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Le débat doctrinal sur la juridicité et l'hypothèse d'une appréhension tridimensionnelle du droit

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Academic year: 2021

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LE DEBAT DOCTRINAL SUR LA JURIDICITE ET L’HYPOTHESE D’UNE APPREHENSION TRIDIMENSIONNELLE DU DROIT

Par

Thomas d’Aquin MBIDA ELONO mbidathom@yahoo.fr

PhD en droit public

Assistant à la FSJP de l’Université de Yaoundé II

Chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches en Droit International et Communautaire (CEDIC)

Résumé

Depuis plus d’un siècle, la doctrine n’a cessé de proposer des réponses aussi intéressantes les unes que les autres à la question « qu’est-ce que le droit », sans pour autant parvenir à une réponse satisfaisante. La présente contribution se propose dans le sillage de la théorie pure du droit, de mettre en perspective les obstacles épistémologiques à la connaissance du droit. En structurant ces obstacles autour d’une construction relative de l’objet, et d’une mobilisation approximative des approches de connaissance, il semble possible de simplifier le phénomène juridique à partir d’une approche qui envisage le droit dans ses dimensions existentielle, sensielle et essentielle.

Mots clés : obstacles épistémologique, approche tridimensionnelle du droit, existence, sens essence

Abstract

For more than a century, the doctrine has not ceased to offer answers as interesting as each other to the question "what is the law", without however arriving at a satisfactory answer. This contribution proposes, in the wake of the pure theory of law, to put into perspective the epistemological obstacles relating to the knowledge of law. By structuring these obstacles around

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a relative construction of the object, and an approximate mobilization of approaches to knowledge, it seems possible to simplify the legal phenomenon from an approach that considers law in its existential, substantial dimensions, and essential.

Keywords: Epistemological obstacles; Three-dimensional approach of law; Existence; Meaning; Essence.

PLAN

I- Les obstacles épistémologiques à la connaissance pure du droit 1- La construction relative de l’objet de connaissance

1.1- L’indétermination de la matière juridique connaissable a- L’incertaine distinction entre l’acte et la norme juridique b- La séparation implicite de la norme avec le droit

1.2- Le sens équivoque de l’essence du juridique a- La confusion de la norme à la règle b- L’ambiguïté du concept de juridicité

2- La mobilisation approximative des approches de connaissance 2.1- L’incomplétude le l’approche fondamentale

a- La consistance de l’approche fondamentale

b- Les limites de l’approche fondamentale dans la caractérisation de la juridicité

2.2- La connaissance limitée de l’essence du droit à partir des approches herméneutique et modéliste

a- Les limites de l’approche herméneutique dans la connaissance du droit b- Les limites de l’approche modéliste ou paradigmatique

II- La nécessité d’une appréhension tridimensionnelle du droit 1- Les trois dimensions de la connaissance du phénomène juridique

1.1- La dimension existentielle du droit 1.2- Les dimensions sensielle et essentielle

a- La dimension sensielle b- La dimension essentielle

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2- Les implications de l’approche tridimensionnelle du droit

2.1- Les implications de la théorie tridimensionnelle sur la connaissance du droit a- Les implications par rapport à l’objet

b- Les implications par rapport aux approches de connaissance 2.2- Les implications par rapport à la conception doctrinale de la juridicité

a- Un discrédit logique des critères classiques du droit

b- La spécification doctrinale du droit à partir des caractères communs au genre norme

INTRODUCTION

La question « qu’est-ce que le droit » constitue l’une des énigmes les plus coriaces de la science du droit au sens kuhnien du terme1. Voici bientôt près de deux siècles, que des générations successives d’éminents juristes s’affairent âprement à apporter une réponse à cette question sans pour autant y parvenir. Lionel Adolphus Herbert Hart, l’un des plus distingués de son temps, avait d’ailleurs interrogé la pertinence d’une telle préoccupation, à l’aune d’autres champs disciplinaires qui ne semblent accorder autant d’intérêt à la définition de leurs objets2. Léon Raucent quant à lui, dans une étude dédiée à la critique du droit, avait souligné sa nature paradoxale et illusoire, en faisant valoir qu’: « une approche rapide du droit objectif conduit à penser que sa définition a la simplicité de l’évidence : une étude approfondie, qu’elle a l’inaccessibilité du mystère »3. Et pourtant… comme d’une évidence, « nous parlons facilement

1 Une énigme dans la conception de Kuhn, est un type particulier de problème que la science normale, entendue

comme activité de recherche fondée sur le paradigme, se propose de résoudre. Voir Kuhn Samuel Thomas, La

structure des révolutions scientifiques, Flammarion, France, 2e édition, 1983, p. 61 et suivant.

2 « Il est peu de questions relatives à la société humaine qui aient été posées avec autant de persistance et qui aient

fait l'objet, de la part de théoriciens réputés, de réponses aussi différentes, étranges et même paradoxales que la question « Qu'est-ce que le droit ? ». Même si nous limitons notre attention à la théorie du droit des 150 dernières années et négligeons la spéculation classique et médiévale relative à la « nature » du droit, nous sommes amenés à découvrir une situation qui ne trouve de parallèle dans aucune autre matière dont l'étude systématique ait fait l'objet d'une discipline académique particulière. Il n'existe pas d'ample littérature qui soit consacrée à répondre aux questions « Qu'est-ce que la chimie ? » ou « Qu'est-ce que la médecine ? », comme c'est le cas pour la question « Qu'est-ce que le droit ? ». Hart Herbert Lionel Adolphus, Le concept de droit, Presses de l’Université Saint-Louis, Bruxelles, 2e édition augmentée, traduit de l’anglais par Van De Kerchove Michel, 2005, p.1.

3 Raucent Léon., Pour une théorie critique du droit, Gembloux, Duculot, 1975, p.21, cité par Ost François et Van de

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du droit…Mais qu’est-ce que le droit… ? Nous le savons et nous ne le savons pas »4. S’inscrivant dans le même registre, le Doyen Georges Vedel, a reconnu la vacuité d’une démarche tendant à saisir la signification du droit, au motif que celui-ci était purement et simplement indéfinissable5. Ces positions contrastent cependant avec de nombreuses contributions qui se distinguent par leur originalité, dans la perspective d’une démystification du phénomène juridique. On se bornera à citer quelques-unes, au cœur desquelles, celle de Hans Kelsen, qui se donne pour objectif de « saisir le droit positif dans son essence, et à le comprendre par une analyse de sa structure »6. La conception hartienne du droit, comme ensemble constitué de normes primaires et secondaires, y tient également une place de choix7. On pourrait aussi faire cas de celle de la Professeure Catherine Thibierge, qui établit au plan étymologique le lien entre la norme de droit et l’équerre, et entreprend de déduire les critères de cette dernière à partir du modèle qu’offre la norma8. Il conviendrait également de souligner l’apport des Professeurs François Ost et de Michel Van de Kerchove dans la systématisation du droit autour des paradigmes du jeu9 et du réseau10.

En marge de ces extrêmes bien que relatifs11, se positionne une tendance plus conciliante, qui envisage la connaissance du droit à partir d’une entreprise doctrinale collective. Pour les tenants de cette approche, l’appréhension du droit reste une quête assez difficile dans le sillage d’une approche théorique isolée. Aussi considèrent-ils que c’est dans une ornière « épistémologique plurielle »12, que se dessineraient les contours ontologiques du droit. Cette tendance est manifeste dans les études qui se positionnent à rebours d’une conception exclusivement contraignante du

4 Valery Paul, Regard sur le monde actuel, Paris, 1962, p. 37, cité par Ost François ; Van de Kerchove Michel. De la

pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Presses de l’Université Saint-Louis, Bruxelles, 2010, p.

268.

