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le sujet den. le discours et le rléclt de sol
par Isabelle Rivet
Mémoire de maîtrise soumis àla
Faculté des études supérieures et de larecherche en we de l'obtentiondu diplôme de
Maîtriseès Lettres
Département de langueet6ttérature françaises Université McGiU
Montréal, Québec
Novembre 2000
1+1
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Ni
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ni
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Résumé p. II
Abstract p. III
Remerciements p. IV
Introduction p. 1
Chapitre 1- Charles Taylor et le sujet .. p. 14
Chapitre Il - L'énonciation p.43
Chapitre III - Le récit p. 62
Chapitre IV - L'Autre et la différence p.
84
Conclusion p. 102
Résumé
Leprésent mémoire veut fairele lien entre différentes problématiques visant ainsi à mieux comprendre le concept de sujet. Celles-ci peuvent sembler de parenté
éloignée,maisleur juxtaposition révèle une possible interaction riche en ouverture. Ces problématiques s'interpellent et le dialogue qui s'engage entre eUes dresse un portrait intéressant du sujet contemporain.
Lapremière idée retenue, celle qui constitue lepoint de départ de laréflexion,
appartient aux théories de l'énonciation.Elleétabüt que lesujetse construit dans et par le discours. Un lien est ensuite fait avec certaines problématiques avancées par Charles Taylor qui inscrit lui aussi le sujet contemporain danslediscours, matériau essentielà sa construction, mais propose de comprendre quels sont les paramètres qui se mettent en place lors de cette construction du sujet. L'élaboration d'une morale personnelle joue le rôle de fondation dans ce qu'il appelle le moi.
L'exploration de ces problématiques soulève des questions qui sont abordées dans les deux derniers chapitres. La première concerne le mode de construction du
sujet qui s'élabore selon une structure propre à notre épistémè, soit le récit. La deuxième cherche à comprendre le rôle de l'Autre dans la construction du sujet. Le contact avec
r
Autre puis la reconnaissance de la différence fonctionne comme le moteur de cette construction.This thesis attempts ta address different problems pertainingtethe concept of subject. These problems might appear remote from one another, but their
juxtaposition reveals possible interactions that yield rich avenues of research. The
ensuing dialogue provides an interesting portrait of the contemporary subject.
Enunciation theories are the point of departure ofthis thesis. They contend
that the subject constructs itselfin and bydiscourse. A linkisthen made with certain
problems put foward by Charles Taylor who aise sets the contemporary subject in
discourse, seen as essential material for its construction. The elaboration of a personal
morality isthe foundation of what he caUs the self.
The exploration oftheseproblemsdrawsour attention toward some questions
which are tackled in the two last chapters. The first question concems the mode of
construction of the subject. In accordance with our modem episteme, the subject
constructsitselfas narrative. Thesecond question aims at understanding the role of the
Other in the construction of the subject. Thecontactwiththe Other and the recognition
Remerciements
Un grand merciàMme Gillian Lane-Mercier pour son appui, sa confiance et sesprécieux conseils.
Merci à M. Yvan Lamonde qui a su dresser de nécessaires balises lors des
premières réflexions.
Mercià Marie-PierreTurcot. Le dia10gismeétantà la fois leferment etle fruit
r
auraisaiméchez un autre; sera-ce parce que c'est le mien que je devrai faire le difficile? Sur quel ccmoi·. pire n'aurais-je pu tomber! (D'abordjeviset celaestmagnifique.)Je vous plains si vous sentez en vous de quoi haïr. Je ne hais que cette triste morale; si j'aime mon moi ne croyez pas que j'en aime moins le vôtre, ou que ce soitàcause du plus ou moins de bonheur.
Mais vous vivez aussi, je pense, et cela est magnifique aussi.
André Gide
Introduction
Plusieurs fortes pistes de réflexion convergent aujourd'hui pour placer au
centre des travaux de maintschercheurs, penseurs et philosophes, la complexe notion
de sujet. On s'intéresse au sujet dans les domaines les plus variés, néanmoins des
raisons semblables expliquent cet engouement. Elles sont intimement liées au fait de
l'implication directe du sujet dans sa réflexion, puisqu'il en devient l'objet même.
La première piste qui fonde l'intérêt pour le sujet est la transformation au
cours des siècles delaperception que
rêtre humain a de
lui-mêmeetde ses semblables. Depuis cinq ou six cents ans, par exemple, se posent les ferments d'une conception del'agent humain comme individu, soit une unité différente des autres mais rattachéeà la communauté que fonnent entre elles toutes ces unités distinctes. Cette sensation
profonde de notre individualité a contribuéàlafonnation du sujet que nous sommes
aujourd'hui.
La
caractéristique décisive de ce sujet contemporain se trouve dans laposition centrale qu'if occupe dans son interaction avec le monde, donc dans son activité de connaissance. Il possèdele sentiment d'êtrelaclé du monde et de lui-même.
Cependant, il faut ajouter à la force subjective un élément qui vient la
•
cours de l'ère moderne1 et déclenche justement notre intérêt pour le sujet
contemporain. Cette sensibilité està l'origine des multiples recherches qui tentent de
retracer les conceptions que pouvait avoir de lui-même et du monde l'agent humain
des siècles passés. Elle provoque bien évidemment une curiosité à l'égard du sujet
contemporain lui-même, en ce qu'il n'a pas toujours été ainsi et en ce qutil
transformera encore assurément.
Pwcours du présent travail, nous voudrions mieux comprendre comment le
sujet contemporain se constitue et quels sont les mécanismes qui lui permettent
d'interagir avec le monde qui l'entoure. Cette meilleure compréhension viendra de
l'exploration de problèmesliésà lanotion contemporaine du sujet que nous définirons plus loin.
Nous l'avons mentionné plus haut, l'intérêt que suscite le concept de sujet
provient entre autre de la conscience nouvelle de sa transformation au cours des siècles. Bien que nous ne reprendrons pas ici toute l'histoire du sujet, telle que Taylor
ladéploie dans son ouvrageLes
Sources
du moi, laperspective historique doit tout de même se lire en filigrane du présenttravail. Lesujetestce qu'il est aujourd'huià cause de multiples changements dont ila été l'objet dans le temps. Taylor conçoitle sujetcontemporain comme le représentant de la période moderne (des Lumières à nos
1C. Taylor, Les Sourcesdu moi. La formation de l'identité moderne, Montréal, Boréal, 1998
[1989], 712 p.
Nous nous référons aux repèresproposéspasCharles Taylor pour définirla modernité, soit des Lumières à nos jours.
3 jours). C'est pourquoi dorénavant nous ferons plutôt référence ausujetmoderne pour
parler du sujet contemporain. Ceque nous en dirons correspondra donc exclusivement
au sujet qui porte en lui la tradition des Lumières et du romantisme, comme nous le
verrons plus loin. Il sedifféren~iedes conceptions du sujet antérieures sans pourtant les nier puisqu'il en est issu.
Les différentes théories que nous explorerons dans ce travail posent toutes
una prioriconcernant la constitution du sujet. Si nous désirons comprendre lastructure du sujetetson fonctionnement lavoiela plus fructueuse consisteàl'envisager comme une construction. Un assemblage d'éléments d'abord hétérogènes, qui se trouvent en
relation dans ce üeu qu'est le sujet. Ces éléments le composent, sans pourtant lui
donner une forme définitive et immuable. Lesujet est constitué par le mouvement de
cesmatériaux,ce qui fait de lui un être changeant et multiple dans le temps et l'espace.
Taylor propose, comme thèse principa(e,2 que lesmatériaux de base de la construction du sujet soient ceux de l'élaboration d'une morale personnelle. Lechoix puis l'appropriation de biens moraux (idées, valeurs, idéologies, etc.) par le sujet
contribuent au premier plan à sa fonnation. Il s'agit pour le sujet de la première et
décisive étape dans son rapport réflexif avec le monde.
