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Aux origines de la phénoménologie: le programme analytique de Brentano

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Conférence  de  la  Société  Belge  de  Philosophie,  ULB,  31  octobre  2012.  

Le programme analytique de Brentano

Arnaud Dewalque (Liège)

Résumé. – L’apparition de la méthode phénoménologique est indissociable d’un vaste programme

d’analyse descriptive qui a été mis en place dans l’école de Franz Brentano. Ce programme, qui contraste fortement avec le programme d’explication externaliste prédominant en philosophie de l’esprit, consiste à décrire les actes et les états mentaux tels qu’ils sont vécus (pour ainsi dire « de l’intérieur »), c’est-à-dire à les décomposer en leurs éléments constitutifs et à saisir leur mode de liaison. J’exposerai la contribution de Brentano sur ce point, en focalisant mon attention sur la question de l’unité du mental, puis j’avancerai quelques raisons pour lesquelles le programme analytique brentanien me semble devoir être poursuivi à l’heure actuelle. Je suggérerai notamment qu’il jette un éclairage nouveau sur le rejet des propriétés non représentationnelles de l’expérience (le rejet des « purs qualia ») et, plus généralement, sur le problème de l’individuation des états mentaux.

On parle souvent, depuis de nombreuses années, de l’ « héritage » de Franz Brentano1. Mon exposé se veut une réponse partielle à la question : en quoi consiste l’héritage légué par Brentano ? Et, plus particulièrement : quel intérêt pouvons-nous avoir à adopter, aujourd’hui, un point de vue brentanien en philosophie de l’esprit ? Les motifs qui président à l’étude rétrospective de Brentano, sur le terrain de la philosophie de l’esprit, sont habituellement de deux ordres : ils tiennent, d’une part, à la notion d’intentionnalité et, d’autre part, à la théorie de la perception interne.

1 / Au moins depuis l’article de Roderick Chisholm, « Sentences about Believing » (1956), le nom de Brentano est étroitement associé à l’idée que l’intentionnalité est la « marque du mental » : par contraste avec un état physique, un état mental est intentionnel au sens où il se rapporte à quelque chose, ou encore au sens où il représente quelque chose comme étant d’une certaine manière. Une bonne façon de résumer cette thèse est de dire que tout ce qui est mental

est intentionnel. Selon une lecture largement dominante, cette thèse peut être désignée, au sens

le plus fort, comme la « thèse de Brentano ».

Je remarque au passage que cette thèse est susceptible d’être évaluée diversement. Indépendamment des raisons que l’on peut invoquer pro et contra, certains commentateurs ne se sont pas privés de remarquer que Brentano n’a pas fourni, dans sa Psychologue du point de

vue empirique (1874), une véritable théorie de l’intentionnalité pleinement développée.

L’héritage brentanien, à cet égard, est profondément controversé. C’est ce qui fait dire à Michael Dummett, par exemple, que Brentano a moins légué à ses successeurs une théorie philosophique particulière qu’un problème – le problème des représentations sans objet – qu’il aurait lui-même été « incapable de résoudre » (Dummett 1993, 48). À cet égard, l’un des enjeux

                                                                                                               

∗ Cet exposé s’articule à un projet de recherche que je suis en train de mettre en place à l’Université de Liège. Ce projet passe par l’archivage et l’étude des textes produits par les membres de l’école de Brentano entre 1866 et 1955. Il vise à évaluer le rôle joué par Brentano et les brentaniens dans la renaissance de la philosophie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

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des études brentaniennes de la dernière décennie a été de montrer, a contrario, qu’il existait une véritable théorie brentanienne de l’intentionnalité (Chrudzimski ; Albertazzi, etc.) – mais je n’aborderai pas ce point ici. Je me bornerai à ajouter que, au moins à première vue, la théorie husserlienne du contenu intentionnel offre un appui théorique bien plus satisfaisant pour construire une théorie phénoménologique de l’intentionnalité. La principale raison tient au caractère sémantique du contenu intentionnel husserlien, qui permet de rendre compte d’une série de caractéristiques descriptives comme la possibilité de se rapporter à quelque chose qui n’existe pas, le caractère « incomplet » ou indéterminé de l’objet intentionnel, l’opacité référentielle ou encore le caractère public de l’objet intentionnel.

2 / Plus récemment, un second aspect a motivé un mouvement de « retour à Brentano », à savoir sa théorie de la perception interne (Kriegel 2003, Zahavi 2004). D’aucuns y ont vu le moyen de surmonter certaines difficultés liées au problème de la conscience et, plus spécialement, à une famille de théories communément appelées « théories d’ordre supérieur » (higher-order theories). Selon les théories d’ordre supérieur, dire qu’un acte ou un état mental est conscient, au sens intransitif du terme (i.e. dire qu’il n’est pas « inconscient »), cela reviendrait à affirmer qu’il est lui-même l’objet d’un acte ou d’un état de niveau supérieur. La conscience serait fondamentalement une affaire de méta-relation. Dans cette perspective, on dira qu’un état mental m1 est conscient si et seulement s’il existe un état mental m2 qui représente m1 ou qui a m1 pour objet. Les théories d’ordre supérieur se heurtent toutefois à un certain nombre de difficultés qui ont été mise en évidence dans la littérature. Ces difficultés sont notamment dues au fait que ces théories font de la conscience une propriété extrinsèque du mental et qu’elles s’exposent à l’objection d’une régression à l’infini (m2 n’étant conscient à son tour qu’à admettre un acte de troisième degré m3, et ainsi de suite). Pour éviter ces difficultés, certains commentateurs ont proposé d’adopter une théorie auto-représentationnelle de la conscience, d’après laquelle tout état mental se représente lui-même. L’auto-représentationalisme se ramène à une idée très simple : il n’est pas nécessaire d’admettre un acte de niveau supérieur – qu’il s’agisse d’un acte de pensée ou de perception – pour rendre compte de la conscience ; un seul et même acte psychique peut faire le travail. On évite ainsi le problème de la régression à l’infini. Or, cette stratégie est très proche de ce que Brentano proposait sous le nom de « perception interne » (innere Wahrnehmung). Brentano soutient en effet que tout phénomène psychique, par exemple l’audition d’un son (« objet primaire »), s’accompagne d’une perception interne en vertu de laquelle il se prend lui-même pour objet (« objet secondaire »). « La représentation du son et la représentation de la représentation du son », écrit Brentano, « ne forment qu’un seul phénomène psychique » (Brentano 1874, 179). Selon cette lecture, défendue exemplairement par Uriah Kriegel, la théorie de la perception interne constituerait une forme d’auto-représentationalisme qui pourrait venir à bout des difficultés rencontrées par les théories d’ordre supérieur.

