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Rhétorique et autoreprésentation : la pratique épistolaire des femmes en temps d'insurrections

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Rhétorique et autoreprésentation :

la pratique épistolaire des femmes en temps d’insurrections

Thèse

Mylène Bédard

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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Résumé

Cette thèse s’inscrit dans la mouvance des travaux qui visent à renouveler l’histoire littéraire (Thérenty, Vaillant, Pinson, Cambron) en tenant compte des enjeux de l’histoire culturelle, dont celui des représentations (Corbin, Kalifa). Elle met en valeur un corpus de 300 lettres écrites par des Bas-Canadiennes liées au mouvement patriote entre 1830 et 1840 et a pour objectif de montrer que la pratique épistolaire des femmes de la première moitié du XIXe siècle n’évolue pas en circuit fermé, mais s’avère perméable à l’actualité et au

discours médiatique. Tout en révélant les conditions matérielles, les codes et les relations sociales qui régulent la forme épistolaire, cette étude cherche à faire état des mutations que subissent les usages de la lettre féminine au contact des événements insurrectionnels.

Privilégier une lecture culturelle de la décennie 1830-1840 à travers le prisme des correspondances féminines permet d’observer la période insurrectionnelle du point de vue des opportunités qu’elle offre aux femmes. Cette perspective incite à examiner les lettres qu’elles ont écrites, mais aussi à se pencher sur les autres pratiques de sociabilité, dont le salon, de même que sur les pratiques de lecture, principalement celle du journal, qui est accessible aussi bien aux femmes de la bourgeoisie qu’à celles issues de milieux plus modestes. L’étude croisée des lettres et de la presse rend compte des interférences et de la complémentarité entre la correspondance et la culture médiatique au cœur du XIXe siècle,

et témoigne d’une politisation progressive des usages et des pratiques culturelles.

En plein siècle romantique, l’enchevêtrement entre le politique et le personnel bouleverse les frontières entre le privé et le public et entraîne des tensions dans l’écriture épistolaire, notamment dans la représentation du sujet féminin, mais aussi entre une pratique plus ouverte à une sensibilité de nature romantique et un cadre normatif fondé sur l’idéal classique. C’est pourquoi cette thèse allie les méthodes de l’histoire littéraire et la notion d’autoreprésentation empruntée à l’analyse du discours (Maingueneau, Amossy) pour évaluer dans quelle mesure les femmes s’approprient les représentations culturelles en vigueur pour être entendues, tout en étant fidèles à elles-mêmes et aux possibles de l’époque.

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Table des matières

Résumé...iii

Table des matières...v

Remerciements...vii

Introduction...1

Chapitre I. En marge de l’arène politique : stratégies d’affirmation et de représentation des femmes patriotes...35

1.1 La presse et la formation de l’opinion...41

1.2 Manifestations patriotiques : quelle place pour les femmes ?...50

1.2.1 Les pratiques associatives...50

1.2.2 1832 : un point tournant ?...54

1.2.3 Les fêtes et célébrations patriotiques...58

1.2.4 Regard sur les sources : témoignages de l’implication des femmes au moment des troubles...63

1.3 Modèles culturels : représentation et construction d’une image de soi...71

1.3.1 Représentations des femmes dans la presse...72

1.3.2 Représentations des femmes dans le discours religieux...81

1.3.3 Construction de soi : négociation des modèles culturels...84

1.4 La correspondance en temps d’insurrections...102

1.4.1 La lettre comme instrument de négociation des hiérarchies sociales...113

1.4.2 « Qui tu es pour moi » et « Qui je veux être pour toi »...126

Chapitre II. Cartographie des lieux : dynamiques d’interaction des catégories du privé et du public...139

2.1 Le privé et le public représentés...144

2.1.1 Négociation des sphères : l’ici et l’ailleurs entre l’opposition et l’analogie...145

2.1.2 Triomphe du domestique ou tentative d’évincer le public ?...152

2.1.3 Quand la lettre féminine se mêle de politique : des épistolières « politiciennes » ?...162

2.2 Quand les épistolières voyagent : femmes en mouvement...164

2.2.1 Fuir le choléra...165

2.2.2 L’expérience du monde : l’exil et les voyages...166

2.2.4 À la conquête du territoire bas-canadien...175

2.3 Lieux de sociabilité et relations : quand les épistolières passent au salon...179

2.3.1 La correspondance et le réseau familial...180

2.3.2 La lettre et ses cercles concentriques...187

2.3.3 La lettre comme prolongement des salons...190

2.4 La présence médiatique dans la lettre féminine...195

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2.4.2 Julie Bruneau-Papineau et la presse...199

2.4.3 Le journal comme instrument de l’intégration sociale des femmes...210

2.4.4 Des périodiques archivés et redistribués : quand la correspondance livre le journal...215

2.5 1838-1839 : Redéploiement des rôles épistolaires à l’intérieur des systèmes d’échange...220

2.6 Histoire officielle et histoire privée : témoignages d’une imbrication...236

2.6.1 Les femmes et l’écriture de l’histoire...238

2.6.2 De la lettre privée à la pétition...242

Chapitre III. Codes épistolaires et possibles littéraires : ethos et postures romantiques...255

3.1 Le code en vigueur : entre conformité et transgression...257

3.1.1 Les manuels : un aperçu du répertoire (épistolaire, religieux, art oratoire)...259

3.1.2 Les traités de la première moitié du XIXe siècle (Faure et Meilleur)...261

3.2 La figure de l’épistolière : Sévigné, un modèle ?...283

3.2.1 Éducation féminine : Sévigné, un modèle enseigné...284

3.2.2 L’esthétique de la négligence : quand les épistolières griffonnent...287

3.3 Romantisme au féminin et posture d’écriture...298

3.3.1 Traces du romantisme dans la pratique épistolaire des femmes...298

3.3.2 L’ethos romantique dans les écrits intimes...304

3.3.3 La non-posture publique...318

3.3.4 Joseph-Guillaume Barthe : un modèle du romantisme au féminin...331

Conclusion...353

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Remerciements

Cette thèse ne serait pas ce qu’elle est sans le soutien précieux de personnes que je souhaite remercier ici. D’abord, je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à mes directrices, Chantal Savoie et Marie-Andrée Beaudet, pour leur soutien inconditionnel et leur enthousiasme, qui s’est manifesté avec autant de force et de conviction tout au long de ces quatre années. Je les remercie aussi de leur confiance qui m’a rassurée dans les moments de doute et qui m’a permis de participer à de nombreux projets stimulants.

Je remercie aussi chaleureusement Guillaume Pinson et Lucie Robert pour leurs commentaires judicieux et leur accompagnement à plusieurs étapes de mon parcours.

Ma thèse n’aurait pu être envisagée sans certains travaux fondateurs. Je tiens donc à exprimer mon profond respect et ma reconnaissance à Georges Aubin, Renée Blanchet, Julie Roy et Marie-Frédérique Desbiens. Je remercie cette dernière tout particulièrement pour les échanges passionnants sur le XIXe siècle et pour son amitié.

Un merci tout spécial aussi à l’équipe de « La vie littéraire au Québec » qui m’a accueillie comme collaboratrice. Je me sens très privilégiée de côtoyer ces historiens et historiennes de la littérature qui partagent si généreusement leurs connaissances. Je profite de l’occasion pour remercier le CRILCQ, et plus spécifiquement Annie Cantin, pour son appui.

Je tiens à remercier mes proches qui ont contribué à cette belle aventure par leurs encouragements, leur compréhension et leur amitié. Vous m’êtes tous et toutes très chers. En terminant, il me faut remercier la personne qui a subi cette thèse quotidiennement. Cher Simon, je te suis reconnaissante d’avoir fait une si grande place dans ta vie à cette recherche et à ces femmes aux nombreuses lettres. Merci pour ton soutien, ta fierté devant mes réalisations, ta patience, ton équilibre et ton amour!

La rédaction de cette thèse a bénéficié du soutien financier du Fonds de recherche du Québec - société et culture (FRQSC) et de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

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Libre et codifiée, intime et publique, tendue entre secret et sociabilité, la lettre, mieux qu’aucune autre expression, associe le lien social et la subjectivité. Roger Chartier, La Correspondance.