Taylor ajoute à l'élaboration de la morale personnelle la quasi nécessité de
saformulation parle sujet. Ainsi, l'artiste occuperait dans nos sociétés occidentalesla place importante qu'il a précisément grâce au pouvoir d'expression qu'il détient: ccL'art
•
devient un des media paradigmatiques, sinon le medium par excellence, dans lequel
nous nous exprimons, donc nous définissons,etdonc nous réalisons nous-mêmes.n3
Le
discours du sujet devient alors le lieu de sa constitution. Le discours écrit, que nous
privilégierons comme objet d'étude dans ce travail, est la manifestation de la
subjectivité.
D'autres théoriciens considèrent aussi l'idée de la constitution du sujet dans
son discours. Parexemple,ÉmileBenveniste propose que le sujet ne peut être que par et dans son discours: «Est "ego" qui dit uego".n4Mikhail Bakhtine, dans le même sens,
pense retrouver dans le discours une structure dialogique des énoncés, qui révélerait
la construction du sujet de l'énonciation. Pour Michel Foucault, le sujet est d'abordle
lieu du discours, dans lequel des énoncés entretiennent entre eux un rapport
dynamique (un peu à l'image des théories bakhtiniennes): des énoncés itératifs sont
captés par le sujet (qui n'en estpas lasource), mais ces énoncés, momentanémentla
propriété du sujet, se colorent et se teintent de ce contexte subjectif passager.5
Le
sujet, construit de matériaux hétérogènes, inscrit donc cette constitution multiple dans son discours. Cependant,etcela nous est familier, malgré l'hétérogénéitédes matériauxet le caractère changeant et multiple du sujet, ilsemble tout de même qu'une certaine cohérence se développe dans lediscours constitutif du sujet. Malgré
que certains proposent une ponctualité toujours renouvelée du sujet (Locke), que
3C. Taylor,Les Sources du moi, p.594.
4 É.Benveniste,.De lasubjectivité danslelangage-,Problèmes de linguistique générale,lJ.260.
•
5
d'autres théoriciens refusent de lui accorder une unitéetune plénitude (Parfit) et que le courant postmodeme proclame un éclatement du sujet (Derrida), il demeure une
réalité sur laquelle nous désirons nous pencher: ilexiste très certainement une faculté-volonté de cohérence, organisatrice de sens lors de l'énonciation du discours par le
sujet. Laconnaissance du monde et de soi semble passer obligatoirement parle récit (une sorte de gnoséologie romanesque, proposée par Marc Angenot).5
Après toutes ces hypothèses, que nous tenterons de vérifier au cours du
travail, une question importante demeure: qu'est-ce qui provoque le sujet à
l'élaboration d'une morale personneUe dont nous retrouvons les traces dans son
discours (écrit, dans le cadre de ce présent travail)? À l'exemple de plusieurs, nous
avons posé comme aprioril'activité spontanée de connaissance réflexive du monde
et de lui-mêmecommecaractéristique définitoire du sujet. Cette activité réflexive mène
à une piste intéressante à suivre: l'Autre comme moteur de l'élaboration de lamorale.
La problématique de ce travail de recherche s'articule en deux volets. D'abord, lapremière partie se veutladécouverteetl'exploration de théories du sujet et de théories de l'énonciation. Cettepartie offre àlafois un état présent des recherches dans ces domaines, la confrontation des hypothèses, leur mise en commun et une connaissance approfondie de certaines hypothèses récentes (celles de Taylor en
particulier). Àla lumière des postulats mis en place,ladeuxième partie pourrait alors
tenter de comprendre lesdeux problèmes suivan1s: la faculté de cohérence du sujet qui
organisece que l'on peut appeler·'Ie récit de soi"et le rôle de l'Autre dans le processus
de connaissance réflexive (déclencheur de l'élaboration de la morale personnelle sous
forme de récit).
Voici donc commentse présentent les deux problèmes qui nous intéressent
et comment ils s'articulent l'un dans l'autre.
Une des méthodes detravail de Taylor, que nous verrons en détail plus loin,
consiste à nepasnégliger l'expérience intuitive ou factuelle que l'on peut avoir comme
sujet même lorsqu'elle entre en contradiction, parfois directe, avec des concepts
théoriques, qu'ils soient bien établis par la tradition, ou suscitent l'engouement de la
nouveauté. Justement, à la conception du sujet qui sert d'a priori à ce travail de
recherche, soit un sujet construit, composé d'éléments hétérogènes, multiple et
changeant dans le temps et l'espace, on ne peut stempêcher d'opposer l'expérience
intuitive vécue par plusieurs, faisant partie de l'épistémè dans laquelle on baigne.
En
effet, bien quele courant postmcxiemesoittrèsfortettende à imposer l'idée d'un sujet éclaté,jamaispleinement présent à lui-même, le sentiment ou la volonté de cohérencesemble (encore) dominer. Le sujet semble vouloir être le même dans le temps et
développe unefacultéqui organise une liaison cohérente entre la multiplicité des
moi
(récit de soi).Évidemment, cette problématique que nous explorerons n'est possible que
•
7
d'éprouver le sentiment etlavolonté d'être un sujet cohérent tout en étant sensiblesà un morcellement de soi qui nous semble de plus en plus réel.
Maisqu'est<e qui provoque le récit de soi? Ce ne seraitpasseulement cette
volonté de cohérence, si on accepte la thèse de Angenot, qui voit dans le récit une manière culturelle d'appréhender le mondeetdeleconnaître. Surtout si l'on rapproche cette notion de récit de celle deformulation, nécessaire à la construction de soi que
propose Taylor. La formulation-récit pourrait-elle être la conséquence nécessaire de l'élaboration dela morale personnelle provoquée par l'Autre? Il nous semble du moins difficile de trouver chez le sujet lui-même une spontanéité assez forte pour déclencher cette activité complexe de connaissance de soi.
C'est pourquoi nous proposons de voir, dans le choc de ladécouverte de l'Autre comme différence, cette impulsion nécessaireetsuffisante à l'élaboration de la
moraleetà la fonnulation-récit qui en est la conséquence directe. Dans sa connaissance du monde en mode réflexif, le sujet accuse la brisure de ce mouvement de lui au
monde et du monde à lui lors de la rencontre de l'Autre, et ce à cause de la reconnaissance de l'Autre comme sujet lui-même (alter-ego, selon Husserl). L'Autre, perçu en tant que sujet, provoque l'effarement chezlesujet (observant) qui le conçoit commedifférence. Larencontre de l'Autre aborde uneétapedécisive en ce que lesujet
•
•
8 D'où une définitionœvalièredela méthode,qui
tente de prendre en compte ce rapport de
réciprocité: la méthode réside pour l'essentiel
dans l'ensemble desmoyens quele problème exigeduchercheur pour êtTe résolu.
A.Corboz6
La façon d'aborder ce problème de la construction du sujet a déjà été sommairement annoncée. En rapprochant diverses théories de champs d'études
différents, des questions et des problèmes surgissent. Ainsi, en mettant en relation des théoriesdusujettouchantlaphilosophie morale etlaphilosophie politique, et d'autres théories qui traitent aussi du sujet, mais par le biais du langage, soit les théories de l'énonciation, on trouve des poin1s communs et des divergences qui annoncent des pistes de travail intéressantes. En y ajoutant une expérience littéraire comme celle d'André Gide, dont nous parlerons plus loin, les problèmes s'éclairent et se complexifientà lafois.
Siledialogue semble fructueux en questionnements,ilfournit aussi les outils
nécessaires pour à la fois comprendre les problèmes ainsi posés et Y amener des réponses diversifiées et ouvertes. L'organisation du présent travail reflétera cette démarche. Une première partie meten scèneles différentes théories, fait ressortirles points qui génèrent le plus d'intérêt et établit un dialogue critique entre elles. La deuxièmemoitiédutravailveut exploreretrépondrede plusieurs façons aux problèmes (ceux du récit et du rôle de l'Autre) que cette rencontre aura fait fructifier.
9
Parailleurs,certainsécue~méthodologiques doivent être évités. Lepremier que nous pouvons identifier concernelevocabulaire etles concepts utilisés au cours du
travail. Lalangue usuelleetplusieurs théoriesfortdifférentes ont ajouté sens par-dessus
sensàdes mots comme sujet, soi, ego, je, moi et individu. Ces mots sont parfois reliés
à des concepts plus larges qui viennent à se chevaucheret ainsi leur interprétation
cause problème. C'est pourquoi la première partie du travail se chargera de spécifier lesens etle contexte d'utilisation du vocabulaire choisi.