Cela dit, se prévaloir d’un héritage brentanien sur ce point ne va pas sans soulever de nouvelles difficultés. Un important reproche adressé à l’approche auto-représentationnelle de Kriegel est que la conscience se trouve alors conçue sur le modèle d’une référence objectale, comme si l’on se prenait soi-même pour objet. Or, le reproche n’est pas neuf, puisque c’est déjà

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celui, en substance, que Husserl faisait valoir contre Brentano dans les Recherches logiques. À moins d’accomplir un acte de réflexion, remarque Husserl, l’audition du son n’est nullement un « objet » pour moi en train d’entendre le son. Dans la conscience pré-réflexive, l’audition du son est certes vécue, mais elle n’est pas perçue. Il n’y a donc pas lieu d’admettre deux objets, un objet primaire (le son) et un objet secondaire (l’audition du son), mais un seul : l’objet intentionnel (le son lui-même). Bref, il semble qu’il y ait de bonnes raisons, là encore, de préférer la théorie husserlienne à la théorie brentanienne.

Si ces remarques sont exactes, les deux motifs habituellement invoqués à l’appui d’un « retour à Brentano » sont discutables. À supposer qu’il y ait effectivement, concernant l’intentionnalité et la conscience, une relative supériorité de la conception husserlienne sur la conception brentanienne, qu’est-ce qui pourrait bien motiver, aujourd’hui, quelque chose comme une approche brentanienne ou néo-brentanienne du mental ? Je suggérerai ici qu’il y a un double aspect de l’héritage brentanien qui me semble à la fois plus général et plus fondamental : cet héritage tient, d’abord, à l’idée qu’il y a une priorité de la description sur

l’explication et, ensuite, à l’idée que toute description est analytique. Je focaliserai ici mon

attention sur ce dernier point, soit sur la théorie brentanienne de l’analyse psychique. Cette théorie a reçu beaucoup moins d’attention, dans la littérature, que la thèse de l’intentionnalité ou la théorie de la perception interne2. Elle constitue pourtant, à mon sens, un élément fondamental de l’héritage de Brentano. Pour le dire d’un mot, la psychologie descriptive brentanienne est, foncièrement, une psychologie analytique : décrire un état mental, ce n’est pas autre chose que

l’analyser, c’est-à-dire opérer des distinctions qui font apparaître ses parties constitutives.

Sur ce point, la position de Brentano est sans doute beaucoup plus claire et plus explicite que celle de Husserl et de ses successeurs immédiats, dont il y a néanmoins tout lieu de penser que les recherches résultent d’une application de l’approche analytique brentanienne. En outre, je pense qu’il y a un sens à dire que la thèse de l’intentionnalité et la théorie de la perception interne ne sont compréhensibles qu’à partir de la manière spécifique dont Brentano conçoit l’analyse du mental. Comme on le verra, l’intentionnalité et la perception interne sont précisément susceptibles de recevoir une interprétation analytique (ou, si l’on veut, méréologique), soit une interprétation en termes de parties d’un état mental complexe.

Ma proposition consiste donc à réévaluer l’héritage de Brentano à l’aune de sa théorie de l’analyse psychique. Dans le cadre de cet exposé, je me bornerai toutefois à mettre en évidence quelques caractéristiques générales de l’analyse brentanienne. Pour ce faire, je m’appuierai principalement sur la Psychologie du point de vue empirique (1874), plus exactement sur le chapitre consacré à l’unité de la conscience, et sur les cours de Psychologie descriptive (1890-91). La meilleure manière de saisir la spécificité de l’analyse brentanienne, selon moi, est de l’opposer à l’analyse humienne ou, plus exactement, à la théorie des faisceaux de Hume.

                                                                                                               

2 Une exception est toutefois Seron 2012. Je n’avais pas encore lu son ouvrage quand j’ai commencé à

m’intéresser à ce thème. Ayant des préoccupations très proches, nous sommes parvenus indépendamment l’un de l’autre à la conviction que l’approche analytique brentanienne pouvait être de quelque secours dans les débats contemporains.

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Je diviserai l’exposé en quatre sections. D’abord (1), je commencerai par rappeler les grandes lignes de la théorie humienne des faisceaux, et j’indiquerai les prolongements de cette théorie, avec quelques variantes, chez Ernst Mach (11886, 21900) et Wilhelm Wundt. Ensuite, j’examinerai la critique que Brentano adresse à l’analyse humienne à travers deux thèses : la thèse de l’unité du mental (2) et la thèse de la variété des éléments et de leurs modes de liaison (3). Enfin, en conclusion (4), j’avancerai quelques raisons pour lesquelles le programme analytique brentanien me semble devoir être poursuivi à l’heure actuelle. Je suggérerai notamment qu’il offre un cadre théorique fort à l’appui du rejet des propriétés non représentationnelles de l’expérience (le rejet des « purs qualia ») et sur la question de l’individuation des états mentaux.

1. L’analyse humienne

À la base de la théorie de l’analyse psychique, on trouve l’idée que le mental n’est pas quelque chose de simple, mais quelque chose de complexe, qui peut être analysé ou décomposé en parties. Historiquement, on peut au moins faire remonter cette thèse au Traité sur la nature

humaine de David Hume (1739). Dans ses cours sur la Psychologie descriptive, Brentano

identifie très précisément Hume comme celui qui a rejeté l’idée que le mental serait quelque chose de simple. Selon Hume, l’expérience la plus immédiate nous enseigne en effet que l’esprit doit plutôt être conçu comme une collection ou un « faisceau » (bundle) de perceptions, c’est-à-dire comme un assemblage de représentations. On reconnaît là le point de départ du sensualisme moderne : les idées trouvant leur origine dans les impressions, nées du contact des objets effectifs avec nos organes sensoriels, toute la vie psychique humaine est en principe reconductible à ces dernières. La vie psychique n’est donc rien d’autre qu’un ensemble de représentations ; chaque instant de notre vie psychique se présente à nous comme une multiplicité d’unités séparables (un faisceau de représentations) qui s’écoulent continûment, donc ipso facto comme quelque chose présentant une certaine complexité. La complexité du mental, de plus, va de pair avec la séparabilité des éléments : non seulement nos représentations particulières (particular perceptions), sont « différentes » et sont « susceptibles d’être distinguées les unes des autres » (distinguishable), mais en outre, elles sont aussi « séparables les unes des autres » (separable), dans la mesure où elles « peuvent être considérées séparément et peuvent exister séparément »3.

Je reviendrai sur la notion de séparabilité ultérieurement, et sur la différence fondamentale – pour la théorie brentanienne – entre ce qui peut être séparé (concrètement) et ce qui peut être distingué (abstraitement). Dans l’immédiat, il faut insister sur le fait que la thèse de la complexité du mental, chez Hume, est associée à une autre thèse : la thèse de l’absence d’unité. À suivre Brentano, tout se passe effectivement comme si Hume ne se contentait pas de rejeter la simplicité du mental, mais réduisait le mental à une collection de sensations

                                                                                                               

3 Hume, Treatise on Human Nature: Our particular perceptions […] are different, and distinguishable,

and separable from each other, and may be separately consider’d, and may exist separately, and have no need of any thing to support their existence.