5 Vedel Georges, « Indéfinissable mais présent », Droits, vol. 0, n°11, 1990, p. 69.

6 Kelsen Hans, Théorie pure du droit, Dalloz, Paris, traduction française de la 2e éd. Par Eisenmann, 1962, p.148.

L’observation d’une réalité déterminée constitue le point de départ d’une théorie, ainsi que le souligne Xavier Magnon. Sur la question, voir, Magnon Xavier, Théorie(s) du droit, édition Ellipses, Paris, 2008, p. 12.

7 Hart Herbert Lionel Adolphus, Le concept de droit, Presses de l’Université Saint-Louis, op. cit.

8 Thibierge Catherine, « Au cœur de la norme : le tracé et la mesure. Pour une distinction entre normes et règles de

droit », Archives de philosophie du droit, n° 51, 2008, pp. 1-29.

9 Ost François et Van de Kerchove Michel, « Le jeu : un paradigme fécond pour la théorie du droit ? », Droit et

Société, n° 17-18, 1991, pp. 161-196.

10 Ost François et Van de Kerchove Michel, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit,

Presses de l’Université Saint-Louis, Bruxelles, 2010, op. cit.

11 Cette classification est cependant relative. La critique de Herbert Hart n’a pas par exemple empêché à ce dernier de

proposer sa conception du droit.

12 Ost François et Van de Kerchove Michel, « Comment concevoir aujourd’hui la science du droit ? », Déviance et

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droit13. Ainsi en est-il du Conseil d’Etat français, qui s’en est fait l’écho dans son rapport de 201314, en repoussant les frontières du droit au-delà du hard law, pour désormais intégrer ce que Lord McNair avait en son temps qualifié de soft law15, désignant par-là, les dispositions normatives non contraignantes au sein d’instruments normatifs à caractère contraignant. La théorie syncrétique du droit de Boris Barraud s’inscrit plus amplement dans cette démarche. Elle suggère, à défaut de faire prévaloir une conception du droit, de tenir compte des critères doctrinaux de juridicité les plus pertinents, pour finalement envisager le droit dans l’orbite syncrétique des différentes théories « dominantes »16. Toutefois, l’idée d’un confort du droit dans un effort théorique commun reste aussi épistémologiquement relative, en raison de sa propension à cerner le droit au-delà de lui-même.

L’évocation de cette brève littérature, permet de situer le débat doctrinal sur la juridicité, dans une incertitude qui pose en toile de fond, la question de l’insolubilité du droit. Dit autrement, la question « qu’est-ce que le droit » est-elle insoluble ?

La réponse à cette question invite préalablement à adopter une attitude de recul. Le recul s’impose par rapport aux sens à accorder aux notions de juridicité et de droit. Il serait laborieux de réfléchir sur un objet aussi fluctuant que le droit, sans préciser son contenu. Toutefois, en s’accordant à ce niveau sur son sens, la réflexion elle-même risquerait de se trouver dénuée de tout intérêt, dès lors que l’incertitude qui la justifie se trouvera surmontée par l’adoption d’une définition. Pour autant, ces deux notions qui sembleraient s’exclure dans le cadre de cette analyse renverraient à une même réalité. De fait, si la juridicité décrit le caractère de ce qui est juridique, le juridique lui-même décrit ce qui se rapporte au droit, de sorte qu’une norme juridique et une norme de droit ne seraient qu’une seule et même chose. Aussi, le droit s’analysant le plus souvent comme un ensemble de normes, l’épithète juridique qui leur est souvent associé constitue un critère de reconnaissance de ce type de norme, au sein de la catégorie générale « norme ». C’est donc à partir du juridique que semble se spécifier la norme de droit dans l’univers formé par la

13 Sur la question voir des études sur le droit souple, notamment : Weil Prospère, « Vers une normativité relative en

droit international », RGDIP, 1982, pp. 6-47 ; Duplessis Isabelle, « Le vertige et la soft law : réactions doctrinales en droit international » in Revue québécoise de droit international (2007), pp. 246-268…

14 Voir l’Etude annuelle de 2013 du conseil d’Etat français sur le droit souple.

15 Lord Arnold Mcnair, « The Functions and Differing Legal Character of Treaties » (1930) 11 Brit. Y.B. Int’l L.

100. Cité par Duplessis Isabelle, « Le vertige et la soft law : réactions doctrinales en droit international » in Revue

québécoise de droit international (2007), pp. 246-268, p. 252.

16 Barraud Boris, Qu’est-ce que le droit ? Théorie syncrétique et échelle de juridicité, édition l’Harmattan, Paris,

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catégorie norme. La difficulté se densifie néanmoins à l’aune du concept de norme juridique par sa polysémie, dont on se bornera à signaler la portée polémique des critères, autour de l’impérativité17, de la validité18 et de sa vocation référentielle19.

A la première attitude, se superpose l’urgence d’une attitude de rupture face aux dogmes doctrinaux, qui se posent a priori comme de véritables clés de décryptage du phénomène juridique. La doctrine juridique dans son ensemble se fonde en effet sur des postulats pour lesquels il semblerait difficile, voire impossible, de conduire logiquement à la connaissance du phénomène juridique. D’une part, celle-ci tient pour acquises certaines classifications qui restent assez déterminantes dans la compréhension du droit, sans suffisamment interroger leur pertinence et leur influence sur leur objet de connaissance. Tel est le cas, lorsqu’elle décide d’assimiler la règle à la norme, ou de minorer l’incertitude de la matière juridique connaissable au sein du droit positif, dans son entreprise de caractérisation du droit. D’autre part, elle reste figée sur des approches de connaissances dont on pourrait douter du potentiel, à l’instar de sa prétention à saisir l’essence du droit, à partir de son fondement, de ses significations, de sa structure ou de sa comparaison à d’autres types de normes, comme si de telles approches pouvaient logiquement parvenir à cette fin. Le recul et la rupture ne serait-ce que partielle avec ces réflexes doctrinaux, permettraient certainement de surmonter la crise qui affecte aujourd’hui la connaissance du droit. « Qu’est-ce que le droit » ne semble finalement pas être une question insoluble. Son insolubilité apparente résulterait de l’option de la doctrine à envisager l’essence du droit, dans les aspects ayant trait à son existence, ses significations, et au rapport avec d’autres normes, en se fondant

17 Cornu Gérard, Vocabulaire juridique, Association Henry Capitant, 9e éd. 2011, p.685 « terme scientifique

employé parfois dans une acception générale, comme équivalent de règle de droit ( proposition abstraite et générale) qui évoque non pas l’idée de normalité ( par exemple en biologie), ni celle de rationalité, ou de type convenu ( standardisation), mais spécifiquement la valeur obligatoire attachée à une règle de conduite, et qui offre l’avantage de viser d’une manière générale toutes les règles présentant ce caractère quelle que soit sa source ( loi, traité, droit naturel), ou l’objet ( règle de conflit, droit substantiel ) ». Pour une approche de cette conception de la norme juridique, voir, Weil Prospère, « Vers une normativité relative en droit international », RGDIP, 1982, pp. 6-47 ; Millard Eric, « Qu’est-ce qu’une règle juridique ? », Cahier du Conseil Constitutionnel, 2006, pp. 59-62 ; Duplessis Isabelle, « Le vertige et la soft law : réactions doctrinales en droit international » in Revue québécoise de droit

international (2007), pp. 246-268.

18 Pour Jean Salmon, la norme juridique est un « énoncé sous forme de langage, incorporé dans un ordre juridique et

dont l’objet est soit de prescrire à des sujets de droits des obligations de faire ou de ne pas faire, soit d’habiliter les organes de l’ordre juridique à exercer certains pouvoirs selon certaines procédures », Salmon Jean, Dictionnaire de

droit international, AUF, Bruylant, Bruxelles, 2001, p.752 ;

19 L’auteure définit la norme juridique comme un modèle, doté d’une force normative, destiné à servir de référence

pour l’action et son évaluation. Thibierge Catherine, « Au coeur de la norme : le tracé et la mesure. Pour une distinction entre normes et règles de droit », Archives de philosophie du droit, n° 51, 2008, pp. 1-29.