Les usages de la lettre au XIXe siècle

Introduction

Considéré comme « un âge d’or du privé », le XIXe siècle verrait se dessiner « des

cercles idéalement concentriques et réellement enchevêtrés » entre le civil, le collectif et l’intime (Ariès et Duby, 1999 : 9). Dans un tel contexte, les lettres de femmes liées aux patriotes bas-canadiens fournissent des cas exemplaires de cet arrimage entre le sujet, les écrits intimes et le social. Au cours de la période insurrectionnelle, les femmes ne sont pas appelées à participer au mouvement d’émancipation nationale1, pourtant, plusieurs d’entre

elles subissent les conséquences des Rébellions dans leur quotidien, que ce soit par les dommages causés à la propriété familiale, l’exil, l’emprisonnement ou la mort d’un proche. Ces effets ont, certes, des répercussions plus importantes après l’échec des soulèvements, mais il n’en demeure pas moins que la décennie menant aux luttes armées, par la formation de regroupements politiques, la politisation de la presse et la publication des débats parlementaires, voit naître une opinion publique et de nouveaux modes de sociabilité (Lamonde, 2000 : 69) qui modulent les pratiques culturelles des Canadiens et des Bas-Canadiennes. L’une des pratiques affectées par ces modulations est la lettre. Qu’elle soit familiale ou publique, la correspondance est imprégnée par les bouleversements de l’ordre social. Lorsque le privé devient politique, la lettre féminine, qu’elle soit adressée au mari, à la famille ou au Gouverneur, ne porte-t-elle pas des traces du contexte politique, d’une rencontre du moi et de l’Histoire susceptible d’ouvrir la voie à de nouveaux possibles en matière d’écriture ?

Comme peu de correspondances féminines ont un retentissement littéraire au XIXe

siècle au Bas-Canada, il m’apparaissait pertinent de dresser un portrait plus juste de la pratique épistolaire des femmes afin de réévaluer leur importance quantitative et

1 Dans son ouvrage Habitants et patriotes, Allan Greer considère les femmes comme les grandes perdantes de

la période insurrectionnelle, il rappelle que : « [c]e sont surtout les femmes qu’on cherche à exclure, et à qui on souhaite interdire toute participation directe à la vie politique de la cité républicaine. » (Greer, 1997 : 182)

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qualitative, le cas échéant. Penser les lettres de femmes de la première moitié du XIXe

siècle en termes de monument, et non de simple document, selon la distinction établie par Michel Foucault2 (1969), invite à s’intéresser aux enjeux esthétiques qui s’y déploient et à

analyser les interactions avec les modèles ainsi qu’avec les productions qui leur sont contemporaines. L’objectif est de mettre en valeur un corpus permettant de renouveler la perspective ou de rectifier certaines idées préconçues de l’histoire littéraire des femmes au Québec, mais aussi de l’histoire de la littérature québécoise du début du XIXe siècle.

Bien que dans certaines histoires de la littérature québécoise, on tend à perpétuer l’association entre le genre épistolaire et le genre féminin, on dénombre peu de modèles d’épistolières canadiennes. S’inspirant des modèles français pour élaborer son Court traité

sur l’art épistolaire qui paraît en 1845, Jean-Baptiste Meilleur sanctionne cette association

en invitant ses lecteurs à prendre pour modèle Madame de Maintenon et Madame de Sévigné. Par la suite, les histoires littéraires convoqueront aussi des femmes dans les chapitres consacrés à la littérature personnelle, mais elles n’en retiennent ̶ pour la plupart ̶ que deux, soit Marie de L’Incarnation et Élisabeth Bégon3. La récente Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge,

parue en 2007, ne fait pas exception à la règle, quelques pages sont consacrées à ces deux épistolières, mais aucune des femmes de mon corpus ne figure dans l’ouvrage. Quant à La

vie littéraire au Québec, elle retient, pour la période qui nous intéresse, cinq épistoliers

dans son chapitre réservé aux écrits intimes. Parmi eux, on retrouve une seule femme : Julie Bruneau-Papineau. Même si cette correspondance féminine du XIXe siècle est une des rares

productions éditées et mentionnées dans les histoires de la littérature québécoise, l’étude de

2 Dans l’introduction de L’archéologie du savoir, Michel Foucault remarque une mutation dans les méthodes

et les perspectives historiques qui se joue dans la distinction des objets entre document et monument : « Disons pour faire bref que l’histoire, dans sa forme traditionnelle, entreprenait de ‘‘mémoriser’’ les

monuments du passé, de les transformer en documents et de faire parler ces traces qui, par elles-mêmes,

souvent ne sont point verbales, ou disent en silence autre chose que ce qu’elles disent; de nos jours, l’histoire, c’est ce qui transforme les documents en monuments, et qui, là où on déchiffrait des traces laissées par les hommes, là où on essayait de reconnaître en creux ce qu’ils avaient été, déploie une masse d’éléments qu’il s’agit d’isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles. » (Foucault, 1969 : 14-15)

3 Ghislaine Houle abonde dans ce sens lorsqu’elle remarque l’absence de continuum dans l’étude des

pratiques d’écriture des femmes. Elle souligne une importante rupture dans l’intérêt que l’histoire littéraire porte aux écrits des femmes : « Parmi les premiers écrits du début de la colonie, trois femmes attirent notre attention : Marie de L’Incarnation, Élisabeth Bégon, Marie Morin, puis c’est le silence complet et il faut attendre le XIXe siècle pour voir apparaître quelques femmes écrivains dont la plus importante est sans aucun

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la réception montre que c’est d’abord pour les détails qu’elle fournit sur la vie quotidienne de l’époque et pour l’éclairage qu’elle donne à la trajectoire biographique de son mari, en somme pour sa valeur historique, que cette production a été retenue. À ce propos, les chercheurs de La vie littéraire au Québec soulignent qu’« [i]l ne faut donc pas chercher, dans ses lettres, des effets de littérarité, l’épistolière n’ayant pas une grande pratique de l’écriture et ne disposant que de peu de temps pour s’adonner à cette activité » (Lemire et

al., 1992 : 409). Or, en considérant avec Robert Melançon que « les classiques québécois se

trouvent plus probablement dans des textes qui échappent aux catégories habituelles du littéraire »4 (Melançon, 2004 : 42), il faut reconnaître que l’épistolaire constitue un terreau à

investiguer, et plus encore dans le cadre de recherches portant sur la première moitié du XIXe siècle. Le premier « recueil des meilleurs écrits publiés en Canada » (Huston, 1982

(1848), T. I : 19), le Répertoire national, reconnaît dès 1848 la valeur littéraire des écrits personnels. En retenant les dernières lettres de Chevalier de Lorimier, James Huston oriente la lecture de cette correspondance en l’édifiant en un objet littéraire. Cependant, la consécration de cette correspondance n’a pas généré de dépouillements comparatifs du côté des pratiques discursives des femmes de la même période. Seule, la thèse de Julie Roy (2003), « Stratégies épistolaires et écritures féminines, les Canadiennes à la conquête des lettres (1639-1839) » esquisse un portrait global des trajectoires dans les pratiques épistolaires des femmes de la lettre privée à la lettre publiée dans la presse. Or, les recherches de Roy se distinguent d’une part par l’étude sur la longue durée, soit de l’époque de la Nouvelle-France au milieu du XIXe siècle, et de l’autre, en ce qu’elles

n’abordent pas le corpus des lettres adressées à Ludger Duvernay ni celui des requêtes féminines aux autorités coloniales, qui permettent, selon moi, de mieux comprendre la diversification des pratiques et des stratégies, et d’explorer d’autres cas de figure que celui de l’épistolière bourgeoise. Certes, les correspondances au long cours semblent davantage concerner les Bas-Canadiennes appartenant à la bourgeoisie, mais les missives plus ponctuelles, celles adressées aux autorités notamment, proviennent de femmes de toutes origines et sont donc plus représentatives de l’échelle sociale. En étudiant la décennie

4 Ici, Robert Melançon ne restreint pas la perspective au XIXe siècle. Toutefois, les exemples qu’il donne

proviennent essentiellement de ce siècle. En effet, il affirme que les lecteurs contemporains trouveraient davantage leur compte à la lecture du Journal d’un voyageur en Europe en 1819-1820 de Mgr Joseph-Octave

Plessis que dans « les plates poésies de Crémazie ou la pâle Influence d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils. » (2004 : 42)

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1830-1840, force est de constater que l’événement est un incitatif à l’écriture et qu’à la suite de l’exil ou de l’emprisonnement de plusieurs patriotes, les femmes prennent la plume.

