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Configurations aporétiques, fiction de l'histoire et historicité de la fiction : Simone de Beauvoir, Albert Camus et Jean-Paul Sartre

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(1)

Configurations aporétiques, fiction de l'histoire

et historicité de la fiction :

Simone de Beauvoir, Albert Camus

et Jean-Paul Sartre

par

Jorge Calderon

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Thèse soumise

à

l'Université McGill en vue de l'obtention

du grade de Ph.D. en langue et littérature françaises

Mars 2004

(2)

1+1

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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(3)

Abstract

In this dissertation 1 explain the transition from modernism to postmodernism through the study of the French existentialist novel. 1 follow theories that demonstrate that the latter owes its success to historiographic metafiction. By setting off the aporias that deeply penetrate modern novels, 1 demonstrate the obsolescence of the prototype of the realist novel and 1 explain the impasses towards which the project of a committed literature lead, inscribed in the line of realism and aimed at an almost direct relation with society and history through the mediation of art between

1945 and 1955 in France.

On one hand 1 consider literature as an object which can be described by the methodologies of history. On the other hand 1 suggest an analysis of the historicity of the text that is constituted by the dynamic system generated by the interaction, the interdependence, and the correlation of the poetic and aesthetic parameters and the factors of the historical context. My aim is to set off the poetic and aesthetic mecanism of stability and of transformation of literary creation according to the dynamic relation between the vector of the project associated to realism and the one of the prototype associated to the novel. 1 think that late modernism produces paradoxical configurations of the novel because it is the period in which the project of realism becomes lapsed and the prototype of the realist novel becomes dilapidated.

Among the works that are exemplary of the tension between fiction and history and between project and prototype in the framework of the representation of reality and of the inscription of history in novels, 1 identified Albert Camus' La

Peste, Simone de Beauvoir's Les Mandarins and Jean-Paul Sartre's Les Chemins de la liberté. 1 conclude that the enterprise of committed literature was an aporias

(4)

because it was generated from the impoverishment of the project of realism and the obsolescence of the prototype of the novel. Later literature was extricated, firstly, by the radically and extremely metafictional writing of the Nouveau Roman and, secondly, it was changed by postmodem historiographie metafiction. The crisis of history and of the writing of history was solved by works in which there is the acknowledgement and the use of sophisticated Mediations to evoke and inscribe history in different ways.

(5)

ID

Résumé

Dans cette thèse, nous expliquons la transition du modernisme vers le postmodernisme dans le roman français de l'époque existentialiste. Nous suivons des théories qui proposent que le succès du second est dû à la métafiction historiographique. En mettant en relief les apories qui pénètrent profondément les romans modernes, nous démontrons l'obsolescence du prototype du roman réaliste et nous expliquons les impasses vers lesquelles a conduit le projet d'une littérature engagée, inscrite dans la lignée du réalisme et visant une relation presque directe avec la société et l'histoire par la médiation de l'art entre 1945 et 1955 en France.

D'un côté, nous considérons la littérature comme un objet pouvant être décrit à partir des méthodologies de l'histoire. D'un autre côté, nous proposons une analyse de l'historicité du texte qui est constituée par le système dynamique généré par l'interaction, l'interdépendance et la corrélation des paramètres poétiques et esthétiques, et des facteurs du contexte historique. Notre visée est de mettre en relief le mécanisme poétique et esthétique de stabilité et de transformation de la création littéraire en fonction de la relation dynamique entre le vecteur du projet, associé au réalisme, et celui du prototype, associé au roman. Nous pensons que le modernisme tardif produit des configurations aporétiques du roman, parce qu'il est la période pendant laquelle le projet du réalisme devient caduc et le prototype du roman réaliste devient vétuste.

Parmi les œuvres qui sont exemplaires de la tension entre fiction et histoire, et entre projet et prototype, dans le cadre de la représentation de la réalité et de l'inscription de l'histoire dans des romans, nous avons identifié la Peste d'Albert Camus, les Mandarins de Simone de Beauvoir et les Chemins de la liberté de

(6)

Jean-•

Paul Sartre. Nous concluons que l'entreprise de la littérature engagée a été sans issue, parce qu'elle a été générée à partir de l'appauvrissement du projet du réalisme et de l'obsolescence du prototype du roman. Plus tard, la littérature est dépêtrée de l'impasse, dans un premier temps, par l'écriture radicalement et extrêmement métafictionnelle du Nouveau Roman et, dans un deuxième temps, elle est dégagée de la situation par la métafiction historiographique postmodeme. La crise de 1 'histoire et de l'écriture de l'histoire est dépassée par des œuvres dans lesquelles il y a reconnaissance et utilisation de médiations sophistiquées pour évoquer et inscrire 1 'histoire de manières différentes.