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sur un objet (la règle de droit) qui ne reflèterait que partiellement la réalité juridique. Néanmoins, si la réponse à cette question semble fonction des différentes dimensions du droit (l’existence, le sens et l’essence), ce n’est qu’au sein de la dimension essentielle, que se révélerait le visage de la juridicité.

Cependant, le but de cette étude n’est pas de révéler les critères du droit. Son objectif est de mettre en perspective les problèmes que soulèvent le droit dans son processus de connaissance, afin de tracer des sillons plus enclins à accéder au critérium du droit dans des travaux ultérieurs. Par ailleurs, la théorie tridimensionnelle qui sera ici mobilisée ne fait pas référence à celle qui structure le droit autour du fait, de la norme et de la valeur20, encore moins à celle de la validité tridimensionnelle développée par les maîtres de l’école de Bruxelles21, qui ne se limite qu’à la dimension existentielle du droit. L’attrait principal de cette étude réside théoriquement dans sa vocation à susciter modestement de pistes nouvelles de réflexion sur la nature du droit, dans un contexte doctrinal désormais ouvert à toutes conceptions du droit.

Pour y parvenir, la démarche ne consistera pas à explorer la doctrine tout entière pour rechercher les causes de son échec dans la définition du droit. A partir d’une méthodologie fortement ancrée sur une analyse des postulats doctrinaux, cette étude consacrera une attention particulière à la théorie pure du droit, qui constitue aujourd’hui, l’une des approches théoriques les plus dominantes de la pensée doctrinale du phénomène juridique. L’étude s’appuiera également sur les théories postmoderne et syncrétique du droit. Elle puisera également dans l’interdisciplinarité pour situer le droit par rapport à certaines positions consacrées dans le domaine des sciences dures.

Sur cette base, il sera démontré que le malaise doctrinal actuel serait lié à une attitude consistant à vouloir saisir l’essence du droit, à partir de toutes les manifestations du phénomène juridique, sans tenir compte de ce que l’appréhension du droit appellerait à une distinction rigoureuse entre ses dimensions existentielle, essentiel et sensielle, qui sont toutes susceptibles d’aboutir à des

20 Sur la question voir, Reale Miguel, « La science du droit selon la théorie tridimensionnelle du droit », in Mélanges

Jean Dabin, Sirey, 1963, p. 211 s. ; Falcon Y Tella Maria José, « La tridimensionalidad y el problema de la validez del derecho », Revista de la Facultad de Derecho de la Universidad Complutense de Madrid 1989-1990, p. 91 s. ; Falcon Y Tella Maria José, « Valeurs, normes et faits dans le droit », RIEJ 2004, n° 53, p. 133 s. cités par Barraud Boris, op. cit. p. 10.

21 Voir Ost François et Van de Kerchove Michel, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit,

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conceptions différentes de ce phénomène. Sur ces entrefaites liminaires, on abordera les obstacles épistémologiques à la connaissance du droit (I), et la nécessité d’une appréhension tridimensionnelle du droit (II).

I- Les obstacles épistémologiques à la connaissance pure du droit

Les obstacles épistémologiques à la connaissance pure du droit sont liés à la construction relative de son objet (1) et à la mobilisation approximative des approches qui concourent à la connaissance de cet objet (2).

1- La construction relative de l’objet de connaissance

Le postulat épistémologique de la théorie pure du droit est de « saisir le droit positif dans son essence, et à le comprendre par une analyse de sa structure »22. Cette quête de l’essence du droit positif pose néanmoins deux problèmes à sa connaissance : celui de l’indétermination de la matière juridique connaissable au sein du droit positif (1.1), et celui de l’incertitude du sens de cette essence du juridique (1.2).

1.1- L’indétermination de la matière juridique connaissable

L’indétermination de l’objet du droit porte les stigmates du choix du maître autrichien de fragmenter le droit positif en différentes parties interdépendantes. Mais, cette fragmentation conduit à l’incertitude identitaire de l’acte juridique (a), et à la relative séparation entre la norme et le droit (b).

a- L’incertaine distinction entre l’acte et la norme juridique

La connaissance du droit, la possibilité de le caractériser se fonde nécessairement sur un objet sans lequel une telle opération ne serait possible. Pourtant, l’incertitude sur la réalité juridique connaissable au sein du droit positif se pose avec une certaine acuité en doctrine, nonobstant l’apparente évidence du postulat positiviste selon lequel, « la connaissance juridique a pour objet les normes qui ont le caractère de normes juridiques »23. En effet, si Kelsen jette son dévolu sur le droit positif en tant qu’objet de connaissance, il demeure sous fond de paradoxe, une incertitude

22 Kelsen Hans, Théorie pure du droit, Dalloz, Paris, traduction française de la 2e éd. Par Eisenmann, 1962, p.148.

L’observation d’une réalité déterminée constitue le point de départ d’une théorie, ainsi que le souligne Xavier Magnon. Sur la question, voir, Magnon Xavier, Théorie(s) du droit, édition Ellipses, Paris, 2008, p. 12.

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sur l’identité de cet objet : « quelle réalité doit-on alors retenir comme étant le droit ? Un acte, un texte, la signification du texte… ? trouve-t-on le droit dans l’acte qui contient la règle de droit, dans le texte de cette règle tel qu’il est publié, dans la signification de cette règle, dans son application par le juge ou par quel autre organe d’application »24. Afin de résoudre cette incertitude, le maître de Vienne va opter pour une séparation entre l’acte et la norme. Celui-ci estime en fait que dans un acte juridique, « on pourra distinguer deux éléments : le premier est un acte ou une série d’actes perceptibles par les sens, qui se déroule dans le temps et dans l’espace, c’est un acte extérieur de comportement humain ; l’autre élément est sa signification au regard et en vertu du droit »25. Dans cette distinction entre l’acte juridique26 et la norme, deux aspects ambigus obscurcissent l’opération : il s’agit de l’indétermination apparente de la nature de l’acte juridique, et du relatif détachement de l’acte à la norme. Si l’acte juridique est en effet perçu comme une source formelle, lorsqu’il énumère par exemple une résolution de parlement, un traité ou un contrat, celui-ci est également décrit à l’aune du processus décisionnel tel que « des hommes qui se réunissent dans une salle, lèvent la main… »27. Sur cette base, l’acte juridique se présenterait à la fois comme, le processus de création, et comme l’instrument normatif qui résulte de ce processus de création28. La caractérisation se complexifie pourtant lorsque Kelsen, après avoir inscrit l’instrument résultant du processus de création dans la catégorie d’acte juridique (de type normatif), invite désormais à distinguer plus loin, « la procédure de législation d’une part, et son produit la loi d’autre part »29. Que doit-on dès lors retenir de l’acte juridique ? Est-ce un fait, une procédure, un texte créé conformément à cette procédure ?

24Magnon Xavier, Théorie(s) du droit, édition Ellipses, Paris, 2008, 167 pages, p.12. 25Kelsen Hans, Théorie pure du droit, op. cit. p. 2 et svt.

26Selon Jean Paul Jacqué, « Il est possible de définir l’acte juridique comme une procédure régie par le droit

international ayant pour objet de produire des effets de droit », » Acte et norme en droit international », Recueil des Cours de l’Académie de Droit International, tome 227, 1991, p. 375.

27Kelsen Hans, Théorie pure du droit, op. cit. p.3.

28 Contrairement à ce qu’affirme Kelsen, il parait difficile de percevoir le processus d’élaboration d’un acte, ce fait

humain perceptible par les sens, juste en analysant l’acte en question, surtout s’il s’agit d’un acte normatif tels qu’une loi ou la constitution. De plus, cette assertion est en contradiction avec le postulat positiviste de la création du droit par le droit. Le fait processuel que la théorie kelsénienne analyse comme un « processus extérieur au droit » n’est rien d’autre que le contenu d’une norme supérieure qui pose la procédure d’élaboration d’un tel acte, à moins de soutenir l’hypothèse d’un fondement sociologique du droit.