Cette mise à l’écriture met en lumière un point encore aveugle non seulement de l’histoire littéraire, mais aussi du récit historique de la période en témoignant de l’implication des femmes dans les Rébellions. Dans Les patriotes de 1837-1838 de Laurent-Olivier David, publié près de cinquante ans après les troubles, on retrouve ici et là des figures féminines en arrière-plan qui se situent en périphérie des événements ou encore dans l’après-coup. À l’intérieur de ce cadre géographique ou temporel, on les voit affolées, dépouillées de leurs biens, fuyant leur maison victimes de la répression du régime colonial ou alors, à la fin de l’année 1838 et au début de 1839, au pied de l’échafaud. D’autres apparaissent sous la plume de David parce qu’elles ont laissé des écrits. Intégrées au récit historique, ces quelques lettres de femmes ne sont pas considérées pour elles-mêmes, mais servent plutôt de faire-valoir au destin de leur époux et visent à exacerber leur fin tragique, confortant ainsi la mission patriotique d’édification de héros nationaux. Ce discours historique sur l’inscription des femmes dans les événements trouve des échos dans les études plus contemporaines qui ne retournent pas aux sources archivistiques. Or, qu’elles soient éditées ou à l’état manuscrit, les lettres féminines écrites entre 1830 et 1840 recèlent des traces du rapport que les Bas-Canadiennes ont entretenu avec les événements, car les lettres constituent un lieu où les femmes « construisent des représentations du monde qui est le leur et investissent de significations plurielles, contrastées, leurs perceptions et leurs expériences » (Chartier, 1991 : 9), c’est-à-dire leurs aspirations personnelles ou politiques ainsi que les espoirs, déceptions ou peurs qui les ont animées ou bouleversées au fil de la crise. Si Allan Greer explique l’absence des femmes dans le récit historique portant sur les Rébellions par leur absence dans les sources qui ont contribué à son établissement, affirmant qu’on « commettrait une grave erreur en croyant que les préjugés qui ont présidé à la constitution des sources constituent l’unique source de ce silence. Les femmes ne sont pas totalement absentes de ces sources, mais lorsqu’elles y apparaissent, c’est généralement dans une position d’opposition aux patriotes et à l’insurrection » (Greer, 1997 : 195), il faut peut-être remettre en doute non pas le parti-pris des chercheurs, mais plutôt le questionnaire

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qui les fait exister en tant que sources. Selon Ernest Renan : « Ouvrir une nouvelle série d’aperçus historiques, c’est presque toujours créer une série de documents négligés jusque-là, ou montrer dans ceux qui étaient déjà connus ce qu’on n’avait pas su y voir. » (Renan, 1890 : 123)

Au XIXe siècle, la bourgeoisie naissante, et celle du Bas-Canada ne fait pas

exception, s’approprie la pratique de la correspondance et l’adapte à ses besoins de distinction5 sociale. Dès 1845, l’auteur du premier traité épistolaire canadien affirme

l’importance de maîtriser cet art, maîtrise qui est gage d’une bonne éducation : « Après l’étude de la grammaire et de l’orthographe, il n’en est pas qui soit moins indispensable, en général, que celle de l’art épistolaire. » (Meilleur, 1845 : III) La question de l’art épistolaire évoque toute une série de lieux communs et de formules convenues qui traversent les âges, mais il ne faut pas oublier que l’épistolaire demeure, malgré tout, une pratique profondément ancrée dans son contexte d’écriture. Outre les événements insurrectionnels qui incitent de nouveaux locuteurs à prendre la plume, l’époque romantique marque, elle aussi, une rupture dans les usages de la correspondance comme le souligne Brigitte Diaz : « Du Grand Siècle au siècle des Lumières et a fortiori au siècle romantique, les épistoliers, à l’écoute de leur propre voix, répudient progressivement l’exercice convenu de l’épistolaire conversationnel et mondain pour inventer de nouvelles règles du jeu plus excitantes. Refusant de faire allégeance dans la lettre aux formes d’énonciation autorisées, ils vont au contraire l’aménager en espace de dissidence où faire advenir une parole singulière. » (Diaz, 2002 : 29) Il devient par conséquent nécessaire de comparer les lettres de femmes aux écrits intimes masculins qui ont permis à Marie-Frédérique Desbiens (2005) de reconnaître une première vague romantique au Canada — dès la décennie 1830-1840 — , car cette comparaison serait susceptible de dégager une autre image de l’épistolière que celle qui circule dans les manuels épistolaires et dans les histoires littéraires. Quoique l’on retrouve les motifs de l’ennui, de l’abandon et de la mélancolie dans les lettres féminines de la période, on ne peut les ramener à un modèle unique qui

5 Consacrant une section de l’ouvrage Approches du XIXe siècle à l’écriture épistolaire, Loïc Chotard

remarque que : « Le fait d’être capable d’écrire des lettres et d’en recevoir de son cercle de relations s’affirme donc comme un critère distinctif, qui indique l’appartenance à une élite cultivée : pour ceux qui maîtrisent le “savoir écrire’’ » (Chotard, 2000 : 349).

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n’offrirait que peu de variantes depuis Élisabeth Bégon (Lettres au cher fils, 1748-1753). Loin d’être intransitives, la dramatisation de soi et l’exacerbation du moi pourraient avoir d’autres causes que celle de l’ennui de l’être cher, comme c’est le cas pour Bégon. Étudiant l’art de la lettre en contexte romantique, Marie-Claire Grassi aborde la dimension intime du romantisme qui trouve dans la lettre un territoire privilégié : « Parallèlement à l’agitation politique, l’exaspération des passions devient un mode d’expression et de René aux

Confessions d’un enfant du siècle, la croyance en un moi devient une réalité qui ose

s’affirmer. La lettre témoigne de cette crise. » (Grassi, 1994 : 26-27) Certes, les épistolières étudiées ne peuvent être identifiables à la posture romantique d’homme de lettres et d’homme d’État, mais il semble que l’image de soi que construisent les femmes dans leurs lettres mériterait d’être lue à la lumière de la réévaluation du romantisme canadien et de sa dimension politique (Desbiens, 2005).

Dans cette perspective, ma thèse analyse la construction de l’image de soi à travers un corpus de 300 lettres de femmes liées au mouvement patriote bas-canadien entre 1830 et 1840. Elle s’intéresse aux effets du contexte politique sur la pratique épistolaire féminine, sur la rhétorique ainsi que sur la figure de l’épistolière. Elle entend montrer comment ces femmes, exclues de la sphère publique, s’approprient et modulent les codes de la lettre de manière à négocier les conditions d’acceptabilité de leur discours politique. C’est à partir des outils de l’analyse du discours et notamment de la notion d’ethos, telle que définie par Dominique Maingueneau et Ruth Amossy, c’est-à-dire l’image discursive du locuteur qui se construit dès lors qu’un sujet prend la parole, que j’examinerai comment fonctionne l’autoreprésentation dans les lettres, quelles sont les stratégies discursives qui participent de cette construction d’une image de soi et de sa légitimation. Selon Christophe Charle, la micro-histoire « décèle des stratégies là où autrefois, on ne voyait que des états de fait ou des logiques simples. Ce concept de stratégie, emprunté aux sociologues, rencontre cependant des résistances chez les historiens, en partie à cause de l’abus de son utilisation, en partie par méconnaissance de son utilité. » Il précise en outre que la stratégie :

se situe à l’exact carrefour des deux versants possibles des interprétations en micro-histoire sociale. On peut en faire une lecture en quelque sorte sartrienne : la stratégie repose alors sur une psychologie consciente du sujet libre transférée aux groupes sociaux mais qui se heurte à tout l’effort d’objectivation de l’histoire sociale contre