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juxtaposées ou successives. Or, il y a là une affirmation supplémentaire : le mental n’est pas une unité mais une collection d’éléments. En rejetant la simplicité, Hume rejette également l’unité du mental. Concrètement, cela implique qu’il n’existe rien de tel que le « Moi ». Le Moi est, comme dit Hume, une fiction. Comme on sait, une conception similaire est défendue par Mach dans L’Analyse des sensations (1886, 21900, 31902). Mach reconnaît d’ailleurs explicitement que ses prémisses « ne sont pas fondamentalement différentes de celles de Hume » (Mach 21900, Ch. III). Ce que nous appelons le « Moi » n’est rien d’autre qu’un complexe d’éléments relativement stable, c’est-à-dire dont la modification est suffisamment lente pour laisser subsister un certain nombre d’invariants qui justifient le fait de recourir à une appellation propre. L’unité du Moi n’est donc nullement une unité réelle (26) : « Ce qui est primaire, ce n’est pas le Moi, mais les éléments (les sensations) […]. Les éléments constituent le moi. Je perçois (par les sens) la couleur verte. Signifie que le vert intervient dans un complexe spécifique d’autres éléments (sensations, souvenirs). Lorsque je cesse de percevoir la couleur verte, lorsque je meurs, ces éléments n’apparaissent plus dans leur cercle habituel. On a tout dit par là, ce n’est pas une unité réelle qui a cessé d’exister, mais seulement une unité idéelle, relevant de l’économie de la pensée » (Mach, trad. fr., p. 25-26) – mieux, c’est une « unité pratique » (30) (il est plus économe de disposer d’un seul nom pour nommer ce complexe de sensations relativement stables que d’en utiliser un nouveau pour chaque modification mineure des sensations constitutives).

Un autre corollaire de l’approche humienne est la relative homogénéité des éléments analysés : les éléments ultimes du mental, mis au jour par l’analyse, appartiennent au genre des sensations. Outre Mach, on songe ici à la psychologie expérimentale de Wundt. Pour Wundt, la méthode expérimentale ne vise pas d’autre but que l’analyse ; au contraire, comme l’écrit Wundt, elle « sert l’analyse des processus psychiques plus simples » (Wundt 151922, 30). Fondamentalement, l’idée est que le mental est quelque chose de complexe, de structuré. Wundt ne dit pas autre chose : « Les contenus immédiats de l’expérience qui forment l’objet de la psychologie sont, en toutes circonstances, des processus d’une constitution complexe » (Vorgänge von zusammengesetzter Beschaffenheit) (Wundt 151922, 31). La psychologie de Wundt, comme toute psychologie de tendance naturaliste, se laisse ici guider, implicitement, par l’analogie avec le domaine des choses physiques. De même que celles-ci sont décomposables en éléments physiques ultimes, insécables, que l’on appelle les atomes, la vie psychique se laisse également décomposer en éléments ultimes qui sont les analoga des atomes de la physique. On ajoute alors que ces « atomes psychiques » sont soumis à des lois analogues aux lois naturelles qui gouvernent les combinaisons d’atomes physiques (Husserl 1927, 245). Or, pour Wundt, les atomes psychiques sont d’abord et avant tout les sensations, ce qui signifie que « toute représentation effective est le produit d’une fusion de sensations » (ein Verschmelzungsprodukt

von Empfindungen ; Wundt 61911, III, 500-501)4. La première tâche de l’analyse est de nous

                                                                                                               

4 Wundt distingue deux types de fusion: la fusion intensive et extensive. Il parle de fusion intensive

lorsque les sensations ou sentiments reliés sont “de même genre” (représentations des représentations de l’ouïe et sentiments), et de fusion extensive lorsque ce n’est pas le cas (représentations de la vue et du toucher). Id.

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donner accès aux éléments ultimes : « Puisque toutes les contenus psychiques d’expérience sont d’une constitution complexe, les éléments psychiques au sens de composantes absolument simples et indécomposables des événements psychiques sont les produits d’une analyse et d’une abstraction qui est rendue possible seulement par le fait que les éléments sont factuellement reliés de manière changeante » (Wundt 151922, 34). Considérons par exemple l’élément a, connecté aux éléments b, c, d. Le même élément a peut se présenter en combinaison avec d’autres éléments b’, c’, d’. C’est cette souplesse des relations qui nous permet, selon Wundt, de faire abstraction des éléments concomitants pour isoler a de manière abstractive. Lorsque nous procédons de la sorte, affirme Wundt, nous obtenons « deux genres d’éléments psychiques » : d’une part, les sensations, qui font partie du « contenu objectif de l’expérience », et d’autre part les sentiments, qui font partie du sujet de l’expérience. Toutes les autres composantes de la vie psychique (les formations, Gebilde, que sont les représentations, la combinaison des formations en unités plus grandes, etc.) sont des agrégats de sensations et de sentiments.

De plus, outre une conception relativement homogène des éléments, la théorie humienne du mental véhicule une conception relativement homogène des modes de liaison entre éléments : fondamentalement, les sensations sont reliées entre elles par des relations de juxtaposition ou de succession. Là encore, l’analyse humienne trouve un prolongement manifeste dans la psychologie expérimentale de Wundt. Dans la Doctrine de la méthode qui constitue le deuxième livre de sa Logique (1883), Wundt a tâché de mettre en lumière la nature de l’analyse en général, dans le domaine physique comme dans le domaine psychique. Par analyse, précise Wundt, on entend « cette opération méthodique de la pensée qui est en général suscitée par la constitution naturelle des objets d’expérience », et qui consiste à « rendre présents les éléments singuliers à percevoir simultanément ou successivement » (Wundt 1883, II, 2). Ce procédé analytique est essentiel à toute investigation scientifique. Wundt ne se borne toutefois pas à remarquer cela. Il soutient que l’analyse comporte en général trois niveaux (drei

Stufe) qu’il appelle respectivement « analyse élémentaire », « analyse causale » et « analyse

logique ». Dans la théorie de Stumpf, ces trois types d’analyse sont fondés les uns sur les autres : cela signifie, par exemple, que l’analyse causale présuppose l’analyse élémentaire (l’inverse n’étant pas vrai). L’analyse élémentaire est donc le niveau le plus fondamental du procédé analytique. Elle consiste en la « décomposition (Zerlegung) d’un phénomène (Erscheinung) dans ses phénomènes partiels (Teilerscheinungen) » (Wundt 1883, II, 3). Une telle décomposition, précise Wundt, s’effectue dans un but purement « descriptif ». Son objectif est d’indiquer quelles sont les parties constitutives d’un phénomène, qu’il s’agisse d’un phénomène physique ou d’un phénomène psychique. L’analyse élémentaire fait donc abstraction des relations de type causal ou logique qui relient les éléments entre eux. Du coup, elle ne s’intéresse, dit Wundt, qu’à la « juxtaposition ou à la succession des composantes d’un phénomène (Neben- oder Nacheinander der Bestandtheile einer Erscheinung). Cette analyse élémentaire s’appuie directement sur la « perception interne », laquelle se borne donc à appréhender des relations de juxtaposition et de succession. Elle prépare ensuite la voie à l’analyse causale qui, elle, s’intéresse aux relations causales entre les sensations ou les

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complexes de sensations. Contrairement à l’analyse élémentaire, l’analyse causale ne cherche plus simplement à décrire les phénomènes, mais à les expliquer.