29Ibid. Dans son cours à l’Académie en 1953, Kelsen précisait cette distinction en rappelant qu’il est « important de

distinguer clairement entre le traité désignant un acte créateur de droit et le traité désignant la norme créée par un tel acte », Kelsen Hans, « Théorie du droit international public », Recueil des Cours de l’Académie de Droit

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A cette indétermination de la nature de l’acte, s’ajoute le constat d’un relatif détachement entre l’acte et la norme. Kelsen opère en effet, une séparation entre l’acte et sa signification qu’il appelle la norme en affirmant que l’acte n’est pas la norme30. Pourtant, à y regarder de près, l’acte est lui-même la norme, car étant lui-même constitutif d’une signification. En effet, le processus extérieur d’élaboration du droit est lui-même le contenu d’une norme, ce d’autant plus que « la théorie de l’acte juridique (…) ne peut être saisie in abstracto, elle s’insère dans un ordre juridique »31. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement, si la procédure et les autorités qui manifestent une volonté créatrice du droit ne sont pas habilitées par une norme supérieure ? Kelsen le souligne fort heureusement, lorsqu’il rappelle que « les normes dont on veut déterminer le fondement de validité émanent d’une autorité, c’est-à-dire, de quelqu’un qui a capacité ou compétence de poser des normes valables »32. Il va d’ailleurs plus loin admettre qu’il considère « l’acte de législation comme l’exécution de la constitution »33. Ne pas le reconnaitre serait contredire le postulat positiviste de la création du droit par le droit. La difficulté de situer la frontière entre l’acte et la norme traduit finalement l’impossibilité logique qu’il y aurait à caractériser la tortue sans sa carapace, ou l’escargot sans sa coquille. De même en est-il de la séparation de l’acte de la norme qui apparaitrait comme une séparation du droit avec lui-même.

b- La séparation implicite de la norme avec le droit

La seconde raison relative à la difficulté d’identifier la matière juridique connaissable au sein du droit positif, porte sur la séparation implicite que Kelsen effectue entre la norme et le droit. La théorie pure du droit érige incontestablement la norme juridique au rang d’objet de la science du droit. Toutefois, si la norme est ce « schéma d’interprétation du fait social »34 qui confère à certains actes la signification d’acte de droit, elle ne semble pas constitutive de matière juridique connaissable, dans la mesure où la qualité de « norme de droit » est tributaire d’une autre norme qui la lui confère, et qui elle-même, la reçoit d’une autre norme supérieure35. Cette séparation implicite de la norme au droit génère trois conséquences : la première invite à admettre que la

30 L’acte est un fait positif réel identifiable par les sens qui se déroule dans le temps et dans l’espace, un sein. Théorie

pure du droit, op. cit. p. 3

31Jacqué Jean Paul, « Acte et norme en droit international », Recueil des Cours de l’Académie du Droit International,

tome 227, 1991 op. cit. p. 369.

32Kelsen Hans, Théorie pure du droit, op. cit. p. 257. 33 Ibid. p. 62.

34 Ibid. p.4.

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matière juridique connaissable est la norme qui fonde tout l’édifice normatif, ce qui ne peut pourtant être admis en raison de sa présupposition36. La seconde conduit à exclure l’hypothèse d’une analyse autonome de la norme, notamment celle qui est posée à partir d’une norme supérieure, puisque celle-ci n’est du droit qu’en vertu d’une règle qui lui est supérieure. La troisième qui découle forcément de la seconde, souligne la nécessité d’entrevoir le droit dans sa dynamique systémique. Dans cette logique, la perception du droit serait liée à l’appartenance de la norme à un système37…un système de normes, même si là encore se pose la question de la particularité du système juridique dans l’univers des objets systémiques de type normatif. En fin de compte, si l’on veut caractériser le droit, sur quelle réalité doit-on se fonder ? L’interrogation sur la réalité juridique connaissable reste donc entière si, ni la norme juridique, ni la norme fondamentale encore moins le système juridique, ne semblent résolument s’ouvrir à la science en tant qu’objet de connaissance identifiable.

En somme, les différentes composantes ou aspects du droit positif par lesquels on tente souvent de cerner la réalité juridique se révèlent souvent imprécises, nuancées, ce qui empêchent de se prononcer efficacement sur la réalité juridique, un problème que renforce l’incertitude sur l’essence du droit.

1.2- Le sens équivoque de l’essence du juridique

La réflexion sur l’essence du droit invite préalablement à se positionner sur l’objet et le sens de l’essence. Sur quel objet se fondera-t-on pour déterminer l’essence du droit ? Et à quelle signification renvoie l’essence dans la science juridique ? Deux questions qui s’ouvrent sans doute sur des réponses complexes en raison de la confusion entre la norme et la règle (a) et de l’ambiguïté du concept de juridicité (b).

a- La confusion de la norme à la règle

36 La fondation kelsénienne d’une norme sur la norme fondamentale empêche une analyse de la norme posée en tant

que norme juridique, car sa juridicité n’est pas une qualité établie, en raison du contenu incertain de la norme fondamentale. Apparait alors une autre contradiction dans la séparation entre l’acte et la norme : si Kelsen invite à séparer l’acte de son produit la norme, cette séparation conduirait finalement à l’inexistence du second, son existence restant tributaire de sa fondation sur le premier.

37 « Une norme donnée est une norme juridique en tant qu'elle appartient à un ordre juridique, et elle fait partie d'un

ordre juridique déterminé si sa validité repose sur la norme fondamentale de cet ordre », Théorie pure du droit, op. cit. p. 46. La question se pose de savoir à quel moment la norme accède à la juridicité ? Est-ce au moment de son élaboration, ou à l’occasion d’une décision du juge ? Tout porterait à croire qu’une norme n’accède à la juridicité que lorsqu’à l’occasion de son application, le juge affirme ou confirme sa validité au sein de l’ordre juridique.

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L’un des obstacles épistémologiques majeurs à la connaissance du phénomène juridique, réside sans doute dans l’assimilation de la norme juridique à la règle de droit. La doctrine reste véritablement convaincue de ce que la norme et la règle sont une seule et même réalité. Ainsi, selon Antoine Jeammaud, on peut « tenir pour synonyme les expressions règle de droit et norme juridique »38. C’est aussi la position que défend Boris Barraud lorsqu’il précise que « « norme » et « règle » sont (…) envisagées tels des synonymes, si bien que les expressions « norme juridique » et « règle juridique » le sont à l’identique »39. Et, finalement la question « qu’est-ce que le droit ? » ne serait pas une autre question que « qu’est-ce qu’une règle de droit ? »40. De même, F. Ost et Van de Kerchove, considère par exemple l’article 221 du code civil belge, comme « une norme générale édictée par une autorité publique »41.

Toutefois, si cette synonymie entre ces deux concepts se justifierait dans une certaine mesure, par leur filiation instrumentale au plan étymologique42, et par leur recoupement autour de la notion de devoir être43, il n’en demeure pas moins que, l’assimilation de la norme à la règle se révèle inopérante à l’aune de certaines considérations au sein même de la doctrine normativiste : D’abord, il n’est pas certain que les différentes acceptions de la règle ou de la norme44 de la théorie pure du droit, puissent converger avec celle de la norme dans le cadre de l’édifice pyramidal de Kelsen du même ouvrage. Si on retient l’exemple de la constitution, en considérant la norme comme la signification d’un énoncé valide, il semblera illogique de qualifier la constitution comme un énoncé. A quelle règle se réfère-t-on quand on qualifie la constitution de norme fondamentale ? Et même si on se borne à considérer la règle ou la norme juridique comme la signification d’un acte de volonté, quelle serait alors la signification de la constitution à l’aune

38Jeammaud Antoine, « La règle de droit comme modèle », Recueil Dalloz, Sirey, 28e Cahier, Chronique, 1990, p.