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l’empirisme naïf ou la psychologie facile de l’histoire événementielle. On peut, à l’inverse, l’employer dans un sens excessivement objectiviste. Les stratégies ne sont alors que la projection pratique des inconscients des fractions de classe. Contre ces deux excès difficiles à éviter surtout dans les synthèses, il faut s’en tenir à un emploi relationnel et relativiste. Les stratégies sont en effet tout à la fois déterminantes et déterminées, autonomes au sein d’un espace social et hétéronomes par rapport à un espace social plus englobant. De ce fait, on ne doit pas réserver l’utilisation du concept aux seules élites ou aux classes dominantes supposées plus libres de leurs mouvements. Les travaux d’histoire ouvrière, par exemple, ont mis en évidence des stratégies de résistance variables face à un système donné de contrainte patronale. […] Il s’agit toujours de rapport à la nécessité et de réaction au hasard, donc de stratégies. (Charle, 1993 : 55-56)

Aussi, ma thèse s’inscrit dans la mouvance des travaux qui cherchent à renouveler l’histoire littéraire en tenant compte des enjeux de l’histoire culturelle, dont celui des représentations et des sensibilités, et par la prise en compte de nouveaux corpus, plutôt que par l’analyse des œuvres ou des auteurs consacrés6. Depuis les années 1980, de nombreux

projets de recherche se sont intéressés à la littérature personnelle, aux écrits intimes des écrivains et aux marges de l’œuvre. En parallèle à ces grands travaux sur les archives d’écrivains, on retrouve d’importantes synthèses historiques sur l’art épistolaire. Ces recherches sur l’épistolarité ont fait de la lettre un objet d’analyse pour les études littéraires en montrant qu’elle « ouvre un espace trop singulier pour n’être que l’antichambre de la littérature. » (Biron et Melançon, 1996 : 8) La prise en considération des correspondances permet notamment de dé-linéariser l’histoire de la littérature par l’exhumation de documents qui révèlent des écarts vis-à-vis la norme ou de nouveaux acteurs de la vie littéraire, dont des femmes. Selon Christophe Charle, ce renouveau épistémologique de l’histoire littéraire se situe dans un décloisonnement de ses frontières traditionnelles. Dans son article « Méthodes historiques et méthodes littéraires, pour un usage croisé », il explique que :

La nouvelle histoire littéraire notamment s’est emparée sans vergogne des méthodes, des procédures des questionnements que les historiens avaient mis au point pour l’histoire du livre, l’histoire de l’éducation, l’histoire des sciences, la biographie. Elle ne se cantonne plus dans son panthéon de géants, mais s’attache à des types d’auteurs, de genres, de lieux littéraires que jusqu’ici seuls les historiens, dans leur boulimie accumulatrice, analysaient comme des documents ou des témoins plutôt que comme des acteurs ou des produits culturels. (Charle, 2009 : 14)

6 Voir, notamment, l’article de Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, « Histoire littéraire et histoire

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Tout en laissant concrètement la parole à ces femmes, il s’agit donc de mettre à contribution les méthodes propres à l’histoire littéraire et culturelle7 et à l’analyse du discours pour

examiner les stratégies mises en œuvre par les épistolières et pour observer ce « que dit la lettre, qui ne soit pas que l’écho trivial de ce qui s’écrit ailleurs en littérature, dans l’espace public » (Biron et Melançon, 1996 : 8). Loin de vouloir aplanir les différences entre les épistolières et de prétendre que les qualités esthétiques sont les mêmes dans chacune des lettres du corpus, je souhaite, au contraire, signaler la diversité des pratiques et des styles qui rend compte d’une appropriation de l’écriture par les femmes, et ce, à différentes fins. Comparer les lettres entre elles permet d’une part de vérifier le plus ou moins grand respect qu’elles témoignent à l’égard des codes épistolaires et des hiérarchies sociales, et d’autre part de distinguer les mouvements d’infléchissement vers un style qui se veut plus personnel.

Pour prendre acte de la complexité de l’arrimage entre le moi, les pratiques de l’intime et le social, il importe cependant de mobiliser des approches qui permettront de dépasser certaines cloisons qui persistent entre l’écriture dite privée et l’imprimé. Malgré le nombre florissant de travaux sur la presse, la question des usages et des expériences de lecture des périodiques demeure un pan de la recherche encore peu exploré8. Or, une lecture

croisée des lettres de femmes et du journal permet de prendre connaissance des

7 Dans un article intitulé « L’Histoire culturelle contre l’histoire sociale ? », Dominique Kalifa distingue trois

« strates de significations » lorsqu’il propose une définition de l’histoire culturelle, considérée comme une histoire des représentations : « celle des représentations matérielles et figurées (objets, images, imprimés, emblèmes, monuments, etc.) que l’on pourrait gagner à nommer plus simplement figurations; celle des schèmes de perception, des catégories de saisie et d’appréhension du monde, que commandent en amont les systèmes sensoriels, et qui ouvrent en aval sur l’océan des sensations, des sentiments, des émotions, des désirs, en bref des appréciations; celle enfin, très finement étudiée par Roger Chartier, des exhibitions ou des mises en scène de soi (ou de l’autre), par lesquelles les individus et les groupes se signifient socialement, politiquement, symboliquement, et auxquelles il serait peut-être plus simple de réserver le terme de

représentations. » (Kalifa dans Martin et Venayre, 2005 : 78-79)

8 Dans le plus récent ouvrage paru sur les rapports entre la littérature et la presse, La Civilisation du journal,

Judith Lyon-Caen constate le peu de travaux consacrés aux usages du journal : « Mais que sait-on des lectures et des usages effectifs de ces journaux ? L’historien se trouve ici confronté à un curieux paradoxe : celui de la pléthore et de l’absence de traces. Pléthore de journaux lus, milliers puis millions de pages imprimées chaque jour, selon des formats variés et dans des présentations toujours plus complexes. Pléthore également des commentaires, triomphants ou alarmistes, sur l’entrée en lecture périodique d’un public de plus en plus ample. Rareté, en revanche, des ‘‘archives’’ de lecture qui donneraient accès aux appropriations différenciées et singulières de ces pages qu’aucune vie d’historien ne pourrait suffire à parcourir. Ici et là, on trouve bien des notations dans un journal intime ou une correspondance : événements frappants du jour, habitudes de lecture, journaux favoris ou détestés. » (Lyon-Caen, dans Kalifa et al., 2011 : 27)

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représentations du féminin qui circulent dans le discours public ainsi que de la sensibilité des épistolières au journal et à l’actualité. Elle permet aussi de voir comment les poétiques épistolaire et journalistique s’influencent au moment où le premier texte signé par une Bas-Canadienne, qui se présente comme écrivaine, est publié dans la presse. L’étude de la présence médiatique dans la lettre révèle les interférences et la complémentarité entre la correspondance et la culture médiatique au cœur du XIXe siècle.

Les 300 lettres étudiées résultent d’un long travail de dépouillement de fonds d’archives privés et administratifs, conservés pour la plupart à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Certaines correspondances de femmes ont, à ce jour, fait l’objet d’une édition annotée, dont celles de Julie Bruneau-Papineau et de Rosalie Papineau-Dessaulles, mais ma perspective historienne de la littérature ainsi que ma problématique de recherche, soit l’analyse des stratégies discursives déployées dans la construction de l’image de soi, m’obligeaient à retourner à l’état manuscrit des lettres et à reproduire les extraits cités selon l’orthographe originale de l’époque9. En effet, le travail d’édition

consiste bien souvent à moderniser l’orthographe et la syntaxe, à occulter les ratures10 et

toutes les traces de la fabrique épistolaire, et ne respecte pas, non plus, la disposition de l’écriture sur la page. En ce qui a trait à la situation de la langue au Bas-Canada au moment où les épistolières prennent la plume, France Martineau fait remarquer qu’à « l’époque classique, il existe une certaine tolérance face à l’orthographe qui n’est pas encore tout à fait fixée; ainsi, les doubles consonnes et les accents font l’objet de débats (Catach 2001). Toutefois, l’orthographe de la plupart des mots est fixée — même si elle est parfois différente de notre orthographe moderne — et les principales règles d’accord (de nombre, de genre, par exemple) sont les mêmes que celles d’aujourd’hui. Il est donc possible d’identifier assez aisément les scripteurs malhabiles, que ce soit par leur orthographe lexicale déviante, leur non-respect des accords de base ou les agglutinations et coupures de

9 Mes recherches m’ont permis de retrouver la grande majorité des lettres originales qui seront citées selon

l’orthographe de l’époque. Toutefois, certaines lettres sont toujours manquantes (une de Rosalie Papineau-Dessaulles et six de Julie Bruneau-Papineau) et c’est pourquoi j’ai dû, dans ces cas précis, citer les correspondances éditées, dont l’orthographe a été modernisée.

