descriptives.

Tout au long de cette étude, nous chercherons à éclairer la façon dont les préoccupations morales et esthétiques de la critique littéraire coexistent dans les différents types de discours tenus en 1950. Nous verrons également que l'autonomisation de la littérature ne constitue pas encore l'enjeu de luttes internes d'une critique dite pourtant « moderne» par Jacques Allard. Et en identifiant les valeurs de légitimation du littéraire propres aux critiques de cette époque, nous verrons comment une pensée humaniste universaliste peut réconcilier deux aspects du jugement critique traditionnellement opposés: le critique canadien-français de 1950, tout en observant le

17 Nous tiendrons compte également de la revue Cité Libre qui naît en 1950, mais nous ne l'intègrerons pas

à notre enquête car le corpus de critique littéraire y est trop limité.

18 Voir N. Viens, « L'humanisme intégral comme doctrine censoriale: la revue Lectures des éditions Fides

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texte de l'intérieur en considérant sa forme et son esthétique propres, se trouve également à l'extérieur du texte, du côté du monde, de ses lecteurs, et de leurs préoccupations morales.

La diversité des méthodes suivies pour analyser ce corpus constitué de près de trois cents articles donne lieu à une étude structurée en deux temps. Dans le cadre du premier chapitre, nous présenterons les observations et les analyses produites à partir de quatre aspects du corpus. Tout d'abord, prenant en considération sa forme éclatée, nous présenterons les quatre périodiques choisis et leurs positions idéologiques, de traditionnelles à libérales. Nous montrerons quelles dynamiques animent ces différents discours, et les contextes spécifiques de leur naissance. Puis, à partir d'une analyse des débats ayant lieu dans le champ littéraire, nous aborderons par un biais plus thématique les tensions constitutives de la pratique. Ensuite, nous observerons la façon dont les critiques parlent d'eux-mêmes et leur prédilection pour l'autoportrait fictif et la mise en scène ironique. Enfin, dans le cadre d'un plus long développement, nous observerons le fonctionnement de la critique à travers son objet, et nous procèderons à l'étude de réception de trois œuvres, de manière plus descriptive. Parues à Montréal en 1950, ces œuvres appartiennent à trois genres littéraires différents, le roman, la nouvelle et la poésie, ce qui permettra de voir si l'échelle des valeurs morales et esthétiques varie en fonction de genres littéraires.

Dans le deuxième chapitre, plus interprétatif, nous présenterons les sept critères axiologiques autour desquels s'élabore la critique en 1950. Selon une logique aisément

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compréhensible pour le lecteur d'aujourd'hui, nous décrirons ces critères en allant des plus traditionnels aux plus modernes.

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État de la critique littéraire en 1950

1. Présentation du corpus

Afin de présenter la critique et de rendre compte de sa diversité en 1950, il

convient d'abord de décrire et de situer les trois journaux et la revue qui feront l'objet de notre analyse. Si ces périodiques ne forment pas la totalité du discours critique de l'époque, ils paraissent représentatifs des diverses tendances qui caractérisent le milieu du siècle. On y trouve les points de vue les plus traditionnels comme les plus libéraux, et selon une gamme de nuances qui obligent à reconsidérer l'idée reçue voulant que chacun de ces discours forme un bloc monolithique.

1.1 Lectures

Le mensuel Lectures, publié par la maison d'édition cathôlique Fides, est

considéré comme une revue très traditionnelle, parfois carrément dogmatique. Comme on le verra, cette revue qui correspond à l'image d'Épinal de la critique des années 1950,

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est toutefois peu représentative de son époque, et constitue une sorte d'anachronisme souvent simplement ignoré par la relève. Elle est structurée en deux parties, l'une composée d'articles de critique, qui nous intéressent ici, et l'autre de recensions bibliographiques qui la destinent à des lecteurs spécialisés, tels que les bibliothécaires.

Lectures sert de relais aux encycliques papales, et pense la littérature en fonction d'un critère unique: le danger moral encouru par les fidèles lors de leurs lectures. Selon une ligne de pensée précise et exposée dans des articles programmatiques, les critiques classent les livres dans des catégories qui encouragent ou non leur lecture. Un système de cotes est mis en place, qui s'étend de «Mauvais» à «Pour Tous », en passant par « Dangereux », «Appelle des Réserves », et «Pour Adultes» 1. Cette méthode est

présentée dans le premier numéro de la revue :

Les livres sont tout simplement classifiés selon l'influence bonne ou mauvaise qu'ils peuvent exercer sur les esprits et sur les cœurs, plus concrètement selon l'occasion plus ou moins prochaine de péché qu'ils peuvent comporter pour la plupart des lecteurs de telle ou telle condition, ou pour des lecteurs de tout âge et de toute condition2

Dans l'article intitulé «Critères de la moralité d'une œuvre littéraire », le rédacteur en chef Théophile Bertrand entend « dissiper les préjugés que certains entretiennent vis-à-vis des cotes morales », qui s'appliquent surtout, rappelle-t-il, au genre romanesque, « le plus en vogue et le plus névralgique dans l'évolution actuelle de la culture »3. Il divise son exposé en quatre points. Le premier, intitulé «les cadres cultur~ls d'une critique intégrale », repose sur le syllogisme suivant:

1 P.-A. Martin, « Bilan et réflexions », Lectures, VII, 1, septembre 1950, p. 5.

2 Id., « L'esprit de nos critiques et de nos cotes morales », Lectures, l, 1, septembre 1946, p. 9. La rédaction

de Lectures décide en 1965 de ne plus utiliser les cotes, avant de s'éteindre un an plus tard. 3 T. Bertrand,« Critères de la moralité d'une œuvre littéraire », Lectures, VI, 8, avril 1950, p. 450.