200.

39Barraud Boris, Qu’est-ce que le droit ? Théorie syncrétique et échelle de juridicité, édition l’Harmattan, Paris,

2017, p. 44.

40Hans Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. p. 6. 41 Op. cit.

42 Voir à ce sujet l’édifiant article de Thibierge Catherine, « Au cœur de la norme : le tracé et la mesure. Pour une

distinction entre normes et règles de droit », Archives de philosophie du droit, n° 51, 2008, pp. 1-29.

43 Le concept de devoir être peut renvoyer à deux acceptions dépendantes l’une de l’autre : dans la première, il s’agit

de la représentation d’une réalité. Dans la seconde, le devoir être est une représentation du « réel » qui s’impose par rapport à l’appréhension d’une situation. Sur l’appréhension du devoir être voir aussi, Jouhaud Michel, « Etre et devoir être », Les études philosophiques, n°2, nouvelle série, Avril-juin 1960, pp. 221-230 ; Gardies Jean-Louis, « Le problème logique et le problème philosophie du passage de l’être au devoir être », Archives for Philosophie of Law

and Social Philosophy, vol. 68, n° 3, 1982, pp-281-298.

44La norme ou la règle sont concomitamment définies comme une signification impérative d’un énoncé valide, ou

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de la volonté qui la pose ? Dans le même sens, si on envisage la règle de droit comme un schéma d’interprétation du fait social, à partir de quel schéma pourrait-on saisir la constitution ? Devrait-on y voir un schéma d’interprétatiDevrait-on du fait social ou alors des schémas ? La dimensiDevrait-on plurielle de la norme dans la pyramide kelsénienne entre fondamentalement en contradiction avec l’idée de règle, qui dans son acception usuelle, renvoie souvent à un modèle de comportement, un schéma d’interprétation d’un fait, une signification impérative d’un énoncé45.

Ensuite, la distinction entre ces deux notions se traduit largement dans les conséquences de la théorie de l’interprétation. Alors que l’interprétation porte souvent plus ou moins sur une règle, dont le sens prête à équivoque46, celle-ci s’appuie souvent sur le texte à partir duquel, la règle à clarifier est tirée. C’est le cas de l’obligation d’interpréter une réserve conformément au but d’un traité.

On peut enfin relativiser cette assimilation à partir de la théorie de la validité. Au plan formel, la validité renvoie à la conformité de la norme au processus d’élaboration47. C’est cette conformité de la norme au processus qui certifie l’appartenance de cette dernière au système. Ainsi, lorsqu’on questionne la validité de la norme, il ne s’agit pas de se demander si une disposition, qui peut être une règle, est conforme au processus, mais plutôt, si la norme, c’est-à-dire, le dispositif formel au sein duquel se concentre toutes ses règles, a été conçue conformément à la procédure prévue. Là encore se dessinent les contours de la norme. Celle-ci serait un instrument

45C’est certainement en raison de cette incohérence que Kelsen a été emmené à ériger le concept de norme en une

catégorie générale, celle qui englobe toute les autres normes. Voir à ce propos, Millard Eric, « Qu’est-ce qu’une règle de droit », Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 21, janvier 2007. Cette conception de la norme semble non seulement avoir milité en faveur de l’exclusion des préambules dans les actes normatifs, mais aussi tout récemment, en faveur de la nécessité de débarrasser les dispositifs juridiques de ce que le président du Conseil Constitutionnel français avait qualifier de « neutrons législatifs », désignant par-là, les énoncés non impératifs contenus dans des actes juridiques contraignants. Sur la question, voir l’Etude annuelle de 2013 du Conseil d’Etat français sur le droit souple. p. 49.

46 La théorie de l’interprétation met également en exergue les limites de l’appréhension de la norme comme

signification d’un acte de volonté. En effet, si on la considère comme telle, interpréter une règle consisterait à fournir la signification de sa signification, aussi ne sera-t-elle plus l’expression de la volonté d’un organe ayant une compétence de créer le droit, mais celle d’un organe ayant compétence de l’appliquer. En conséquence comme le souligne Michel Tropper, ne serait une règle de droit qu’une disposition clair, celle qui s’appliquerait sans besoin de clarifier son contenu ; Tropper Michel, « Kelsen, la théorie de l’interprétation et la structure de l’ordre juridique »,

Revue internationale de Philosophie, vol. 35, n° 138, 1981, pp. 518-529.

47 « Est valide la norme ou l'acte dont on reconnaît, dans un système juridique donné, qu'il doit sortir les effets de

droit que ses auteurs entendaient lui attribuer », cf. François Ost et Michel Van de Kerchove, De la pyramide au

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de mesure des conduites sociales, dont la règle n’en constitue qu’un aspect48. Dès lors, sur quel objet se fondera-t-on pour analyser l’essence du droit ? Sur la signification du texte ou sur l’acte formel ? Cette incertitude s’amplifie dans l’usage polyvalent de l’essence du droit.

b) L’ambiguïté du concept de juridicité

La connaissance du droit est également rendue ardue par les vicissitudes du sens que donne la doctrine au concept d’essence, lorsqu’elle se propose de caractériser le droit. L’essence du droit, que Kelsen situe dans l’ontologie fidèle du droit, rappelle un problème qui remonterait au débat sur la recherche du fondement du caractère obligatoire du droit international49. Seulement, de la recherche de la réponse à ce fondement obligatoire du droit, on est immédiatement passé à la question de la juridicité, de sorte que de la réponse à cette question dépendrait celle de l’ontologie du droit. Cette tendance à déduire la juridicité dans l’origine du droit avait semble-t-il connu une atténuation dans le projet kelsénien de décrire le droit tel qu’il est. Ainsi, de l’origine du droit, la juridicité est passée à l’être du droit. Cependant, de manière assez surprenante, la question de la juridicité dans la doctrine puriste s’est une fois de plus logée dans l’origine du droit, notamment dans celle de la validité, qu’il définira comme le mode d’existence du droit50. C’est dès lors autour de nombreux caractères tels que la validité, l’obligatoriété, la sanction et bien d’autres critères que l’essence du droit sera révélée.

Du moins, un bref tour d’horizon dans la doctrine fournit des indices de cette complexité dans la perception de la juridicité. Ainsi, selon Roberto Ago, « la juridicité n’est pas une marque, une qualité attribuée par l’Etat ou par la société ou par tout être créateur, réel ou fictif, mais une catégorie créée par la pensée humaine qui réfléchit sur les phénomènes sociaux»51. C’est,« une caractérisation que la science du droit peut faire et doit faire, non pas en s’appuyant sur l’origine

48 En clair, la signification des énoncés, prises comme réalité juridique donnerait au droit un visage amalgamé au sein

de l’ordre juridique, si les actes juridiques ne permettaient leur hiérarchie. La hiérarchie des significations ou la validité statique, n’est donc possible que grâce à la hiérarchie des sources formelles, qui constituent des balises de repérage des significations au sein des ordres juridiques. Sans ces actes formels, le droit serait une réalité chaotique. Il faut donc distinguer la norme telle qu’envisagée dans la pyramide des normes, de la norme comme signification ou encore, comme modèle de conduite, qui se recoupent davantage par rapport à la première.

49 Brierly, J. L. « Le fondement du caractère obligatoire du droit international », Recueil des Cours de l’Académie de

Droit International, tome 23, 1928, pp. 463-552.

50 Kelsen Hans, Théorie pure du droit, op cit. p. 13. Cette position par laquelle la validité est assimilée à l’existence

d’une règle est contestée par Ost et De Kerchove, qui estiment que « l’existence constitue une précondition de la validité de l’acte ou de la norme considérée », in De la pyramide au réseau, op. cit., p. 228.

