• Aucun résultat trouvé

Pouchkine en France au XIXe siècle : problèmes de translation

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Pouchkine en France au XIXe siècle : problèmes de translation"

Copied!
136
0
0

Texte intégral

(1)

INFORMAnON TO USERS

This manuscript has been reproduced from the microfilm master. UMI films the text directly from the original or copy submitted. Thus, sorne thesis and dissertation copies are in typewriter face, while others maybetram anytypeof computer printer.

The quallty of thi. reproduction is dependent upon the quailly of the

copysubmltted. Broken or indistinct print. coIored or poor quality illustrations and photographs, print bleedthrough, substandard margins. and improper alignment can adversely affect reproduction.

ln the unlikely event that the author did notsend UMI a complete manuscript and there are missing pages, these will be noted. Also, if unauthorized copyright material had tobe removed, a note will indicate the deletion.

Oversize materials (e.g.. maps, drawings, marts) are reproduced by sectioningthe original, beginning atthe upper left-hand corner and continuing from 18ft

ta

right in equal sectionswithsmalloverlaps.

Photographs included in the original manuscript have been reproduced xerographically in this copy. Higher quality 6- x 9- black and white photographie printsareavailable for any photographs orillustrations appearing in this copy for an additional charge. Contact UMI directly ta order.

ProQuest Information and Leaming

300NorthZeeb Raad, Ann Arbori MI 48106-1346 USA 800-521-0&00

(2)
(3)

\.

---•

Pouchkine en France au XJXC siècle: problèmes de translation

par

Natalia Teplova

Mémoire de maîtrise soumisàla

Faculté des études supérieures et de la recherche en we de l'obtention du diplôme de

Maîtriseès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montr~Québec

Août 1999

(4)

1+1

NationalUbrary ofC8nada Acquisitionsand BibliographieServices 385 WelinglanStreet oaawaON K1A 0N4 Canada BlJliothèque nationale duC8nada Acquisitions et services bibliographiques 395.rueWellington oaawaON K1A 0N4 Canada

The author

bas

granted a

non-exclusive licence allowing the

National Library of Canada to

reproduœ, loan, distnbute or

sen

copies of this thesis

in

microform,

paper or electronic formats.

The author retains ownership ofthe

copyright

in

this

thesis. Neither the

thesis nor substantial extracts from it

may be printed or otherwise

reproduced without the author's

permission.

L'auteur a accordé

une

licence non

exclusive permettant

à

la

Bibliothèque nationale du Canada de

reproduire, prêter, distribuer ou

vendre des copies de cette thèse sous

la forme de microfiche/film, de

reproduction sur papier ou sur format

électronique.

L'auteur conserve la propriété du

droit d'auteur

qui

protège cette thèse.

Ni

la

thèse

ni

des extraits substantiels

de celle-ci ne doivent être imprimés

ou autrement reproduits sans son

autorisation.

0-612-64202-X

(5)

RÉsUMÉ

Ce mémoire présenteetanalyse les problèmes de translation du nom etdes œuvres d'Alexandre Pouchkine en France auX[XCsiècle. Poète national, l'auteur le plus révéré dans son pays, Pouchkine n'est pas connu en France, où ses œuvres sont souvent considérées intraduisibles. Les raisons de ce phénomène se cachent dans les premières translations non traduetives de Pouchkine, suivies des premières tentatives des translations traductives qui n'ont fait qu'ériger les stéréotypes en dogmes, appuyés par des réflexions théoriques sur l'art du traduire développées par les sujets traduisants. Le présent travail étudie l'influence du paratexteetde l'empirisme sur la translation, la réception et la perception de Pouchkineet de ses œuvres au cours de leur évolution au~siècle en France.

(6)

ABSTRACT

This Master's Thesis presents and analyses the problems involvedinthe transfec1 of the name and the works ofAlexandre Pushkininnineteenth century France. Pushkin, Russia's national poet and its most revered author, is Iittle knowninFrance, where bis works are often considered untranslatable. The reasons for this phenomenon lie in the tirst non-translational transfers of Pushkin, foUowed by the tirst attempts oftranslational transfers that came only to raise the existing stereotypes ioto dogmas, which were reinforced by the theoretical thoughts on the art of translation developed by the translating subjects of the lime. The present study analyses the influence of the para-text and of empiricism on the transfer, reception and perception of Pushkin and bis works, as they evolved in the course of nineteenth century France.

l "Translation"inFrench. For a detinition see A. Berman, Pour une critique des

(7)

REMERCIEMENTS

Je tiensà remercier Annick Chapdelaine qui m'a fait découvrir le monde et 17

espace de la traduetologie. Sans sa disponibilité, ses conseils, son aide et son appui, ce mémoire n'aurait pas pu prendre la forme présente.

r

aimerais remercier également mes parents : ma mère qui m'a appris à aimer la littérature et mon père qui m'a apprisàétudieretà sentir les langues étrangères.

Je dois beaucoup àGaIinaLvovna Goumennaïa pour son aideetson secours lors de mes recherches menées en Russie, ainsi qu'à LinaetàJennifer, dont les encouragements et les conseils ont facilité la rédaction de ce mémoire.

(8)

(9)

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 : Esquisse biographique 6

CHAPITRE II: Pouchkine en France au XJX.C siècle 28

A)Lalittérature russe en France 28

D) Pouchkine dans la presse française: 1821-1837 37

C) Pouchkine en France: 1838-1899 SS

CHAPITRE ID: RÉFLEXIONS THÉORIQUES 87

A) Artdu traduire au XIXC siècle: domaine de la littérature russe 87

D) Critique des translations , 99

CONCLUSION 109

ANNEXE 114

(10)

INTRODUCTION

Le 6 juin 1999 la Russie tète le bicentenaire de la naissance d'Alexandre Pouchkine, son plus grand poète, l'homme de lettres le plus révéré de tous les temps. Moscou, Saint-Pétersbourg, Boldino et bien d'autres endroits, même panni ceux qui se situent maintenant hors des frontières russes, mais gardent toujours le souvenir des séjours du poète, Odessa par exemple, célèbrent cet événement avec une ampleur souvent inattendue. D'innombrables concerts, représentations théâtrales, expositions, colloques littéraires sont au programme. La liste pourrait être plus longue. «Le festin pendant la peste», disent les uns. Pour la plupart, cependant, c'est un des rares momentsqui permette d'oublier, même si ce n'est que pour un jour, la politique, les problèmes quotidiens les plus banals et prosaïques et de toucherà la poésie du génie. L'air semble être enchanté par la musique de ses vers. Certes, on peut critiquer l'organisation des festivités, dans laqueUe se manifestent souvent des échos des campagnes électorales; pourtant, pour les simples gens tout est centré sur la figure de Pouchkine et sur son œuvre. On la récite, on la chante, on la danse. Le poète et sa lyre -c'est tout ce qui compte.

Un événement national d'une telle importance ne Peut pas ne pas avoir de refletsà l'étranger. Mais l'étranger ne connal't pas Pouchkine. Le fait que la capitale des États-Unis reçoive un monument du poète, et que le maire de Washington proclame le 4 juin«Journée Pouchkine»1,ne signifie malheureusement pas que chaque Américain connaisse au moins le

(11)

nom decethomme de lettres russe considéré comme le père de la littérature russe moderne. Alors, la presse étrangère se concentre plutôt sur des reportages décrivant le déroulement des activités festives en Russie, relatant tout ce qui entoure le nom et les œuvres de Pouchkine, mais évite de parler de l'essentiel, de publier au moins quelques-unes de ses belles lignes de prose ou de vers. Dans les revues et les journaux français, le bicentenaire ne passe pas non plus inaperçu, mais le scénario est le même. LeMondeconsacre un article sur«Pouchkine, universel subversif», qui, en fait a plutôt pour but d'annoncer la publication en France d'une œuvre de Leonid Grossman2.

n

indique néanmoins quelques titres des œuvres de Pouchkine

en traduction française, ainsi que quelques ouvrages français sur Pouchkine, dont un«très sérieux travail» d'Henri Troyarl.Libération,dansun article intitulé«Putain de Pouchkine! Ketchup, vodka, posters, discours et même rééditions: la Russie déconfite se raccroche au bicentenaire de la naissance de son grand homme »4, ne manque pas de présenter ses commentaires peu flatteurs sur les festivitésetdonne une définition curieuse du poète:« [...] avec le Russe Alexandre Pouchkine, on bat le record mondial d'incarnation de la nation par un écrivain. [...] Un prophète qui a dit par avance la grandeur et la petitesse de l'immense Russie, qui a tout prévu, mieux que Nostradamus, même l'imprévisible, qui est intraduisible mais traduit dans toutes les langues. Aujourd'hui, une marque non déposée qui fait vendre

2Philippe-Jean Catinchi, «Pouchkine, universel subversif» dansLeMonde des livres,

Paris,4juin 1999, p. I.

3Henri Troyat,Pouchkine,Librairie Académique Perrin, 1990, 812 p.

4Jean-Pierre Thibaudat. (page consultée le 7 juin 1999).