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Lire est un acte humain [ ... ] qui met en branle les facultés qui caractérisent l'homme et celles dont le développement ordonné assure un épanouissement intégral : l'intelligence et la volonté, l'imagination et la sensibilité. Or, c'est le rôle de la morale d'enseigner les principes qui nous permettent d'agir et de nous diriger conformément aux fins temporelles et surnaturelles auxquelles nous sommes destinés. Comment alors, un acte aussi proprement humain que celui de la lecture échapperait-il aux exigences d'une science et d'une discipline aussi nécessaire4?

La morale est donc présentée comme une « amie» et non pas une «mégère », elle est « positive» et non « restrictive» et donc « l'attitude première du critique en face d'une œuvre» est

«

intégrale ». Ce terme signifie que le critique doit «respecter toutes les valeurs », qu'il doit avoir une attitude de «communion, ouverte, généreuse, sympathique ». Cette posture s'oppose à celle de « l'analyste» ou du « dissecteur », ou pire, à la « critique mondaine» qui tolère le vice et privilégie la forme. On s'appuie en effet à Lectures sur une définition platonicienne de la littérature qui repose sur la triade du Beau, du Bon et du Vrai, où la beauté esthétique n'est qu'une traduction du Beau transcendantal, et d'où découlent les critères de l'appréciation littéraire. Bertrand ajoute que le critique sera «un homme complet» et « cultivé », qu'il s'appuiera sur un système de critères moraux pour rendre compte des livres lus. Ces critères sont exposés dans le troisième point et traduisent le respect d'un ordre moral d'une part, et doctrinal de l'autre. La grille de lecture établie selon une primauté accordée aux valeurs morales catholiques, repose sur les quatre critères suivants: « le fond (le sujet, la matière), la forme (l'objet), l'esprit, et la magie ou la poésie ». Aussi, aucune tolérance n'est permise quant aux romans d'auteurs «qui prétendent décrire le mal sans connivence» ni quant à ceux «qui

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tombent dans un idéalisme inadmissible, dans une espèce d'évangélisme »5. L'« objet» de l' œuvre commande un genre et un style qui doivent être adéquats, et à partir de cette somme de facteurs le critique pourra déterminer la «coloration générale}} de l'œuvre, son « esprit }}, voire parfois « sa magie }}. Après une quatrième partie sur laquelle nous passons et où Bertrand applique ces principes à deux exemples, il conclut «sans exagérer )} :

Oui, nous ne travaillerons jamais assez, après le règne de la critique plutôt impressionniste d'il y a encore quelques années, à l'avènement d'une critique vraiment humaniste et chrétienne, qui puisse combattre efficacement le libéralisme intellectuel et la licence de la critique mondaine ou mondanisante; nous ne travaillerons jamais assez à l'avènement d'une critique qui estime qu'une littérature saine n'est vraiment possible que dans un climat de vraie sagesse6•

L'ennemi principal de ce combat, outre les livres déjà à l'Index, est le roman contemporain sous influence française, c'est-à-dire réaliste, donc impie et «malsain)}. Toutefois, il convient de souligner que les livres à l'Index ou ayant été interdits localement sont quand même lus, comme Le Père Goriol, et que les conséquences d'une condamnation touchent bien plutôt l'écrivain que ses lecteurs, qui ne sont pas traqués par une milice ou un Inquisiteur: la censure n'a aucun pouvoir sur le plan légal. Bien que la censure cléricale s'essouffle progressivement, comme nous l'avons dit plus tôt, «le clergé [continue] de se lancer dans des campagnes anachroniques contre le mauvais livre dignes du XIXème siècle }) 8, et Lectures de traquer les « libres-penseurs» qui mettent les

fidèles e~ danger. En leur suggérant directement ou indirectement 'de s'éloigner du

5 Ibid., p. 456.

6 Ibid., p. 462.

7 P. Sénécal, c.s.c., « Le réalisme de Balzac d'après Le Père Goriot », Lectures, III, 4, décembre 1947, p.

199.

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dogme, certains auteurs leur mettraient en effet, par l'illustration de comportements dégradants et par la création de personnages vivant dans le péché, de mauvaises idées en tête, souvent liées à la question de la sensualité. La conception de la critique littéraire à Lectures repose donc sur une certaine fonction de la littérature, extérieure à elle-même, qui est de guider l'individu moderne, de l'aider à s'orienter à différents moments de sa vie. Dès lors, une certaine conception de l'homme s'ensuit: l'écrivain se doit d'utiliser son talent dans une visée apostolique, seule valable. En matière de critique, les ennemis à « combattre» sont 1'« impressionnisme », le «libéralisme intellectuel» et la « critique mondaine» faisant preuve de« licence ». Le critique de Lectures est investi d'une mission qui dépasse le champ de la littérature: il veut changer le « climat» social. La lecture, la littérature et la critique doivent illustrer le « vrai », le « sage », le « sain ».