Lapertinence des problèmesposésetmêmelajustification d'un tel intérêt de recherche doivent évidemment être considérées dans un certain contexte pour éviter une deuxième source de malentendus. Nous avons mentionné plus haut la perspective historique qui sous-tend ce travail, sans en être la préoccupation principale. Le
questionnementà partir duquel est consbuit ce travail n'est pertinent que dans notre
épistémè, ils'agit d'une question historiquement déterminée.7
Un troisième problème que peut susciter la lecture du travail ne sera mentionné ici que succinctement, puisqu'on y reviendra en s'y attardant au cours de lapremière partie. Certains théoriciens que nous aborderons danslesprochaines pages, dont Taylor et Robert Misrahi, soulignent les déconvenues possibles du chercheur qui s'attache à des modèles scientifiques lorsque l'objet d'étude est l'être humain. Ils
invitentà relativiser ce modèle sacro-saint sur lequellessciences humaines tentent de
se modeler, peut-être en vain.
•
MJsrahiinvite àune approche phénoménologique, puisqu'elle unit, dans ce contexte de recherche un peu spécial, lesujet-chercheur et son objet, qui est ici le sujet
lui-même: "[... ] la phénoménologie est précisément la doctrine qui partdu sujet et
revient au sujet. Ele est méthodologiquement constituée par laréflexion du sujet sur
lui-même, sur le sujet en général et sur tel ou tel sujet concret.~8 Sans être phénoménologue, Taylor adopte tout de même une méthode qui, d'un fait, d'un sentiment ou d'une intuition observés, cherche à en comprendre lesmécanismes.
Le travail démontrera, dans sa progression, la pertinence du choix des
théorieset destextesquilesavancentetlessoutiennent, puisqu'ils s'interpellentles uns
les autres. Ce qui semble moins évident, cependant, sera l'absence de théories qui pourraient paraître nécessaires ouà toutlemoinsnées aux problématiques invoquées. C'estlecas delapsychanalyse, parexemple. Biectivement, on associe assez facilement le concept de sujet aux théories psychanalytiquesetlerôle du langage y est primordial.
Mais il n'en sera pas question au cours de ce travail, tout simplement parce qu'une certaine approche du concept de sujet a étéchoisie, qui n'estpascompatible avecla conception du sujet courante en psychanalyse. Le moidont parle Taylor (qui sert de base autravailde recherche) n'estpas l'egofreudien.
Le
moi de Taylor s'oriente dans un espace de questions qui correspondent étroitementà son identité,9tandis que l'ego8R. Misrahi,Qui estl'autre?,p.82.
Il freudien tente de se libérer des questions morales qui correspondent plutôt au surmoi, image externe qui ne coïncide pas avec lui.
L'ouvrage de Taylor, Les Sources du moi, sert de base au travail de recherche. Il propose différents concepts et un vocabulaire spécifique qui, repris et expliqués, deviennent utiles dans une perspective d'analyse. Onretient aussi certaines hypothèses, qui ouvrent la voie au questionnement, à la confrontation età laliaison avec les idées proposées par d'autres théoriciens. Sans que Taylor soit présenté en auiorité indémontable, ce qui ne saurait être possible dans une perspective dialectique, ce sont tout de même ses hypothèses qui sontlabase première du travail de recherche,
qui sont discutées, soit, mais posées tout de même apriori.
D'André Gide, iln'a été question que rapidement jusqu'à maintenant. Ce
sera d'ailleurs un peu la place qui lui sera réservée dans le présent travail. La juxtaposition de certains écrits de Gide au reste de l'amalgame a nourri la
problématique, oomme touteslesthéories mises en présence les unes des autres. Nous
en parlons ici particulièrement puisqu'il s'agit du seul corpus littéraire.
Il rejointparplusieurs points les différentes dimensions de laproblématique, en provoquantcertainsquestionnements, en lesillustranteten yapportant ses propres réponses. Par ses écrits autobiographiques (le Journal et les récits), il constitue un exemple de l'hypothèse de Taylor sur l'artiste moderne et de la nécessité d'expression
théoriques dégagés dans Les Sources du moi, lesétapes ou lessignes de ('élaboration d'une morale personnelle, comme premierpas danslaconstruction du moi.
Les oeuvres de Gide que nous avons choisies pour le travail de recherche peuvent aussi être considérées dans la perspective des théories de l'énonciation, en ce que les récits autobiographiques et le Journal constituent le discours d'un sujet (créateur). Ces théories jettent un oeil pragmatique sur ces textes et nous permettent de lesaborder avec des préconstruits conceptuels solides.
Cesontlesoeuvres de Gide qui nous ont d'abord indiqué que laconstitution d'unemoralepersonnelle avait probablementbesoind'une impulsion externe pour se
déclencher. Que la différence constatée chez l'Autre constituait peut-être l'impulsion nécessaire pour mettre en branle cette activité de déchiffrement de soi par la construction et l'élaboration de la morale personnelle.
Deplus, Gide manifeste à travers ses écrits autobiographiques ce sentiment
de cohérence propre au sujet, de sonunité relativedansletemps etl'espace.
Le
lecteur de Gide comprendcesentiment unificateur,cette
volonté narrative, et surtoutiln'opère pas de distinction formelle entrece récit de vie gidien et la manière dont ilpourrait narrerlui-même sapropre vie.Le récitcommeexpression dusujet, dans une cohérence organisée par lui, semble untraitculturel dominant de notre façon d'appréhender le monde.Leprésenttravailde recherche s'organise en quatre chapitres bien distincts. Lepremiertraitedesthéoriesethypothèses présentéesparTaylor dans LesSources du
13
moi; le second fait le tour des théories de l'énonciation les plus pertinentes à notre
travai~ le troisième aborde et discute la question du récit comme modèle de connaissance de soi et le quatrième tente de circonscrire le rôle de l'Autre etde sa différence avec le sujet, comme impu~ion nécessaire etsuffisante pour déclencher l'élaboration du récit de la morale personnelle. Cependant, lescontenus des chapitres
s'interpellent etilaurait fallu, pour bien faire, pouvoir les traiter tous à la fois. C'est
Charles Taylor
et le sujet
L'ouvrage de Taylor LesSources du moi sert debase àcetravailde recherche de deux manières, l'une et l'autre tout à fait essentielles. La première concerne la
méthodologie privilégiée dans le cadre de la recherche. En effet, les ressources méthodologiques déployées dans Les Sources du moi se sont avérées simples et convaincantes; elles siéent particulièrement bienà la présente entreprise.Ce chapitre nous donnera l'occasion de mettre en place les paramètres retenus.
Ladeuxième dimension de l'ouvrage de Taylor que nous voudrions explorer porte sur une série de concepts élaborés et présentés par l'auteur. Ces concepts tiendront le premier plan théorique au cours du travail.
Avant même de nous pencher sur les considérations méthodologiques, il faudra définir l'objet principal dutravail, soitlesujet. Cechapitre s'ouvrira donc sur les nécessaires précisions concernantlacompréhension que nous avons de ce conceptet l'angle d'approche choisi pour l'aborder.
Ensuite, il sera question des différents éléments et écueils méthodologiques, qui doivent nécessairement être soulignés. Il s'agira de saisirla manière dont Taylor
•
•
15
aborde l'objet d'étude. De bien comprendre aussi sa position de théoricien, parmi
d'autres avenues possibles. Et de discuter du problème particulier à ce travail, pour
éviter certains malentendus, soit l'inévitable position de sujet qu'occupe le
sujet-chercheur à travers une étude sur le sujet.
Le travail de Taylor demeurerait obscur si nous ne nous arrêtions paspour
examinerladYnamique qui sous-tend Les Sources du moi. Une tension féconde anime
l'identité moderne dont Taylor dresse le complexe portrait. Cettetension constitue le noyau du sujet moderne et sa compréhension détermine une partie des conflits contemporains que nous aborderons au cours du travail.