«

Putain de Pouchkine! Ketchup,

vodka, posters, discours et même rééditions: la Russie déconfite se raccroche au bicentenaire de la naissance de son grand homme » dansLibération, 3 juin 1999. Adresse URL :http://www.liberation.comllivresl99j~0603pouchkine.html

(12)

n'importe quoi. » Lejournaliste affirme qu'on en parle beaucoup plus qu'on ne le lit.

n

est difficile de le vérifier en Russie, pourtant la situationest sans doute vraie pour l'étranger.

Libération,pour sa part, ne propose rien pour la rectifier. fien va de même pour leCourrier

Internationaf entre autres. Seule exception majeure : la revue Europe6, entièrement

consacréeàPouchkine. Plutôt descriptifs qu'analytiques, certains textes traitent néanmoins des problèmes très concretsliésàla place et au statut de Pouchkine en France. Léon Robel ne peut les résumer mieux : « (...] ilYa encore beaucoup à faire pour que Pouchkine soit nôtre. firesteàfaire voir tout son travail dans son ampleur et sa diversité,àfaire entendresa voix nonpareille. (...] il ne suffit pas de proclamer que Pouchkine est un des plus grands poètes de tous les temps et de tous les pays.

n

faut convaincre les lecteurs français de son génie par unvifplaisir de lecture. (...]unimportant travail de traduction a été accompli, qui permet de prendre connaissance de l'ensemble de l'œuvre de Pouchkine en français, et par éclairs (...] d'en saisir le ton singulier dans son incomparable saveur. »7

En effet, ('essentiel du problème est bien formulé: Pouchkine n'appartient pas encore aux lecteurs francophones. Cependant,

ce

constat n'est qu'une conclusion tirée de l'état présent de la situation qui est, à son tour,

un

résultat du long et pénible processus de la

S Anna Verbieva et Alexandre Voznessenski. (page consultée le7juin 1999). «Russie:

Pour le bicentenaire de Pouchkine, les bouquinistes ne sont pasà la tète»dansCourrier International, Ng448, du 3

au

9 juin 1999.

Adresse URL: http://www.courrierint.comlhebdo/euro2.htm

6 «Pouchkine»,Europe, N~842-843, juin-juillet 1999, Paris, 381 p. 7Léon Robet,«Deux cents ans après» dansEurope, op.cit., pp. 4-5 .

(13)

«translation»1 de l'œuvre de Pouchkine en France.

n

ne présente pourtant pas les causes premières de ce phénomène. On PeUt songer aux causes immédiates: difficultés linguistiques dans la traduction des idiomes et des réalités propres à la culture russe, ou encore raisons historiques, guerres et révolutions influençant la perception de la littérature russe, parmi tant d'autres. Malheureusement, eUes non plus n'expliquent pas en profondeur le pourquoi, la germination de tous ces problèmes. Quand on veut avancer,ilestsouvent utile, indispensable même, de jeter un regard en arrière. Pour ne pas reprendre les mêmes erreurs, les mêmes faux pasilest essentiel de remonterà leur source. Dans le cas présent, ils'agit de retourner au XIXC siècle, surtout àsa première moitié, àlaquelle appartient le début de la translation de l'œuvre de Pouchkine en France, et où sont enracinés tous les maux de cet échec de 1'« épreuve de l'étranger».On trouve leur concrétisation dans la presse périodique française de l'époque. En effet, les revues littéraires sontàla fois le reflet des opinions des lettrés, ainsi que la projection de celles-ci sur le grand public, et par conséquent, influence, sinon fonnation, de ses goûts et de ses points de vue sur les arts.

Nous proposons, dans le cadre de ce présent travail, d'étudier par ordre chronologique les réactions envers Pouchkine comme figure littéraire russe, ses œuvres, les traductions françaises de celles-ci, ainsi que les réflexions, bien que maigres et peu théoriques, sur l'art du traduire en général, comme elles se présentent principalement dans les revues littéraires françaises de la période entre 1821 (première mention du nom du poète dans la

1Ce terme est défini par Antoine Berman dans son ouvragePour une critique des

traductions: Jonh Donne, p. 17. Toutefois, dans le cas de Pouchkine,ilfaut parler des deux volets de cette notion, c'est-à-dire de la translation de son nom et de la translation de ses œuvres. Nous allons voir l'importance de cette distinction dans le chapitrefide ce travail.

(14)

presse française) et 1899 Oe centenaire de la naissance de l'auteur), où se sont mis en place tous les éléments translatifs définissant le statut de Pouchkine en France. Ce projet pourrait paraître comme celui d'un simple aperçu ou survol empirique, cependant l'accent sur le paratexte y est mis tout à fait volontairement, puisque dans le cas de Pouchkine, c'est justement le paratexte qui domine les processus translatifs et détermine souvent les traductions. Comme appui théorique, nous recourons aux pensées et concepts empruntés à Antoine Berman, Hans Robert Jauss et Henri Meschonnic. Dans ce voyage dans le temps et l'espace nous partons avec quelques idées, résumées sommairement dans l'hypothèse de base suivante : la réception de Pouchkine en Franceestdéterminée par les processus empiriques de translation, formés au début du

x:nr:

siècle, par les images stéréotypées qui en résultent etqui, une fois érigées en dogmes, empêchent le passage de l'œuvre pouchkinienne dans la langue-culture française.

(15)

CHAPITRE 1: ESQUISSE BIOGRAPmQUE Vraidémonpour l'espièglerie. Vrai singeparsa mine, Beaucoup et trop d'étourderie -Mafois, voilà Pouchkine.

(TirédeMon portrait (1814) dansA. S. Pouchkine,

Œuvres complètes. t. 1.p. 147.)

Faut-il parler du poète? Après tout, l'Auteur n'est-il pas mo~?Si, mais parler de l'auteur n'a pas nécessairement pour but la recherche du sens de ses textes ou l'imposition d'une seule lecture, interprétatio~ réception possible. Parler de l'auteur, c'est parler de l'horizon créatït: c'est parler du paratexte qui définit en grande partie la réception, la translation d'une œuvre. Parler du phénomène Pouchkine, c'est parler des trois éléments qui le composent: l'Histoire russe et étrangère, la vie du poète, son œuvre. Ces composantes qui, formant un triangle, sont en relation d'influence mutuelle constante, sont indissociables. Bien plus, les deux premiers éléments constituent la base de ce triangleetforment, en partie, le paratexte. fifaut parler du poète pour obtenir tous les morceaux de la mosaïque Pouchkine. Alexandre Sergéïevitch Pouchkine est néàMoscou le 6 juinlO 1799. C'est là que le

futur poète passe son enfance, avec sa mère Nadéjda Ossipovna et son père Sergéï Lvovitch, ainsi que son frère cadet Levet sa sœur aînée Olga. On possède relativement peu d'information sur cette période de sa vie, puisque leur maison brûle en 1812 lorsque l'année

9Roland Barthes, Le Bruissemelltde la langue, pp. 63-69.

10Le 26 mai 1799, d'après l'ancien calendrier. 6

(16)

napoléonienne marche dans la ville dévastée. Cependan~quelques éléments biographiques concernant les parents semblent révélateurs quantà l'éducationet l'inspiration littéraire de Pouchkine.

Sa mère, Nadéjda Ossipovna Pouchkina, néeHannibal, est nulle autre que la petite-fille d'Abraham (Ibrahim) Petrovitch Hannibal, fameux nègre, favori de Pierre le Grand. Élevée par sa mère suivant la modeetles règles de l'époque, Nadéjda Ossipovna devient une channante jeune fille qui parle aussi bien le français que le russe, lit beaucoup et parvientà embellir de sa présence toute la société de Saint-Pétersbourg, ce qui lui vaut le titre de la

«belle créole». Sa beautéet son charme n'échappent pas au regard d'un jeune officier issu d'une ancienne famille aristocratique russe, les Pouchkine. Serguéï Lvovitch, tout comme son frère aînéVassiliï Lvovitch, est aussi éduquéà la française. Jeunes, les deux frères lisent les auteurs français du

xvme

siècle sous l'influence desquels ils prennent eux-mêmes la plume. Tandis que Vassiliï Lvovitch devient un poète respecté, Serguéï Lvovitch reste plutôt un versificateur amateur, bien qu'il laisse quelques poèmes en français et en russe. Ce sont justement ses calembours français qui lui permettent de se frayer un chemin vers le cœur de Nadéjda Ossipovna. Les deux jeunes gens se marient par amour et d'un commun accord en septembre 179611 et déménagent à Moscou.

11Détail curieux: une fois que Nadéjda Ossipovna épouse Serguéï Lvovitch Pouchkine,

eUe reprend le nom de jeune fille de sa mère, la raison étant que les jeunes mariés ont des liens de parenté éloignée.

Pour plus d'information sur les parents et les ancêtres de Pouchkine, voir Henri Troya~ibid., pp. 25-35. Deux autres ouvrages biographiques sont recommandés: B. B. KYHHH,)J(U3Hb llytUKUHQ, paCCK030HHaJI UM COMUM U e20 c06peMeHHUKOMU /

v.

V.

Kounine,Lavie de Pouchkine, racontéeparlui-même et ses contemporains (notre traduction)et Henri Gourdin,Alexandre Sergueïevitch Pouchkine.