Selon Nathalie Viens, l'adjectif «intégral », qui a été emprunté à la philosophie de Jacques Maritain, revient sans arrêt sous la plume des critiques de Lectures, pour désigner tantôt un « épanouissement », tantôt le « réalisme », ou la « vérité », le « beau », l' «humain », la «critique », bref il est «employé à tout vent ». Et selon elle, ce terme s'appliquerait mieux à désigner la «vacuité intégrale» de la revue, et son «art de discourir élégamment avec des assises floues, mais ancrées dans la foi en Dieu et dans la nécessité de purifier les lectures ». À partir d'une étude systématique des principales rubriques de la revue entre 1946 et 1951, elle montre «à quel point l'humanisme intégral et 1 'humanisme chrétien constituent les mots clés de leur doctrine censoriale, permettant d'évaluer, la valeur doctrinale ou morale des livres présentés ». Aussi, à partir de son observation de la réception marginale de la revue, ainsi que de ses compressions budgétaires et paginales au fil des années, Viens affirme que seuls certains

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«bibliothécaires, directeurs de conscIence et autres militants catholiques» lui ont accordé une attention. Elle confirme donc la thèse développée par Pierre Hébert en montrant que Lectures « prêche dans le désert» des « théories littéraires chimériques »9. Cette revue spécialisée n'a donc pas le poids d'un journal, et surtout pas celui de La

Presse.

1.2 La Presse

La page «Arts et lettres» du journal La Presse suit quant à elle l'actualité littéraire de très près et s'adresse tous les samedis à un public formé par la classe moyenne. Si le discours ne peut y être aussi homogène qu'entre les pages de la revue

Lectures, la conception de la littérature repose moins ici sur un dogme catholique rigide

que sur une préoccupation morale élargie, que Lectures qualifierait de mondaine. En observant les thématiques, les auteurs et les genres abordés par La Presse, on constate que les critiques choisissent de parler de textes mettant de l'avant une certaine morale pratique invitant l'individu à se dépasser. À nouveau, le but avoué par la critique littéraire est de faire lire les textes pouvant rendre les hommes meilleurs, mais il s'agit ici plutôt d'une amélioration individuelle, faite au nom d'un épanouissement personnel et du bien communautaire, que d'un perfectionnement chrétien en regard des principes de l'Église. On y découvre la recension d'un très grand nombre de livres d'histoire èt de politique, de manuels de toutes sortes, de biographies de grands hommes et de tous ces livres dont on

9 N. Viens, « L'humanisme intégral comme doctrine censoriale: la revue Lectures des éditions Fides

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peut tirer des «leçons» et des modèles. La production romanesque choisie loue d'ailleurs fréquemment un certain héroïsme, une grandeur dans l'action, que ce soit sur les champs de bataille ou les terrains de sport. Un autre type de corpus répondant directement aux attentes du grand public serait qualifié de «licencieux» par la revue

Lectures. Il s'agit d'une littérature «facile », de récits fantastiques, d'enfance, d'amour ou merveilleux. Mais La Presse accueille aussi une littérature plus catholique, et ce à travers la recommandation de nombreuses vies de saints et autres livres évangéliques, surtout adressés aux parents pour leurs enfants. Dans le même esprit de respect des traditions, notons que les romans d'auteurs français modernes ou réalistes contemporains sont très peu mentionnés.

Mais la conception qui est donnée du lecteur à travers la critique littéraire de La Presse le dépeint généralement comme un chaland que le journaliste doit convaincre d'entrer dans une librairie pour se procurer la dernière parution, qui lui permettra de tirer parfois une leçon de vie morale. La littérature est en effet abordée de façon souvent anecdotique, noyée dans le reste de l'actualité et souvent mêlée à des articles portant sur des faits divers locaux ou internationaux, la politique, l'économie, le sport. Par exemple, à la page « Arts et lettres» du 4 novembre 1950, le lecteur ne trouve qu'un article signé par Jean Hamelin intitulé «La diplomatie française de Mirabeau à Bonaparte» portant sur un livre d'histoire française, ainsi qu'une série de cinq petites notes et comptes rendus non signés portant sur une biographie de Louis Hémon, un livre intitulé Le Mendiant de Grenade, . un guide touristique, un recueil de prières, et les noms des auteurs en lice pour le Prix Nobel de littérature. L'horizon de lecture de ces articles, constitué par des illustrations, des publicités, et le feuilleton, qui occupe toujours un quart de l'espace

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typographique au bas de la page, isole complètement le seul article de critique littéraire paru cette semaine-là. Ainsi, par rapport à la revue Lectures que l'on a présentée précédemment, la critique de La Presse se différencie sur trois points: le journal est largement diffusé quand la revue l'est de moins en moinslO, ~e qui veut aussi dire que les livres sont plutôt choisis en fonction du goût du grand public; ensuite, la mission très directive de la revue de « faire la morale» au lecteur au nom du dogme catholique est différente de l'objectif du journal qui est d'illustrer un idéal de grandeur morale à travers la promotion de livres dont on tire d'utiles leçons; enfin, et conséquemment, l'humanisme dont l'un et l'autre se réclament répond à deux déflnitions très différentes, l'une étant théocentrique et l'autre culturelle et fraternelle, quand elle n'est pas dans une logique commerciale.