Ladernièrepartiedu chapitre sera consaaéeà lastructure de l'univers moral du sujet que Taylor propose pour en comprendre laconstruction etle fonctionnement.
Sa thèse sur la construction du sujet qui passe par l'élaboration d'une morale
personnelle, est basée sur une série de concepts, qui s'agencent les uns aux autres.
Leprésenttravailportesur le conceptgénéralde sujet. Avant d'aller plus loin,
ilest naturel de définir ce que c'est. Peut~e devrions-nous plutôt dire: duquel des multiples concepts de sujet possiblesest-ilquestion? Évidemment, lemotsujetsupporte
tant bien que mal un poids considérable de sens, de définitions, d'attributs,
d'acceptions et de valeurs. Les époques et les différentes cultures ont laissé leur
marque, si bien que dans un contexte comme le nôtre, on ne saittrop comment le prendre.
•
•
16 On peut le concevoir d'innombrables façons. Dans sa simple opposition à
l'objet, par exemple. Ou dans sa négation, teUe que Hume etlatradition empiriste le conçoivent, car pour ce philosophe, l'idée du moi n'existe tout simplement pas, «[.·.l
le sujet n'est rien que le produit possible de l'imagination, sur fond d'individualité
impressionnelle [...
ln.
11 Sans compter son utilisation dans toutes les disciplines dessciences humaines, où chaquefois ilapparaît selon des modalités différentes. Une sorte
de passe-partout, de mot-tiroir, que chacun emplit de la définition appropriée à son discours.
Nous n'échappons pas à la règle, ilnous faut expliquer en quoi consiste le sujet dontilsera question dans ces pages et comment on s'yest pris pour le définir. La méthode est celle qui vaut pour tout le travail, c'est-à-dire celle de "l'amalgame
discutatoire". Plusieurs points de vue et conceptions différentes ont été approchés,
soupesésetdiscutés, pour retenir, par la négativeetla positive, les éléments nécessaires à ladéfinition du sujet, telle qu'elle puisse éclairer le mieux possible laperspective du
présent travaiL
S'il sera ardu de démêler les notions de moi, d'ego et de sujet, comme nous
le tenterons plus loin, ilsemble plus évident de dire ce que le sujet, dans le cadre de ce
travail, n'est pas. Le sujet est bien sûr une unité. C'est-à-dire qu'il se distingue sans aucun doute des autres agents humains, eux-mêmes d'autres unités (définition
•
17
nettement marquée entre ce quiestmoi et non-moi12}. On pourrait nommer ces unités
individu. Maisle sujetn'est pas(seulement) un individu.Saréalité le dépasse et va bien
au-delà, tantet si bien que l'on ne retrouve plus trace, dans le sujet proprement dit, de
ce qu'avait pu être l'unité de départ - l'individu. Le sujet, lorsqu'on le distingue et l'approche comme tel, n'est déjà plus un individu.
Le concept de monade de Leibniz est souvent sollicité pour comprendre la
notion d'individu et le phénomène d'individualisme, tel que nous le concevons aujourd'hui.13Il nous sert icià saisirla différence considérable qui existe entre individu
et sujet.
L'individu, tel la monade, forme avec les autres unités une collectivité
fortement soudée et cohérente - fonctionnelle. Il n'est individu - monade - que parce
qu'ilestsaisi comme unité dansla collectivité. Il n'y auraitpas lieu de le nommer et de l'envisager comme tel sans son insertion définitoire dans une collectivité de semblables.
Cette réalité de l'individu ne correspond déjà plus au sujet que nous retenons, car ce
sujet n'est pas d'abord un élément d'une collectivité. Il peut l'être a posterioriet de
manière toutà fait contingente.
La monade de Leibniz comprend une autre caractéristique qui permet de
concevoir l'individu mais s'écarte d'autant de notre compréhension du sujet.
La
monade, si ellefait partie d'une collectivité, n'entre pourtantpas en interaction avecles12A. Renaut,L'ère de l'indiuidu. p.l48.
• A. Renaut reprendla distinction proposée par Manfred Frank dans L'ultime raison du sujet (1988).
13
•
autres unités. Blese suffità elle-même, parfaite autonomie, elle ne peut altérer ni être
altérée, mais à la foiselle participe pleinement à la cohésion collective, grâce à une
sorte de mécanisme intérieur qui la fait agir dans le sens de la conservation de la
communauté (ccL'autonomie est une forme d'indépendance qui ne nuit pas à la
cohésionetà la maintenance delacommunauté.»14). Comme l'individu qui semble agir dans unetotaleautonomie et une libertécomplète, sans pourtant nuire à lacollectivité,
etsans non plus que son interaction hannonieuseetfructueuse aveclesautres individus soit une condition requise pour rendre possible cette cohésion.
Cependant, le concept de sujet retenu pour ce travail entretient des liens complexes etdéterminants avec les autres "unités". En effet, ilne serait pas et ilne deviendraitpasce qu'ilestsans cet échange fructueux et constant avec les autres, qu'il
altère (le sujet définit l'Autre) et qui l'altèrent (l'Autre contribueà ce qu'ilest).
Silesujet n'est pas un individu - mais un individu dont le rapport complexe
avec le monde et sa position particulière dans celui-ci le défont de ses attributs d'individu -le sujetestbeaucoup d'autres choses. Iln'est pas seulement, comme une étape de la modernité, cc[... ] un simple moment dans le développement de
l'individualisme.•15
Lesujet, dans une définitionpositive,sedécrit par une action et une manière d'entreprendre cette action. Ilest d'abord et avant tout impliqué dans une activité de connaissance. Ilest cette activité. L'activité deconnaissance, depuis Augustin,seréalise
14A. Renaut,L'ère de l'individu, p.84. 15
19 à partir de ['''intérieur'' de l'être humain.15 La topographie du sujet, si on peut
s'exprimer ainsi, comprend maintenant un espace interne,l'intériorité. Laconnaissance
de Dieu, dans les écritsd'Augustin, passe d'abord par cette intériorité; pour le sujet
contemporain, toute action de connaissance commence à soi. Cette activité de
connaissance par laqueUe le sujet est se teinte de deux particularités: la réflexivité
radicale et le désengagement.
La réflexivité radicale est la conséquence attendue de cette activité de
connaissance.Cetteaction verslemonde qui commenceà lalimite du sujet commande
un retour verslesujet même; ils'agitlàd'un mouvement réflexif quipartdu sujet pour aller verslemonde, puis du monde au sujet.Maisce mouvementréflexifdevient radical lorsqu'entre en jeu lanature même du point de départ, que l'on a nommé plus haut
l'intériorité du sujet, qui est enfaitlemoi, lapremière personne, un sujet véritable: -Le tournant vers soi-même est désonnais aussi inévitablement un tournant vers soi-même
dans laperspective de lapremière personne - tournant vers le moi en tant que
moL--(SM, p. 232).
Le désengagement qui caractérise le sujet moderne, quant à lui, semble un
héritage de Descartes qui a évolué au siècle des Lumières, puis jusqu'à nous. Cette
manière d'être delaréflexivité structurelemode de connaissance qu'opère lesujet avec
le monde, puisqu'il s'agit de laprise en charge des représentations du monde etdes
15C. Taylor,Les Sources du moi, p.175.
Les prochaines références à ['ouvrage de Taylor suivront la citation dans le texte avec ]'abréviation SM et (' indication de la page.
•
objets par le sujet d'une manière objective (désengagée) (SM, p.230-231).16 Cette emprise sur le monde, dans la réflexivité radicale, entraîne le sujet dans son propre
mouvement Sans devenir lui-même un objet au même titre que toutle reste, ils'inclut
dans le mouvement de réflexivité et dans son activité de connaissance.
Cet objet de connaissance vers lequel le sujet se tourne, lui-même, occupe
une position privilégiée.
n
ne peut être confondu avec les objets du monde. Ilne peut non plus être considéré comme un objet, mais comme un des pôles du rapport complexe de connaissance du moi par le moi, du ·etoumant vers le moi en tant queCette dimension du sujet moderne, soit l'activité ininterrompue de
connaissance de soi et de construction de soi, dans un mouvement réflexif radical, constitue le coeur de la problématique dutravail. Le sujet n'est plus considéré comme un simple point de départ delaconnaissance, quivadeluiau monde; ou bien un point d'arrivée qui "reçoit"lemonde. Maisplutôt comme le pôle d'une interactivité multiple
et diversifiée, d'une complexitéeffarante. Le sujetest«[... ]un être capable dese définir lui-même [...]» (SM, p.470), et cette partie de son activité de connaissance en occupe
le centre, tout en étendant des ramifications dans les autrespartiesde son activité.