(17)

Dans la vieille capitale, la famille Pouchkine vit une vie très mondaine recevant régulièrement des hommes de lettres déjà réputés comme Karamzine ou Dmitriev, ainsi que des jeunes écrivains et poètes progressistes comme Batiouchkov ou Joukovskiï. Les enfants profitent de ces visites pour écouter parler les grands esprits de leur temps. Parfois, Serguéï Lvovitch amène ses fils avec lui lorsqu'il se rend, à son tour, dans les grandes maisons aristocratiques. CePendant, c'est aux gouvernantes et aux précepteurs étrangers qu'est confiée la tâche d'éduquer les enfants Pouchkineàla manière franco-cosmopolite. Lafamille Pouchkine, bien qu'appauvrie, cherche toujours à appartenir aux meilleurs cercles de la société, d'où la volonté évidente de donner aux enfants une éducation à l'européenne. Pourtant,ilne faut pas oublier le rôle quejouent les serfs domestiques dans les familles russes de la noblesse. Certains sont si fidèles à leurs maîtres et maîtresses, qu'ayant pris soin des membres de plusieurs générations d'une même famille, ils refusent même de les quitter après l'abolition du servage. Tel est le cas d'Arina Rodionovna, nounou12d'Alexandre Pouchkine,

et de Nikita Kozlov, son valet de chambre. Si les nombreux instituteurs étrangers, qui se succèdent d'ailleurs à une vitesse vertigineuse, torturent l'enfant par des leçons de danse et de maintien, par des exposés désordonnés de quelques notions scientifiques de base

-«situation insupportable»selon Pouchkine lui-même - , les serfs domestiques, de leur côté, lui offrent avec amour, dévouement et tendresse, une éducation différente, un refuge dans un monde épique russe. C'est la niania qui l'introduit à la culture populaire russe, riche en chansons, bylines13

, contes, fables, proverbes et superstitions. Enfant au caractère plutôt

12« HmUI »

«(

niania»),en russe. 13Chants épiques populaires russes.

(18)

solitaire, Alexandre écoute, observe, absorbe tout. Plus tarcl Pouchkinedira de saniania

qu'eUe a été sa première muse, sa première inspiration poétique. Pour sap~Nikita Kozlov lui fait découvrir le monde extérieur pendant leurs promenades en ville, dans des coins obscurs de l'ancienne capitale, loin des salons, des précepteurs, dans des rues, où seule la langue russe est parlée, où des bouffonneries populaires sont jouées devant la foule des moujiks.

Ainsi, Alexandre Pouchkine, n'étant pas un élève studieux, étudie le monde à sa façon.

n

étudiedansles salons en écoutant le bavardage mondainetles discours des lettrés; il étudie dans la bibliothèque paternelle oùilpasse des nuits à avaler pêle-mêle tous les livres français, à apprendre par cœur des poèmes; il étudie dans les champs de Zakharovo, domaine des Pouchkine aux environs de Moscou, en regardant les paysans danser en rond, chanter. Sans le savoir, fusionnent déjà en lui la civilisation européenneetla culture slave.

À huit ans, Pouchkine parle un français impeccable.

n

rédige déjà quelques vers en français. À onze ans, comme le note son frère Léon, il sait par cœur toute la littérature française.

n

aime par-dessus tout Voltaire,«le poète des poètes».fisait également qu'il veut devenir poète lui-même. À douze ans, il est envoyé à Saint-Pétersbourg, au Lycée de Tsarskoïé-Sélo, fondé par l'Empereur en 1811 afin de former des jeunes gens capables d'assumer les « plus hautes charges de l'État ». Là, Alexandre passe six années, c'est la période la plus heureuse de sa vie. fi a pour professeurs les esprits les plus brillants de l'époque, ses camarades de classe deviennent des amis pour la vie. Tous les cours se donnent en russe, méthode relativement nouvelle à cette époque; tes idées qui circulent sont

(19)

progressistes, ceDes de certains professeurs, de Kounitzine14 entre autres, sont carrément

libérales. Grâce aux scienceset aux arts, les élèves de Tsarskoïé-Sélo apprennent à aimer leur langue, leur pays, la liberté, àmépriser l'injusticeetla servilité.Laguerre de 1812 renforce les sentiments patriotiques; Pouchkine préfère maintenant écrire ses vers en russe plutôt qu'en français, bien qu'il soit surnommé « le Français» par ses camarades à cause de ses connaissances profondes de la langue et de la littérature françaises.

Le talent poétique de Pouchkine est très vite reconnu, certains de ses professeurs et la plupart de ses amis l'encouragent. Un cercle de jeunes poètes se forme au lycée.

n

est d'abord approuvé, puis dissous par la direction, qui considère qu'à cause des activités littéraires, les élèves négligent les autres disciplines. Pourtant, le feu n'est pas éteint, les poètes écrivent en cachette, organisent des causeries, fondent des journaux où prennent leur essor leurs pensées sacrées, leurs espérances, où naissent leurs épigrammes féroces et satiriques. Pouchkine est en tête de plusieurs de leurs projets littéraires, certains sérieux, d'autres plus polissons. Le 4 juillet 1814,à quatorze ans, ilest publié pour la première fois toutàfait sérieusement, non plus dans des journaux manuscrits lycéens, mais dans un recueil respecté duMessagerdel'Europe.

n

joint le cercle des poètes. Cependant, c'est le 8 janvier 1815, lors des examens publics, présidés par le ministre de l'Intérieur, sous l'oeil protecteur du vénéré poète Derjavine, que Pouchkine affirme sa nouvelle position. fi déclame ses

14Pour sa condamnation du servage, sa proclamation de la liberté de l'individu, idées

jugées révolutionnaires et donc antimonarchiques,il se voit contraint de démissionner en 1821 .

(20)

Souvenirs de Tsarskoië-SélolS

, poème composé spécialement pour l'occasion. Le vieux

Derjavine se lève et pleure. fi dira plus tard : « Voilà celui qui remplacera Derjavine ».

Pouchkine devient poète. Son fameux poème est publié dansLe Musée Russe.Joukovskiï16 ,

du haut de sa propre gloire, prévoit déjà que le jeune talent dépassera le sien, celui de ses maîtres.

Jamais, ailleurs que chez Pouchkine, on a vu une telle aisance dans la versification.fi reçoit des commandes officielles: une du Ministère de l'Instruction Publique17

, une autre de

la cour impériale11

•Encouragé par ses premiers succès, le jeune poète travaille encore plus

fort. En 1816, il compose plus de cinquante poèmes. Lorsque vient le temps de décider de son avenir, après de longues hésitations19,Pouchkine se résout une fois pour toutesàvivre de sa

plume,et sera le premier poète professionnel qu'a connu la Russie. Sorti du lycée en 1817,

15Ici et par la suite, vu le grand nombre de productions littéraires de Pouchkine et les

limites d'espace, seront citées seules les œuvres les plus importantes dans le contexte de notre étude.

16En 1814, Joukovskiï publie sesPoésieset confirme son titre de maître de l'École

romantique russe.

17

n

composeLe retourdeParis de "Empereur en 1815.

IIPour celle-ci, Pouchkine reçoit un présent de la part de l'Impératrice Maria Fyodorovna. 19

n

est tenté, entre autres, de joindre les hussards, avec lesquels il se lie d'amitié. fiest

attiré non seulement par la vie à la hussarde, remplie de vin, de femmes, de risques, d'aventures, mais aussi par des sentiments de liberté, de patriotismeetpar des idées de réforme, développés surtout par les jeunes Kavérine et Tchaadaïev. Ds sont plus âgés, appartiennent déjà aux sociétés secrètes h"bérales, ont l'expérience de la guerre. C'est Tchaadaïev, inteUectuellui-même, qui aide Pouchkine à comprendre que la poésie est beaucoup plus que versification divertissante, qu'eUe est travail, acharnéetdévoué, possiblement activité politiqueetlibératrice. Tchaadaïev est parmi les premiersàlui faire connaître les visions décembristes.

(21)

affectéàun ministère, ils'installeàSaint-Pétersbourg, oùilcontinue d'écrire et commence à assister aux réunions des sociétés secrètes, des cercles Iittéraires20 et à fréquenter régulièrement les maisons libérales. Là,ildéclame ses vers, qui dès le lendemain de la lecture circulent déjà, en cachette, sous forme de nombreuses copies manuscrites à travers la ville. Ses rimes faciles à retenir, ses idées si chères aux gens épris de liberté retentissent dans tous les coins de la capitale et même au-delà de ses frontières. La majorité voit et comprend 1'horreur de l'incompétence du tsar, du despotisme d'Arakchéïév, de la politique réactionnaire de Golitsyne, mais peu nombreux sont ceux qui osent les critiquer, flétrir leur image.L'Ode àla Liberté, écrite par Pouchkine en cette même année 1817, devient en quelque sorte son programme, etses vers deviennent la devise de milliers de ses compatriotes:

XoqyBOCDeTb CBo60J1YMHPY, Ha-rpOHax nOp83HTb nOPOK.21

Mené par des sentiments patriotiques, voulant chanter la gloire et la force du peuple russe, Pouchkine travaille pendant trois ans (1817-1820)22 sur son poème Rousslan et Lioudmila qui prend ses racines dans le folklore russe, joyeux et optimiste. Son style devient plus réaliste, plus vivant, incorporant des éléments du langage populaire - phénomène inimaginableàl'époque, où règnent les belles poésies de style conventionnel de Batiouchkov et de Joukovskiï. Or ce dernier, grand mai'tre de l'école romantique, admire l'audace, le talent

20«Arzamas»et«Lampe verte»en sont de bons exemples. 21Je veux chanter la liberté pour le monde,

Vaincre le vice sur les trônes. (Notre traduction)

22Entretemps, Karamzine publie en 1818 la fameuseHistoire de l'État russe. En 1819, en

France paraissent lesPoésies d'André Chenier. En 1820, sont imprimés en Europe les Méditations poétiques de Lamartine et lvanhoe de Walter Scott.