1.3 Le Quartier latin

Le Quartier latin fournit au lecteur d'aujourd'hui un lieu particulièrement vivant et étonnant dans le cadre d'une observation du discours critique. L'indétermination de ligne éditoriale et le parti pris dynamique de favoriser la confrontation des points de vue permet de souligner la nature ouverte et multiple du discours de la relève. Tout d'abord, il s'agit tout autant, dans le cadre de la page «Livres », de critique littéraire que de

10 « [ ... ] notre situation présente et l'augmentation continue du prix du papier et des salaires des

imprimeurs nous obligent à diminuer cette année le nombre des pages de Lectures. [ ... ] Nous sommes convaincus que les collaborateurs que sont nos abonnés, loin de critiquer ce changement, travailleront davantage à diffuser leur revue, de sorte qu'elle puisse compter un jour assez de lecteurs pour vivre et progresser». (p.-A. Martin, « Au seuil d'une nouvelle année. Bilan et réflexions», Lectures, VII, 1, septembre 1950, p. 6.)

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comptes rendus sur des livres ou des mouvements philosophiques et artistiques ouvrant sur de grands débats. Les deux tendances traditionnelle et libérale sont représentées, mais avec un léger avantage quantitatif dans la représentation d'un discours libéral, voire contestataire. Aussi, la critique littéraire y est le lieu d'un questionnement fondamental, où l'idée du «comment écrire» recouvre celle d'un «comment vivre» dans le monde actuel: les thèmes de l'athéisme, de l'existentialisme, du catholicisme et de la responsabilité sont ouvertement posés et débattus comme nous le verrons plus loin.

Toutefois, cette conception de la critique intégrale, qui prend en compte les aspects moraux, spirituels, intellectuels de l'homme dans l'appréhension du littéraire, ce qui va donc de soi en 1950, ne disqualifie pas une pratique plus autonome et plus formelle. En effet, certaines tentatives de définition de l'activité critique et quelques comptes rendus de romans et de recueils de poésie canadiens-français contemporains illustrent un intérêt critique différent pour la littérature, entendue comme pratique esthétique et moins comme véhicule d'un contenu moral ou philosophique. Le jeune Jean-Guy Blain, aujourd'hui inconnu, se fait le défenseur et l'illustrateur d'une pratique littéraire artistique, et d'une reconnaissance de la critique littéraire comme étant une activité exigeante demandant des règles esthétiques, et surtout, ne dépassant pas les limites de son objet. Ainsi, et bien que cela puisse nous paraître contradictoire, la lecture critique repose sur un paradoxe non invalidant qui consiste à considérer la littérature comme un art traduisant l'intégralité de la nature humaine et comme une pratique artistique autonome répondant à sa propre logique.

Dans une étude portant sur l'idée de littérature dans le Quartier latin depuis sa

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passées du journal, qui peuvent nous être utiles pour comprendre le discours qui y est tenu sur les livres en 19501l

. D'abord considérée comme une « activité ludique », c'est à

l'imminence de la guerre que la littérature est de moins en moins synonyme de «légèreté» et que D'Ulisse constate une diminution du nombre de poèmes, contes, et autres billets humoristiques au profit d'une augmentation du nombre des critiques et commentaires littéraires. Il attribue entre autres cette évolution à la chronique tenue par Roger Duhamel au milieu des années trente, qui permet à «la littérature d'acquérir le caractère éminemment sérieux de la pensée» 12 • Avec la guerre et le boom éditorial, D'Ulisse affirme que Le Quartier latin suit la vague de «cette sorte de renaissance et de réorientation de la vie littéraire », et le nouveau discours présente la caractéristique de suivre de près l'évènement et la (re)production. Il constate aussi un changement radical dans la façon d'appréhender la littérature entre 1930 et 1945, passant du divertissement à la réflexion, qui est alors «avant tout d'inspiration religieuse ». Les références de l'époque sont françaises et catholiques (<< Bernanos, Claudel, Daniel-Rops, Du Bos et Mauriac, sans qu'ils fassent nécessairement l'unanimité »), et la double nature de la critique est déjà perceptible à travers la coexistence au sein du journal de critiques qui «jaugent en fonction du dogme et de la morale catholique », et de ceux qui considèrent l'œuvre comme «le lieu d'expression privilégié d'un renouveau à la fois religieux et esthétique, auquel la jeunesse a le sentiment de participer en tant que force révolutionnaire» 13. Le lecteur contemporain pourra être surpris par deux rapprochements terminologiques auxquels on ne s'attendait pas: le premier correspona à l'opposition

11 N. D'Ulisse, « Le Quartier latin: de l'alma mater au pays des lettres », Littératures, no 7, 1991, p.

27-34.

12 Ibid., p. 30-31. 13 Ibid., p. 31-32.

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entre le « dogme et la morale catholique» (connoté négativement) et « le religieux », (connoté positivement). Le second rapprochement est constitué par le couple « religieux et esthétique» à la base d'un

«

renouveau ». Les paradigmes traditionnels qui permettaient de décrire jusqu'à présent la critique littéraire, ou d'expliquer son « absence» pendant la Grande Noirceur, sont mis à mal par ce type de formulations qui incitent le critique contemporain à élargir sa perception de la critique littéraire.

La nouvelle légitimité de la critique continue de s'affirmer en 1950 sous la direction du jeune rédacteur en chef Hubert Aquin qui prône la liberté de parole et l'autonomie de pensée. C'est d'ailleurs avec l'arrivée de ce dernier dans l'équipe que la censure à laquelle était soumise Le Quartier latin est levée par Monseigneur Olivier Maurault, alors recteur de l'Université de Montréal. Ce changement, qui marque a priori un tournant historique pour la critique du journal, relève d'une question de principe :

Sa censure, à bien y songer, était loin d'être draconienne, et si nous avons revendiqué pour la liberté, c'est moins à cause de l'exercice trop despotique d'une censure que parce que nous croyons à nos droits et que nous tenons à sauvegarder certains principesl4.