Ladéfinitionetlaconstitutiondesoi sont des contreparties de la connaissance desoi. Danslecasdusujetmoderne, elles semblent indissociables. Cette connaissance
16Lorsqu'il est question depriseen charge parlesujet des représentatiom du monde d'une manière objective, ilne s'agitpasd'une trop hyp:::»thétique objectivité parfaite, mais du modeleplus répandu etle plŒ habituel d'interaction avecle monde dam une activitédeconnaissance delapartdu sujet moderne.
•
•
21
exige formulation et expression. C'est donc dans le langage, d'abord, que nous
retrouvons la "partie visible" de cette activité (ce que nous verrons dans le deuxième
chapitre). Puis dans l'organisation narrative de ce discours, on peut comprendre
comment fonctionne cette activité de constitution (ce que nous verrons dans le
troisième chapitre).
Nousavons déjàutilisé, enparlantdu sujet, lesmotsmoietsoi. Ilscomportent l'unet l'autre la même idée (simplement, le moi semble avoir un sens plus riche), soit
une conception du sujet modeme qui possède un espace intérieur qui constitue le
centre du sujetet le point de départ de sa véritable identité.
Le
moiestle substantif qui exprime le mieux ce que nous ressentons aujourd'hui lorsqu'il est question de soi:Nous en arrivonsàpenser que nous -avon:s-lmmoi comme nous avons Wletête.
Mais l'idéemême que oou; avons ousommes-un moi-, que
r
agent humain se définit essentiellement comme 'lie moi-, est un reflet linguistique de notre conception moderne etdelaréflexivité radicale qu'eUe implique. (SM, p.233).Le moi a la même signification que laformule anglophone plus directe self.17 Nous
l'utiliserons dans le même sens quesujet, mais avec l'avantage qu'il comporte un sens
plus particulier dans le cadre de notre travail, qu'il est encore plus associé au sujet
moderne.
Le tennejesera aussi utilisé,etcedansle même sens que sujet ou moi, à ceci près qu'U s'apparente naturellementà laproblématique du langagepar lequellesujet
17 Cette question du tenne exact choisi pour exprimer ndée du sujet moderne comporte plusieurs solutions. DanslatraductionfrançaisedesSourcesdu moi, Charlotte Melançon choisit le terme moi, que
nous adoptons aussi. Comme exemple d'autres choix. nous citons Brague, qui choisitdegarderle tenne anglaisself(-Leproblème de l'homme modeme-.Charles Tayloret l'interprétationdel'identitBmoderne. p.220).
se constitue. Nous laissons de côté le tenne ego, parce qu'il ferait suremploi; il n'apparaîtra que lorsque les théoriciens dont nous parlerons l'utilisent précisément.
Comme il existe plusieurs façons de comprendre le concept de sujet, ily a aussi beaucoup de manières de l'aborder. C'est rapproche de Taylor que nous
adoptons dans cetravail. Elle consiste en une sorte de phénoménologie du sujet, sans pourtant n'êtrejamaisainsi précisément nommée. Dans un de ses articles,ilrange tout de même son projet philosophique sous cette bannière parce que, dit-il, il
[...] seposesur
r
observationdesstru:turesdelaviemorale que nous vivons tous [...] Ils'agit de se rappeler ce que nous savons déjà, de par notre situation d'agent. Enpuisantdan;notre connaissance d'agent, nous sommesàmêmede constater qu'en deoors decertainesconditioŒ,certainsdenos comportements seraient impossibles.18
L'approche de Taylor est comparableàcelle de Husserl, en ce qui concerne
la conception du sujet. Tous les deux expriment leur insatisfaction face aux réponses
des sciences delanature, du naturalismeetdu rationalisme complètement désengagé.
Ils croient possibleetsouhaitable d'accorder au sujet lui-même d'être le point de départ
dela uvérité",àtoutle moins de lasignification.19Cesouhait de
la primauté luiestla
plupart du temps refusé: «Primat absolu du sujet, primat méconnu et trahi par le réalisme scientifiqueetle rationalisme idéologique et utilitaire.»20
18C. Taylor, ..LeFondamental dans !'Histoire-, Charles Tayloretl'interprétation de fidentité
moderne, p.35.
19R. Misrahi,La problématique du sujet aujourd'hui,p.83.
20
Idem, p.86.
•
•
23
Accorder cette position au sujet, ce n'est pas espérer de lui la Vérité, mais
exiger de lui l'exercice de ses capacités et des outils qui lui sont plus "naturels". disons
immédiats, pour qu'il puisse élaborer un rapport au monde qui lui ressemble. Chez
Husserl, le sujetygagne:
Le monde de la vie est alors retrolNé. mais il est désormais fondé sur l'activité constituante et gnoséologique du sujet quiest la source de son sens et de ses modalités existentielles: ce monde a cessé d'être naïvement saisi comme une chose objective et toute faite, etilapparaît commelecorrélatsignificatifetOlNert d'une activitéde l'esprit.21
Lesujet, selon Taylor, mérite de fournir lui-même sa conception du monde, les paramètres de son action etlajustification qu'iS appellent. Tout au long des Sources
du moi, ilutilise dans ce but ce qu'il appelleleprincipedela meilleure explication (Best
Account). Il consiste en «[l]a meilleure explication que nous puissions atteindre à un
moment donné et aucune considération épistémologique ou métaphysique plus
générale [sur lascience ou la nature] ne saurait justifier qu'on l'écarte." (SM, p.86).
Pourlephilosophe qu'est Taylor, cette méthode permet d'élaborer des hypothèses qui
concordent avec ses préoccupationsetd'arriverà des choix qui sont cohérents avec ce qu'il ressent vraiment comme sujet dans le monde. Pour tout sujet, c'est le moyen de
ressentir aisément une cohérence entre ce qu'ilestetles choix qu'il doit opérer.
•
Ronald Beiner, dans un de ses articles, reprend deux modèles de l'activité
théorique proposés par Taylor.zz Le modèle révisionniste consiste à reconsidérer la
réalité pour ensuite proposer un modèle qui pourrait la remplacer. Tandis que le
modèle compréhensif cherche plutôt à avoir l'idée la plus juste de la réalité pour
pouvoir ensuite l'expliquer. Dans le cas de Taylor,ils'agit de saisir les biens existants
et de comprendre pourquoi ces biens sont valorisés.23Cette seule allégeance de Taylor
suffit pour faire entrevoir le sens que prendront ses recherches.
Seiner compare Taylor aux philosophes postmodemes en observant que,
contrairementà eux, cc[ ... ]ilpense plutôt qu'en tant que sujets modernes, il nous est
possible de puiser, à même les structures internes de nos aspirations morales, les
ressources nécessaires pour en arriver à une expérience cohérente de nous-mêmes.),24
Pour Taylor,la "découverte" du sujet fragmenté ne constituepas une cclibération" face à lacompréhension unitaire du sujet. Si le sujet se saisit, par son expérience, dans une certaine cohérence de lui-même, il faut aller dans son sens.
Cetteconception du sujet appelle une critique de Beiner qui considère que la
résolution des conflits que propose Taylor se rapporte quelquefois plutôtàun souhait
(émanant d'une argumentation soutenue), qu'à laréalité décevante.
En
effet, les biens22R. Beiner, ..Générosité et hennéneutique et critique sociale-tCharles Tayloretl'interprétationde
l'identité moderne, p.136.
Il reprendla notion que Taylor élabore dans son article .The Motivationbehinda Procedwal Ethics-, Beiner et Booth (dir.)tKant and the PoliticolPhilosophy:TheContempororyLegocy, NewHeaven, Yale University
Press. 1993, p.351.:354.
23Idem.