10 Les ratures présentes dans les lettres originales seront reproduites par le biais de ce symbole ----. Aussi, les

mots qui ont été ajoutés après coup dans l’écriture de la lettre et qui sont insérés entre les lignes seront transcrits de la même façon qu’ils apparaissent dans le texte, soit au-dessus des autres mots. Lorsque les mots sont illisibles pour une raison ou une autre, ce sera indiqué par la présence de crochets ([ ]).

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mots. » (Martineau, 2005 : 179-180) On peut donc supposer que lorsqu’un mot raturé est suivi du même, mais orthographié différemment, la rature a pour fonction de rectifier l’orthographe11. Force est toutefois de reconnaître que la maîtrise de la langue est très

variée, et ce, même parmi les épistolières appartenant à la bourgeoisie.

En outre, l’espace laissé vacant dans l’en-tête, les alinéas ainsi que l’investissement des marges sont autant d’éléments qui nous permettent de restituer les conditions de la pratique épistolaire à une époque donnée en plus de nous fournir des renseignements sur les codes qui régulaient cette forme d’écriture. Ils nous permettent aussi de déceler des relations de pouvoir, en dévoilant le respect plus ou moins grand que l’épistolière voue à son destinataire. L’étude des conditions matérielles révèlent des tâtonnements dans l’écriture qui nuancent le lieu commun de l’épistolaire féminin, selon lequel, depuis l’exemple consacré de la marquise de Sévigné, l’écriture de la lettre procède au fil de la plume et où le travail sur le style est contraire à l’exigence de naturel et de spontanéité. Même dans le cadre d’une correspondance familiale, les épistolières font un retour sur leur lettre avant l’envoi et peaufinent leur style.

Dans la constitution du corpus, les bornes temporelles et l’appartenance au milieu patriote bas-canadien faisaient partie de mes critères de sélection puisque l’ancrage de ces lettres dans le contexte insurrectionnel permet d’observer l’impact de l’événement sur les

11 Il manque encore des études de synthèse qui retraceraient l’évolution de la langue au Bas-Canada au milieu

du XIXe siècle. On sait toutefois que dès 1810, Jacques Viger s’intéresse aux questions de la prononciation et

de l’orthographe dans Néologie canadienne ou dictionnaire des mots créés en Canada, mais cet ouvrage demeure à l’état manuscrit. Michel Bibaud va, quant à lui, publier dans la presse des textes sur la langue dans lesquels il dénonce les anglicismes qui émaillent le parler des Canadiens. Le débat sur la langue va se poursuivre dans les journaux jusqu’à ce qu’éclate la polémique de 1842 entourant la publication de l’ouvrage de Thomas Maguire, Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, adapté au jeune âge, et

suivi d’un Recueil des locutions vicieuses (1841) que Chantal Bouchard décrit longuement dans Méchante langue : la légitimité linguistique du français parlé au Québec (2011). Or, aussi intéressante soit-elle, cette

polémique concerne davantage la question de la langue parlée que celle de l’orthographe. À peine quelques années après le Rapport Durham qui présente les Canadiens français comme un peuple dépourvu d’histoire et de littérature, cette polémique soulève des enjeux identitaires, c’est-à-dire que les Canadiens se replient sur les mots et les usages des Parisiens instruits, pourfendent les anglicismes et ne s’entendent pas tout à fait sur les néologismes qui désignent des réalités propres au contexte canadien-français. Pour France Martineau, « les premiers dictionnaires qui adoptent une perspective normative datent du milieu du XIXe siècle (par exemple,

Maguire 1841). […] Sous le Régime anglais, les commentaires sont encore majoritairement associés à l’accent et au lexique; très peu de commentaires concernent la grammaire, si on admet que les termes ‘expressions ou calques de l’anglais’ renvoient à la grammaire. » (2005 : 174-175)

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pratiques d’écriture (fréquence, censure, imbrication du personnel et du politique, etc.), mais aussi, et surtout, sur la prise de conscience de soi du sujet-écrivant. Au cours de la période insurrectionnelle, l’éloignement de plusieurs proches et la crainte que le courrier soit surveillé par les autorités coloniales viendront modifier les conditions de la pratique épistolaire familiale. Lorsque la lettre est le seul support pour attester qu’un époux ou un fils est encore en vie ou qu’elle soit le dernier recours pour obtenir la grâce d’un proche condamné à mort, la correspondance n’a plus la même portée. Que ce soit par le biais des stratégies de diffusion du courrier mises en place, du choix des interlocuteurs ou des élans pathétiques, il est possible de voir le sillon que laissent les événements insurrectionnels dans la lettre et d’observer comment les pratiques d’écriture s’organisent ou se réorganisent en fonction des bouleversements qu’ils provoquent. Bien qu’il ait été impossible de trouver, malgré mes efforts, des informations sur le milieu familial et l’éducation de ces femmes, les lettres sont là pour confirmer qu’elles savent lire et écrire dans la plupart des cas12. En tant

que pratique d’écriture, la lettre est modulée par plusieurs déterminations sociales, par un certain nombre « de pratiques en usage, d’automatismes, de codes, qui dépendent étroitement de facteurs sociaux et culturels et de normes fortement inscrites dans l’histoire » (Haroche-Bouzinac, 1995 : 14). Aussi, elle nécessite un système postal, ou à tout le moins, un mode de transmission, et des interlocuteurs, c’est-à-dire un usage social relativement répandu parmi des individus alphabétisés13. Si certaines lettres au Gouverneur

ne semblent pas avoir été écrites par des femmes, mais par un magistrat ou un écrivain public, elles ne sont toutefois pas exclues du corpus. D’une part, elles offrent une représentation de la lettre féminine publique ; de l’autre, elles proposent une image du féminin en tant que sujet d’une requête politique. Enfin, ces lettres nous font d’autant plus apprécier celles des femmes qui osent prendre la plume en leur nom pour interpeller les

12 Les données recueillies par Michel Verrette indiquent qu’au « Bas-Canada, au cours des 40 premières

années du XIXe siècle, le taux d’alphabétisation passe de 15,4% en 1800-1809 à 25,4% en 1830-1839. De une

personne sur six et demie, on passe à une sur quatre sachant au moins lire. L’alphabétisation des hommes continue à devancer celle des femmes. » (Verrette dans Fleming et al., 2004 : 178) En ce qui concerne l’éducation des filles, Micheline Dumont précise qu’elle fut longtemps réduite « aux apprentissages de base : catéchisme, lecture, écriture, calcul, initiation aux travaux féminins », mais ajoute que le XVIIIe siècle voit

apparaître des leçons de calligraphie et de grammaire. (Dumont, 1990 : 7) L’écriture devait en effet occuper une large part de l’instruction des jeunes filles puisque les Ursulines fabriquaient elles-mêmes leur propre encre. (Roy, 2003 : 117)

13 Dans Le contexte de l’œuvre littéraire : énonciation, écrivain, société, Dominique Maingueneau mentionne

que pour qu’un genre de discours prenne de l’importance à une époque et un lieu donnés, celui-ci doit apparaître « comme une activité sociale d’un type particulier qui s’exerce dans des circonstances adaptées, avec des protagonistes qualifiés et de manière appropriée ». (Maingueneau, 1993 : 66)

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autorités coloniales. Selon Michèle Riot-Sarcey, « [l]a lettre publique donne à comprendre le statut des femmes, leur place dans la société. […] Celles qui s’exposent ainsi se comportent en sujets politiques qui refusent les représentations attachées aux identités sexuelles. » (Riot-Sarcey, 1998 : 225) Dans les requêtes étudiées, la représentation de la femme éplorée, plus nuancée, atténue le geste qui pose l’épistolière en sujet politique. De même, les lettres de Marguerite Lacorne-Viger ne seront pas écartées du corpus bien qu’elles aient été retranscrites par son mari14. Si elles ne sont pas toujours reproduites dans

leur intégralité et qu’elles ont pu être modifiées par Jacques Viger, on a là la correspondance d’une grande bourgeoise, reconnue pour avoir de l’esprit et du discernement. Par ailleurs, la sélection des extraits retranscrits nous renseigne sur ce qui intéresse un époux, ce qu’il juge digne d’être retenu dans la correspondance de sa femme. Comme l’auteur de la Saberdache copie également ses propres réponses aux lettres de son épouse, ces dernières esquissent un portrait plus global de l’échange et permettent de combler certaines lacunes.