Je remarquerai au passage que, dans la théorie de Wundt, c’est précisément au niveau de l’analyse causale qu’intervient une certaine forme d’expérimentation. La meilleure manière, en effet, de procéder à une analyse causale des composantes d’un phénomène est, d’une part, d’isoler arbitrairement un ou plusieurs éléments hors du complexe total et, d’autre part, de faire varier ces éléments pour voir quelles sont les répercussions de ces variations sur les autres composantes du complexe total. Isoler et faire varier arbitrairement des éléments constitue la « forme analytique du procédé expérimental » (Wundt 1883, II, 4). Comprise en ce sens, l’expérimentation présuppose donc l’analyse élémentaire.

Que retenir de tout cela ? L’analyse humienne va de pair avec un choix concernant les unités mentales de référence : les éléments ultimes sont les sensations. Edward Bradford Titchener résume bien la position de Wundt sur ce point : « L’analyse des processus de la vie interne nous conduit, en dernier ressort, aux sensations pures, constituées originellement d’intensité et de qualité. Les sensations ne sont le support d’aucune référence (Sensations carry

no reference) » (Titchener 1929, 14). 2. L’unité de l’expérience

Il y a plusieurs aspects de la théorie humienne des faisceaux que Brentano estime être intenables, au motif qu’ils entrent en contradiction directe avec les données de la perception interne. Dans ses leçons sur la Psychologie descriptive, Brentano soulève un certain nombre d’objections contre l’analyse humienne. Comme Hume, il admet la thèse de la complexité du mental, mais contre lui, il défend la thèse de l’unité. En soutenant que chaque instant de notre vie psychique se présente comme un faisceau de représentations, Hume suggère que la conscience n’est pas une unique chose, mais une multiplicité de choses différentes. Or, selon Brentano, cette position n’est pas tenable. Brentano estime que la thèse selon laquelle le mental est un faisceau ou une collection de perceptions ne fait pas droit à l’unité réelle de l’expérience. Unité et simplicité sont deux choses différentes. Dans sa Psychologie d’un point de vue

empirique, Brentano a consacré un chapitre à ce dernier point. Sa position à l’égard de la théorie

humienne se présente en substance comme ceci : oui, Hume a raison d’affirmer que la conscience est quelque chose de complexe, mais il a tort de lui refuser un caractère d’unité. Avec Hume, Brentano rejette la thèse de la simplicité, mais contre lui, il accepte la thèse de l’unité. Sa stratégie consiste donc, dans le sillage d’Aristote, à dissocier l’unité et la simplicité : la conscience est unitaire sans être simple. Telle est la thèse défendue au Chapitre IV du Livre II de la Psychologie de 1874 (« De l’unité de la conscience »).

Ce chapitre revêt, pour le programme analytique brentanienne, une signification toute particulière, car c’est là que Brentano introduit sa théorie des « divisifs » qui constitue le fondement de son concept d’analyse psychique. Le point de départ du raisonnement de Brentano réside dans l’idée de complexité et dans celle, corrélative, de multiplicité. La conscience se présente constamment à nous, dans la perception interne, comme quelque chose

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de complexe. Sans entrer dans la théorie brentanienne de la perception interne, qui implique une complexité bien particulière symbolisée par la distinction entre objet primaire et objet secondaire, un certain nombre d’exemples courants peuvent illustrer la complexité de la conscience. Conformément à la division cardinale entre acte et objet, la complexité de nos états mentaux peut se déployer aussi bien au niveau des actes qu’au niveau des objets. Dans le premier cas, on a conscience d’une multiplicité d’actes de type différents pouvant être dirigés vers un seul et même objet. Par exemple, nous pouvons en même temps représenter x et juger que x (accepter/rejeter l’existence de x), nous pouvons en même temps penser que x et vouloir que x, etc. Dans le second cas, on peut se trouver en présence d’un seul et même type d’acte dirigé vers plusieurs objets. C’est ce qui se produit, selon Brentano, chaque fois que nous effectuons un raisonnement ou tirons une conclusion, car cela présuppose que nous pensions à la fois les prémisses et la conclusion. Il y donc un acte de pensée dirigé vers plusieurs objets (en l’occurrence, plusieurs propositions). Mais un état de choses similaire se produit, plus simplement, lorsque nous percevons une image : lorsque tel est le cas, nous avons une représentation (une sensation) de plusieurs couleurs différentes, donc une représentation avec plusieurs « objets ». Aux yeux de Brentano, ces exemples plaident en faveur de la complexité de la conscience : à un moment donné t, la conscience peut contenir une multiplicité d’éléments, au sens le plus large du terme (sans rien préjuger encore de la nature de ces éléments).

De quel genre de multiplicité s’agit-il ? L’alternative, pour Brentano (qui s’inspire ici encore d’Aristote), est la suivante : soit la conscience est une multiplicité de choses, c’est-à-dire ce que l’on peut appeler un « collectif » ; soit elle est une seule et même chose composée de parties, c’est-à-dire une unité réelle susceptible néanmoins d’être divisée en parties. Grosso

modo, on peut dire que Hume choisit la première option et envisage la conscience comme un

« collectif », alors que Brentano défend pour la seconde option et conçoit la conscience comme une unité réelle complexe (divisible).

Considérons d’abord sommairement la notion de « collectif ». Par définition, un collectif est la réunion d’une multiplicité de choses distinctes, qui peuvent exister séparément et dont l’unité n’est pour ainsi dire que nominale. Il arrive très souvent, en effet, que nous désignons un collectif par un seul nom. Nous parlons par exemple du « troupeau » pour désigner un ensemble d’animaux individuels, de la « ville » pour désigner un ensemble de maisons ou de bâtiments d’une certaine ampleur, de la « maison » pour désigner un ensemble de pièces habitables, du « plancher » pour désigner un ensemble de lattes en bois, etc. Tous ces termes (« troupeau », « ville », « maison », « plancher ») dénotent des collectifs, c’est-à-dire des unités simplement nominales composées de choses distinctes (les animaux, les maisons, les pièces, les lattes en bois, etc.). Le fait de disposer d’un nom pour désigner ces assemblages de choses n’implique évidemment pas qu’il s’agit d’une unité réelle, c’est-à-dire d’une seule et même chose (le troupeau n’est pas composé d’un seul et même animal, etc.). En outre, une autre particularité des collectifs est leur dépendance ontologique très forte à l’égard de leurs constituants : le troupeau n’a aucune réalité en dehors de celle des individus qui le composent. Si les parties d’un collectif cessent d’exister, alors le collectif lui-même disparaît (raser les maisons, par exemple, équivaut à raser la ville). En revanche, les parties, étant chacune une chose, peuvent

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très bien exister séparément, de façon individuelle (non collective). Traiter la conscience comme un collectif équivaut donc à la traiter comme un assemblage de choses individuelles, dont l’unité n’est que nominale ou « idéelle » au sens de Mach.