(7)

v

Remerciements

Nous remercions le professeur Marc Angenot pour avoir accepté de diriger les recherches qui ont conduit à la rédaction de cette thèse. Après avoir bénéficié de son aide pendant plusieurs années, nous pouvons seulement exprimer la grande admiration que nous avons pour son incomparable érudition. Nous remercions également les professeurs Michel Biron et Yvon Rivard pour avoir accepté de faire partie du comité de thèse.

Nous remercions chaleureusement les professeurs Yolanda Astarita Patterson, Mireille Calle-Gruber et John Stout pour leur inestimable aide. Ensuite, nous remercions les professeurs et les membres du personnel du Département de langue et littérature françaises pour leur soutien durant les dernières années. Nous tenons à remercier particulièrement les professeurs Jane Everett et François Ricard.

Nous remercions aussi notre famille et nos amis pour leur inlassable patience, leur amour inconditionnel et leur inébranlable amitié. L'invisible et pourtant concrète contribution de ces personnes nous a permis de franchir une nouvelle étape du chemin que nous avons décidé de parcourir.

Finalement, nous tenons à remercier les organismes et les institutions qui nous ont octroyé une série de bourses pour nous permettre de compléter les recherches nécessaires, de finir la rédaction de la thèse, de participer à des colloques et de réaliser des stages: l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, le Centre d'Études féminines de l'Université Paris 8, le Fonds pour la Formation de Chercheurs et l'Aide à la Recherche, le Fonds Québécois de la Recherche sur la Nature et les Technologies, le Centre interuniversitaire d'études interdisciplinaires sur les lettres, les arts et les traditions, et l'Université McGill.

(8)

Table des matières

Abstract l

Résumé ID

Remerciements V

Table des matières VI

Introduction: Seuils du labyrinthe

1

La tradition du réalisme romanesque

2

La légitimation institutionnelle du roman

22

La littérature engagée

31

Problématique, hypothèses et corpus

38

Partie 1 : Panorama de la théorie

46

Fiction, histoire et écriture

47

Modernité, modernisme et postmodernisme

47

Projets et prototypes de la mimésis

62

Transtextualité et recyclage

74

Écriture de l'histoire

81

Mondes possibles et mondes tictionnels

144

Partie II : Lacis de la fiction

153

L'universalisme humaniste versus l'impérialisme colonialiste

154

Théorie et critique postcoloniales

155

La Peste

187

Narrateur

187

Oran

190

Pouvoir

194

Arabes

201

Chrétienté

208

L'holocauste et le rite de la mort

224

Exilés, étrangers et communauté

241

(9)

Vil

Constructions de la masculinité et de la féminité

251

(<Gendem

251

Les Mandarins

257

Construction de la masculinité, politique et histoire

273

Construction de la féminité et réflexion sur l'histoire

305

Temps et mémoire

305

Négation du temps

321

L'abolition de la conscience en fonction de l'effacement du sujet

332

Critiques des Chemins de la liberté

338

Conscience

347

Ceci n'est ni un pensum ni un manifeste

355

Les Chemins de la liberté

366

L'Age de raison

367

Bloquer l'enfance ou le meurtre métaphysique

367

Le refus de la famille comme indifférence à la collectivité

375

Engagements politiques

380

Le rien du sens

385

Le Sursis

389

Fusion narrative et collectivité

389

Conscience et individu

395

Au seuil de la collectivité

408

La Mort dans l'âme

410

Collectivité et communion

410

Sujet et objet

413

Une fin qui n'en est pas une

415

Conclusion : Cartographie du dédale

421

Théorie

421

Critique

430

Richesses de l'aporie

442

Le lieu commun de l'éblouissement politique

447

(10)

