LE LANGAGE
DE
LA VULGARISATION SCIENTIFIQUE
CONCEPTS SCIENTIFIQUES OU CONCEPTS SOCIAUX?
Anne-Marie LOFFLER·LAURIAN C.N.R.S., Paris - Nancy
MOTS-CLÉS: VULGARISATION - FORMULATIONS - VALEURS
RÉSUMÉ : Le discours de vulgarisation scientifique est ancré dans une éthique sociale. La linguistique fournit un instrument efficace pour l'étude des interférences du social et du scientifique dans ce type de discours.
SUMMARY : The language of journals devoted to science popularization shows a deep link of science with social values and ethic choices. We give examples of a linguistic approach to articles published in a french scientific journal.
A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XVII, 1995 75
1. INTRODUCTION
Les revues de vulgarisation scientifique ont pour objectif avoué de transmettre des connaissances scientifiques, d'élargir le savoir des lecteurs, de les informer sur les dernières découvertes en date, sur les applications technologiques des avancées scientifiques. Elles développent effectivement des savoirs. Mais ces savoirs sont-ils toujours d'ordre scientifique? La transmission essentielle est-elle celle de données ou de jugements? Les revues de vulgarisation propagent aussi des opinions sur la science, sur la société, sur le progrès. Celles-ci ne sont pas toujours perçues en première lecture car elles tiennent bien souvent dans le choix de formulations adoptées. L'outil linguistique nous permet une analyse des textes qui met en évidence la présence de concepts sociaux mêlés aux concepts scientifiques. Nous le montrerons en prenant deux perspectives et deux séries d'exemples différents.
2. LE CONTRÔLE SOCIAL DE LA SCIENCE PAR L'ÉTHIQUE
Certaines recherches et découvertes scientifiques telles que celles qui ont trait au génome humain suscitent une grande inquiétude dans le public. En lisant les articles de vulgarisation on s'aperçoit que l'inquiétude ne concerne pas véritablement l'aspect scientifique du génome, mais bien plutôt les applications qui pourraient être faites des découvertes. Dans un entretien avec Alain Pompidou, conseiller du Premier Ministre pour la recherche scientifique publié par La Recherche (262, février 1994, p.lÜ4 sq.), la première question que pose le journaliste est: "Des progrès considérables vont être apportésànotre connaissance du génome humain. Que va-t-onfaire pour contrôler l'utilisation de ces connaissances7"
Le contrôle des connaissances est posé comme une nécessité qu'on ne discute même pas, c'est-à-dire que les connaissances apparaissent commea priori dangereuses. Pourtant il n'y a aucun exposé de ces dangers. Le lecteur doit croire le journaliste sans moyen de ... contrôle quant à lui.
Un grand nombre de phrases d'Alain Pompidou, dans cet entretien, commencent parilfaut ou comportent une forme dedevoir, avec ses variantes: il convient de,ilest important de, etc. Dans les extraits suivants, c'est nous qui soulignons ces formulations.
"Il[1'homme} doit aussi organiser sa place dans la société au sens le plus large. [ .. .} C'est dans ce contexte social qu'i/faut situer le progrès de la génétique. [ .. .}Ilfaut faire une distinction {. ..} entre les enquêtes génétiques dans les populations et les travaux de génétique médicale proprement dites [sic}. [ .. .} IlIlefaudrait pas donner un aspect scie ntifiqueàce qui pourrait étre perçu par l'opinion publique comme des opérations de voyance.[. ..} Il est important de cerner l'attitude des hommes, avant de s'intéresseràcelle des gouvernements ou aux procédures de commercialisation.
!- ..}
Ilfaut ensuite respecter la liberté de choix de la personne. Elle doit être placée dans un contexte tel qu'elle puisse exercer au mieux celle liberté. [ .. .} Le consentement doit donc être l'expression d'un choix libre, sans contraintes extérieures {. ..}"Tous les entretiens ont-ils pour finalité de dire au lire cequ'il doit penser, dire ou faire? On remarque que les personnes interrogées dans cette rubrique ne sont pas de "purs" scientifiues, mais en général
des personnes ayant un rôle social important, une responsabilité politique ou une fonction de décideur. Aussi les prises de position et les jugements peuvent-ils s'y manifester de façon plus visible que dans les articles relatant des découvertes ou exposant des théories. Ici l'illusion de la "neutralité" de la science n'a même plus lieu d'être.