La position de Brentano, sur ce point, se situe à l’opposé de celle de Mach : la conscience, bien que complexe, ne constitue pas seulement une unité nominale, mais constitue bel et bien une unité réelle, soit une seule et même chose. Cette unité est composée de parties qui, elles, ne sont pas des choses. Afin de ne pas les confondre avec les parties d’un collectif, Brentano propose de la appeler des « divisifs ». Un divisif, compris en ce sens, est une partie obtenue par la « division » d’une unité réelle. Naturellement, un divisif peut être désigné par un nom. Mais, pas plus que l’usage d’un nom pour désigner un collectif n’implique que ce collectif soit une chose, l’usage d’un nom pour désigner un divisif n’implique pas que ce divisif soit ipso

facto traité comme une chose. Les divisifs sont plutôt, pour employer l’expression de Brentano,

des « phénomènes partiels » (Teilphänomene). Par exemple, lorsque je désire un objet, le phénomène psychique que j’appelle « désirer x » est un état mental complexe qui inclut « représenter x » à titre de divisif ou de phénomène partiel (je ne peux désirer quelque chose sans me le représenter : l’acte de représentation est donc, en ce sens, une « partie » du phénomène psychique total). Inversement, lorsque je vis le phénomène psychique consistant à « percevoir x & y » (où x peut être une couleur et y un son), mon état mental total admet x et y à titre de divisifs ou de phénomènes partiels. Encore une fois, la notion de divisif, on le voit, permet de rejeter la thèse de la simplicité (les phénomènes psychiques sont complexes) tout en acceptant la thèse de l’unité (les phénomènes psychiques sont des unités – simplement ce sont des unités divisibles).

Dans le Ch. IV, Brentano entreprend d’étayer cette position en réfutant les arguments qui peuvent être avancés contre l’unité de la conscience. Il distingue deux arguments, que j’appellerai ici l’argument de la séparabilité des éléments et l’argument de la gradualité des

relations. Je vais reconstruire brièvement ces deux arguments et la réfutation qu’en propose

Brentano.

L’argument de la séparabilité se présente comme suit :

(1) Si les parties d’un phénomène psychique sont séparables, alors elles ne forment pas une unité réelle.

(2) Or, les parties d’un phénomène psychique sont séparables. (3) Donc, elles ne forment pas une unité réelle.

Ce raisonnement, objecte Brentano, présente du vrai et du faux. La prémisse mineure (2) est vraie et peut être établie par l’expérience interne. Admettons que je sois en train de percevoir des sons et des couleurs. Il est évident, par exemple, que je peux continuer à entendre des sons sans continuer à voir (ce serait manifestement le cas si, pour reprendre un exemple de Mach, mes nerfs optiques étaient sectionnés ou, plus simplement, si je fermais les yeux). L’inverse est également vrai : je peux continuer à voir en étant privé d’audition. La vision et l’audition se trouvent donc dans une relation d’indépendance mutuelle. En un mot, elles peuvent être

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séparées l’une de l’autre. D’autres actes sont seulement semi-séparables, au sens où ils n’admettent qu’une séparation unilatérale. Par exemple, il est évident que je peux me représenter quelque chose sans le désirer, mais non l’inverse. L’acte de représenter est indépendant de l’acte de désirer (et, de fait, je me représente beaucoup de choses que je ne désire pas), mais l’acte de désirer n’est pas indépendant de l’acte de représenter, etc. Tout cela plaide assurément en faveur de la prémisse mineure : au moins dans certains cas, les parties d’un phénomène psychique sont séparables. Cependant, Brentano ne considère pas l’argument come recevable, car sa prémisse majeure, elle, est douteuse. Brentano avance deux arguments en faveur de l’unité des états mentaux.

1 / D’abord, si les parties d’un phénomène psychique unilatéralement séparables (comme représenter et désirer) ne formaient pas une unité réelle, elles formeraient un collectif. Or, de toute évidence, leur réunion ne peut pas être traitée comme un collectif, car si c’était le cas, je pourrais dire d’une chose qu’elle est désirée sans être représentée – ce qui est absurde.

2 / Ensuite, note Brentano, il est impossible de rendre compte des actes de comparaison si l’on n’admet pas l’unité de la conscience. Lorsque nous comparons deux sons, ou une couleur et un son (avec pour effet, par exemple, de reconnaître leur différence), nous nous représentons bel et bien les sons, ou la couleur et le son, en même temps. Supposons, par exemple, que les représentations soient réellement séparées. Pour reprendre l’exemple de Brentano, supposons qu’un aveugle se représente le son s et qu’un sourd se représente la couleur c. Dans ce cas, aucun des deux ne pourrait naturellement comparer s et c ni, a fortiori, se représenter la différence de nature entre s et c (Brentano 1874 ; trad. fr., 173).

En fait, l’argument de la séparabilité est alimenté par une confusion entre unité réelle et identité réelle. Lorsque je me représente un son et une couleur en même temps, ma conscience est une unité réelle qui admet le son et la couleur à titre de divisifs. Mais unité réelle ne signifie pas identité réelle. La différence saute aux yeux dans le cas des parties d’un collectif : un collectif n’est pas identique à l’une de ses parties, et ses parties ne sont pas non plus identiques entre elles (par exemple, « armée » n’est pas identique à « soldat », pas plus que tel soldat n’est identique à tel autre soldat). Il en va de même pour les divisifs : l’audition d’un son n’est pas identique au son entendu, ni à la perception interne de l’audition, ni à la tonalité affective qui l’accompagne, etc. Et aucune de ces parties n’est à son tour identique à une autre. Ce que démontre l’argument de la séparabilité, conclut Brentano, ce n’est pas l’absence d’unité réelle, mais l’absence d’identité réelle. L’argument de la séparabilité devrait donc être reformulé comme suit :

(1) Si les parties d’un phénomène psychique sont séparables, alors elles ne forment pas une identité réelle.

(2) Or, les parties d’un phénomène psychique sont séparables. (3) Donc, elles ne forment pas une identité réelle.

Passons maintenant à l’argument de la gradualité des relations. Il tient dans le raisonnement suivant, d’allure très similaire :

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(1) Si les parties d’un phénomène psychique se trouvent dans des relations graduelles les unes aux autres (sont plus ou moins reliées entre elles), alors elles ne forment pas une unité réelle.

(2) Or, les parties d’un phénomène psychique se trouvent dans des relations graduellles. (3) Donc, elles ne forment pas une unité réelle.