La relation entre la littérature et l'histoire peut prendre différentes formes. Tout d'abord, il y a des recherches centrées autour de l'histoire littéraire, c'est-à-dire la description des caractéristiques thématiques et/ou formelles d'œuvres particulières ou d'ensemble d'œuvres se succédant au fil du temps: la représentation de l'amour, de la guerre, de la nation; le sonnet à la Renaissance, la tragédie au dix-septième siècle, le conte philosophique au dix-huitième siècle, etc. L'histoire littéraire peut aussi rendre compte de la succession d'auteurs, de générations de créateurs, de groupes, d'écoles, de mouvements, etc. Ensuite, une analyse de la représentation dans les romans, les poèmes, les pièces de théâtre de personnages et d'événements devenus historiques peut être réalisée. Les critiques intéressés par ces questions cherchent à rendre compte de la description du Roi Soleil, de la Révolution française, de Napoléon, de la Première Guerre mondiale, etc., dans des œuvres de fiction. La littérature peut aussi être étudiée afin de construire une histoire des idées. Ainsi, le lecteur veut savoir de quelle manière a été pensée la monarchie, la démocratie, le capitalisme, le marxisme par des individus ou des communautés à des moments précis de l 'histoire. Les textes littéraires sont parfois considérés dans ce cadre comme des documents idéologiques, sociologiques, politiques, en un mot, historiques.

Ce que nous cherchons à explorer dans les limites de cette analyse est inspiré par les approches décrites, sans toutefois suivre l'une ou l'autre des ces pistes: histoire littéraire (la littérature comme objet pouvant être décrit par les méthodes des sciences de l'histoire) et analyse historique de la littérature (la littérature comme document gardant des traces, des marques, des témoignages historiques). Pour cette raison, nous privilégions le mot <<historicité». Cette étude rend compte d'une manière

(11)

2

particulière d'interpréter le caractère historique de textes de fiction en prose ou, en d'autres mots, d'œuvres littéraires romanesques. Le but visé est d'explorer l'une des relations entre la littérature et l'histoire à travers la médiation de l'historicité inscrite dans l'écriture. D'un côté, il y a une préoccupation pour la poétique (la production d'une œuvre par l'acte d'écriture) et l'esthétique (l'effet produit par une œuvre par l'acte de lecture) et, de l'autre côté, un intérêt pour le contexte visant la signification idéologique, politique, sociale et éthique. L'historicité d'une œuvre serait le système dynamique engendré par l'interaction, l'interdépendance et la corrélation de ces paramètres. Notre point de départ théorique se situe vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, et les œuvres étudiées ont été publiées au cours de la décennie 1945-1955. Plus précisément, trois facteurs fondent l'amont de cette réflexion: une relecture du modernisme tardif en France en fonction de la description synthétique du postmodernisme, de la périodisation du vingtième siècle et d'une théorisation de l'histoire accordant une grande importance à l'écriture de l'histoire.

La tradition du réalisme romanesque

Parmi les différentes conceptions artistiques des écrivains qui ont façonné les métamorphoses du roman, les problématiques qui ont été au centre de la constitution du réalisme romanesque sont celles que nous privilégions et que nous voulons mettre en relief dans cette thèse. L'étude du réalisme littéraire a été le champ d'hypothèses diverses et d'une multitude de polémiques. Nous avons décidé de prêter une attention particulière à la synthèse portant sur le réalisme que Jacques Dubois a présentée dans le livre les Romanciers du réel, parce que nous voulons éviter de nous perdre au

(12)

Pour Jacques Dubois, le projet réaliste en France n'aurait pas pu exister sans la victoire de la Révolution française et l'émergence de la société capitaliste. La forme littéraire du genre romanesque, qui manquait de prestige si nous le comparons avec les genres de la poésie et du théâtre, fut choisie par les écrivains réalistes. Ceux-ci ont eu à légitimer le roman en présentant une morale fondée sur le réalisme, en constituant une forme clairement définie et nettement structurée, et en raffinant leur style d'écriture. Pour ces raisons, une volonté de représenter la réalité du monde est conjuguée par les romanciers avec une recherche formelle sophistiquée. En outre, les auteurs réalistes désirent par leur œuvre contribuer à une entreprise de connaissance du monde pour le transformer. Jacques Dubois écrit:

Façon de noter que les romanciers du réel ne cessent donc de nous renvoyer à une Histoire politique et sociale autant que littéraire. Cette Histoire, ils la construisent et la déconstruisent au gré de fictions qui bien souvent ne la considèrent que de biais. Elle est celle d'une période pendant laquelle la France est extraordinairement fertile en événements collectifs. Faite de flux et de reflux, mais tout entière générée par un seul et même événement, la Révolution de 1789. (23)