•
25
multiples créent des tensions, que Taylor aiderait à canaliser. Par exemple, Beiner
suggère que l'emphasemisesurla facette spirituelle du sujet, tout en faisant peu de cas dela réalité de la culture athée, serait en fait un reproche implicite à lamontée de cette
culture.2S
Il est certain que Taylor, même s'il semble bien clair qu'il n'est pas un théoricien révisionniste, propose tout de même des avenues de solutions possibles. Il considère. semble-t-il, la plupart, sinon toutes les facettes du sujet, qui sont multiples,
débordanteset difficilement conciliables. Ellesse partagent entre l'héritage de plusieurs
courants (les Lumières et le romantisme, pour les principales) et de nouvelles
propositions éclairantes(le posbnodemisme). Taylor insiste beaucoup surlamultiplicité de ces éléments qui font partie du sujet et de latension qu'ils génèrent. Maisilsoutient
aussi que le sujet moderne comporte une fonction inhérente qui le pousse à la
cohérence. "Donner un sensn (SM, p.86), faire des liens, procéder à des choix après
réflexion, sont autant de réflexes qualitatifs propres au sujet moderne.
Cequi importe ici, c'est de souligner laperspective théorique de Taylor. La reconnaissance du sujet comme amalgame complexe, à la fois complet et abritant
pourtant des abimes, dont l'unité est souvent mise en doute par le sujet même, cela
constitue un a prioriau travail de Taylor. C'est ce qui lui pennet, par exemple, de
parfaitement comprendre et intégrer l'enjeu postmodeme, en ce qui a trait au sujet.
Seulement, cette conception du sujet ne saurait remplacer tout d'un coup tout ce qui
2SR. Beiner• ..(Jénérosité et hennéneutique et critique sociale-.Charles Tayloretl'interprétationde
vient avant elle: cele décentrement ne propose pas une solution de rechange à
rintériorité, ilen est le complément.»(SM, p.580).Sadevise semble être: "le sujet est AUSSIcela".
Cependant, cela n'empêchepas deux choses: observer une tendance générale
dominanteet exprimer des souhaits. Cardans LesSources du moi,ilestaussi question
de tendances plus affinnées que d'autres, qui définissent mieux le sujet moderne, selon
l'étude qu'apuréaliser l'auteur.Uneplaceestaussiréservée,en manière de conclusion souvent,à ce que nous avons appelé "souhait" et qu'il appelle lui-même ccs'accord[er]
laliberté d'affirmer sans preuves.·. (SM, p.627). C'est-à-dire suggérer une manière de
saisirlesujet qui mèneàune compréhension humaniste de ce dernier, et parlà même à une amélioration des conditions sociales.
La dernière considération méthodologique concerne lanature de l'objet de recherche, soitlesujet. Misrahi~qu'ilestnécessaire d'effectuer quelquesmises au point avant d'entreprendre une réflexion méthodologique sur le sujet: ccL'analyse
réflexive d'un être dontlastructureestréflexive irnpllque qu'on réfléchisse auparavant ou enmêmetemps surlavalidité "épistémologique" de cetteréflexion.••27 Effectivement,
l'entreprise peut s'avérer délicate, du simplefait de lanature subjective du chercheur,
26R Misrahi.La problématiquedu sujetaujourd'hui,p.24. 'Z1ldem.
•
•
27
de la perspective phénoménologique souvent choisie (dans le cas de Misrahi, par
exemple) et de la nature même de l'objet de recherche.
Taylor, là-dessus, semble très strict. Lorsque l'objet d'étude estle sujet, et le moià plus forte raison, aucunedescaractéristiques habituellement exigées pour
r
objet d'étude scientifique n'est valable. L'objet d'étude scientifique doit être considéré «"dansl'absolu", c'est-à-dire non pas dans la signification qu'il revêt pour nous ou pour tout
autre sujet, mais en tant que tel»; il "reste indépendant de toute description ou
interprétation que peut en donner un sujet»; ilpeut être saisi «Cians une description
explicite.• et décrit -sans référence à son environnement» (SM, p.54). Évidemment, aucune de ces caractéristiques ne correspond avec l'objet de ce travail. Sans tomber
dans le solipsisme, ilest possible d'étudierlesujet. Seulement,ilfaut toujours avoirà
l'esprit la nature particulière de l'objet d'étude, justement pour ne pas avancer
d'affirmation biaisée qui résulterait d'une confusion. «Nous sommes des llmoi"
seulement parce que certaines questions nous importent. Ce que je suis en tant que
moi, se définit entièrement par lamanière dont les choses ont une signification pour
moL·. (SM, p.54).
L'étude de l'histoire de l'identité, dontLes Sources du moiestconstitué en largepart,pennetà Taylor d'identifier deux courants de pensée, dont l'apparition assez
simultanée et la grande influence ont contribué à fonner un épistémè moderne
composé de deuxpôles exerçant entre eux une tension considérable. Cescourants,
morales, comme pouvoirs de l'individu, comme manières de concevoir le monde. Ces façons d'appréhender le monde s'inscrivent en chaque sujet en partsinégales,
{...Il'une se rattache au vif sentiment de nos pouvoirs de raison désengagéeàune interprétation instrumentale delanature; l'autre porte son attention sur nos pouvoirs d'imagination créabice etlesrattacheàun sentiment de lanature en tant que source morale intérieure. Ces formes s·opposent. et la tension qui s'exerce entre elles constitue un des traitsdominants delaculture moderne. (SM. p.407).
Pour bien saisircettetension qui fait partie du sujet moderne, Taylor propose une métaphore spatiale (métaphore sur laquelle nous reviendrons d'ailleurs plus loin). Chacun despôlesdoit être imaginé comme un territoire distinct. Lesujet est formé de ces deux territoires. C'està lui que revient d'explorer les possibilités que recèlent ces
espaces. Lepremier territoire se trouve dans (c[... ]les pouvoirs propres de l'agent, ceux de l'ordreetdelamaîtrisede laraison [...]~); tandis que le second se situe ce[•.. ]dans les profondeurs delanature, dans l'ordre des choses, mais aussi en tant qu'il se manifeste
àl'intérieur dans ce qui procède de ma nature, de mes désirs, de mes sentiments et de mes affinités propres.n (SM, p.401).
Cette métaphore permet plusieurs considérations. D'abord, elle facilite la compréhension que l'on peut avoir du sujet, sujet qui contient ces deux territoires, entre lesquels iln'a pasàchoisir. ladifficulté pour le sujet moderne ne se trouve doncpas dansladécision à prendre dans le cas du rejet d'un des deux héritages, puisqu'il n'est pas question de rejeter unepartimporiantede soi (comme le démontre Taylor). Ledéfi du sujet vient plutôt de ladifficulté de composer avec lespossibilités fort différentes des deux territoires, de vivre avec cette continuelle tension et d'en tirer profit.
29
Cettedivision de territoirepermetde bien saisir une deuxième problématique.
Cesdeux espaces sont contestables entre eux, mais aussi considérés individuellement.
Il sont nés dans la controverse, tous les deux remplissant la même fonction, soit
s'opposer ccà la perspective théiste dominante.') (SM, p.404). Ils entrent donc en
compétition entre eux, l'un contestant l'autre, se renforçant en abaissant l'autre, en un
cercle qui crée sa propre expansion. Mais Taylor va plus loin. Il pointe dans cette
dynamique une réalité toute nouvelle pour l'agent humain: l'impossibilité d'une prise
de position immuable, d'une «source morale pleinement adéquate..(SM, p.404).
Effectivement, cette nouvelle réalité offre une voie troublante. Si le théisme
est contestable de l'extérieur (par ses ennemis par exemple), l'adhérence à cette
croyance offre, pour celui qui est "à l'intérieur", un univers plein, une source morale
stable.
Ces
deux territoires que sont les orientations modernes "[... ] sont intrinsèquement contestables en un sens dans lequellaperspective théiste ne l'est pas...(SM, p.4(4).Celamarque l'ouverture de l'ère du variable, du multiple et de latension.