Selon Brentano, ce raisonnement souffre exactement de la même confusion que le précédent. La mineure, ici encore, est correcte : il y a différentes variétés de relations qui unissent les divisifs entre eux. Par exemple, les relations unissant la représentation de l’audition, le jugement sur l’audition et le fait d’éprouver un sentiment relatif à l’audition sont des relations extrêmement étroites liées à la perception interne (lorsque j’ai conscience d’entendre un son, pour Brentano, je me représente l’audition, je juge qu’il y a audition, et j’éprouve un sentiment à l’égard de l’audition). Par comparaison, l’unité entre la vision d’une couleur et l’audition d’un son, beaucoup moins étroite, ne semble pas être une unité réelle. Plus simplement : il semble qu’il y ait bel et bien un lien plus étroit entre l’audition du son (perception externe) et la représentation de l’audition du son (perception interne) qui l’accompagne nécessairement, qu’entre l’audition du son et la vision d’une couleur (qui sont deux actes de perception externe), lesquels ne sont liés que de façon contingente. Toutefois, tout ce que cela prouve, c’est que les divisifs ne sont pas identiques les uns aux autres. Mais, là encore, il est impossible de rendre compte des relations qui structurent notre vie psychique si l’on conçoit la conscience comme un collectif. Prenons un cas où l’audition et la vision se produisent simultanément. La simultanéité est attestée par la perception interne. Elle est une relation qui, comme telle, ne se trouve ni dans le son, ni dans la couleur. Le son, pris isolément, ne peut être dit simultané, pas plus que la couleur. La représentation d’une relation de simultanéité n’est donc possible qu’à la condition d’admettre que l’audition et la vision forment une unité réelle (trad. fr., 173).

Brentano estime ainsi avoir démontré la thèse de l’unité réelle de la conscience. Cette thèse est, en fait, bien plus modeste qu’il ne peut le sembler de prime abord : elle n’implique pas l’unicité de la conscience (il peut y avoir plusieurs unités mentales), ni sa persistance (elle peut très bien se modifier dans le temps), ni bien sûr sa simplicité (l’unité de la conscience est une unité complexe). Sur tous ces points, Brentano se trouve en accord avec Hume. Cela dit, comme je l’ai indiqué, il s’oppose encore à la conception humienne sur deux points importants : l’homogénéité des éléments et l’homogénéité des relations. Cela m’amène à mon troisième point.

3. Variété des éléments et des modes de liaison

Hume défend deux thèses : l’absence de simplicité et l’absence d’unité du mental. Brentano dissocie ces deux thèses : il admet la première et rejette la seconde. Mais il ne s’en tient pas là, l’approche de Hume, selon lui, pâti d’une tendance réductionniste qui consiste à homogénéiser les éléments du mental et leurs modes de liaison. Les éléments sont traités

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uniformément comme des sensations, qui se trouveraient dans des relations de juxtaposition ou de succession. On a vu que la même approche domine encore chez Wundt : au niveau descriptif, l’analyse du mental se contente de dégager les éléments qui se présentent les uns à côté des autres ou les uns à la suite des autres. Les relations de juxtaposition et de succession sont les seules relations qui intéressent la description (les relations causales, par exemple, étant l’affaire de l’analyse explicative, et les relations logiques, l’affaire de l’analyse logique). Or, contre cette conception, Brentano défend une conception moins restrictive de l’analyse descriptive. Il soutient qu’il est faux que notre vie psychique soit constituée exclusivement de représentations juxtaposées ou successives. Quand bien même on s’opposerait, comme prétend le faire Hume, à l’usage abusif du terme « idée » chez Locke – quand bien même on distinguerait les idées des impressions vives –, on échoue à saisir la diversité des composantes de notre vie psychique. Concevoir la conscience comme un faisceau de représentation revient en somme, au pire, à négliger les composantes non représentationnelles de la conscience (comme les jugements et les phénomènes affectifs et volitifs) et, au mieux, à homogénéiser indûment des composantes qui, en réalité, sont hétérogènes. Une telle homogénéisation va d’ailleurs à l’encontre d’un principe fondamental de la psychologie et de la philosophie brentanienne, qui est d’appréhender chaque chose (en l’occurrence, chaque partie de la vie psychique) selon sa nature propre. Dans la foulée, il faut ajouter que la métaphore du faisceau est non seulement trompeuse mais simplificatrice : elle ne permet pas, en fin de compte, de penser la relation entre les représentations autrement que comme une simple juxtaposition. Or, précisément, ce n’est pas une juxtaposition (Nebeneinander). La perception interne nous enseigne que les éléments de notre conscience sont rarement juxtaposés les uns aux autres, mais entretiennent le plus souvent des relations bien plus étroites et bien plus variées. De même qu’il est simpliste de ramener tout uniment les éléments de la conscience à des représentations, il est donc simpliste, pour Brentano, de ramener les relations entre ces éléments à une relation de juxtaposition. Dans ses leçons de Psychologie descriptive, Brentano propose une typologie des parties constitutives de nos états mentaux.

1 / Une première différence à relever concerne les parties obtenues par séparation concrète et celles obtenues par distinction. L’idée est simple : lorsque nous progressons dans l’analyse du mental, nous rencontrons naturellement tôt ou tard des éléments qui ne peuvent plus être décomposés en parties séparables. Nous avons alors l’analogon des atomes de la physique. Maintenant, remarque Brentano, il est possible – et même nécessaire – de pousser l’analyse plus loin : « Même pour ces ultimes parties effectivement séparables, on peut encore parler en un certain sens d’autres parties » (13) ; « Même pour les ultimes parties effectivement séparables, on pourrait encore en un certain sens parler de séparations supplémentaires qui ne seraient plus obtenues par une séparation effective, mais par distinction » (id.). Pour poursuivre l’analogie, il est possible de se référer aux parties d’un atome et de les distinguer les unes des autres. Je peux parler, par exemple, de la moitié d’un atome, ou du quart d’un atome, etc. Les parties de ce type ne sauraient naturellement plus être obtenues au moyen d’une séparation réelle (concrète), puisqu’un atome, par définition, ne peut plus être morcelé. Pourtant, nous

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pouvons les obtenir par distinction. C’est pourquoi Brentano parle de parties distinctionnelles (obtenues par distinction abstraite et non par séparation concrète).

L’analogie avec les atomes de la physique soulève une importante question : lorsqu’on parle de la moitié d’un atome, on se représente une division spatiale. Or, si l’idée que la vie psychique possède une certaine forme d’étendue peut être compatible avec la théorie des divisifs (comme le soutenait Brentano en 1874), rien n’indique qu’un phénomène psychique

doive être divisible spatialement pour être divisible tout court. Comment peut-on distinguer des

parties sans que cela n’implique des distinctions spatiales ?