3. LA FOI EN L'AVENIR (SOCIAL) DES SCIENTIFIQUES
Lorsque l'on s'attacheà lire les articles de vulgarisation scientifique à la lettre, de bout en bout, on observe certaines régularités. La répétitivité des fins d'articles nous a semblé particulièrement remarquable. Il existe une sorte de "langue de bois" scientifique, un figement des formulations qui fait virer certaines phrases vers des quasi-locutions. Tous les exemples qui suivent sont tirés deLa
Recherche (numéro du volume et page entre parenthèses)
"De telles expériences devraient permettre par exemple de comprendre plus précisément comment les différents processus de diffusion élastique ou inélastique contribuent aux interférences" (259, p. 1297).
"Dans quelques années, ildevrait permettre d'étudier les phénomènes liésàla matière nucléaire poussée dans ses conditions extrêmes, d'ouvrir ainsi de nouveaux champs d'investigation et, qui sait, de révéler encore de nouvelles propriétés" (263,p.292).
Permettre, devenir possible, et toutes les variantes lexicales de ce champ sémantique font partie de la locutionalité des articles de vulgarisation.
Le domaine du possible, c'est le futur. Celui-ci est plein d'espoirs.
"Dans lUI futur proche, la manipulation d'embryons d'insectes devrait fournir la matière
première nécessaire à l'expérimentation [. ..]. Il faudra donc encore plusieurs années avant de pouvoir envisager un lâcher d'insectes transgéniques. Mais les possibilités de cette technologie sont si gigantesques quetoutporteàcroire qu'elles pourront être progressivement utlisées contre les insectes de maladies" (259,p. 1227).
"Les étapes actuelles laissent espérer que l'on pourra mieux comprendre et maîtriser cette étape essentielle de la synthèse des protéines qu'est le repliement et assemblage des chaînes d'acides aminés" (259,p.1244).
Un vocabulaire de l'espoir joint à l'utilisation de formes du futur donne aux fins d'articles de vulgarisation un ton d'optimisme permanent. Celui-ci est parfois tempéré par l'exposé des difficultés rencontrées dans la recherche. Mais, finalement, le Progrès est toujours vainqueur.
"Il est très difficile d'observer directement des atomes ou des molécules individuellement, la taille de ces objets étant de l'ordre de quelques dixièmes de nanomètres" (260,p.1395).
"La question reste posée, mais quelle que soit l' hypothèse retenue, ilfaudra qu'elle prenne en compte ces nouvelles contraintes chronologiques" (260,p.1403).
Les enjeux étant essentiels, il est important, sinon nonnal, que les chercheurs soient convaincus de trouver les solutions aux questions posées. Et les journalistes se doivent de relayer cet optimisme.
"Il est de plus en plus urgent de savoir comment les activités humaines peuvent modifier l'atmosphèredela Terre" (243, p. 550).
"Non seulement ces recherches enrichiront nos connaissances fondamentales sur les lombrics, mais surtout elles apporteront un élément capitalàl'étude des milieux, que ce soit sur un plan écologique, agronomique ou socio-économique" (263, p. 267).
Le figement de certaines parties du texte de vulgarisation scientifique manifeste l'appartenance des scientifiquesàun groupe socio-culturel ou professionnel. Il traduit aussi une certaine image de la science largement diffusée et entretenue auprès du grand public: celle d'une science qui s'achemine vers un ensemble de connaissances de plus en plus élargi sinon exhaustif sur certains sujets, et celle d'une science qui pennettra dans l'avenir de résoudre tous les problèmes que les hommes posent aujourd'hui. On occulte bien évidemment que chaque réponse à une question suscite une nouvelle question et que la recherche est infinie. Le public reçoit par la vulgarisation une image d'une science en route vers un avenir radieux.
On observe donc l'associtation d'une nouveauté extrême dans le contenu relaté et d'un figement du langage, au moins dans les moments clefs des textes. Cette ambivalence reflète l'ambiguïté des valeurs sociales liées à la science.Àla fois porteuse d'espoir et terrifiante, elle doit être encouragée mais maintenue dans certaines limites, sur des rails.
4. CONCLUSION
L'analyse du langage de la vulgarisation scientifique fonctionne comme un révélateur de ses options sociales ou éthiques. Il y a une morale sociale diffuse dans tout article de vulgarisation. La linguistique fournit des outils pour en prendre conscience.