Ensuite, il ajoute que le réalisme romanesque a été produit par le contexte historique auquel il a donné une signification: <dl en a formulé le sens, en a défini l'image, a participé activement à son avènement. Ainsi, pris dans cette circularité doublement productive, le roman réaliste relance son projet de période en période et de romancier à romancier selon une ligne qui, en dépit des brisures et des détours, poursuit un seul dessein et ne cesse d'approfondir sa recherche de vérité.» (23-4) Dans cet ordre d'idées, il ne faudrait pas oublier que les écrivains qui laissent porter leurs romans par le réalisme et le réalisme porter leurs romans sont des fabulateurs qui racontent des histoires et non simplement l'histoire.

Remarquons que si la fiction réaliste est le lieu d'une lecture de la société, le lecteur ne doit pas tenir uniquement compte de ce qui est représenté, mais aussi de la manière dont le texte représente la réalité :

(13)

4

[ ... ] ce n'est pas dans ses commentaires sociologisants - mauvaises resucées bien souvent des idéologies du temps - , ni dans ses descriptions de "milieux" trop longuement tartinées qu'il dit une vérité sur le monde; c'est là où il invente un univers, là où il dit les rapports humains en des projections qui confinent à l'allégorie, là où il s'approprie les paroles les plus triviales en des artefacts linguistiques, qu'il propose la grille la plus opératoire et la plus perspicace de déchiffrement de la société. Il est donc permis de tenir son entreprise pour un grand laboratoire fictionnel où, au gré de multiples expériences de figuration, l'imaginaire le dispute au "réel". (Jacques Dubois 12)

Ainsi, l'art réaliste n'est pas une représentation au premier degré de la réalité, parce que l'œuvre d'art en évoquant la réalité sensible perçue par l'artiste l'illustre à travers une structure qui n'est ni objective ni transparente. L'œuvre d'art est toujours polysémique, parce qu'elle permet des interprétations multiples. Le roman joue et déjoue la subjectivité du sujet qui écrit et de celui qui lit en reflétant la transparence opaque et l'opacité transparente du monde. Dans ce contexte théorique, Jacques Dubois définit le «sens du réel» des romanciers en fonction de trois notions fondamentales: le matériel (concrétude1), le temporel (durée sensible2) et le social

(socialitë).

De plus, Jacques Dubois distingue trois phases historiques dans le développement du roman moderne: la phase romantiqué, la phase réaliste-naturalisteS et la phase du réalisme subjectif. Peu à peu, de la Comédie humaine

1 <<Elle est par exemple attention à tout le contexte matériel et culturel qui entoure les êtres et les

définit. Ce qui implique une sensibilité au monde dans ce qu'il a de plus concret et de plus effectif. Monde de la nature et des fabricats, des corps et des décors, du mobilier et de l'immobilier: tout cela a droit au roman et exige d'être dit, détaillé et inventorié.» (Jacques Dubois 29)

2 «Elle est encore sens de la vie en mouvement, de la durée dans sa substance, de la vie psychique

dans ses transformations.)) (Jacques Dubois 29)

3 «Pour l'écrivain du réel, tout univers est socialisé, c'est-à-dire que le destin individuel, qui reste la

ligne de faîte du romanesque, ne prend valeur et relief qu'au sein d'une vie collective et d'un écheveau de relations. Monde cette fois des groupes et des classes, des organismes et institutions, des rôles et fonctions.)) (Jacques Dubois 29)

4 «[ ... ] d'une grande créativité, d'une grande richesse de figures majeures, cette phase se réclame

d'une idéologie esthétique marquée, empruntée largement à d'autres nations, voire à d'autres époques. Elle connaît une expansion riche en contradictions diverses. La modernité y est en gestation mais sans rien de clarifié ni de structuré.)) (Jacques Dubois 18-19)

5 <<À travers Champfleury et Duranty, un premier groupe a tenté d'imposer l'esthétique proclamée

mais a échoué, y compris à enrôler Gustave Flaubert. Se donnant pour maîtres Balzac et Stendhal mais aussi les Goncourt et Flaubert, Zola, lui, revient à la charge et réussit à faire entendre son credo. Il lance le naturalisme comme version rénovée du réalisme et rassemble autour de lui la jeune génération. La liquidation du romantisme est son premier mot d'ordre; l'élévation du roman au rang