(22)

et le génie de Pouchkine.

n

lui offie son portrait avec l'inscription suivante: « À l'élève vainqueur, de la part du maiùe vaincu [...). » Publié, ce poème crée tout un émoi: les détracteurs réactionnairesetles conservateurs le dénigrent, le public est ravi.

n y

a tant de critiques et d'éloges dans la presse, dans les sociétés aristocratiques, dans les milieux étudiants que toutes ces réactions ne peuvent plus échapperàl'attention d'Arakchéïév qui ordonne de surveiller de près l'auteur, potentiellement dangereux, et exige de voir le texte de L'Ode qui circule toujours, en cachette, en copies manuscrites non autorisées par la censure, illégaleset interdites. Le prix que paie Pouchkine, alors âgé devingtans, pour ses œuvres est élevé. Sous les ordres du tsar, il est exilé dans le sud du pays: Ekaterinoslav, Gourzou( Kamenka, Kishinev, Odessa.

n

restera en exil pendant quatre ans.

CePendant, le poète ne passe pas ces années à se plaindre de ses malheurs. Au contraire, les beautés naturelles stupéfiantes qu'il découvre dans le Caucase, son histoire riche, les légendes des Tcherkes, la présence des cosaques, la figure d'Érmolov l'incitentà travailler plus fort que jamais.

n

commence son premier grand poème, Le Prisonnier du Caucase(1820-1821)23.

n

en poursuit la rédaction en Crimée,à Gourzou( oùilhabite chez les Raïevskiï et profite largement de leur bibliothèque, puisàKamenka, chez les Davydov, où

il écrit également une série de vers lyriques. À Kishinev, Pouchkine continue toujours à développer son grand thème de la liberté dansLes Frères brigands(1821-1822),dont le style rappelle celui des chansons populaires,afinde«laisser à la langue russe une sorte de rusticité

23Lestyle de ce poème est plutôt byronien. C'est Nicolas Raïevskiï, avec qui Pouchkine se lie d'amitiéàEkaterinoslav, qui lui fait découvrir la lyre d'Albion, ainsi que les vers

d'André Chenier. C'estàson nouvelamique Pouchkine dédie ce poème qui n'est publié qu'en septembre 1822, àcause de longues«négociations»avec la censure égorgeuse. Pourtant, une fois publié, le poème connaît un succès fou. Les critiques se taisent.

(23)

biblique ) qui selon l'auteur lui va beaucoup mieux que « les grâces européennes et les délicatesses françaises».En fait, loin de la capitale,ilse sent presque Iibre24•Partout où il va,

il entend des discours révolutionnaires, des plans de conspiration de la Société secrète du Sud. Ses nouveaux amis, Pestel, V. Raïevskiï,ettant d'autres, deviennent bientôt des décembristes. Malgré son ardent désir, Pouchkine, pour sa protection aussi bien que la leur, ne serajamais admis dans aucune de leurs sociétés secrètes, ce qui le sauvera. Pourtant, la police secrète ne dort pas. Pouchkine demeure toujours sous surveillance. Saint-Pétersbourg est déjà au courant des toutes les injures que le poète fait à l'armée (pourquoi ne soutient-elle pas l'insurrection grecque?2S) et au gouvernement. Pouchkine devient mécontent de lui-même (ou plutôt de l'idée de l'impuissance individuelle), il en a assez de la poste qui est trop lente, de l'isolement, des soucis financiers. Il veut rentrerà Saint-Pétersbourg. Ce n'est qu'en 1823 qu'il obtiendra l'autorisation de passeràOdessa.

Là, il termine son poème lyriqueLaFontaine de Baktchisaraï, auquelilsonge depuis son voyage en Crimée. file vendetdevient le premier auteur russeà vivre entièrement de sa plume. Il est également le premier en Russieàdéfendre les droits d'auteur, lorsqu'il s'aperçoit qu'on publie, sans aucune autorisation de sa part, une traduction allemande de sonPrisonnier du Caucase. En 1823, toujours à Odessa, Pouchkine s'embarque dans Paventure de la composition d'Eugène Onéguine. Il lui faudra huit longues années pour créer ce chef-d'œuvre. En 1824, suite à sa dispute avec le comte Vorontsov au bureau duquel Pouchkine

24N'est-ce-pas ce sentiment de liberté, de délivrance de toutes les conventions, qui le

pousseàécrire son œuvre la plus scandaleuse de laGabriéliade (1821-1822). 2SÀKishinev, Pouchkine fait connaissance d'Ipsilanti, un des chefs de l'insurrection grecque, qui lui est sympathique.

(24)

est affecté, le poète est en quelque sorte exilé de son exil. Sur ordreimpérial,il n'a qu'un jour pour préparer son départ pour Mikhaïlovskoïé, le domaine de son père dans le gouvernement de Pskov, à l'autre bout du pays, loin de la meretdes paysages du sud. Dans cette province déserte, il passe deux ans sous la surveillance des autorités locales et se réfugie dans son travail.

n

écritLes Tziganes. Les retrouvailles avec ses parents, son frère et sa sœur sont aussi une consolation. Bien que les relations familiales ne soient pas faciles, Pouchkine est heureux de retrouver ses proches. Ce sentiment change pourtant quand son propre père est engagé pour le surveiller. Chantre de la liberté, Pouchkine n'en a point lui-même. Vers l'automne 1824, Sergéï Lvovitch renonce à sa tâche, toute la famille se retireàSaint-Pétersbourg et Pouchkine reste seulà Mikhaïlovskoïé. Enfin, il a sa niania Arina Rodionovna à ses côtés, qui lui raconte, comme pendant son enfance, les légendesetles contes populaires russes -le seul divertissement pour -le poète.

n

y a encore deux rares visites de ses amis-lycéens, PoushinetDelvig. C'est tout. Leslivres lui manquent, dans chacune de ses lettresilimplore son frère Léon de lui envoyer de nouvelles publications.

n

écrit ses propres livres : la pièce Boris GodounoVU', Le Comte Nouline, d'innombrables poèmes.

n

songeà son évasion, rêve qu'il ne réalisera qu'en partie et beaucoup plus tard, mais jamais complètement.

Pendant que Pouchkine est coupé du monde extérieur à Mikhaïlovskoïé, deux événements majeurs se produisent en Russie, à Saint-Pétersbourg plus exactement : Le 19 novembre 1825 meurt Alexandre ICI'. Pendant que Pouchkine attend avec impatience de nouveaux ordres qui vont peut-être changer son destin, ses camarades préparent un soulèvement armé. Les conspirateurs de l'Union du Nord et de l'Union du Sud veulent

26Cette pièce vautà son auteur le titre de précurseur de l'art dramatique russe.

(25)

renverser l'absolutisme, ils veulent aider le peuple russeàretrouver sa bOerté en détrônant le nouveau monarque NicolasICI'. Or, étant tous membres de la noblesse, ils ignorent le peuple, et le peuple les ignore. Sans appui populaire, la révolte du 14 décembre 1825 estundésastre, un échec total : 121 accusés, cinq condamnations à mort. Pouchkine ne reverra jamais plusieurs de ses amis. Quandil apprend leur sort, il est désespéré : iln'était pas parmi eux pour les aider, mais dans untrou de ~pagneen train d'écrire des vers. Le sentiment de colère se mélangeàcelui de honte.

n

écritLeprophète27

:

... Il 601'8rJIac KO MHe B033BaJI :

«BOCCTaHb,npopOK, H BIDKJlb, H BHeMJlH,

IICnOJIHHCbBOJIelO Moen

II,o6xolUlMOP" H 3eMJIH,

rJIaroJIOM)KrH cep.llUa JIIOlIeH».

Entretemps, à Saint-Pétersbourg, le chefdes gendarmes Benkendorfordonne de confisquer tous les manuscrits interdits des vers de Pouchkine qui circulent toujours dans la capitale, chantés par les décembristes et les sympathisants. L'Empereur n'apprécie pas la poésie, mais ilveut voir ce Pouchkine qui al'audace de créer le désordre dans les esprits de ses sujets. Sous son ordre, le 8 septembre 1826, le poète se rendàMoscou pour une audience. Le tsar lui rend la liberté, mais se proclame son censeur!