Il a été conclu comme accord que deux modérateurs reliraient « les textes un tantinet tendancieux et mal séants », mais « ne pas croire que ce serait une censure masquée, nous en jurons sur notre liberté reconquise ».

Enfin, notons que les jeunes du Quartier latin s'adressent à des lecteurs qui leur ressemblent, leurs «frères carabins» qui vivent dans un bouillonnement d'idées et pratiquent le questionnement et la mise en doute de manière systématique. Le lecteur est ici, de quelque tendance qu'il soit, un être porté aussi bien à l'auto-analyse qu'à la

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spiritualité, et à l'analyse des systèmes de pensée contemporains, qu'il n'hésite d'ailleurs pas à condamner, soulignant par là sa vigilance et son exigence intellectuelle.

1.4 Le Devoir

Le Devoir constitue le lieu d'une pnse de parole qui restitue également le paradoxe postulé au cœur de la pratique critique de la relève, reliant préoccupations esthétiques et morales. Concernant le corpus des comptes rendus critiques, les articles de fond sur la littérature priment sur la rubrique anecdotique, et le feuilleton hebdomadaire est ici remplacé par un court texte de création, contrairement à ce que l'on trouve dans l'autre quotidien montréalais. Concernant l'expression de ce double intérêt pour les valeurs morales et esthétiques, la page «Des idées et des hommes », dirigée par le jeune Gilles Marcotte depuis moins d'un an, illustre une nouvelle façon d'envisager la littérature, depuis un humanisme de type personnaliste. Le Devoir, journal catholique et libéral, s'oppose à l'ordre culturel et intellectuel non pas de manière frontale, mais depuis l'intérieur. Héritière du courant personnaliste des années 1930, la nouvelle intelligentsia montréalaise fait glisser la question religieuse du collectif au particulier, soulevant la question nouvelle de la responsabilité et de la morale personnelles et individuelles. C'est au nom de la liberté, d'une exigence de la pensée, et d'une intime et profonde foi en Dieu qu'un sentiment intérieur, personnel, doit motiver chacun d'agir selon le code moral catholique. C'est ici que le poids du dogme imposé de l'extérieur par la critique cléricale

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est dénoncé par une relève qui se veut tout aussi croyante et catholique dans sa pratique 1 5 •

Mais la critique littéraire du Devoir insiste beaucoup sur la « réflexion individuelle », la

« raison », et la « pensée ouverte », et s'intéresse même aux dernières avancées de la psychanalyse. Deux articles expriment particulièrement bien la p~sition et l'idéologie de la critique au Devoir.

Le premier est signé par Maurice Blain, collaborateur assidu des « Idées et des hommes », et qui s'illustre également entre les pages de la nouvelle revue Cité Libre. Il y

retrouve d'ailleurs certains jeunes critiques du Quartier latin, tels que Jean-Guy Blain et

Raymond-Marie Léger.

Dans « La jeune génération d'intellectuels cherche un signe de rassemblement », Blain trouve un lieu idéal dans le « personnalisme chrétien» qui pourrait permettre à la

« liberté» et à la « sincérité» de la relève de s'exprimer pleinement. Pour lui, la « (toute) jeune génération» témoigne d'une évolution véritable:

La vie spirituelle ne se définit plus dans un dogme ou dans une logique, un exercice d'hygiène mentale ou un divertissement, elle est passée à la fonction respiratoire d'expérience humainel6•

Vivant « la totale expérience de l'esprit », la relève a ceci de particulier que

IS Une genèse du personnalisme permettra de comprendre l'origine de l'axiologie humaniste constituée,

entre autres, par la critique littéraire du Devoir. Deux sociologues ont récemment proposé une relecture du rôle du personnalisme dans l'avènement de la Révolution tranquille. Le programme de ce mouvement philosophico-religieux est celui d'une régénération morale, nécessairement spirituelle, et non pas d'abord un projet institutionnel. Grâce à la ditfusion au Canada français des thèses de la revue Esprit, une nouvelle élite cherche à concilier l'Église et la modernité en mettant en place une éthique catholique incarnée, fondée non sur le dogme et la clôture de la conscience, mais sur l'engagement et la poursuite d'idéaux chrétiens dans la société. Le projet de cette émancipation de l'homme passe donc, et ici réside l'originalité de la thèse défendue dans cet ouvrage, par le langage de la religion: les chrétiens voulaient faire de la Révolution tranquille une Révolution catholique, conquérir la modernité au nom d'une authentique tradition chrétienne. (E.-M. Meunier et J.-P. Warren. Sortir de la « Grande noirceur ». L'Horizon personnaliste de la Révolution Tranquille, Montréal, Septentrion, 2002, 207 p.).

16 M. Blain, « La jeune génération à la recherche d'un signe de rassemblement », Le Devoir, 6 mai 1950, p.8.

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pour la première fois, une génération ne se réclame d'aucun maître. [ ... ] On ne lui connaît point de cause, profane ou sacrée, à laquelle elle se soit promise. L'étonnant est que cette libération se soit accomplie sans révolte, et qu'une sereine lucidité ait procédé à une démobilisation que l'exaltation lyrique prend d'ordinaire à son compte17•

Cette « nouvelle liberté» donne le départ d'un mouvement de « réconciliation de la vie et de l'esprit », qui « tend avant toute chose vers une éthique de la personnalité, et la recherche d'un style »: celui de « l'unité de la démarche et de l'accomplissement de l'œuvre d'art ». Le jeune génération se caractérise selon Blain par son souci

«

d'intégrité» et de

«

sincérité absolue », valeurs qui lui dictent « des devoirs », dont celui de l'esprit, sur quoi il conclut:

Chrétiens et intellectuels, ils pensent volontiers que la rédemption de l'esprit est aussi nécessaire que le salut de l'âme. Et c'est leur seule justification, presque leur seule dignité. Ds ne sont fglus très fiers de l'humiliation où il est courant que l'on tienne ici l'esprit 8.