51 Ago Roberto, « Science juridique et droit international », Recueil des Cours l’Académie du Droit International,

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vraie ou prétendue de la règle en question, mais sur la base des aspects objectifs que cette règle présente en elle-même dans sa structure et dans son action et en corrélation avec d’autres règles »52. On peut également noter cette conception de la juridicité qui côtoie la validité et l’office du juge : « la juridicité d'une norme, d'une règle ou d'un principe, consiste dans son appartenance à un système normatif déterminé et que cette appartenance peut être appréciée à la lumière d’une règle de reconnaissance dont les juridictions constituent elles-mêmes les interprètes ultimes »53. On admet d’ailleurs la possibilité que les critères de juridicité varient en fonction du temps et de l’espace, et même des juridictions54.

Le « juridique » apparait finalement comme un concept qu’on peut associer à n’importe quel mot et faire sens, dès lors qu’on prend le soin de préciser qu’il renvoie au droit, même si la tendance à la négation du tout juridique, se fait de plus en plus sentir à travers les débats qui se positionnent par rapport à la juridicité du droit souple55. Comment au regard de ce qui précède, peut-on rendre compte de l’ontologie du droit, si au sein de la doctrine, ni l’objet d’une telle étude, encore moins le sens du concept de juridique ne semble acquis ? La situation est aussi assez confuse en ce qui concerne les modalités d’accès à cette essence.

2- La mobilisation approximative des approches de connaissance

La connaissance du droit, au-delà de l’identification d’un objet connaissable, suppose l’adoption d’une approche capable de révéler ses spécificités. La doctrine juridique de manière générale et la théorie pure en particulier mobilisent simultanément trois approches dans l’appréhension de la juridicité. Il s’agit des approches fondamentale, herméneutique et modéliste. La question qui sera ici traitée est celle de savoir s’il est possible de déduire l’essence du droit à partir de son origine, de sa signification56 ou de son appartenance à une catégorie, ou en tenant compte à la fois de ces différentes approches. Logiquement, il semble difficile de parvenir à cette fin, en raison de l’incomplétude de l’approche fondamentale d’une part (2.1) et des faiblesses inhérentes aux approches modéliste et herméneutique (2.2).

52 Ago Roberto, op. cit, p. 921.

53 Ost François et Michel Van de Kerchove, De la pyramide au réseau, op. cit., p. 215. 54 Ibid.

55 Voir le rapport du conseil d’Etat de 2013 relatif au droit souple, op. cit.

56On ne s’attardera plus sur cet aspect. S’il est vrai que l’essence d’une chose se donne en terme de signification, il

n’est pas certain que l’essence du droit soit dans sa signification. Le droit dans sa nature est autre chose qu’une signification, dont on ne saurait d’ailleurs dire à quoi elle renvoie.

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2.1- L’incomplétude de l’approche fondamentale

L’approche fondamentale est une approche assez connue en doctrine. Si elle prend sens dans la recherche du caractère obligatoire du droit (a), elle fait montre de limite dans l’incomplétude qu’elle manifeste (b).

a) La consistance de l’approche fondamentale

La controverse sur l’existence du droit international à la fin du 18e siècle a vu émerger au sein de la doctrine juridique de branche jus naturaliste, l’argument transcendantal, par lequel, les auteurs acquis au thomisme et l’aristotélisme, sous-tendaient l’idée de l’existence d’un droit naturel sur lequel se fonde nécessairement un droit positif, dans l’optique de justifier l’existence du droit des gens, face à ceux qui estimaient qu’il n’était pas simplement du droit57. Le discrédit d’un fondement jus naturel du droit, intervenu à la suite de la vulgarisation des travaux d’Auguste Comte sur le positivisme58, n’a pourtant pas sonné le glas de cette approche de connaissance du droit : elle a plutôt favorisé le passage du fondement idéal, au fondement volontaire du droit59, qui va lui-même, par défaut d’arguments convaincants, céder la place aux sources formelles, en tant que fondement nouveau du droit positif. De même, la difficulté des positivistes formalistes à pouvoir caractériser le droit à partir de ses procédés de création, va justifier l’avènement du positivisme normativiste qui prétend fonder le droit sur lui-même, par le biais d’une norme fondamentale.

L’approche fondamentale de connaissance du phénomène juridique se caractérise ainsi par sa propension à engendrer le droit à partir d’une norme supérieure de laquelle ce dernier tire sa validité. Dans sa manifestation souple, l’approche fondamentale traduit la nécessaire conformité des normes inférieures aux normes supérieures, celle qui renvoie à leur structure hiérarchique. Pour autant, malgré la sophistication des différents fondements du droit, l’approche fondamentale de manière générale et particulièrement la norme fondamentale de Kelsen, n’ont pu rendre compte de l’être du droit. De fait, la question de la capacité de cette approche à saisir le phénomène juridique se pose. Dit autrement, l’approche fondamentale peut-elle révéler l’essence du droit ?

57 Voir à ce sujet Ago Roberto, « Science juridique et droit international », Recueil des Cours de l’Académie du Droit

International, tome 90, 1956, p. 861

58 Ibid. p. 862. 59 Ibid.

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b) Les limites de l’approche fondamentale dans la caractérisation de la juridicité

Les difficultés rencontrées par les théories juridiques dans leurs quêtes de la juridicité à partir de l’approche fondamentale, ne sont pas exclusives au droit. l’approche fondamentale est en fait une approche de connaissance qui a connu une audience particulière dans les sciences du raisonnement telles que la philosophie ou la logique60. Elle reste cependant limitée dans la révélation de l’essence en raison du problème d’incomplétude qui touche cette approche de connaissance. En 1931, Kurt Gödel a en effet démontré à partir des théorèmes de l’incomplétude, notamment par le second théorème, que les éléments d’un système logique auront toujours leur fondement à l’extérieur du système, avec lequel ils seront ontologiquement différents61. Dans le premier théorème, il consacrait le divorce entre la cohérence et l’évidence : une chose pouvait être vraie, sans pour autant être démontrable. Il soulignait par-là même l’incapacité d’un système logique tel que les mathématiques à fonder sa cohérence62.

Ces théorèmes, qui ont d’ailleurs été confirmés, affirment d’une part la difficulté pour un système logique, en l’occurrence le droit, de s’autodéterminer, car, celui-ci trouvant toujours son

60 Platon, dans sa recherche visant à justifier le modèle comme voie d’accès à la connaissance avait par exemple

introduit dans le Menon, « une doctrine de la réminiscence comme fondement du caractère transcendant de toute

forme de connaissance d’une vérité non empirique ». Cité par Leroux Georges, « De l’objet sensible à l’objet

intelligible : les origines de la théorie de la connaissance chez Platon », in Philosophies de la connaissance, sous la direction de Nadeau Robert, Presse Universitaire de Montréal, Montréal, 2016, p. 23. La logique d’Aristote s’y confond amplement en considérant la vérité comme le résultat d’une construction cohérente fondée sur des axiomes. De même, pour justifier l’existence de Dieu, Saint Thomas d’Aquin a remonté la chaine des causalités du mouvement, pour faire de la causalité première, la manifestation du suprême Divin, celle qui explique toutes choses. Le Philosophe Spinoza dans son livre sur l’éthique a mis en exergue trois genres de connaissance auxquels fait partie intégrante la connaissance par les causes. Emmanuel Kant a aussi recouru à l’approche transcendantale dans la recherche d’un fondement logique, ou méthodologique dans la justification de la connaissance. A la fin du 18e siècle, le mathématicien David Hilbert, dû également recourir à l’approche fondamentale pour justifier mathématiquement la rationalité des mathématiques. Tout récemment, Jean Guiton, Grichka et Igor Bogdanov dans leur livre intitulé Dieu et la Science, ont aussi pu révéler l’existence d’une singularité particulière au-delà de l’échelle de Plank, parvenant ainsi scientifiquement à l’idée de Dieu. Voir également, Dos Santos José Rodriguez, La formule

de Dieu, édition Hervé Chopin 2012, 485 pages.