Pouchkine s'installeàMoscou, se divertit, continueOnéguine. Son arrivée est loin d'être passée inaperçue: ses lecteurs sont ravis, ils le cherchent au théâtre, dans les salons où on récite sans cesse ses vers. Onlui propose de collaboreràune nouvelle rewe littéraire,Le Messager de Moscou.

n

accepte volontiers, devient ami avec les autres collaborateurs, parmi

27Et la voix de Dieu m'appela: /« Lève-toi, prophète, regarde, écouteJSois rempli de ma

volonté/Et, traversant mersetterres,IPar le verbe brûle le

cœur

des gens». (Notre traduction)

(26)

lesquels figure le jeune poète polonais Adam Mickiewicz. Pouchkine commence à se sentir mieux dans le cercle de ses camarades, de ses admirateurs.

n

semble oublier la surveillance de la police, mais il est ramené sur terre par la lettre de Benkendorf qui lui rappelle que l'Empereur est son censeur et exige d'examiner la tragédie de Boris Godounov ainsi que toute autre œuvre du poète. La liberté a apparemment ses limites. L'ordre de refaire sa pièce en est une preuve suffisante et Pouchkine ne croit plusà un seul mot prononcé par le tsar lors de son audience. Le poète se sent trompé,ilrefuse de retravailler son œuvre.

n

reçoit alors une lettre d'interdiction d'impression et de représentation. Pouchkine, l'homme le plus célèbre de Moscou en cet hiver 1826-1827, reste un grand génie aux yeux de ses lecteurs fidèles; malheureusement, sa gloire commence aussi à lui attirer des ennemis. Pouchkine publie Les Stances, adressées directement au souverain. Avec ce poème apparaît ce qui deviendra un leitmotiv chez Pouchkine de la prière pour « la grâce envers ceux qui faillirent ». Vraisemblablement, Nicolas 1erapprécie le courage du poète qui l'incite à s'inspirer de Pierre le Grand, puisqu'il pennet au poète de venirà Saint-Pétersbourg.

E~ au mois de mai 1827, après sept ans d'exil, Pouchkine peut rentrer dans la capitale. fi trouve la ville changée, vide et morose. Ses amis ne sont plus là. fi la quitte presque tout de suite pour aller passer l'étéà Mikhailovskoïé. Comme durant son exil, il passe desjournées entières à travailler.fientreprend d'écrire en prose le NègredePierre le Grand, qui devient, bien qu'inachevé, le premier roman historique russe. fi continue de développer le portrait de Pierre 1er, travailleur acharné qui sait unir le peuple pour bâtir le plus grand empire du monde.

n

évoque le nom du grand tsar dans plusieurs de ses œuvres pour, entre autres raisons, donner une leçonà son souverain. Mais Nicolas 1erlui rend la monnaie de sa

(27)

pièce: c'est le début d'un nouveau « procès Pouchkine », cette fois à cause de La Gabriéliade.L'empereur pardonne toutefois au poète humilié ses attaques contre la religion, commeillui avait pardonné presque trois ans plus tôt, ses attaques contre le régime. ficroit avoir démoli la volonté de Pouchkine, l'avoir privé de toute possibilité, de tout désir d'écrire. Lepoète répond par An/char (1828), où ildénonce toute monarchie.

n

écrit également son poème Poltava, qui est, comme le croient plusieurs critiques, son œuvre la plus solide, celle où presque toutestoriginal, rien n'est emprunté2l

.

En 1829, Pouchkine rencontre à Moscou la bene et jeune Natalia Gontcharova,illui fait la cour, il veut l'épouser. La mère de la demoiselle refuse. Se sentant incapable de demeurer auprès de Natalia sans pouvoir la faire sienne, le poète entreprend un voyage non autorisé au Caucase et en Arménie, se joint à l'armée russe29

, où se trouve déjà son frère

Léon. En route,ilrencontre des Géorgiens transportant le cadavre de GriboïedovlO, assassiné à Téhéran. Mauvais présage. Des impressions, des souvenirs horrifiants et bouleversants de cette aventure resteront pour longtemps dans le cœur de Pouchkine. C'est en 1835 qu'il rédigera en prose Le Voyage en Arzeroum. Dès son retour à Moscou en mars 1830, Pouchkine reprendsacourà Mlle Gontcharova. fi la suit partout et n'écrit guère. Puis, il a une autre raison pour garder le silence. Les trois critiques littéraires, Nadéjdine, Polévoïet

21Cette même année, en France, Hugo publie Cromwell.

29

n

s'agit de la guerre contre les Turcs que NicolasICI' remporteen 1829.

30 Auteur de la fameuse pièceLeMalheur d'avoir trop d'esprit, que Pouchkine connaît et

admireà Saint-Pétersbourg.

(28)

Boulgarine311'attaquent de nouveau dans la presse. Pouchkine réplique en créant avec Delvig

etViazemskllune nouvelle rewe, laGazene Littéraire. LaquereUe entre les rewes s'échauffe et le bruit finit par atteindre la cour de l'Empereur qui d'aiUeurs ne réussit pasà éteindre le feu, maintenu par Benkendorf. Se voyant obligé de défendre son honneur, sa réputation d'homme et d'écrivain, Pouchkine est très malheureux. Tous ces épigrammes, dénonciations dans les pages des journaux lui déplaisent. Sa seule consolation se trouve chez les Gontcharov, qui le reçoivent respectueusement et lui permettent donc de voir Natalia.

n

parle encore une fois de mariage et finit par obtenir, non sans difficultésetquelques querelles assez violentes, le consentement de la mère Gontcharova.

Avant le mariage, en 1830, Pouchkine faitunvoyageà Boldino, le domaine situé dans le gouvernement de Nijniï Novgorod, que lui a offert son père.

n

quitte Moscou dans un état de confusion: en effet, malgré sa réponse positive, Mme Gontcharova redoutant toujours le caractère explosif de Pouchkine (sûrement hérité de ses ancêtres nègres) et inquiète de sa situation, va jusqu'à suggérer la rupture, tandis que Natalia se montre indifférente et passive lors des querelles. Le fiancé se questionne sur sa situation, son avenir. Cependant, l'automne, saison préférée du poète, arrive. Arrivent aussi l'inspiration et le désir de travailler. De plus, l'épidémie de choléra qui empêche la circulation à travers le pays prolonge son séjour à Boldino.

n

y reste pendant presque trois mois, écritLaMaisonnette de K%mna, Les COllles de Be/kine, plusieurs scènes dramatiques, de nombreuses poésies pleines de beauté et de perfection magique, et achève sonEugène Onéguine. C'est ici que commence le réalisme

31 Celui qui avait suggéréàBenkendorfde poursuivre Pouchkine pour sonBoris

Godounov en 1826.

(29)

dans la littérature nasse, que Pouchkine lui-même comprend l'ampleur de la puissance de son expression. Alors qu'auparavant, il se tournait vers la prose pour échapper au caractère fleuri et façonné de la poésie avec toutes ses conventions et les limites imposées par le genre, maintenant, c'est dans les vers eux-mêmes qu'il cherche la concisionetla précision. Sa prose est poétique et réaliste, elle est limpide comme sa poésie. Mais ce n'est pas la limpidité du verre, c'est la limpidité du diamant taillé, où chaque facette exige une qualité parfaite pour créer la brillance et la clarté de l'ensemble. Ainsi, chaque mot de sa poésie ou de sa prose porte en lui une valeur essentielle, chaque mot est irremplaçable, chaque mot nous fait découvrir un univers profond etinfini.

Enfin, le 18 février 1831, après tant de difficultés et de doutes, Alexandre Sérgueïévitch Pouchkine épouse à Moscou Natalia Nikolaevna Gontcharova. Malgré les malentendus avec sa belle-mère, les attaques des critiques littéraires, les agents de la police secrète qui supervisent le mariage, Pouchkine veut être, ou tout au moins, se sentir, heureux.

n

écrit le Conte du tsar Sa/tan, son œuvre la plus féerique et la plus joyeuse durant la

première année de son mariage, malgré le choléra qui se propage et s'approche de Tsarskoïé-Sélo où le jeune couple s'installeà l'été de 1831. Presqueàla même date, y arrive la cour impériale. Un jour dans un parc, Pouchkine et Natalia rencontrent l'Empereur et l'Impératrice.Labeauté de lajeune mariée est déjà légendaire, le tsar aimerait l'admirer plus souvent aux bals. Natalia reçoit une invitation de la part de l'Impératrice et Pouchkine une proposition de devenir fonctionnaire au ministère des Affaires étrangèresetde s'occuper de l'historiographie de Pierre le Grand. Naïf: Pouchkine croit qu'il s'agit d'une récompense pour son œuvre littéraire, d'une véritable bienveillance du souverain. fi se trompe. Ses problèmes

(30)

financiers, qui le hantent depuis toujours ne disparaissent pas, ils s'accroissent au contraire Oes tenues de gala coûtent inutilement cher), les soirées aux bals ne laissent pas beaucoup de temps pour travailler. Pourtant, Pouchkine sait qu'il ne peut compter que surson travail. En 183232il écrit Doubrovskiï.

n

travaille sur ses Imitations aux anciensetses Chants des slaves orientaux,traduits de Mérimée. L'année suivante il composeLaDame de pique, L'Histoire de Pierre le Grandet de nombreux poèmes. Ayant accèsaux Archives Impériales, il étudie les documents du

xvmc:

siècle liésaupersonnage de Pierre ICI', la bibliothèque personnelle de Voltaire et se rapproche ainsi des deux personnages qu'il vénère. fis'intéresseàlapériode de la révolte de Pougatchev, décide d'écrire L 'Histoire de Pougatchev3 et La Fille du

capitaine et obtient l'autorisation de voyager sur les lieux historiques de Kazan et d'Orenbourg, où sonamiDah134 lui

sert de guide, pour mieux préparer sa rédaction, pour retrouver la solitude.

n

concrétise ses projets et termine ces œuvres en automne 1833, à Boldino. De plus, il écrit son fameux poème,LeCavalierdebronze,où il chante la grandeur et la puissance de Pierre ICI', où se fondent le fantastique et le réel, le romanesque et

32Un événement heureux se produit cette année-là: la naissance du premier enfant des

Pouchkine, Maria. Ds auront encore trois enfants: Alexandre (1833), Grigoriï (1835) et Natalia (1836).