Cette idée est aussi défendue par Gilles Marcotte dans un compte rendu portant sur la Semaine annuelle de conférences des intellectuels catholiques français. Publiees sous le titre Foi en Jésus-Christ et monde d'aujourd'hui, ces conférences tenues par d'éminents penseurs, tels que Mounier et Maritain bien connus des intellectuels canadien-français, inspirent à Marcotte de nombreuses réflexions, éclairantes pour notre propos. Selon lui, la religion catholique a oublié son sens étymologique, son « universalité» :

17 Ibid. 18 Ibid.

Le catholique a mis des barrières autour de lui pour protéger le lampion fumeux de sa foi. Et sa catholicité est devenue une chapelle. Ce fut un peu l'attitude des Pharisiens, si on en croit l'Évangile ...

Nous avons besoin, nous surtout de la catholique province de Québec, d'une leçon de catholicité intellectuelle; ou si vous préférez d'un élargissement de l'espritI9

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De toutes ces conférences, «qui procèdent d'un même désir de vérité et de lucidité », Marcotte cite les propos du cardinal Suhard, à l'école de qui il faudrait se remettre, « nous particulièrement du Québec, qui avons déjà passé trop de temps à nous défendre, à dire non ». Marcotte reprend les propos du cardinal :

«Le christianisme est maître de raison libre ». C'est le trahir - et montrer une absence surprenante de foi - que d'enchaîner l'art, la philosophie, la doctrine sociale, et la civilisation à des servitudes injustifiées20•

Le critique prend lui aussi le parti de l'action et de l'engagement intellectuel et catholique contre les collets montés de la « censure» traditionnelle.

Mais pour comprendre la configuration idéologique et discursive qui se dessine à travers ces quatre lieux de la critique, il ne suffit pas de décrire isolément chacun de ceux-ci. Deux conflits permettent de revivre les débats de cette période et de saisir la logique oppositionnelle qui structure les points de vue respectifs des critiques.

2. Débats et polarisations du discours critique

2.1 Gilles Marcotte contre Théophile Bertrand

Le mitan du siècle donne lieu un débat entre critiques littéraires ayant trait à la morale, et certaines limites commencent à être suggérées, bien que, pour tout un chacun,

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l'art ne soit jamais envisagé sans une finalité d'élévation morale. Ainsi, la relève critique, marque son refus de laisser les auteurs d'œuvres de fiction endosser la responsabilité du salut de leurs lecteurs. Certains intellectuels se chargent en effet, en prenant la parole sur la place publique, de souligner que les œuvres de création n'ont pas de mission apostolique essentielle et n'ont pas pour devoir d'obéir au modèle clérical dogmatique. C'est le cas par exemple de Gilles Marcotte qui s'oppose au geste du romancier catholique Luc Estang qui a cru bon de retirer une de ses œuvres de la vente, à cause de son impact négatif sur les lecteurs.

Dans une note anonyme intitulée «Responsabilité d'écrivain» datée du 22 juillet, Marcotte pose un problème «crucial» : Luc Estang, contemporain français dans la lignée du roman chrétien de Huysmans, Bloy, et Mauriac, a de lui-même retiré son roman Les Stigmates des tablettes à cause du reproche formulé par les critiques traditionalistes français d'avoir heurté les «âmes sensibles }}. Ce cas d'autocensure pose le problème « de la responsabilité de l'écrivain)} et Marcotte se demande si celui-ci «doit être trouvé coupable de tout ce qui peut germer dans les ( consciences délicates ) à propos de son roman? .. }}. Les points de suspension suggèrent que la réponse doit être négative, mais à nouveau, il y a autocensure et le critique ne dévoile pas encore pleinement son point de vue sur ce geste. Dans son article du 29 juillet, Marcotte repose la question en ces termes :

Un chrétien peut-il, en toute conscience, risquer de choquer quelques consciences délicates pour créer une œuvre d'art qui soit profondément chrétienne? Il semble, par le geste qu'il vient de poser, que Luc Estang ne le croie pas21

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Estang remet en question la possibilité d'authenticité du genre en retirant lui-même son livre de la vente par précaution morale. Marcotte impute la faute non pas aux «âmes délicates », mais aux défenseurs de celles-ci, ceux qui se posent en protecteurs de la moralité et qui ruinent les meilleures intentions, esthétiques souvent, mais morales également. Il s'oppose en cela au principe fondamental sur lequel des critiques comme Bertrand s'appuient: édictée dans les articles programmatiques, la règle selon laquelle l'écrivain n'a pas le droit d'illustrer la faute et le péché trouve sa justification dans la faute originelle et l'incapacité de l'homme à se gouverner lui-même. Les modèles, même fictifs, qu'on lui propose doivent toujours selon le dogme être positifs, c'est-à-dire présenter le bien, le bon, le vrai. Ce que ne fait pas le héros de ce roman, M. Théophile Valentin, un être profondément «égoïste» et «damné» en ceci qu'il ne peut faire ni le bien ni le mal - sachant que le mal aurait peut-être pu provoquer la réaction salvatrice du remords. Marcotte achève toutefois son propos par l'expression de son appréciation de la moralité de ce roman; celui-ci est« parfaitement sain, et le lecteur peut en tirer de fort utiles leçons». Il emprunte le même vocabulaire que les détracteurs du roman pour leur couper l'herbe sous le pied, et dire que la littérature remplit bien le rôle qu'ils lui donnent de servir de modèle et d'inspiration chrétienne au lecteur. Nous reviendrons d'ailleurs sur cet indice de la préoccupation pour une moralité saine et utile, qui n'est pas seulement présente dans la critique traditionnelle, mais constitue un lieu commun pour toute la critique.