(14)

d 'Honoré de Balzac à la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, le roman s'impose comme le genre littéraire dominant. Néanmoins, la forme romanesque a été critiquée pour son apparente absence de règles génériques et de codes d'écriture. Pour Jacques Dubois, comme nous l'avons rapidement mentionné auparavant, les romanciers du 1ge siècle mènent leur combat de légitimation institutionnelle sur trois plans. Le roman «se réclame tout d'abord d'une morale, qui est celle du réalisme même. Geste énergique, qui brise avec la fadeur des fictions sentimentales à consonance féminine à quoi on le réduisait trop souvent jusque-là. Geste rude, presque violent, qui donne à voir l'emprise que le genre entend désormais exercer sur un monde complexe.» (20) Le genre romanesque «s'affirme ensuite au gré d'une forme reconnaissable et structurée. De la grande construction à entrées multiples au détail pointu, de la tranche de vie au tableau, l'expérience réaliste procure au roman des structures qui assurent sa clôture et règlent sa production. Ainsi le roman tempère sa tendance à l'expansion incontrôlée et s'affiche en architecture centrée sur une fiction "sérieuse".» (20-1) Finalement, les romanciers tentent d'écrire en améliorant le style:

Du style artiste des naturalistes à la préciosité proustienne ou à l'oralité célinienne, il s'agit de donner au genre ses lettres de noblesse fonnelle. Dès ce moment, le voilà en mesure d'affinner une conscience forte de lui-même et de son identité littéraire. C'est ce qu'il va manifester de la façon la plus sensible à la faveur de textes "autotéliques" où la création romanesque fait retour sur elle-même et sur son créateur et devient son propre objet. (21)

de grande forme moderne le second. De Flaubert à Zola, la distance demeure grande mais les deux écrivains ont doté le projet général d'un caractère méthodique et d'habitudes stables d'écriture. Quel que soit le terme qui le désigne, le roman nouveau y apparaît en modèle élaboré et reproductible. Plus largement, une régulation du champ littéraire s'est établie durant cette période, avec partage des compétences entre poètes et romanciers.» (Jacques Dubois 19)

6 «Dans cette période bouillonnante [début du 20· siècle], où s'affrontent les idéologies les plus

extrêmes, le réalisme va à peu près sans dire et est, pour beaucoup, l'esthétique de référence, une esthétique dès lors routinisée. C'est dans ce contexte que vont émerger des romanciers qui n'ont pas été au plus fort de la mêlée littéraire et dont on peut décrire la carrière comme latérale ou marginale. Proust, qui apparaît en premier, joue sa partie tardivement et en reclus. Céline prend l'institution à rebrousse-poil alors que les lauriers qu'elle décerne lui font envie.» (Jacques Dubois 19-20)

(15)

6

Jacques Dubois rappelle aussi le contexte historique qui a produit le roman réaliste en France et l'interprétation synthétique qui a été produite par les œuvres réalistes de l'époque qui les a vues naître :

Le XIXe siècle est tout entier absorbé par la Révolution majeure qui l'a précédé et qui l'a introduit. Il n'en finit pas d'en répéter le traumatisme originel à travers les insurrections sanglantes et les guerres civiles qui le scandent: il n'en fmit pas de la dénier dans des tentatives restauratrices; il n'en finit pas d'accomplir ses promesses dans l'instauration d'une république qui verra enfin le jour dans le dernier quart de la période. Il connaîtra ainsi deux empires, deux monarchies, deux républiques. Il verra tomber ces régimes et en renaître d'autres à la faveur de convulsions diverses: coups d'État, guerres et défaites, révolutions - sans parler de l'ultime "affaire" qui, par rapport à tout ce qui a précédé, semble une forme plus sophistiquée d'affrontement. Le XIXe siècle est donc un siècle entièrement dramatisé, et principalement sur le mode de la concurrence incessante et violente entre options politiques opposées. La France fut pendant cent années un étonnant creuset en même temps qu'un théâtre sans repos. Elle connut ses importantes métamorphoses sur la scène d'une société convulsive. (150-1)