Les 300 lettres qui composent mon corpus se répartissent donc entre cinq correspondances : celles de Julie Bruneau-Papineau (106 lettres), de Rosalie Papineau-Dessaulles (46 lettres), de Marguerite Harnois (34 lettres), de Marie-Reine Harnois (15 lettres) et de Marguerite Lacorne-Viger (12 lettres), de 43 lettres éparses adressées à la famille ou aux proches des épistolières et finalement, de 44 lettres de femmes aux autorités coloniales demandant la libération d’un mari, d’un fils ou d’un neveu emprisonné ou réclamant des indemnisations pour les dommages causés par la répression. Les correspondances de ces 5 épistolières seront centrales puisqu’elles présentent le double avantage de la quantité — elles produisent 213 des 300 lettres retrouvées — et de la durée. Or, bien que généralement écrites avec moins d’aisance, les lettres ou requêtes adressées par des femmes des classes plus laborieuses n’ont pas été exclues ou discréditées sous le prétexte d’une « mythologie de la ‘‘belle lettre’’, de la lettre ‘‘bien écrite’’ qui guette assez sournoisement le chercheur surtout celui qui se dit d’appartenance littéraire15. » (Bossis,

14 Jacques Viger transcrivait sa correspondance (intégralement ou par fragments) dans sa Saberdache.

15 Cécile Dauphin estime qu’on « qualifie souvent les correspondances ordinaires — celles tenues par des

personnes sans qualité par opposition à celles des ‘‘grands’’ de la littérature ou de la vie politique — de banales, répétitives et finalement indignes de l’épreuve éditoriale, à moins qu’on y ait détecté quelque parfum de scandale ou quelque argument romanesque. Je propose de prendre cette banalité au sérieux. [...] on peut

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1994 : 12-13) Au contraire, la variété de mon corpus, entre les épistolières bourgeoises et les sans-nom, a été privilégiée, car elle invite à réfléchir aux potentialités de l’épistolaire qui ont incité de nombreuses Bas-Canadiennes, de degrés d’instruction et de milieux sociaux diversifiés, à investir cette forme d’écriture à des fins politiques. Cette diversité incite à se pencher sur les caractéristiques propres à l’épistolaire afin d’observer ce qui, dans cette forme d’écriture, est susceptible de bien rendre compte des traumas de la décennie insurrectionnelle. La variété du corpus entre correspondances et missives occasionnelles permet, quant à elle, de saisir comment se négocie la construction de l’image de soi à court et à long terme. Dans les correspondances régulières et continues, le rapport de places, c’est-à-dire les représentations du « qui tu es pour moi » et du « qui je veux être pour toi » (Jaubert, 2010 : 81) selon les relations d’autorité, d’égalité ou d’infériorité, est un processus dynamique qui peut être modifié, réajusté, infléchi à chaque lettre en fonction de la plus moins forte adhésion du destinataire aux positions proposées par l’échange. Tout en révélant les codes qui régulent la forme épistolaire et les relations sociales au cœur du XIXe siècle, ma recherche entend faire état des mutations que subissent

les usages de la lettre au contact des événements insurrectionnels certes, mais aussi des idéaux propres au siècle des nationalités et du romantisme.

De manière générale, une lettre familiale s’écrit pour donner des nouvelles à une personne absente. Ainsi, la lettre d’une femme au mari éloigné (siégeant à la Chambre d’assemblée, emprisonné ou en exil) doit transmettre les nouvelles de la famille. Cette fonction utilitaire de l’écriture épistolaire implique la mise en scène de la domesticité, de la sphère privée. Or, compte tenu des Rébellions de 1837-1838, les épistolières vont associer des considérations sociales et politiques aux nouvelles familiales dans la lettre adressée au mari absent. Qu’elles soient tirées de leur correspondance, des journaux ou encore du bruit de la rumeur, les informations politiques insérées dans les lettres familiales amènent les épistolières à élaborer une rhétorique particulière pour négocier les conditions d’acceptabilité de leur discours. Est-ce que cette rhétorique d’imbrication du personnel et du public se réfère aux normes discursives du genre épistolaire et à celles du genre sexué

considérer qu’il n’y a pas de gens ‘‘plus simples’’ et donc moins dignes d’intérêt; il n’y a que des gens disposant d’outils d’expression plus ou moins élaborés. Mais la vie imaginative et émotionnelle est toujours et partout riche et complexe. » (Dauphin et al., dans Bossis, 1994 : 126-127)

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ou si elle incite plutôt les épistolières à inventer une nouvelle manière de s’écrire, à s’approprier l’usage par une modulation des codes et des formes ? La construction d’une image de soi qui prend l’autre à témoin se reflète-t-elle aussi par la recherche d’un style d’écriture plus personnel ? Bien qu’elle fera l’objet d’un chapitre en particulier, la question des frontières entre les catégories du public et du privé constitue une préoccupation constante de l’analyse de ces lettres féminines.

Pour apporter des éléments de réponse à ces interrogations, ma thèse s’organise en trois grandes parties. Un premier chapitre se consacre à la manière dont ces femmes investissent la lettre pour se façonner un ethos discursif. Le survol du contexte socio-historique ainsi que des manifestations patriotiques des femmes permet de constater que la période 1830-1837 au Bas-Canada se révèle intense en activités politiques et culturelles et que les femmes contribuent à cette effervescence pré-révolutionnaire. En effet, il faut admettre que, contrairement à ce que prétend Allan Greer, les femmes ne sont pas absentes des sources archivistiques et leurs témoignages ainsi que ceux des patriotes masculins font voir la diversité de leur mode d’implication et la ferveur qui les animait. L’étude de ces manifestations qui marquent une politisation des pratiques et des usages permettra de déterminer les conditions qui ont rendu possible l’émergence d’une prise de parole politique, voire revendicatrice, dans les productions épistolaires de Bas-Canadiennes appartenant au milieu patriote. Il s’agit de voir comment, à l’intérieur des normes du genre discursif qu’est la lettre et des déterminations liées au genre sexué et à la classe sociale, ces épistolières négocient les espaces normatifs et instaurent des zones de compromis entre des représentations contraignantes (stéréotypes, rôles associés aux femmes) et leur volonté d’affirmation. La tension entre deux modèles discursifs du féminin, soit le modèle républicain qui exclut les femmes de la politique et le modèle religieux qui accroît la responsabilité des femmes dans la transmission des idéaux chrétiens, est vécue différemment par les épistolières liées au mouvement patriote et varie aussi en fonction du destinataire à qui elles s’adressent. Les lettres et les correspondances de femmes apportent d’importantes nuances à la représentation du féminin telle qu’elle est véhiculée par les journaux, le discours religieux et même, plus près de nous, par le récit historique officiel de la période.