33Comme pour la rédaction de Boris Godounov, en écrivant son Pougatchev, Pouchkine

s'appuie minutieusement sur les faits historiques. Bien qu'il montre la violence du protagoniste, il critique également l'année impérialeetessaie d'expliquer pourquoi le peuple et même certains nobles ont voulu suivre ce bandit. Bienentend~cette œuvre, commetantd'autres, est sévèrement révisée par la censure impériale, mais le style lucide, presque sec, reste intact. L'œuvreest publiée en 1834.

34Vladimir DahI, folkloriste et lexicologue, compose Le Dictionnaire de la langue russe,

qui est toujours largement utiliséàlafindu XXC siècle. 21

(31)

l'historique. Plusieurs critiques littéraires jugent que cette œuvre est la plus réussie, la plus accomplie, la plus pure du poète35•

Pendant toute cette période des vagabondages poétiques de Pouchkine, sa femme reste à Saint-Pétersbourg. Elle est la reine des bals, tout le monde lui fait la cour, même ('Empereur. Pouchkine, qui a un caractère ardent, est depuis longtempsjaloux. Dès son retour dans la capitale en 1833,ilinterdit à sa femme d'aller aux bals de la cour auxquels l'étiquette ne lui permet pas de l'accompagner. Nicolas lei', ayant entendu ces rumeurs, accorde alors à Pouchkine le titre de Gentilhomme de la Chambre qui lui donne accès à la cour. Pouchkine est furieux(ni ce titre, ni l'uniforme de page qui l'accompagne ne conviennent à son âge), mais n'ose pas le refuser (sa Natalia aime tellement les bals). Les ennemis de Pouchkine en profitent pour le discréditer, d'ailleurs leur nombre se multiplie. fisuit sa femme aux bals: les mondains comprennent vite que le poète les dédaigne, les libéraux croient que Pouchkine change de vision, se laisse vaincre par le tsar. Pouchkine devient de plus en plus furieux, ilse sent perdu et isolé. Ayant appris que la police secrète ouvresacorrespondance,ilse sent plus que jamais privé de toute liberté.

n

veut démissionner de la cour, se retirer à la campagne, travailler. Sa femme ne le comprend pas. En 1834il écrit qu'il a positivement le spleen. Natalia a l'idée de faire venir à Saint-Pétersbourg ses deux sœurs aînées, Catherine et Alexandrine. Pouchkine ne peut pas résister aux caprices de sa femme. Un seul moment heureux en 1834 : un court séjour à Boldino oùilrédigeLe Coq d ·or.

35L'EmPereur, cependant, demande maints changements, que Pouchkine refuse

d'effectuer. Ce poème ne sera publié qu'après la mort de rauteur. 22

(32)

À Saint-Pétersbourg, Pouchkine doitànouveau supporter les sorties mondaines et affi'onter de nouveaux ennemis puissants Oes Ouvarov, les Doundoukov, les Nesselrode, etc.). Des intrigues commencentà se nouer autour de Pouchkine. Ne pouvant supporter certaines injuresetrumeurs,il se lance régulièrement dans des querelles d'honneur. fi se bat en duel, ce qui n'est d'ailleurs pas nouveau, puisque son premier duel a eu lieuà sa sortie du lycée (à Kisbinev, dans les années vingt,ilse bat, dit-on, dans une dizaine de duels). Tout vamalpour Pouchkine. Cependant, en 1836, un événement heureux se produit: après plusieurs années de requêtesillui est enfin pennis de fonder un journal littéraire,Le Contemporain. Enfin, du travail! Pouchkine publie dans le premier numéro Le voyageà Arzeroumet Le Chevalier avare. Comme collaborateur il a le fameux Joukovskiï, qui semble profiter d'une grâce éternelle auprès de la cour. fiprend sous son aile le jeune Gogol, dontiladmireLes Veillées duhameau, à qui il «souftle » les sujets pour les Âmes mortesetleRevizor. Yazykov et Vyazemskiïsont aussià ses côtés. Pour aider sa nouvelle entreprise, Pouchkine renonce à ses droits d'auteur. Hélas, ce travail acharné ne lui permet pas de régler ses problèmes financiers. fipublie dans le troisième numéro du joumalLaFille du capitaine qu'il achève le 10 octobre 1836. Avec ce roman,ilinnove encore36 :en effet, ses personnages sont de simples gens tirés

du réel, le peuple n'est plus une foule sans visage, mais un groupe uni par des intérêts et des visions; les caractères, la langue sont originaux., sont russes. Ironiquement, cette œuvre que

36Laplupart des lettrés s'entendent maintenant pour dire que sansLafille du capitaine,

TolstoïetGue"e et Paix n'auraient pas été possibles. C'est Pouchkine qui le premier juxtapose les scènes de bataillesetla vie intime, les grandes figures historiquesetle

peuple, où selon H. Troyat(Ibid., p. 655), l'histoire rencontre l'Histoire. 23

(33)

les futures générations vénéreront, reste plutôt incomprise par ses contemporains. Le poète est trop en avance sur son temps.

En 1836, Pouchkine, malheureuxet~ a déjàunpressentiment desamort. fiécrit dans Exegi Monumentum37:

JI naMJITHHKce6eB03.ZlBRr HepyKOTBOpHblii,

K HeMY He 3apaCTëT Hapo.llHaH TJ)Ona, B03HëccJl Bbrme OH rnaBOIO HenOKopHoii AneKcaH.nPHiicKOro CTOJlna.

Hel', BecbJIHe YMPY - nyma B 3aBeTHOH JlHpe Moii npax nepeXGIBëT H TJleHbJly6e)l(}ff

-IfcnaseH 6y.ZlYJI, JlOKOnb B nO.ŒJIYHHOM MHPe )KRB 6Y.ZleT XOTb O.ZlHH nHUT.

Cnyx060MHe npoiiJIëT no Bceii PyCH BenHKoii,

IfB830BëT MeHJI BCJlK cymRii B BeR Jl3blK,

H roP.ZlblH BHyK CnaBJlH, H cIlHHH, H HblHe JlHKOH

Tyaf'Y3, H.ZlPyrCTeneH KéUIMbIK.

If,nOJlro 6y.ZlY TeM JlI06e3eH JIHapo,ll)', lITO IfYBCTBa ,n06pbleJInltpOR npo6y)K,ll8JI, qTO B MOR )KeCTOKHH BeK BOCCJlaBHnJICBo60.ny

H MHJIOCTb K n8,llwHM npH3bIBan.

BeneHblO6o>KHlO, 0 MY38,6Y.Zlb nocnywHa, 06H.Zlb1 He crpawaCb, He TPe6YJl BeHUa,

37«Je me suis érigé un monumentjDont le sentier populaire ne se couvrira jamais

d'herbe,!fi dresse encore plus haut son front insoumis/Que la colonne d'Alexandre.l/Non, je ne mourrai pas tout entier - mon âme en la lyre secrète!À mes cendres survivraet échappera au pourrissement - /Et je serai glorieux, tant que dans ce monde sous la lunelRestera vivant au moins un seul poète.!IL'écho de mon nom traversera toute la Russie grande,IEt chaque langue qui y existe me nommera,lEt le fier petit-fils des Slaves, et le Finnois, et le sauvageIToungouze, et l'ami des steppes Kalmouk.llEt pendant

longtemps je serai aimable au peuplej Pour avoir éveillé les sentiments nobles par ma lyre,IPour avoir dans mon siècle cruel chanté la libertélEt prié pour la grâce envers ceux qui faillirent.llÀ l'ordre divin,ô muse, sois docile,lNe craignant pas l'outrage, n'exigeant pas de couronne,IL'élogeet la calomnie accepte avec indifférence! Et ne débats point avec les sots. »(Notre traduction)

(34)

XsanyH KJleBery npHeMJIH paBHOJIYDIHO HHeocnopHBaii rJIYIIlUl.