Au milieu de 1 'histoire de la France du 1ge siècle, le romancier réaliste décide que la folie des temps sera inscrite dans les personnages de ses fictions et dans le récit de ses œuvres. TI instaure une représentation problématique entre le personnage et la société, entre la volonté d'exister et les forces destructrices du monde. L'écrivain est engagé dans un projet artistique, mais aussi social et politique. Pour cette raison, l'auteur réaliste représente de préférence le monde contemporain en créant une histoire fictive des bouleversements immédiats de son époque. Dans ce même ordre d'idées, Jacques Dubois indique qu'au 1ge siècle, on assiste «à un développement sans précédent des travaux historiques et [on] voit les Thierry, les Louis Blanc, les Lamartine, les Michelet se livrer à de grandes synthèses interprétatives d'un passé proche ou lointain.» (58) TI ajoute: «L'esprit encyclopédique et sa préoccupation sociale constitueront sans nul doute un héritage qui germera plus tard, et en particulier dans la propension des romanciers du réel à inventorier le monde et à en procurer une figuration totalisante.» (168) Jacques Dubois souligne aussi que les romans construisent une temporalité qui est propre au réalisme :

(16)

Tout d'abord, pour elle [la temporalité du réalisme romanesque], l'Histoire existe et elle lui sert d'appui d'une manière ou de l'autre. Proust disait de Balzac qu'il faisait de "l'histoire anonyme", avec l'idée de suivre cet illustre exemple. Par ailleurs, les mêmes romanciers ne conçoivent pas cette temporalité sans une construction ferme de l'intrigue. Dans l'optique du roman total, il convient de gérer les ensembles, de maîtriser les enchaînements, d'endiguer toute dérive. Il importe plus encore que, sous le chronologique, se fasse jour une logique. Enfm, chemin faisant, le roman réaliste se posera de plus en plus la question de la durée existentielle et de son expression. Il se demandera comment rendre sensible le temps, comment donner l'impression - toujours mélancolique - d'une durée qui s'écoule, d'une succession qui court vers sa fin inéluctable. (129-30)

En outre, pour Jacques Dubois, le réalisme véritable, dans son désir de dépassement continuel, est propulsé par l'excès figuratif et scriptural - la rigueur des techniques d'écriture est par conséquent perturbée sans arrêt d'un auteur à l'autre. Cette constatation est clairement exemplifiée

dans une passion d'écrire sans fin, comme s'il fallait produire un équivalent complet du monde réel sur le mode discursif. Expérience de totalisation: voilà le roman pensé comme vaste entité organique, qui mime jusqu'au délire la multiplicité et la complexité du monde; le voilà qui enferme l'espace et le temps dans une structure suffisamment vaste pour donner l'impression d'englober toute une société, sans craindre de se perdre dans sa représentation. (13)

Plus loin, dans le cadre d'une réflexion sur la volonté de représentation totale du monde dans les romans réalistes, il précise ce qui suit:

Ce côté "écrire sans fin" d'un certain type de romanesque ne manque pas de répondant dans les pratiques scripturales non littéraires du XIX" siècle. On pense avant tout à la presse quotidienne qui connaît durant la période qui nous intéresse une ascension continue. Rappelons trois temps forts de son expansion: en 1836, Émile de Girardin fonde La Presse et Le Siècle qui constituent une première étape sur le chemin de la presse à bon marché et doivent leurs ressources et leur succès à l'usage de la publicité d'une part, à l'invention du feuilleton (chronique d'abord, roman fragmenté ensuite) de l'autre; en 1863, Moïse Millaud fonde Le Petit Journal, véritable quotidien populaire distribué dans tout le pays; à la veille de la Première Guerre mondiale enfm, quatre journaux de grande diffusion - Le Petit journal, Le Petit Parisien, Le Matin, Le Journal - couvrent à eux seuls un tirage de quatre millions d'exemplaires: on ne fera guère mieux en France. Tout cela équivaut à un volume énorme d'informations et d'écriture, se diffusant jour après jour dans tout le corps social et donnant l'impression d'un flux incessant. Universel reportage où l'information utile finit par se consumer, à force de répétition et de saturation, en une sorte de bruit dont nous avons de bien autres exemples aujourd'hui procurés par de plus puissants médias. Inflation scripturale et médiatique qui semble vouloir cribler l'espace de la représentation dans une concurrence effrénée avec le réel lui-même expansionniste et se démultipliant. Notons encore que cette inflation informationnelle connaît d'autres modes d'expression que le journal, en particulier dans cette seconde moitié du XIX" siècle imbue de positivisme scientiste et qui est l'époque des expositions universelles comme des grands dictionnaires et encyclopédies (de Littré à Larousse). (70-1)