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Après une réponse de Théophile Bertrand qui paraît dès la livraison suivante de la revue Lectures au mois de septembre 195022, Luc Estang lui-même prend la parole, et

envoie une lettre au Devoir. Dans un article intitulé « Luc Estang nous écrit. À propos des Stigmates », Gilles Marcotte remet le lecteur en contexte:

Nous avions recommandé ce livre comme parfaitement sain et ce malgré que l'auteur lui-même en ait fait cesser la vente par précaution morale [ ... ]. La revue Lectures nous servit là-dessus une excommunication en règle [ ... ]. Or, M. Estang lui-même, mis au courant de la dispute, a bien voulu nous écrire un mot pour expliquer son attitude [ ...

f3.

Et comme, il ne s'agit d'aucune manière d'un «reniement» de l'œuvre qu'il a écrite, Marcotte répète, non sans provocation, que sa « conclusion principale [ ... ] demeure intacte », et que «Les Stigmates sont un livre parfaitement

sain ». La justification d'Estang est que son geste «ne mettait pas en cause la valeur intrinsèque du livre mais le degré de compréhension dont telle ou telle catégorie de lecteurs était capable ».

[Il] a eu à [se] soucier de ce qu'on appelle le « scandale des faibles », ceux-ci fussent-ils en fait moins nombreux que les «forts », scandalisés en revanche, eux, par [sa] décision; mais les «forts» peuvent toujours surmonter leur propre scandale, ce qui n'est pas toujours le cas des autres24!

Lors de ce débat, c'est la responsabilité morale imputée à l'écrivain qUi est discutée. En 1950, on voit que, pUisque l'institution traditionnelle et la censure proscriptive sont encore effectives en France aussi, l'auteur s'autocensure et retire son

22 T. Bertrand, « Les Stigmates et Le Devoir », Lectures, septembre 1950, p. 7. Il « [s'y] demande ce que

nous ménage l'avenir en littérature, si le seul quotidien de Montréal où les rédacteurs peuvent vraiment

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23 G. Marcotte, « Luc Estang nous écrit. À propos des Stigmates », Le Devoir, 28 octobre 1950, p. 8. \I.M;l. tJ.t 1 ~ "'""

24 Ibid. tJ:ri{ ...

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livre du marché. L'art et la littérature sont encore essentiellement liés à la sphère morale. Ce n'est que le caractère outrancier des règles de la morale catholique qui est remis en question, et non pas la préoccupation morale en tant que telle. La littérature de l'époque est toujours majoritairement grave et spirituelle, aime à proposer des modèles de vie,

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comme le voulait en quelque sorte l'abbé Casgrain à 1ft HR Q.y XL"X;ème si@~I€, mais le vernis dogmatique trop épais se dissout sous l'action décapante des jeunes critiques. Ainsi, Marcotte reproche surtout à Estang de ne pas avoir été lui-même assez « fort» et d'avoir cédé à des critiques qui n'avaient trait ni à l'esthétique de son œuvre ni à sa valeur chrétienne et spirituelle. Comme les tenants d'une critique plus traditionnelle, Marcotte soutient que le livre a un impact sur la conscience du lecteur, et que cet échange est au cœur même de la littérature; mais la force intrinsèque de la littérature catholique ne doit pas, selon lui, être empêchée par une règle aussi désuète que l'interdiction d'illustrer le monde dans son aspect dégradé. Il ne s'agit pas du tout pour Marcotte de protéger l'autonomie de l'œuvre et de l'écrivain, mais de leur restituer le plein pouvoir de choquer le lecteur, de le faire réfléchir, de lui permettre de tirer par lui-même des leçons de ses lectures, de quelque façon que ce soit. Le critique se situe du côté du lecteur, pour qui le commerce des livres est fondamental et salutaire.

2.2 Hubert Aquin contre Vianney Therrien

Au Quartier latin, la notion de responsabilité de l'écrivain est discutée tout autrement. À l'occasion d'un article publié par un étudiant ultra-catholique, Vianney

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Therrien, le rédacteur en chef, Hubert Aquin, lui adresse spontanément une réponse sur le même thème.