Malgré ses prémonitions, Pouchkine se bat, se défend, refuse d'être vaincu. Les critiques, les agents de la police secrète, les mondains, l'Empereur enfin, tous sont ses ennemis. Les premiers attaquent ses œuvres les plus réussies, les plus pures. Les seconds le suivent partout, lui rappellent l'impossibilité de la liberté. Les troisièmes lui envoient des lettres anonymes pleines d'injureset de calomnies, lancent de sales rumeurs concernant Pouchkine et sa belle femme, toujours reine des bals, courtisée par Nicolas 1er lui-même. Ce dernier exige la présence de Pouchkine dans la capitale, mais ne lui Permet pas de gagner de l'argent par son artpoury subsister. Puis, un jeune Français, le baron Georges-Charles d'Anthès, protégé de l'ambassadeur de HoUande, le baron Van Heeckeren, entre en scène et dans la vie du poète. Lejeune homme est beau, toutes les femmes sont foUes de lui. Parmi celles-ci, Natalia Pouchkina et sa sœur Catherine. D'Anthès reconnaît très vite la beauté de Natalia, lui fait la cour, tombe amoureux d'eUe. Elle ressent les mêmes sentiments, mais refuse de devenir sa maîtresse. Tous les yeux sont braqués sur eux qui dansent ensemble, se promènent, se parlent. La nature de leur relation n'échappeàpersonne, et Pouchkine en reçoit des témoignages quotidiens dans des lettres anonymes. Son caractère devient encore plus insupportable, il

devient plus nerveux et colérique.

n

ne peut plus songer à la littérature. Sa femme, sa Madone, ne l'aime pas, ne l'a peut-être jamais aimé, maisill'aime,illui pardonne tout.

n

se blâme,ilblâme d'Anthès. Enfin, n'y tenant plus, Pouchkine provoque d'Anthès en duel. Ce sera son dernier duel. Grièvement blessé par le Français, souflhmt, entouré de ses amisetde

(35)

sa femme stupéfaite (eUe ne savait rien du duel), le poète meurt trois jours plus tard, le 29 janvier 183731, à 2 heures 4S de l'après-midi.

QueUefintragique! Onla croirait tout droit sortie d'une de ses propres œuvres39•La nouveUe de la mort du poète est rapidement annoncéeàl'Empereur par la police secrète. Le souverain craint pour l'ordre dans la ville.

n

ordonneàJoukovskii-40 de sceUer les portes du bureau de Pouchkine. Bientôt, la maison est entourée d'une foule énorme: des nobles, des bourgeois, des vieux, des jeunes filles, des étudiants, de petites gens - ses admirateurs, ses véritables lecteurs. Ils pleurent41• Le jeune Lermontov, encore inconnu, écrit son fameux

poème Sur 'a mort de Pouchkine42

, Ogarev fait circuler À la mémoire du poète. Les

décembristes exilés, ceux qui sont encore vivants, envoient des lettres, des vers audacieux, enragés. Benkendorfest inquiet. Pour une fois, la foule, le peuple russe agit non pas sous les ordres du tsar, mais selon sa propre conscience et sa volonté. Lasituation est dangereuse. Benkendorfdéfend la représentation théâtrale duChevalier avare,interdit la publication des articles nécrologiques. SeulLe Supplément littéraireà "Invalide russeécrit: « Le soleil de notre poésie s'est couché! (...) )) Le jour même, le libraire Smirdine épuise ses stocks

38Le 10 février 1837, d'après le nouveau calendrier.

39Peut-être celle où le poète Lenskiï est tué par Onéguine?

40Plustard, quand il examinera les manuscrits du poète laissés dans son bureau, il

comprendra le rôle crucial que jouait le gouvernement dans la vie et dans la mort de Pouchkine. Scandalisé, Joukovskiï, jusque-là si fidèle à son tsar, écriraune lettre pleine d'injures et de désespoiràBenkendorf.

41 À Moscou, un jeune inconnu nommé Dostoïevskiï, âgé de seize ans, pleure aussi et

prend le deuil.

42

n

est rapidement exilé pour ses vers remplis de colère et de reproches. 26

(36)

d'exemplairesd'Eugène Onéguine. Leservicefunèbre annoncé à la cathédrale Saint-Isaak est transféré par les autorités sans annonce publique à l'église de la rue des Écuries. On transporte le cercueil la nuit,pourgarder la chose secrète. Deuxjours plus tard, le 3 février, toujours pendant la nuit, le poète entreprend son dernier voyage, incognito. Un cortège de trois troïkas quitte la capitale pour Mikhaïlovskoïé : la première transporte les gendarmes, la deuxième emporte le cercueil avec le vieux et fidèle serviteur N"tkita Kozlov assisàcôté, la troisième est occupée par Tourguénev43, ami de longue date de la famille Pouchkine. Le 6

février, le poète trouve enfin le repos auprès de sa mère et de ses grands-parents Hannibal. Ainsi, l'Auteur est mort. Ainsi, le triangle dispanu"t et cède la place à un tandem; dont les éléments demeurent indissociables, s'influençantàl'infini: l'Histoire et l'Œuvre44•Ainsi, naît

la littérature russe moderne.

43 C'est lui qui, en 1811, a amené le jeune Pouchkine au lycée, qui lui a donné maints

conseils, a résolu maints problèmes.

44Pour une représentation graphique de cette formule, voir l'Annexe, point 1.

(37)

CHAPITRE Il: POUCHKINE EN FRANCE AUXlXcsIÈCLE

EtdePouchkine les vers n'ont jamaisétésous presse; Quel besoin? Certains les ont lusdetoute façon. (TirédeÉpître au censeur(l822)dansA S.Pouchkine.

Œuvres complètes,l 1, p.416.)

A) LA LITTÉRATURE RUSSE EN FRANCE

Bien que Pouchkine soit considéré comme le père de la littérature russe moderne, quelques grands noms le précèdent45.fine faut pas oublier non plus que Pouchkine, bien qu'il

soit le plus important, n'est pas le premier parmi les auteurs russes à être introduit en France46.En 1751,la première œuvre littéraire russe, une tragédie de Soumarokov intitulée Sinavel Trouvar, se voit traduite en français par le prince Alexandre Doigoroukiï à Saint-Pétersbourg. À partir de cette date, certaines œuvres russes, bien que choisies le plus souvent arbitrairement, sont traduites chaque année en français. Pourtant, pendant plus d'un siècle le nombre de ces traductions publiées reste minime. Pas plus d'une ou deux traductionsparan au xvmc siècle, un peu plus au XIXC.47 Toutefois, ce n'est pas la quantité, mais plutôt la

45Les noms de Derjavine, Joukovskiï, Karamzine sont déjà cités dans le chapitre1du

présent travail.

46Henri Meschonnic,Poétiquedu traduire, p. 49 :«Lerusse commence son existence littéraire en français par Pouchkine [...] »(sic).

47Vladimir Boutchik dansLaLittérature russe en Francedonne plus de détails statistiques sur ce sujet.

(38)

manière de traduire qui mérite notre attention. Ici, nous mettons l'accent non pas sur les procédés employés (le comment de la translation), mais sur le sujet traduisant (lequi).

En simplifiant, il est possible de diviser tous les traducteurs des textes littéraires russes vers le français en deux clans bien distincts. Le premier groupe est représenté par les Russes eux-mêmes. Fait peu surprenant, puisque à partir duXVIIIesiècle la noblesse russe, suivant la mode européenne, sait s'exprimer aussi bien en français qu'en russe. Pour plusieurs aristocrates russes le français devient même la première langue. Les Occidentaux qui encouragent la présence des idées et l'influence étrangères, ainsi que les Slavophiles qui les condamnent, - tous s'expriment en français. Le russe, presque considéré comme une langue vulgaire, n'est que très rarement entendu à la cour royale. Les nobles, même dans leur correspondance la plus intime, ne s'expriment qu'en langue française. Cependant, malgré l'acceptation des mœurs et de l'étiquette françaises, l'aristocratie russe ne perd pas son patriotisme. C'est précisément ce sentiment de patriotisme (le pourquoi) qui pousse Dolgoroukiïàtraduire la tragédie de Soumarokov.

n

ne cherche pasàcréer une œuvre d'art, ilveut tout simplement faire connai'tre aux Français (lepour qui)l'existence de la littérature russe. Certains des traducteurs - et des traductrices, puisqu'il y a aussi des femmes, -russes ont établi leur résidence à Paris ouypassent des saisons entières (Golitsyne, Érmolov, etc.). Là,bien évidemment, ils forment une minorité, une curiosité de la capitale, mais cette situation change rapidement grâceàleurs salons mondains et littéraires, lieux idéaux pour instruire les Français sur la vie politique et culturelle russe. Ceux qui résident à Saint-Pétersbourg ouàMoscou profitent de leur autorité d'hôtes pour instruire les voyageurs et les représentants du corps diplomatique français.Laplupart des nobles russes traduisent pour

(39)

se divertir (Mme Boratynskaïa, née princesse Anna Abamélik48

, la princesseIrinaPaskévitch,

née comtesse Vorontsova-Dashkova49

, etc.), certains sont eux-mêmes des lettrés

(Mescherskiï). Toutefois, peu importe leur lieu de résidence ou les raisons pour lesquelles les Russes traduisent les œuvres de leurs compatriotes en langue française, ces traductions, avant d'être publiées (si jamais elles passent par l'imprimerie), sont lues, discutées et jugées dans les salons mondains russes de Saint-Pétersbourg ou de Paris Oeoù).