Pour le démontrer, Brentano fait un détour par l’analyse des champs sensoriels. L’analyse se trouve ici appliquée aux phénomènes physiques, comme les couleurs. On peut naturellement décomposer une surface perçue en parties spatialement distinctes les unes des autres (en fragments spatiaux). Mais, indépendamment d’une telle analyse spatiale, on peut également procéder à une analyse non spatiale. Prenons quatre taches colorées : deux taches de couleur bleue, une troisième de couleur grise et une quatrième de couleur jaune. Ces taches présentent, outre des différences de lieu, des différences qualitatives (qui sont précisément désignées par les termes « bleu », « gris », « jaune »). La particularité de couleur et la particularité de lieu sont des parties distinctionnelles, auxquelles s’ajoute encore la luminosité. Chaque tache colorée renferme donc à titre de partie distinctionnelle : sa localisation dans l’espace, sa qualité colorée, sa luminosité. Ces trois parties ne peuvent naturellement pas être séparées spatialement, mais elles n’en restent pas moins séparables par distinction. En un mot « le fait qu’il n’y a aucune partie séparable spatialement n’exclut pas qu’il y ait de quelconques parties séparables » (14). Ces parties « s’interpénètrent mutuellement ».

Maintenant, les parties qui s’interpénètrent ne sont pas les seules parties distinctionnelles identifiables. Dans l’exemple des taches, Brentano soutient que la couleur est une partie du jaune, au sens où le jaune est une espèce de couleur. Sans rentrer dans les détails de son interprétation originale des rapports entre genre et espèce, on peut noter qu’il s’agit là de parties distinctionnelles d’un genre nouveau, qu’il nomme des « parties logiques » (« couleur » est logiquement contenu dans « jaune », comme le genre dans l’espèce). Il y a donc, conclut Brentano, « plusieurs classes » de parties distinctionnelles : les parties distinctionnelles au sens propre et au sens modifiant, et, dans la première classe, les parties distinctionnelles qui s’interpénètrent et les parties distinctionnelles logiques. Enfin, de ces parties distinctionnelles il faut encore distingue ce que Brentano appelle les parties distinctionnelles au sens impropre ou modifiant. Par exemple « son » est une partie distinctionnelle modifiante de « son passé » ; « couleur » est une partie modifiante de « couleur représentée ». La raison pour laquelle Brentano parle de modification est claire. Si, par couleur représentée, en entend la représentation (l’image mentale) d’une couleur, alors la couleur est manifestement quelque chose d’autre que la représentation. Elle est le support de propriétés qui ne peuvent tout simplement pas être attribuées aux couleurs elles-mêmes.

Qu’en est-il maintenant de l’application de cette typologie méréologique à la vie mentale ? Brentano soutient, non seulement que des classes de parties identiques interviennent

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dans la composition des phénomènes psychiques, mais aussi que la vie psychique inclut des parties de type nouveau. Il distingue ainsi :

a) les parties obtenues par séparation réelle (bilatérale : voir et entendre ; ou unilatérale : voir et remarquer, représenter et désirer) et les parties obtenues par distinction à l’intérieur d’éléments atomiques, insécables ou indécomposables (parties distinctionnelles).

b) À l’intérieur des parties distinctionnelles, les parties obtenues par une distinction au sens propre et celles obtenues par une distinction modifiante (qui modifie la nature de ce dont on parle). Par exemple, « son » est une partie distinctionnelle modifiante de « son passé » ; « couleur », une partie distinctionnelle obtenue par modification à partir de « couleur représentée », etc.

c) À l’intérieur des parties distinctionnelles propres, les parties qui s’interpénètrent (la qualité affirmative d’un jugement, sa directionalité et son caractère d’évidence sont trois parties distinctionnelles propres qui s’interpénètrent), les parties logiques (l’évaluation reconnaissante est une partie logique de l’affirmation au sens où toute affirmation est une évaluation consistant à reconnaître quelque chose ; de même, l’intentionnalité est une partie logique du jugement, car tout jugement se tient sous le genre des phénomènes psychiques, qui sont tous intentionnels), les parties corrélées intentionnellement (acte et contenu ne sont ni des parties qui s’interpénètrent ni des parties logiques) et les parties de la diplopie psychologique (c’est-à-dire de la perception interne : l’audition du son est une partie de la représentation de l’audition du son).

Conclusion

En quoi consiste l’héritage légué par Brentano ? J’ai suggéré qu’un élément central de l’héritage brentanien est la théorie de l’analyse psychique, qui se distingue foncièrement de l’analyse humienne encore adoptée, notamment, dans la psychologie expérimentale de Wundt. L’originalité de Brentano consiste à se distancier de façon importante de l’approche humienne pour (a) faire valoir l’unité réelle du mental (qui n’est pas une simple collection), (b) reconnaître la variété des parties et des modes de liaison. Relire l’héritage de Brentano en ce sens présente selon moins plusieurs intérêts.

1 / D’un point de vue historique d’abord, cette approche jette une lumière nouvelle sur les origines de la phénoménologie et le sens que l’on peut donner à la tâche du phénoménologue, qui est de décrire les états mentaux tels qu’ils sont vécus en première personne. Il est significatif que Husserl, par exemple, dans son article de 1910 sur La Philosophie comme

science rigoureuse, utilise constamment la notion d’analyse en référence à Brentano et contre la

psychologie expérimentale. Ce que Husserl oppose aux « fanatiques de l’expérimentation », ce n’est pas simplement l’introspection, c’est ce qu’il appelle lui-même, à de très nombreuses reprises, l’analyse de la conscience : « Partout où il s’agit d’établir des relations d’ordre intersubjectif entre des faits, la méthode expérimentale est indispensable ; mais elle présuppose ce qu’aucun dispositif expérimental ne saurait produire : l’analyse de la conscience elle-même » (Husserl 1911, 19 ; trad. fr., 33). Que la question de l’analyse est indissociablement liée à l’héritage brentanien, c’est ce qu’indique explicitement la suite du passage : « Les quelques

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rares psychologues qui, tels Stumpf, Lipps et leur entourage immédiat, ont compris cette carence de la psychologie expérimentale, qui ont su rendre hommage à l’impulsion donnée par Brentano – qui fait date au sens le plus noble du terme –, et qui, pour cette raison, se sont efforcés de poursuivre sa recherche qui tendait à une description analytique des expériences intentionnelles vécues, ont été soit considérés comme des psychologues incomplets par les fanatiques de l’expérimentation, soit appréciés uniquement parce qu’ils ne négligeaient pas l’expérimentation, lorsque c’était le cas » (Husserl 1911, 19-20 ; trad. fr., p. 33). Voilà donc la tâche dont doit s’acquitter la psychologie scientifique avant toute expérimentation : elle doit produire une « description analytique des expériences vécues ». En un mot : elle doit analyser la conscience de manière à faire apparaître ses différents éléments constitutifs. À cet égard, la contribution propre de Brentano se ramène à l’idée que l’on ne peut pas faire l’économie de parties distinctionnelles, sans quoi la description des parties de phénomènes psychiques ne serait pas possible. Comment décrire un jugement, par exemple, sinon en indiquant sa qualité (affirmative ou négative), ce sur quoi il porte (son corrélat intentionnel), sa teneur épistémique (évident ou aveugle), etc. ? La description présuppose donc l’analyse des parties distinctionnellles et ne peut pas s’accomplir sans elle.