Lesujet moderne n'a de cesse de choisir, les deux territoires à explorer faisant partie
de lui: cela remise en question de leur justesse [aux territoires] invite constammentà de
nouvelles tentatives pour définir ce en quoi consiste ladignité qui nous est inhérente
en tant qu'êtres rationnels ou expressifs [... ]-(SM, p.405).
Nous vivons donc aujourd' hui dans le prolongement de ces courants des
Lumières et du romantisme (SM, p.602). Nonpasdans lacause de cet effet premier;
•
morales se situent encore dans le prolongement de ces grands événements.•• (SM,
p.493). Taylor fait de cette tensionla matière du sujet moderne.
Cependant, l'hypothèse de latension que proposeetdéfend Taylor offre le flanc àdes critiques qui lui reprochent ce qui est interprété comme une ambivalence:
«Face à des choix pénibles,ila tendanceà se cramponner aux deux côtés du dilemme,
refusant, pour des motifs qui sont souvent excellents humainement parlant,
d'abandonner l'un ou l'autre.»28Lemême auteur déplore chez Taylor le «manque d'un
certain radicalisme théorique»» (p.l43). Il semble que ces remarques soient fondées,
parce qu'il est vrai que Taylor ne désire pas trancher sur ce qu'est le sujet entre l'une
et l'autre orientation. Mais on le comprend mal si l'on croit qu'il s'agit d'une ambivalence que réclame la prudence. Taylor ne dresse pas un portrait
unidimensionnel du sujet tout simplement parce qu'il croit à sa réalité
multidimensionnelle.
Taylor, comme nous l'avons mentionné, croit en un sujet qui comprend les
deux territoires, soit celui de la raison désengagée (source morale rationnelle et
extérieure) et celui de la nature intérieure, expressive, originale et créatrice. Le choix
de l'un aumépriset au rejet de l'autre devient selon lui une ccerreur intellectuelle»(SM,
p.628). Ces territoires comportent en eux-mêmes des pouvoirs, qui sont en fait les
pouvoirs du sujet.
28R.Seiner, -Générosité hennéneutique et critique sociale-,Charles Tayloretl'inœrprétationde
31
De plus, cette tension qui souvent est source de souffrance pour le sujet moderne, peut quelquefois se résoudre. Lafusion de ces deux pouvoirs donne à l'être
humain une dimension exceptionnelle: -Certaines des découvertes saisissantes des hommes de science s'associent au tempérament romantique pour produire une nouvelle sensibilité, qui a fini par prédominer dans notre monde.'»(SM, p.628). C'est le cas lorsque l'on songe à l'amalgame de ladécouverte scientifique époustouflante et du sentiment romantique (ou spirituel) que sont les oeuvres de l'astrophysicien Hubert Reeves, par exemple.
Lathèse principale desSources du moisoutient quelaconstitution du sujet commenceparl'élaboration de lamorale personnelle. Si l'on s'entend pour percevoir
le sujet comme une construction, réalisée par de multiples éléments qui entretiennent entre eux des rapports complexes, Taylor propose quelamiseen place de ces éléments s'amorce parle choix des biens privilégiés parlesujet. Cette étape fondamentale paraît essentielle danslaconstitution du moi: ccIIse trouve que le moi etle bien, autrement dit, le moi etla morale, s'entremêlent de façon inextricable. '»(SM, p.IS). C'est pourquoi
Taylor expliqueetutilise une série de concepts qui permettent de bien comprendre cet
univers moral par lequelilentend fonder le sujet.
Selon Taylor, l'idée de lamorale la plus répandue est celle qui comprend le
respect d'autrui (lajustice, lebien--être, le respect de la vie). Il souhaite rajouteràcet élément d'abord cela conception que nous nous faisons de ce qui fonde notre dignité» et ensuite ecce qui confère à notre vie son sens etsa plénitude» (SM, p.16).
Ces
trois•
facettesdelavie morale constituent les paramètres selon lesquels nous choisissonsles
biens qui baliserons notre vie. Taylor appelle ces biens des biens constitutifs (SM,
p.432).
Un bien, c'est cc[... ] toute chose que l'on juge comme ayant de lavaleur,
comme étant digne, admirable, à quelque espèœou catégorie qu'elle appartienne.»
(SM, p.129). L'action de déterminer des biens moraux est directement reliée à la définition de son identité. Effectivement, expliquer à quelqu'un ce qui justifie les actions fondamentales de sa vie, évoquer une chose et en faire le point de départ du sens que l'on donneàsavierevientàétablirlabasede son identité. L'identité peut être beaucoup de choses, mais elle estd'abordconstituée des biens choisis par le sujet. De plus, cette étape estessentielle: «[... }l'orientation vers le bien ne constitue pas une
option, dans laquelle on pourrait s'engager ou dont on pourrait se détournerà volonté,
mais une condition nécessaire pour être des moi possédant une identité.n (SM, p.99).
Le
sujet choisit donc certains biens, les ordonne entre eux, les distingue les uns des autres, souvent en accordant une position supérieureà l'un d'eux. (SM, p.91).Laposition quelesujet prend lui-mêmeparrapportàses biens devient très importante. Puisqu'ils constituent une partie de son identité, s'en écarter «peut s'avérer accablant etintolérable.(SM, p.92). C'est pourquoi Taylor se méfie de certains courants d'idées
qui considèrent quelechoix des biensestarbitraireetque tous s'équivalent. Peut-être que d'un point de we absolu et purement objectif, c'est effectivement le cas. Cependant, laperspective de travail de Taylor, comme nous l'avons expliqué, veut vérifier comment le sujet vit au jour le jour la constitution de son moi. Il apparaît
33
facilement que la relativité absolue des biens, si elle peut être théoriquement pensée,
n'estvécue aujourd'hui par personne (SM, p.137).29 Cette position est appuyée par
Raymond Boudon, qui formule la question en ces termes: «Pourquoi voir dans le fait
que l'axiologie a une histoire lapreuve que les valeurs sont des illusions collectives?»30
Un bien constitutif peutêtrechoisiparlesujet selon trois voies possibles: d'un
côté, cellequi fonde le bien c<lanslanature de l'univers lui-même, au-delà de la sphère
humainen (assujetti par l'idée d'un dieu créateur, par exemple), ou d'un autre, qui
fonde le bien sur un (·pur subjectivisme de significations attribuées arbitrairement»».
Selon Taylor, une voie médianeest souhaitable, celle «d'un bien qui est inséparable de
la meilleure interprétation de nous-mêmes). (SM, p.432). Il est à noter que cette troisième possibilité peut intégrer les deux premières. Ele accorde beaucoup de poids
aux capacités du sujetà déterminer lui-même les paramètres de son identité.
Certains biens seront jugés supérieurs aux autres. Les surpassant
considérablement, ils auront fait l'objet d'une évaluation forte (SM, p.16). [Is
constitueront une norme élevée, àlaqueUe se référeront les autres biens, lesgoûts, les
désirs. C'est ce que Taylor nomme les hyperbiens, des «[... ] biens qui ne sont pas
seulement incomparablement plus importants que d'autres, mais encore qui
déterminentle point de vue àpartir duquel ces biens doivent êtrepesés,jugésetfaire l'objet d'une décision.n (SM, p.92).
29Taylor faitaU~ion. entre autres.à Foucault, aux néonitzschéens et à certaines perspectives naturalistes.
30R. Boudon•..critiquedelabienveillance...•• Charles Tayloretl'interprétation de l'identité
•
•
34 Untrèspetitnombre d'hyperbiemestpossibleàl'échelle d'une société. Taylor donne l'exemple de sociétés plus anciennes, où un seul hyperbien était admis parla
majorité, comme l'éthique de l'honneur chantée par Homère dans la civilisation
grecque, par exemple. Une tension survenait lorsqu'un autre hyperbien entrait en
concurrence avec celui déjà en place (leplatonisme est entré en conflit avec l'éthique de l'honneur, SM, p.95). Un problème de la société occidentale actuelle, que nous verrons plus loin, estla simultanéité d'hyperbiens de forces semblables.