61 La mobilisation de cette approche causale a néanmoins révélé des limites de la logique dans l’appréhension du

réel. C’est ainsi qu’à la question de savoir ce qui fonde le souverain bien, Platon a dû se résoudre à rechercher un autre fondement au bien, fondement qu’il dû abandonné par la suite, en raison de sa fondation sur une antériorité temporelle, notamment dans une autre vie. Quant à Emmanuel Kant, le recours à un fondement transcendantal dans l’explication du phénomène ou du noumène ne semble ni plus ni moins être qu’une astuce méthodologique pour donner du sens à la logique. Ce fut également le cas de David Hilbert, dont la solution a consisté à créer une discipline alternative à la mathématique, les métamathématiques, afin de pouvoir justifier la mathématique à partir de ces dernières. Voir à ce sujet La formule de Dieu, op. cit.

62 Le théorème d’incomplétude de Gödel est un résultat de la logique mathématique qui soutient l’idée que tout

système logique « suffisamment puissant » admet nécessairement un énoncé qu’il ne peut ni démontrer, ni réfuter. Voir dans ce sens, Fortier Gérôme, « Une preuve moderne du théorème d’incomplétude de Godel », Bulletin

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fondement à l’extérieur de lui-même63. D’autre part, ces théorèmes affirment que les éléments d’un système logique seront toujours différents de l’élément qui les fonde64. Ainsi, quand bien même il serait logiquement cohérent ou vrai que le droit positif se fonde sur le droit naturel, ou sur la norme fondamentale, il sera quasiment impossible d’en faire la démonstration, eut égard au caractère abstrait des fondements.

Du moins, faut-il le rappeler, l’approche fondamentale du droit découlait du questionnement de l’origine du droit, ou pour être plus clair, le fondement de la juridicité, car c’est de cette norme ultime du système, que la juridicité des normes qui en découlent, est établie. De cette orientation sur son origine ou sa raison d’être, à celle de son essence, il y aurait des zones d’ombres. Pour ces différentes raisons, l’ambition kelsénienne de décrypter l’essence du droit à partir d’une approche fondée sur son origine s’avère finalement difficile. La norme fondamentale de Kelsen apparait plus comme une argutie théorique visant à assurer, non la connaissance du droit tel qu’il est, mais la cohérence de sa démonstration.

2.2- La connaissance limitée de l’essence du droit à partir des approches herméneutique et modéliste

En dehors de l’approche fondamentale, la théorie pure du droit s’appuie sur les approches herméneutique et modéliste pour décrire le droit tel qu’il est. Mais, là aussi se profilent des insuffisances qui traduisent les difficultés de la pensée kelsénienne.

a) Les limites de l’approche herméneutique dans la connaissance du droit

L’interprétation est au cœur de la connaissance du droit. Que les règles soient claires ou opaques, c’est toujours par l’interprétation qu’on procède pour se rendre compte de leur clarté ou de leur opacité. C’est une approche du droit assez fondamentale, car mettant au cœur de la connaissance du droit, la signification des énoncés, ce qui permet d’apprécier la relation de conformité entre les normes d’une part, les faits et les normes d’autre part. L’appréhension du droit par l’approche herméneutique conduit dans une certaine mesure à situer le sens du droit, dans l’interprétation qu’en donne le juge, ce qui en fin de compte a donné à la jurisprudence le statut de source du

63L’existence du droit se justifie à l’extérieur du système, d’où la raison d’être de la norme fondamentale, même si

elle n’est ni démontrable, ni réfutable.

64Si on peut logiquement justifier le droit posé à partir de la norme fondamentale, on ne peut déduire l’essence du

droit à partir de ce fondement externe au système positif, compte de leur différence ontologique. La norme fondamentale supposée n’est pas de même nature que la norme positive « posée ».

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droit. Toutefois, aussi importante qu’elle puisse paraitre, est-il possible de déterminer la nature du droit à partir de sa signification ?

Cette possibilité reste difficilement admissible, même si la théorie pure du droit semble faire de la signification objective de l’énoncé valide, la matière ultime de l’objet juridique saisissable par la science du droit. En effet, si l’essence d’une chose se traduit toujours par un sens, par une signification, il n’est pas certain que l’essence d’une chose puisse se déterminer à partir de son sens, à moins qu’il soit question de l’analyse de l’essence du sens. L’interprétation, en tant qu’elle porte sur le sens du droit ne parait pas suffisamment portée vers la connaissance de son essence, qui nécessiterait une approche autre que celle fondée sur le sens du droit. Aussi, bien qu’à partir du sens on ait pu mettre en exergue certains éléments permanents du droit, ceux qui ont trait aux différents types de règles65, la diversité des domaines de validité de ces dernières s’ouvre vers une infinité de contenus qui ne permettent pas d’entrevoir une lecture universelle du phénomène juridique.

b) Les limites de l’approche modéliste ou paradigmatique dans la connaissance du droit Outre les approches ci-dessus mentionnées, la connaissance du droit au sein de la pensée kelsénienne puise aussi dans l’approche modéliste pour décrire le phénomène juridique. Le choix d’une telle démarche apparait d’abord dans sa conception de la norme comme un schéma d’interprétation du fait social66. Dans ce sens, la norme est perçue comme un modèle par lequel on saisit la conduite sociale, en tant qu’elle « exprime l’idée que quelque chose doit être ou se produire, en particulier qu’un homme doit se conduire d’une certaine façon »67. Ainsi est-elle constitutive de référence en ce qu’elle permet de décliner la signification normative d’un acte, par le biais de l’interprétation du rapport de l’acte à la norme68. C’est donc du processus intellectuel consistant à confronter les faits au schéma d’interprétation, au modèle que représente la norme juridique, que découle la signification normative d’un acte. Comme le souligne Kelsen, le plus

65 La théorie des catégories modales tels qu’elle a été systématisée en doctrine par Paul Amselek, à la suite des

auteurs comme Kelsen, reconnait à la règle de droit trois fonctions permanente : l’habilitation, la permission et l’interdiction. Voir Amselek Paul, « Les fonctions normatives ou catégories modales », Philosophiques, vol. 33, n° 2, automne 2006, pp. 391-418.

66 Kelsen Hans, Théorie pure du droit, op. cit. 67Ibid, p. 6.

68 « Un sens spécifiquement juridique, leur signification de droit caractéristique, les faits en question les reçoivent de

norme qui ont trait à eux ; ce sont les normes qui leur confèrent une signification juridique, de sorte qu’ils peuvent être interprétés d’après elles », Hans Kelsen, ibid. p. 5

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important « dans toutes ces hypothèses, la donnée essentielle est qu’il y a concordance du contenu d’un processus effectif avec le contenu d’une norme dont on admet qu’elle est valable »69.

La conception modéliste du droit apparait également dans une ornière comparative, celle qui consiste à saisir le droit à partir d’un modèle déterminé. Si Kelsen penche pour les normes morale et religieuse, une auteure comme Catherine Thibierge, en partant de l’étymologie du mot norme fait le choix de l’équerre comme modèle susceptible de déduire l’essence du droit70. Dans cette logique, la norme juridique serait distincte de ces normes sociale et technique selon des critères qui lui conféreraient un contenu spécifique.