En fait, le rôle de ces salons ne doit pas être sous-estimé ou négligé. Les salons parisiens de la comtesse de Circourt, née Anastassiïa KhIustina, de la princesse Zinaïda Volkonskaïa, de la princesse Bagration et tant d'autres rassemblent les intellectuels français, russesetétrangers. Parmi les fréquents invités aux soirées chez Mme Lagrené, née Varvara Doubenskaïa, figurent Prosper MériméeetIvan Tourguénev. Parfois, les rencontres poétiques ou musicales cèdent la placeàde véritables entreprises de traduction. (Ainsi, dans le salon du comte Grigoriï Orlov, suiteà la présentation d'une traduction littérale en prose des fables de Krylov, effectuée par EichhotI: philologue français, tout le monde décide de mettre ces fables en vers. Alors, s'organise un concours de traduction poétique. Rouget de l'Isle, par exemple, traduitLes Oies. À la suite de cette aventure, le comte Orlov choisit les meilleures traductions françaises et italiennes des fables de Krylov et les fait publier en France. fi est guidé non seulement par l'orgueil patriotique, mais aussi par une idée qui flatte l'amour-propre de plusieurs membres de la noblesse russe, celle de devenir mécène.

48Belle-sœur du fameux poète Baratynskiï, eUe connaît bien Pouchkine, qui lui dédie en

1832 quelquesbeauxvers.

49Elle publie sous le nomd'Une Russe ses traductions des célèbres romans de L. Tolstoï:

Anna Karénine, Guen-e et Paix, Le Bonheur conjugal. 30

(40)

Le deuxième clan des traducteurs des œuvres littéraires russes est composé des Français. Pourtant, ce groupe n~est pas homogène.

n

y a les Français qui séjournent en Russie.

n

y a ceux qui viennent ytravailler~par exemple comme précepteurs dans des familles aristocratiques;ilYales émigrésSOqui arrivent en Russiepouréchapperauxrégimes de Louis

xv

ou de NapoléonF etpour rester fidèlesàleurs idéaux politiques ou philosophiques; sans

oublier les simples voyageurs qui se rendent dans 1~Empire du tsar presque comme des archéologues pour mener des enquêtesin situ sur ce peuple mystérieux et pour découvrir, si la chance leur sourit, l'énigme de ce qu'on appelle toujours«l'âme russe ». Bien entendu, parmi ces trois sous-groupes de Français en Russie, seule une minorité sait parler le russe. Certains ont la volonté d'apprendre cette langue difficile. Alors, entre des leçons de grammaire ou des cours pratiques dans les salons, ils traduisent des textes littéraires. Orces traductions effectuéesàla sauvette ne sont que des exercicesà but fort personnel.

Un des premiers venus dans l'Empire de Catherine IIest Pierre-Charles Levesque (1736-1812)~premier historien français de la Russie. Grâceà l'aide de Diderot, qui entretient une correspondance régulière avec l'impératrice, Levesque obtient un posteà la prestigieuse École des Cadets à Saint-Pétersbourg.

n

a tout le temps qu~i1luifaut, ainsi que l'accès exclusifaux archives de l'État pour rédiger sonHistoire de la Russie. Cependant, CatherineII n'approuvant pas sa façon de présenter les choses, Levesque quitte Saint-Pétersbourg en

50En 1802~selon la liste, bien qu'incomplète, de Pingaud,ily a plus de 60 (sans compter

les membres de leurs familles) émigrés français en Russie. Léonce Pingaud,Les Français en Russie et les Russes en France, pp. 459-470.

(41)

1780SI

•Son ouvrageestquand même publié en 1782-1783; on y trouve quelques poésies qui

ne sont là qu'à titre démonstratif: L'impératrice prend une position forte non seulement dans le cas précis de M. Levesque, mais vis-à-vis toute activité intellectuelleliée à la cultureetà la littérature de son pays. EUe accuse souvent les traducteurs de ne pas accorder assez d'importance à leur travail, de ne pas être attentifs aux détails, de ne pas savoir sentir la langue russe. Au lieu de chercher de nouveaux moyens d'expression dans leur propre langue, les traducteurs, selon Catherine

IL

préîerent des traductions explicatives avec des textes saturés de notes de bas de page. Verdict de Catherine fi : « Les traducteurs ont habituellement plus de mots que de pensées ))S2. Alors, la plupart des Français en Russie se

contentent de ne publier que leurs impressions sur ce pays curieux, sur sa jeune littérature si prometteuse, mais quasi impossibleà rendre en langue française. En Russie comme en France, les Français discutent de la littérature russe sans, malheureusement, réeUement savoir de quoi ils parlent.

Du reste, certains voyageurs, après avoir parcouru le pays de façon superficielle, reviennent avec des impressions qui ne font qu'ajouter à la confusion. Souvent, ce ne sont pas des inconnus, mais des intellectuels réputés, des gens respectés pour leurs idées et leurs opinions qui créent des malentendus ou dont les remarques nonchalantes sont érigées en dogmes par leur entourage français tout en étant amèrement critiquées par les Russes. Mme de Staël, par exemple, dans un salon de Saint-Pétersbourg raconte son impression d'une scène

SI Sa carrière, cependant, ne souflTe point de ce désaveu: de retour en France, ilest

nommé professeur d'histoire au Collège de France, plus tard, ilentreà l'Académie des InscriptionsetBelles-Lettres.

S2Cité dans Vladimir Boutchik,op.cil.,p. 14.

(42)

entrevue dans la rue :«Je viens de voir une chose bien touchante, un homme effi'ayant, à longue barbe, qui caressait un petit enfant.»Remarque qui semble n'avoir aucune importance mais qui peut devenir dangereuse, une fois répétée, embellie, répandue dans les salons pour renforcer une fois de plus l'image de la barbarie du peuple russe. Dans le cas de Mme de Staël cette observation ne reste qu'un souvenir d'une anecdote, puisque la princesse Varvara Dolgoroukaïa lui réplique d'une façon acerbeetimmédiate:«Avez-vous donc cru que nous les mangions?»53Certains auteurs connus etcertaines œuvres littéraires ont été victimes de

la même ignorance; ilen résulte souvent la création d'un nouveau stéréotype. Ainsi, tandis que les Russes sont indignés par les récits du marquis de Custine(LaRussie en1839), par les

Impressionsdevoyages en Russied'Alexandre Dumas père, la plupart des lecteurs français se fient quantà eux, aux opinions des mat''tres et prennent toute l'information tirée de ces livres au pied de la lettre.

À ce deuxième clan des traducteurs français appartiennent également ceux qui ne connaissent la langueetle pays russes que de loin, qui ne sont jamais allés en Russie. Louis Viardot, encouragé par Ivan Tourguénev, traduit beaucoup. Il ne parle pas le russe, mais il utilise les premières versions littérales de traductions produites par des étudiants russes, les retravailleetcrée un texte français. La même technique est employée par Prosper Mérimée qui éprouve une passion pour la culture russe pendant près d'un quart de siècleS4

.CePendant,

53Épisode cité par Léonce Pingaud,op. cit., p. XIX.

54 Selon Paul de Saint-Victor,«Mériméeémigralittérairement en Russie et s'yconfina ».

Cité dans E.I lMap1'hJlHOBa,06ompa:JlCeHUUpyCCKo-t/JpallJlY3CKUXK)'JlbmypHlJIX c8R3eiï 60tPpa"'l)l3CKOMR3b1KeUJlumepamypeXIX6eKa, c. 47./ E. P. Martianova, Dureflets

des liens culturels russo-françaisdansla langue etlalittérature françaises duXIX-siècle

(Notre traduction), p. 47.

Références

Documents relatifs

Dans un vif échange de notes entre la Direction des Postes et le Département de Justice et Police, celui-ci insistait toujours, avec preuves et témoins à l'appui, sur l'inutilité

Car, outre des institutions et des lois qui existent toujours, le vide qu’il laisse a duré plus longtemps que le monument qu’il avait édifi é et dont ne nous demeurent que

Les guerres caucasiennes à proprement parler débutent en 1816 avec la campagne d’Alekseï Ermolov contre les montagnards rebelles du Caucase du Nord : ce sont elles

Pour tenter de comprendre les mécanismes d’invisibilisation (ou « effet Matilda 5 ») dont les écrivaines du « grand siècle russe » ont été victimes dans les histoires de

Apr`es avoir dessin´e les grandes lignes de la r´eception par les ing´enieurs fran¸cais de ce secteur du calcul graphique pendant cette p´eriode (sections 1 et 2), nous avons

Ainsi, à partir de quelques exemples, nous analyserons comment le vers a connu un mouvement de démantèlement, où l’idée de « retour à la ligne » a perdu son sens poétique,

Sans doute après les premières démonstrations qui se tiennent en France, et les influences de John Yeo-Thomas et René Mathieu sur la presse, nous relevons

3° L'assistance a dû intervenir assez souvent en vue de compléter les allocations de l'assurance ouvrière et de subvenir à titre provisoire aux infortunes que l'assu- rance