2 / La thèse de l’intentionnalité et la théorie de la perception interne sont susceptibles de recevoir une interprétation analytique ou méréologique. (a) En ce qui concerne l’intentionnalité, l’analyse descriptive brentanienne laisse entendre que l’objet intentionnel est une partie inséparable de l’état mental, à savoir une partie de la « paire intentionnelle de corrélats ». On pourrait alors dire ceci : est intentionnel un phénomène psychique qui contient un objet

intentionnel à titre de partie distinctionnelle. L’objet n’est rien d’autre, comme l’écrit

incidemment Husserl dans Natur und Geist (1927), qu’un « moment inséparable » (unabtrennbares Moment) du vécu de conscience total (Husserl 1929, 129). Cette interprétation permet d’écarter une lecture ontologique qui interprète la théorie de l’intentionnalité comme une théorie de l’objet ou des types d’objets possibles. L’intentionnalité n’est pas une relation à un objet, mais une propriété du mental. On ne quitte pas la sphère de l’analyse psychologique. (b) On peut soutenir une interprétation comparable en ce qui concerne la perception interne. Revenons à l’exemple mentionné plus haut : « La représentation du son et la représentation de la représentation du son ne forment qu’un seul phénomène psychique » (Brentano 1874, 179). Une manière de comprendre la perception interne est d’interpréter la relation entre l’acte de représentation et la perception interne comme une identité. Comme l’a très justement remarqué Mark Textor (2006), la théorie de l’identité proposée par Kriegel n’est pas brentanienne. L’interprétation méréologique cadre bien mieux avec les déclarations de Brentano. Dans le phénomène total « audition consciente du son », l’objet secondaire « audition du son » est un phénomène complexe qui contient l’objet primaire (« le son ») à titre de partie. La conscience d’entendre le son est en même temps conscience du son car celui-ci est inclus dans l’audition du son. De même, selon la théorie brentanienne la conscience est un phénomène complexe qui englobe trois parties – dans les termes de Marty (qui reproduit ici l’ « orthodoxie » brentanienne) : l’auto-représentation, l’auto-connaissance (jugement) et l’auto-sentiment.

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3 / Une autre application de la méthode d’analyse descriptive concerne le rejet des « purs qualia ». Si la théorie des qualia a mauvaise presse dans la philosophie de l’esprit contemporaine, elle survit d’une certaine manière à travers la théorie de la conscience phénoménale. La méthode d’analyse brentanienne apporter des arguments en faveur de l’unification de la phénoménalité et de l’intentionnalité réclamée aujourd’hui par les partisans de la position « inséparatiste ». Contre l’hypothèse de « purs qualia », qui seraient des propriétés non représentationnelles de l’expérience, les inséparatistes affirment que l’intentionnalité et le caractère phénoménal d’un état mental sont inséparables. En même temps, l’approche analytique brentanienne montre la limitation théorique intrinsèque des théories représentationnelles de la conscience. Ces théories s’appuient sur un argument connu sous le nom d’argument de la transparence de la conscience. Cet argument stipule que les seuls items susceptibles d’être décrits par le psychologue sont les contenus de représentation. Si l’on jette un regard en arrière sur les arguments brentaniens en faveur de la complexité des phénomènes psychiques, l’argument de la transparence de la conscience est manifestement faux : je peux décrire, non seulement l’arbre qui se trouve dans le fond du jardin (le vert de ses feuilles, etc.), mais aussi la manière dont ma conscience est dirigée sur lui (de façon perceptuelle, judicative, etc. ; de façon plus ou moins attentive, et ainsi de suite). Le contenu de représentation n’est qu’une partie de mon état mental, à côté de laquelle il faut admettre tel acte psychique à titre d’autre partie constitutive, puis telle qualité à titre de partie distinctionnelle propre de l’acte, etc. Quoi qu’il en soit, la notion de parties distinctionnelles offre un outil conceptuel puissant pour penser l’inséparatisme : intentionnalité et phénoménalité sont des parties obtenues par distinction au sein d’une unité de conscience donnée. Le fait de voir une rose rouge (intentionnalité), d’avoir conscience que l’on voit une rose rouge (perception interne), et de ressentir l’effet que cela fait de voir une rose rouge (qualia) sont des éléments indissociables d’un seul et même état mental. Les données primaires ne sont jamais des données sensorielles, mais des données complexes qui présentent une articulation intentionnelle (noético-noématique) et auto-référentielle.

4 / Enfin, une troisième application de l’approche brentanienne concerne la saisie de l’essence des états mentaux. Cette approche doit nous permettre de répondre à des questions purement descriptives comme : qu’est-ce qu’une perception ? Qu’est-ce qu’un jugement ? Qu’est-ce qu’une croyance ? Etc. L’analyse sert la description de deux manières. D’une part, Brentano remarque que, lorsqu’elle est ainsi conduite suffisamment loin, l’analyse des parties distinctionnelles permet de mettre en évidence une partie qui constitue l’ « essence » (Wesen) d’une partie séparable. Par exemple, l’analyse des parties constitutives d’un acte judicatif, comme sa qualité affirmative ou négative, nous permet de dégager ce qui fait de l’acte judicatif un acte judicatif, à savoir (pour Brentano) le moment affirmatif ou négatif – ou (pour Reinach) le moment assertif, etc. D’autre part, l’approche brentanienne permet aussi de donner un sens à l’idée selon laquelle un état mental est individué par sa relation aux autres états mentaux. Elle permet rendre compte de l’articulation de certains actes d’un point de vue purement descriptif, par exemple des relations d’essence entre désirer, représenter et croire. On ne peut pas désirer quelque chose sans en avoir une représentation au sens le plus large. De même, on ne peut pas

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désirer quelque chose (par exemple : qu’Obama soit réélu président) si l’on croit que cette chose s’est déjà réalisée. L’approche analytique brentanienne offre à cet égard une alternative intéressante à l’approche dispositionaliste, qui prédomine en philosophie de l’esprit. Au lieu de dire qu’un état mental comme le désir se définit par une disposition à agir de telle ou telle manière, on dira plutôt qu’un état mental se caractérise par ses parties constitutives. De ce point de vue, l’acte de représenter ne se présente pas comme un autre acte à côté de l’acte de désirer, mais il est une partie (et, dans ce cas, une partie unilatéralement séparable) de l’état mental total : je peux continuer à me représenter l’objet et cesser de le désirer (l’inverse n’étant pas vrai). De même, la croyance qu’Obama pourrait être réélu sera traitée comme une partie de l’état mental total consistant à désirer qu’il soit réélu, etc. Les relations entre les états représentationnels, doxiques, conatifs, etc., seront alors traitée comme des relations méréologiques.

Références

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