Toutefois, le recours au modèle, pourrait-on s’interroger, concoure-t-il à la description du droit tel qu’il est, à la révélation de son essence ? Si la réponse à cette question peut être positive71, c’est la mobilisation du modèle dans la pensée kelsénienne qui fait problème. Tout d’abord, la théorie pure mobilise le modèle en tant qu’essence du droit, non pas comme référentiel à partir duquel apprécier la norme juridique72. Ensuite, lorsque le modèle est pris comme référence à partir de laquelle les critères du droit peuvent être dégagés, la théorie pure se borne à considérer un modèle particulier de norme. C’est le cas lorsqu’il fait référence à la norme religieuse ou à la norme morale73. Cependant, espérer cerner la norme juridique à partir d’une norme particulière comme la morale ou la norme religieuse est porteur de risque, en raison de ce que, ni la norme morale ou religieuse, encore moins l’équerre de Catherine Thibierge, ne pourraient représenter le paradigme norme qui permettrait nécessairement de déduire toutes les spécificités des différentes catégories de normes74.

69 Op. cit, p. 6.

70Thibierge Catherine, « Au cœur de la norme : Le tracé et la mesure », op. cit. p.6.

71En partant de la logique platonicienne qui fonde toute connaissance sur la connaissance du modèle, on peut soutenir

que la connaissance du modèle normatif puisse donner accès à la connaissance du modèle normatif de type juridique. Platon démontre en effet que les sens ne peuvent conduire à la connaissance de la réalité. C’est plutôt dans le monde des formes, le monde intelligible, que les catégories du réel sont formées et c’est de leur confrontation avec la réalité qu’émerge la vérité. Voir, Leroux Georges, « De l’objet sensible à l’objet intelligible : les origines de la théorie de la connaissance chez Platon », in Philosophies de la connaissance, sous la direction de Nadeau Robert, Presse Universitaire de Montréal, Montréal, 2016, op. cit. p. 19.

72 C’est tout le sens de la conception de la norme comme modèle de conduite, ou schéma d’interprétation du fait

social.

73 Kelsen Hans, Théorie pure du droit, op. cit, p. 105 et svt.

74En effet, le modèle de l’équerre qui se borne à tracer les lignes perpendiculaires pour former les angles droits et

aussi les mesurer, ne peut par exemple permettre, non seulement le tracé des angles aigus ou obtus, encore moins des cercles, qui ressortissent respectivement de la compétence du rapporteur et du compas, qui sont aussi bien entendu,

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Une dernière limite dans la perspective d’une connaissance du droit à partir du modèle repose sur l’indétermination de l’objet juridique connaissable au sein de la doctrine normativiste. Le processus par lequel on détermine la nature de la norme juridique à partir du paradigme norme, suppose que l’on ait au préalable identifié l’objet qui sera confronté au modèle. Or, en l’absence d’un accord sur la nature de la norme dont on veut déterminer la nature juridique, le mutisme du modèle serait à craindre75.

Au demeurant, la logique déployée par Kelsen dans son œuvre laisse défiler une série d’indéterminations sur la nature de l’objet de la science du droit, toute chose qui rend complexe la mobilisation d’approches destinées à clarifier l’essence du droit. Le diagnostic de ces nombreuses incongruités laisserait entrevoir la propension du maître de Vienne à ignorer le caractère multidimensionnel du droit. Le droit est en effet une discipline assez complexe, qui se laisse difficilement cerner dans sa totalité. Sa compréhension autoriserait nécessairement la fragmentation de ses manifestations dans l’optique d’en faire une lecture rationalisée.

II- La nécessité d’une appréhension tridimensionnelle du droit

La difficulté de la doctrine à saisir la réalité juridique au-delà de ce qui précède, pourrait s’expliquer par sa tendance à envisager le droit dans une perspective holistique, une perspective dont l’appréhension se ferait sans égard à une quelconque stratification du phénomène. L’hypothèse que nous formulons à ce niveau consiste en ce que le droit, dans ses manifestations pourrait être classé en trois dimensions interdépendantes, susceptibles de faire l’objet d’une connaissance selon qu’il se manifeste sous l’angle de son existence, de son sens ou de son essence, à partir de modalités particulières (1). Cette conception stratifiée du droit comporte des implications qui rendent compte d’un certain nombre positions doctrinales dans la caractérisation de la juridicité (2).

1- Les trois dimensions de la connaissance du phénomène juridique

des instruments de tracé et de mesure. Il ne s’agit pas pour ces instruments de « tracer » les lignes droites ou les angles droits. Mais plutôt de tracer les cercles et des angles qui ne sont pas des angles droits. On ne pourrait donc saisir la réalité du tracé des cercles, ni de la mesure de la température à partir du modèle de l’équerre. De même, le modèle de l’équerre ne peut rendre compte de la mesure des masses et des liquides qui sont également des objets de mesure auxquels des instruments de mesure tels que le litre et la balance se proposent d’évaluer. Ainsi, le modèle de l’équerre n’apparait en filigrane que comme un instrument particulier de la grande famille des normes, c’est-à-dire des instruments de mesures.

75 Les incertitudes sur l’objet du droit et l’inexistence d’un paradigme norme, suffisamment élaboré dans la doctrine

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L’existence du droit est préalable à la connaissance de son essence. Aucune connaissance de l’objet juridique n’est possible, s’il n’est au préalable établi qu’il existe. Une fois que son existence est établie, il devient possible de questionner son essence et son sens. La connaissance du droit se révèle ainsi dans les trois dimensions que sont : les dimensions existentielle (1.1) essentielle et sensielle (1.2).

1.1- La dimension existentielle du droit

L’analyse du phénomène juridique à partir de son existence peut se structurer autour de trois grandes phases interdépendantes : la phase des mobiles du droit, celle du processus de création, et enfin celle des formes du droit. La première phase de cette connaissance est assez complexe. C’est le lieu où prospère la discorde entre les auteurs, le berceau où naissent les différentes écoles du droit. Cette phase qui questionne la raison d’être du droit, ou encore les raisons qui expliquent que le droit soit ce qu’il est, mêle selon les sensibilités doctrinales, les origines philosophiques du droit, aux origines sociologique, historique, économique et bien d’autres. C’est dans cette phase que les premières réactions chimiques qui donnent naissance aux premières règles se forment. A ce stade, le droit n’existe pas encore. Il est en projet dans le sillage d’un fait social crisogène76. Toutefois, nonobstant la pluralité des fondements qui tendent à justifier l’existence du droit, l’une des plus pertinentes reste sans aucun doute, l’existence d’une relation sociale, d’un objet à réguler77. C’est cette relation sociale, qui par son potentiel crisogène, mobilise l’attention des institutions sociales qui incarnent la cohésion. C’est en ce moment que débute la seconde phase dont le but est de fabriquer la norme qui constitue la solution à la crise du lien social.

Une fois que le besoin de norme est manifesté à partir de l’existence d’un conflit social, en fonction de l’intensité de ce dernier et des caractéristiques qui lui sont propres, s’ouvre la phase institutionnelle de production de la norme, afin d’apporter une solution au problème social en question78. Le processus de fabrication de la norme va ainsi s’adosser sur une structure

76 C’est le lieu où le droit s’associe à des causes (la nécessité, la volonté selon george scelle), à des idéaux tels que la

justice, la paix, des axiomes ( la norme pacta sund servanda, la norme fondamentale…)

77C’est l’existence d’un objet à réguler qui fonde l’existence du droit. Sans d’objet à réguler, pas de droit à créer. 78Dans cette phase, l’élaboration du droit peut être fondée sur le fait ou sur le droit. Elle peut être fondée sur un fait,

si le droit émerge dans un contexte pré-juridique, un contexte qui ignore le droit soit par l’effacement de l’ordre juridique préexistant, soit par l’avènement initial d’un ordre juridique. Mais, si l’ordre juridique est déjà constitué, la phase d’élaboration sera nécessairement fondée sur des règles d’habilitation des organes, des règles de procédure et bien d’autres. Dans cette première dimension du droit, on peut donc distinguer deux principales sources ou causes du droit : le fait qui justifie la création du droit, et le droit qui permet sa création. La valeur de justice qui traduit la prise

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