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Le deuxième chapitre se concentre plus spécifiquement sur la négociation des frontières entre les sphères privée et publique. Comme la division entre ces deux champs d’activités tend à se radicaliser au XIXe siècle, selon un principe de complémentarité (l’un

est ce que l’autre n’est pas), des stratégies devront être déployées dans l’écriture afin de mettre en évidence le caractère arbitraire de cette répartition sexuelle des sphères et de l’exclusion politique des femmes. Or dans les faits, les événements et la répression affectent la séparation des catégories du privé et du public. Par leur contenu et leur mode de circulation, les lettres s’avèrent une forme privilégiée pour saisir la complexité et la porosité des frontières entre ces deux catégories. La présence de la presse dans la lettre ou du discours public par l’écho de la rumeur constitue une passerelle entre la sphère privée et la sphère publique que les épistolières vont emprunter. Pour comprendre dans quelle mesure le journal agit comme une fenêtre sur l’événement à travers laquelle les femmes s’immiscent dans la vie publique et pour observer comment la posture de la lectrice de la presse détermine celle de l’épistolière, il faut, dans un premier temps, recenser toutes les références à la presse que contiennent ces missives féminines et aller lire, dans un deuxième temps, les journaux lus par elles. De plus, les déplacements (voyages, exil, etc.), nombreux au cours de la période, fournissent aux Bas-Canadiennes l’occasion de se représenter en mouvement et à l’extérieur du foyer domestique. En modifiant le point de vue d’observation, ce changement de position influence la fréquence et le contenu des missives en plus de favoriser une réorientation de la perspective sur soi et sur le social. Aussi, les nouvelles pratiques de sociabilité de même que les mesures répressives mettent en évidence la circulation de la lettre au-delà de la personne du destinataire et incitent à réfléchir plus avant sur la polarisation du privé et du public.

Enfin, le troisième chapitre s’intéresse aux rapports qu’entretiennent les épistolières à l’écriture, aux modèles épistolaires ou rhétoriques enseignés et au répertoire des pratiques littéraires. Selon Mireille Bossis, « [o]n oublie trop souvent que ce document [la lettre] est

un objet d’écriture qui appartient au domaine de la représentation et comme tel ne peut

faire l’économie d’un passage par l’imaginaire de celui qui écrit. [...] Une analyse textuelle s’impose pour percevoir le comment de l’opération. » (Bossis, 1994 : 9) Qu’elles disqualifient leurs propos ou s’accusent de négligence, les épistolières investissent des

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postures préexistantes qu’elles s’approprient afin d’assumer un discours qui ne va nécessairement de soi dans la lettre féminine. Si elles qualifient leurs lettres de « griffonnages »16 ou dénigrent leurs propos, c’est souvent après avoir abordé des sujets qui

s’éloignent du champ des compétences associées au féminin. Pour être en mesure de déterminer l’usage que font les épistolières des modèles, c’est-à-dire d’observer si elles s’y conforment ou les transgressent, le cas échéant, en quelles occasions, il faut passer en revue les manuels et traités de la correspondance et de l’art oratoire. Cette recension permettra aussi de constater s’il y a une image de l’épistolière qui est véhiculée à l’époque et si c’est le cas, de pouvoir la caractériser. On sait par exemple que les lettres de Madame de Sévigné circulent au cours de la période qui nous concerne. Afin de ne pas isoler les pratiques discursives des femmes et de faire de leurs écrits une production marginale au sein de l’histoire littéraire, il s’agira, dans cette dernière section, de mettre en relation ces lettres de femmes avec les écrits intimes masculins de la période qui ont permis à Marie-Frédérique Desbiens de reconnaître une première vague romantique au Bas-Canada. Cette comparaison permettra de déterminer si elles présentent, elles aussi, les marques d’un romantisme canadien naissant. Je me pencherai aussi plus attentivement sur la trajectoire d’Odile Cherrier, la seule épistolière du corpus à publier dans la presse, afin de cerner les possibles littéraires qui s’offrent alors aux Bas-Canadiennes.

Avant de se plonger dans ce vaste corpus épistolaire et de replacer ces lettres dans le contexte qui les a vues naître, une brève présentation des principales épistolières s’impose. On l’a dit plus tôt, les correspondances féminines au long cours sont principalement l’affaire des dames de la bourgeoisie bas-canadienne. Parmi elles, Julie Bruneau-Papineau (1795-1862) fait figure d’infatigable avec ses 310 lettres (retrouvées), lesquelles s’échelonnent sur près de quatre décennies d’écriture, soit de 1823 à 1862, l’année de sa mort. De cette importante production discursive, on dénombre, pour la période 1830-1840, 106 lettres réparties entre 7 interlocuteurs issus de la sphère familiale. Appartenant à la bourgeoisie de Québec du tournant du XIXe siècle, Julie Bruneau-Papineau a, dès son jeune

16 La tendance à qualifier ses lettres de « griffonnages » n’est pas spécifiquement féminine, mais elle serait

plus prononcée chez les épistolières. Selon Danielle Poublan : « Plus qu’eux, elles insistent sur le plaisir éprouvé à la lecture des lettres et soulignent le caractère médiocre (‘‘un petit griffonnage’’) ou trop tardif de leur propre prose. » (Poublan dans Planté, 1998 : 210-211)

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âge, gravité dans l’univers parlementaire de cette ville puisque son père, marchand de profession, était aussi député à la Chambre d’assemblée. Après avoir fait des études chez les Ursulines de Québec17, elle se marie en 1818 à celui qui deviendra le chef du Parti

patriote, Louis-Joseph Papineau. En tant qu’orateur de la Chambre d’assemblée qui siégeait alors à Québec, Louis-Joseph est constamment absent du foyer domestique établi à Montréal. Sans cesse séparés en raison de la vie parlementaire, de missions politiques, des Rébellions et de l’exil, les époux compenseront l’absence par l’écriture d’une importante correspondance. Pour cette épistolière, la famille et la politique semblent inextricablement liées et sa production épistolaire témoigne de cette profonde imbrication. Bien qu’inscrites dans un contexte de familiarité, ses lettres regorgent de considérations sur la politique et la vie parlementaire, lesquelles s’insèrent — souvent sans transition — dans le flux des nouvelles familiales.

Partageant cette même culture de l’épistolaire, sa belle-sœur, Rosalie Papineau-Dessaulles (1788-1857) écrit au moins 108 lettres18 en près d’un demi-siècle d’écriture.

Comme le notent Georges Aubin et Renée Blanchet dans l’introduction de l’édition de cette correspondance : « Ses premières institutrices ont dû être sa mère et sa tante Victoire, deux femmes à la morale figée dans l’absolu et où il y a peu de place pour l’incertitude et le doute. La tante Victoire est une des premières institutrices de la Petite-Nation ainsi qu’une épistolière inlassable. Rosalie apprend à écrire un français non sans fautes, mais correct, émaillé de mots du terroir. » (2001 : 12) Des 108 lettres de Rosalie Papineau-Dessaulles, 45 sont rédigées au cours de la décennie étudiée. Si Julie Bruneau-Papineau s’adresse principalement à son mari entre 1830 et 1840 (62 des 106 lettres lui étant destinées), il en va autrement pour la seigneuresse de Saint-Hyacinthe. Veuve dès 1835, elle destine près de la moitié des lettres écrites au cours de la période à sa belle-sœur, Julie Bruneau-Papineau.

17 Selon Marilyn Randall, il ne faudrait « pas exagérer l’influence du séjour de Julie chez les Ursulines, où elle

aurait passé une courte période seulement, et cela probablement vers 1806, à un moment creux de l’évolution de l’institution. » (Randall dans Hayward, 2006 : 208)

18 Dans l’édition de la correspondance de Rosalie Papineau-Dessaulles, Georges Aubin et Renée Blanchet

suggèrent que la correspondance complète dépasse les 107 lettres éditées : « Nous avons récupéré 107 lettres seulement, mais il est évident que la seigneuresse en a écrit un plus grand nombre qui doivent être encore aux mains de ses descendants. Par exemple, nous avons trouvé deux seules lettres à son fils Louis-Antoine Dessaulles, aucune à sa fille Rosalie, aucune à son fils Georges-Casimir. » (Aubin et Blanchet, 2001 : 24) Ajoutons à ce nombre, celles qu’elle adresse à Angelle Cornud en août 1830 et à Louis-Michel Viger en 1839, que j’ai retrouvées dans les archives, qui ne se retrouvent pas dans l’édition de la correspondance.