Dans «L'écrivain est-il responsable ? .. SUIS-Je le gardien de mon frère? », Therrien postule en se fondant sur les propos de Paul Bourget qu'« un maître est lié à l'âme qu'il a dirigée, même s'il n'a pas voulu cette direction, même si cette âme n'a pas bien interprété l'enseignement », et il accuse les romanciers «charmant[s] et sceptique[s] analyste [ s] des passions mondaines» de ne s'être jamais posé la question de cette responsabilité, ni «de la portée morale de leurs œuvres »25. Therrien traite les écrivains de criminels, d' «empoisonneurs d'âmes» dont les œuvres «portent le germe de la mort », de l'inconséquence morale. Car «qui oserait nier l'influence des grands auteurs sur la formation des adolescents?» Sans même s'appesantir sur le cas «de ces vulgaires

gratte-papiers, amateurs de gros tirage qui [ ... ] flattent les basses passions d'un auditoire complaisant », l'auteur se soucie «plutôt des jeunes gens sincères, [qui] ont quelque chose de neuf à dire, [qui] ont du talent », et qui veulent écrire. Pour conseiller aux jeunes universitaires ayant des velléités d'écrivains de rester dans le droit chemin, Therrien cite Wyzewa, un auteur contemporain de Bourget. Selon ce dernier, c'est au théâtre, au roman, et à toute la littérature du siècle dernier que revient l'énorme part de la

brusque déchéance des vénérables notions séculaires de 1 'honneur et de la dignité individuelle, dans la rupture à peu près totale des antiques liens familiaux, pour ne rien dire de cette incrédulité quasi animale qui, enlevant aux âmes la foi religieuse sans lui substituer aucune autre croyance, les vide en même temps de toute chaleur comme de tout espoir6

25V. Therrien, « L'écrivain est-il responsable? ... suis-je le gardien de mon frère?» Le Quartier latin, 20

octobre 1950, p. 7.

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Therrien s'associe à la collectivité des jeunes gens auxquels il s'adresse, et les prend à parti comme victimes de cette immoralité littéraire: «N'avons-nous pas nous-mêmes assez souffert des doutes cueillis, des troubles éveillés par nos lectures ? » Il répond de manière idéaliste et hyperbolique:

En tout cas, à une époque de modernisme à outrance, le principe de la responsabilité morale de l 'homme de lettres peut paraître désuet et suranné comme un saint en niche. Il n'en préoccupe pas moins ceux qui rêvent d'un équilibre entre le monde et leurs idées, ceux qui rêvent d'une action en profondeur sur les foules par leurs écrits. Ils sont en droit [ ... ] de demander à leurs maîtres: «Qu'avez-vous fait de nous, de notre confiance, sinon de nous communiquer votre pessimisme, et vos inquiétudes ?» Ils sont en droit [ ... ] d'exiger qu'on comble les aspirations de leur cœur et de leur intelligence [ ... ]27.

Aux valeurs traditionnelles que Therrien défend (l'honneur, la dignité, la famille et la foi) Hubert Aquin oppose la valeur de la sincérité de l'écrivain:

Le problème n'est pas de se demander si ce qu'on écrit va faire du mal au public. Le premier problème est plutôt de savoir si ce qu'on écrit est en accord avec soi-même; si nos écrits sont vraiment sincères [ ... ]28.

Tout «ce qu'on est droit d'exiger d'un écrivain c'est qu'il soit de bonne foi: qu'il exprime la vie honnêtement [ ... ] », «on demande à l'écrivain la sincérité la plus stricte; alors si le lecteur se méprend, s'il se scandalise c'est que lui-même n'était pas prêt à recevoir telle connaissance, à rencontrer tel homme »29. Aquin ajoute

27 Ibid.

qu'il est illusoire de penser que l'artiste puisse prévoir toutes les conséquences morales de son œuvre sur un public qu'il ne connaît

28 H. Aquin,« Sur le même sujet », Le Quartier latin, 20 octobre 1950, p. 7. 29 Ibid

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forcément que peu. Si c'était cela la responsabilité de l'écrivain, tout le monde se tairait même les écrivains catholiques30•

Aquin déresponsabilise l'écrivain par rapport à l'impact qu'aura son œuvre sur les

lecteurs, mais pas par rapport au contenu de son œuvre. L'écrivain a un devoir de

sincérité et d'authenticité, mais cette responsabilité est d'abord un pacte avec lui-même. Ainsi,

avant de dire de qui l'écrivain est responsable, disons de quoi. Quel est le contenu de sa responsabilité? .. Lui-même, et c'est là le champ de la sincérité (i.e. : être vrai par rapport à soi-même, non par rapport à quelque désir, à quelque partie de soi, mais totalement), la sincérité dis-je est la seule vraie responsabilité de l'écrivain. La responsabilité vis-à-vis du public vient après, elle est circonstancielle, imprécise, et surtout imprécisable; et d'ailleurs elle se réfère toujours à la première. Exigeons de l'écrivain non pas une mièvre bonne foi, mais la sincéritël.

Tous ces extraits de la réponse d'Aquin à Therrien convergent dans une même direction qui tend à invalider le débat. Aquin oppose en effet à la notion de « responsabilité» celle de «sincérité », ceci afin de protéger l'écrivain des assauts moralistes venant d'un critique dogmatique. Toutefois, la sincérité, qui est une autre forme de responsabilité, lie toujours l'écrivain à ses préoccupations morales, à l'authenticité, à la vérité. De surcroît, le débat n'a pas vraiment lieu entre les deux critiques, Therrien n'a convié personne à lui répondre et défend une position extrêmement éloignée de celle de son détracteur: il place le lecteur à l'avant-scène de sa conception de la lecture et de la littérature quand Aquin se

préoccupe de l'écrivain. Comme à Lectures, le lecteur est considéré comme

originellement faible et nécessitant des tuteurs. Aquin fait passer au contraire la légitimité de l'individu avant celle de la collectivité des lecteurs - en plus de considérer la valeur de

30 Ibid

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