Nous avons mentionné précédemment l'apport important d'Augustin dans
notre conception du moi. Il donne du poids à une nouvelle idée, celle d'un intérieur,
en mettant l'accent sur l'activité de connaître, dont le point de départ est le sujet, l'intérieur du sujet. ((Augustin déplace l'attention du domaine des objets connus vers
l'activité même du connaÎtre. C'estlàqu'il faut chercher Dieu.).(SM, p.176). Celapose
la question de ce que Taylor appelle les
sources morales.
C'estlàque le sujet cherche des biens constitutifs qu'il s'approprie.Ànotre époque, on peut avoir l'impression que les sources morales du sujet se situent d'abord en lui. Effectivement, même pour des sources morales comme le
matérialisme scientifique, Dieu ou la nature, qui sont clairement à l'extérieur, le
processus d'intériorisation du sujet joue toujours un rôle important. Lesujet n'effectue
pas seulement un mouvement vers l'extérieur, à larencontre de ces sources. Dans un
mouvement réflexif, ilreprend en lui-même ce qu'il a trouvé à ('extérieur: Maiscontrairementauxconceptions antérieures des sources morales danslanature ou en Dieu. ces conceptions modernes accordentWle place capitaleànos propres
35
pouvoirs intérieurs d'édifier, de transfigurer ou d'interpréter le monde. qui sont
essentiekà
r
efficacitédessources extérieures. Il faut déployer nos pouvoirs si celles-cidoivent~usdonner du JX)uvoir.Eten ce sens,lessources morales ont été. au moins en partie, intériorisées. (SM. p.567).
La reconnaissance de ses sentiments et la raison désengagée du sujet, ces caractéristiques combinées propres à la modernité, s'amalgament pour accorder un pouvoir décisif à celui-ci. Les sources morales extérieures existent, elles se présentent au sujet,maisdanslaperspectiveromantique (lanature-source) te[ ••• ]lavoix intérieure de mes sentiments réels définit ce qu'est le bien puisque l'élan delanature en moiest le bien,ilest ce quejedois écouter pour découvrirle bien.,.(SM,p.454). S'ajouteà cela
laperspective de la raison désengagée: ccEn un sens, notre obéissanceà laloi morale est simplement le respect que cette dignité exige de nous. Les sources du bien se trouvent à l'intérieur.') (SM, p.458).
Tout converge donc, même les deux pôles générateurs de latension, pour
situerlessources moralesàl'intérieur du sujet. Ce qui pose problème, c'estle nombre
de sourcesmorales. Lessources se sont multipliées depuis les Lumières, et~cnombrede choses qui n'étaient pas problématiques auparavant semblaient
r
être devenues". (SM, p.399). Taylor croit que, malgré les nouveaux problèmes moraux que cette multiplicité engendre, ils'agit tout de même d'un gain épistémologique. Les nouvelles sources morales~creprésententdes potentialités humaines réellesetimportantes.-(SM, p.399). Taylor divise la ccearte des sources morales contemporaines» en trois zones: le matérialisme scientifique, la foi et l'aspiration à la plénitude expressiviste (cc[••. ]•
aspiration à l'intégralité, à laplénitude de lajoie dans laquelleledésir se fond à notre
sentiment d'atteindre la signification la plus profonde.••)(SM, p.514).
Denos jours, plus rien ne peut remplir lafonction de croyance majoritaireet
dominante, de laqueUe dépendent toutes les autres, que ce soit dans les domaines de
la mythologie, de la métaphysique ou de la théologie; cc[••• ] ces domaines restent
ouverts, mais demeurent lafonnulation d'une vision personnelle••. (SM, p.613). Un grand nombre de biens ont maintenantlapossibilité de partagerlascène des sources
morales, ils peuvent entrer en conflit les uns avec les autres mais sans jamais s'annuler
(SM, p.626).
La responsabilité qui incombe au sujet aujourd'hui semble énorme.
Le
sentiment de son intériorité comme source morale en fait l'acteur premier de ses choixmoraux, à tout le moins celui qui sanctionne en dernière instance, selon ses propres sentiments. Pour bien comprendre la position du sujet par rapport aux sources morales,
aux biens qu'il choisit et les tenants et les aboutissants de la construction de son
identité, Taylor utilise une métaphorespatialefort intéressante, claireetpratique. L'espaceestle plan qui est ici sollicité et par lequel s'éclaire laproblématique de l'identité (nous verrons plus loin, dans le troisième chapitre, l'apport de l'axe
temporel dans cette problématique). cSavoir qui on est, c'est pouvoir s'orienter dans
l'espace moralà l'intérieur duquel se posentlesquestions sur ce qui
est
bien oumat••
(SM, p.46). Lesujet évolue dans un espace de questions, auxquellesildoit répondre
parlesbiens constitutifs qu'il choisit. Ces biens servent de cadres de référence,-ceen vertu de quoi on donne un sens à nos vies" (SM, p.33); ils'agit d'un ensemble de
37
distinctions quaütatives opérées par le sujet qui fonne un contexte par lequel
s'expliquentet se comprennent les divers jugements, réactions et instincts moraux (SM,
p.36 et 44).
Lesujet sepositionne donc danscethorizon qu'il s'est constitué. L'élaboration de cet horizon essentielàl'existence du moiest cependant devenue problématique. Elle
dépend des choix du sujet,etcomme nous l'avonsw, l'abondance des sources morales accorde ausujetetàseschoix une importanceconsidérable. Taylor reprendles paroles du Zarathoustra de Nietzsche pour évoquerlaperted'un horizon commun et, semblait-iL immuable: ccComment avons-nouspuviderla mer? Qui nous a donné
r
éponge pour effacer l'horizon?n (SM, p.32).31Cettedifficulté que peut avoirle sujetàconstituer
son
horizon età s'y orienter avec aisance fait partie de laproblématique de l'identité moderne. Lorsqu'on évoquecelle-ci, on estfrappé par le nombre de facettes différentesgrâce auxquelles Taylorla
définit. L'identité moderne, selon lui,se résume en une
[... ] conscience de soidéfinieparles pouvoirs delaraison désengagée aussi bien que par ceux de l'imagination créabice, (...] les façons typiquement modernes de concevoir la liberté, la dignité et les droits, dans les idéaux d'accomplissement et d'expression de soi, ainsi que dans les exigences de bienveillance etde j15tice
universelle. (SM, p.627).
L'expressivisme, issu de la période post-romantique, implique aussi une dimension d'originalité du sujet(SM, p.240), .Chaquepersonne doit se mesurerà un
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38 étalon différent, qui lui appartient en propre» (SM, p.470). Le sujet est le maître d'oeuvre de son horizon (moral). Mais cela n'empêche pas, au contraire, une dernière
dimension de l'identité humaine que nous voudrions évoquer ici, soit l'affirmation de
la vie ordinaire. C'est-à-dire que, même si on considère le sujet comportant une
dimension d'originalité, le destin "supérieur" ne figure plus comme nonne. La vie bonneestofferte à tous, elle se situe dans un cadre de travail et de famille (SM, p.275). Deux autres notions concernant l'identité moderne sont proposées par Taylor.
Elles ont une importance considérable dans le cadre de ce travail. Il s'agit de
l'expressivisme, que nous avons déjà rapidement évoqué, et de l'épiphanie.
Un des trois legs de Schopenhauer, selon Taylor, estccle sens plus vifde nos pouvoirs d'expression)' (avec (ela transfiguration par l'art, et "le sentiment des
profondeurs intérieuresn ) (SM, p.553). Laconnaissance du monde et du moi en mode
réflexif demande, dans la modernité, à être actualisée par l'expression. Cette
connaissance du moi existe grâce à cette preuve tangible de l'expression, mais elle
existe aussi par l'expression:
[rexpœssivisme]emprunteà Aristote, mais en introduisant cette idée nouvelleque le passagedelapuissanceà l'acte doit aussi s'entendre comme une sorte d'expression de soi et comJX>rte par conséquent un certain élément d'autodéfinition. Cette conception tendà conférer à l'artune nouvelle place centrale dans lavie humaine. L'artdevient un des media paradigmatiques, sinon le medium par excellence, dans
lequel nous nousexprimons, doncnous définissons, doncnousréalisonsnous-mêmes.
(SM, p.592. nous soulignons).
Ce que Taylor appelle ailleurslarévolution expressivistecomprend ces quatre