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Survenue dans la tourmente qui suit la rédaction des 92 Résolutions, la mort de son mari, Jean Dessaulles, député modéré qui accède au Conseil législatif en 1832, explique peut-être l’intégration de considérations politiques plus affirmées dans la correspondance de Papineau-Dessaulles. Par ailleurs, la réciprocité des sentiments patriotiques qui unit les sœurs par alliance constitue certainement un motif à l’élection de cette destinataire comme principale interlocutrice et à l’inscription d’un discours politique dans l’échange. Contrairement à Julie, la seigneuresse de Saint-Hyacinthe semble jouir de moins de temps non seulement pour l’entretien de sa correspondance, mais également pour la lecture des journaux et les réunions de société. Outre ses obligations seigneuriales, Papineau-Dessaulles se livre à toutes sortes d’œuvres charitables19 en plus de prendre soin de ses

enfants et neveux en pension au collège de Saint-Hyacinthe. Correspondante vespérale, la seigneuresse fait empiéter le temps de l’écriture sur ses heures de repos. Dans bien des occasions, ce n’est pas l’heure de la poste qui interrompt la lettre, mais le « sommeil [qui] gagne » l’épistolière. Les nuits courtes et les problèmes financiers l’amènent même à considérer la possibilité de se mettre en pension avec sa famille :

Je vois bien que l’épargne, quant à la vie, ne sera pas considérable, mais le temps et le loisir que ça me donnera pour vaquer à mes affaires et surveiller mes enfants, que je me reproche tous les jours de négliger, quoique sur les 24 heures du jour je ne donne jamais plus de cinq heures au sommeil, et bien souvent moins, fait que je suis dégoûtée, ennuyée, excédée, ahurie, dégoûtée d’une telle vie. (R. Papineau-Dessaulles à D.-B. Papineau [1838])20

Le manque de temps n’aura toutefois pas raison du besoin de correspondre de Rosalie Papineau-Dessaulles qui écrira la plupart de ces 108 lettres après les événements insurrectionnels aux membres de la famille de Louis-Joseph Papineau exilés aux États-Unis ou en Europe.

Comme Julie Bruneau-Papineau et Rosalie Papineau-Dessaulles, Marguerite Lacorne-Viger (1775-1845) appartient au très influent réseau

Viger-Papineau-Lartigue-19 Selon sa petite-fille, Mme F.-L. Béique, elle est « la fondatrice et la première présidente de la société des

dames de charité de Saint-Hyacinthe. Elle paya au collège l’éducation de quelques neveux et de plusieurs autres jeunes gens qui furent ainsi mis à même de gagner honorablement leur vie. Elle avait presque tout le temps, chez elle, une ou deux vieilles cousines pauvres à qui elle offrait une large hospitalité et une affection sincère. » (Béique, 1939 : 109-110)

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Cherrier. Elle fait des études, sans doute à la Congrégation de Notre-Dame, avant d’épouser le militaire John Lennox avec lequel elle voyagea en Angleterre, à la Barbade et en Jamaïque. Après la mort de ce dernier, elle épouse en secondes noces Jacques Viger, qui en plus d’être le premier maire de Montréal (1833-1836) occupe diverses fonctions, dont celles de parlementaire, de journaliste et de collectionneur. Après leur union, le couple Lacorne-Viger s’installe sur la rue Bonsecours à Montréal et entretient des liens étroits avec leurs voisins, Louis-Joseph Papineau et son épouse. Marguerite Lacorne-Viger et Julie Bruneau-Papineau noueront d’ailleurs une relation d’amitié : « Vivant la même solitude, elles se visitent régulièrement, échangent leurs correspondances, lisent les journaux et discutent ensemble des affaires du gouvernement. » (Roy, 1999 : 62) La correspondance échangée entre les époux pendant les sessions parlementaires a été retranscrite en partie par Jacques Viger dans sa Saberdache et n’est plus accessible autrement. L’inventaire qu’a réalisé Fernand Ouellet de la Saberdache recense 89 lettres adressées par Marguerite Lacorne-Viger à son époux. On n’en compte pas moins de 37 seulement pour les années 1830-1834. De celles-là, Viger en retranscrit 12 au long, les 25 autres faisant seulement l’objet d’une mention « Lettre de Mme Viger » avec la date et, parfois, le sujet de la missive. En d’autres occasions, les principaux thèmes abordés dans la lettre ne sont pas énumérés, Viger se contentant de noter : « Rien à extraire ». Femme lettrée et mondaine, Lacorne-Viger entretient, outre sa correspondance, un album et collabore à ceux de son époux. Elle est aussi l’auteure d’une chanson amoureuse dédiée à Jacques Viger. Marguerite Lacorne-Viger constitue également une salonnière fort appréciée qui réunit régulièrement chez elle un cercle de notables et d’hommes politiques.

Le parcours et la pratique épistolaire de Reine (1798-1844) et Marguerite (1801-1868) Harnois se distinguent de ceux des épistolières précédentes. Épouse et belle-sœur de l’imprimeur, éditeur et propriétaire du journal La Minerve, Ludger Duvernay, les dames Harnois appartiennent davantage à la petite qu’à la grande bourgeoisie, souvent seigneuriale. Contrairement aux trois autres épistolières, elles ne semblent pas avoir de domestiques à leur service. Or, les éléments qui les caractérisent plus particulièrement des précédentes sont que leur pratique épistolaire s’inscrit exclusivement après les insurrections de 1837, que les préoccupations politiques ne constituent pas un enjeu aussi central que

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dans les autres correspondances mentionnées et qu’elles ne s’adressent qu’à un seul interlocuteur, Ludger Duvernay, alors qu’il est en exil aux États-Unis. Les dames Harnois ne sont toutefois pas les seules à écrire à Duvernay. Une floraison d’épistolières s’adresse à ce dernier en raison, principalement, de sa profession de rédacteur de journaux. Sa cousine, Élodie Loiseau-Chalon, une institutrice, Nathalie Nolin, et une abonnée de La Minerve, la veuve Normand, lui écrivent tour à tour pour qu’il fasse paraître des articles en faveur d’un individu ou des annonces de service dans les pages de son journal ou encore pour qu’il envoie des livraisons du Patriote canadien, feuille qu’il fonde pendant son exil aux États-Unis. Duvernay sert aussi d’intermédiaire entre des patriotes expatriés et leur famille.

Après le départ de Duvernay, Marguerite et Reine Harnois et les cinq enfants du couple quittent Montréal pour se réfugier à Rivière-du-Loup, aujourd’hui Louiseville, d’où elles écriront la plupart des cinquante lettres adressées, entre 1838 et 1839, au patriote exilé. La correspondance complète des dames Harnois, comme celles des épistolières précédentes, est certainement plus importante quantitativement que la cinquantaine de lettres retrouvées puisque les missives à Duvernay renferment des références à d’autres échanges épistolaires entretenus avec des membres de la famille et des amis. Par exemple, on sait que Marguerite est liée d’amitié et échange des lettres avec Adèle Berthelot-LaFontaine et Marie Glackmeyer. De plus, la gestion des souscriptions de La Minerve élargit le bassin des interlocuteurs auxquels Reine et Marguerite Harnois doivent écrire. Faute d’informations biographiques qui permettraient d’éclairer davantage le parcours des dames Harnois, la maîtrise de l’orthographe et de la syntaxe, ainsi que la présence récurrente de ratures constituent autant d’éléments qui indiquent que l’éducation reçue est inférieure à celle dont ont bénéficié les dames Papineau et Viger. Bien que l’orthographe ne soit pas entièrement uniformisée au XIXe siècle au Bas-Canada, comme je l’évoquais

précédemment, force est de reconnaître, et les chapitres qui suivent le montreront, que les lettres des sœurs Harnois sont écrites dans un français beaucoup plus approximatif que celles de Julie Bruneau-Papineau et de Louise-Amélie Panet. Enfin, plusieurs facteurs complexifient l’analyse et la compréhension de cette correspondance en ce qu’ils ne permettent pas toujours de distinguer laquelle des deux sœurs est la véritable auteure des

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