(17)

8

Par conséquent, nous pouvons conclure que le romancier du 1ge siècle fait partie d'un mouvement social cherchant à englober la totalité de la réalité par une pratique sans fin de l'écriture, et, dans ce contexte, l'écrivain réaliste veut dépasser les réalisations de tous les autres médias concurrents. Le projet réaliste vise donc à rendre compte de l'inépuisable réalité, mais, à travers la réalisation concrète de leurs œuvres, les artistes témoignent de l'impossibilité de ce rêve. TI n'y a aucun romancier qui a réussi à représenter la totalité de la réalité dans un roman total, néanmoins certains d'entre eux ont créé un effet de totalité par différents procédés, comme l'indique Jacques Dubois: <<accumulation de l'information, expansion de l'écriture, architecture monumentale, apparente complétude. Pour s'accomplir, l'effet de totalité exige cependant qu'un élément particulier vienne boucler l'ensemble. TI s'agit de produire un univers romanesque tellement dense et plein qu'il paraît se refermer sur lui-même et assurer ainsi son autonomie.» (76)

Selon Jacques Dubois, le projet réaliste de représenter la totalité du monde a été commencé par Balzac: <<À l'origine, il y a Balzac qui, avec sa Comédie humaine, pose le grand modèle totalisateur. Comme on sait, cette Comédie se veut une énorme et méthodique exploration de la société française, animée d'un souci d'inventaire et de classification. Un vaste plan y préside, conçu en cours de route et jamais mis en oeuvre jusqu'à son terme.» (77) Ensuite, le projet a été repris, entre autres, par Proust: «De Balzac à Proust, on voit agir un gigantisme textuel qui est concurrence faite au monde dans sa complexité et son ordonnancement. La structure romanesque totalise plus qu'elle n'accumule. Elle en devient même totalitaire, et l'on serait tenté de parler d'un impérialisme de ces écrivains qui nous imposent leurs énormes constructions de papier.» (79) Enfin, Jacques Dubois énonce la remarque suivante concernant les techniques d'écriture du réalisme totalisant: «Le roman du réel

(18)

totalise. Mais il ne le fait bien qu'en détaillant. Lui qui se conçoit de préférence en tennes de somme, de grand ensemble, d'architecture, est en même temps saisi du vertige de la notation la plus infime, du trait le plus anodin. Nous savons déjà que c'est façon d'authentifier son propos en bien de cas.» (89)

Jacques Dubois remarque aussi que le roman réaliste produit l'effet d'un ordre du monde fictionnel auquel correspond l'ordre perçu du monde réel. L'effet d'ordre a pour but de représenter de manière rationnelle l'irrationnel, de manière cohérente l'incohérence, de manière claire l'obscurité du monde et de l'histoire. À

l'effet d'ordre est juxtaposé un effet de désordre. L'entropie du roman réaliste, quant à elle, vise plutôt la représentation de la subjectivité et de l'effervescence de la vie réelle. Les effets d'ordre et de désordre produits par les fictions réalistes étaient importants pour faire prendre conscience au lecteur des menaces qui planaient sur le monde par la mise en relief du chaos de la société, et par conséquent faire progresser cette société vers un état supérieur de développement. Dans cet ordre d'idées, Jacques Dubois écrit: «Lutte de classes, conflits de classement, émergence de groupes nouveaux, montées foudroyantes, déchéances mortelles : c'est bien ainsi que l'on a lu les grands romanciers réalistes, pour autant que l'on ait bien voulu les tenir sous un regard d'ensemble. Et leur vision structurée du social, qui parle de pouvoir, de domination, d'argent, d'échange, garde toute son actualité.» (153) Cependant, les romans réalistes, par leur fonne, ouvrent la possibilité d'autres interprétations, parce qu'ils sont une représentation du monde réel qui ne peut pas être simplement une duplication. Le monde fictionnel du roman est une construction du monde réel. Il y a donc surimposition du premier sur le second. Le roman est une interprétation problématique de la réalité. La fonne qui structure le monde fictionnel du roman

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propose une image imprégnée par la réalité brute, mais ne rendant pas compte de manière transparente et objective du monde réel.

En outre, Jacques Dubois souligne que l'écriture réaliste est excessivement codée et que pour cette raison la littérature réaliste peut être considérée comme étant fortement rhétorique: «ce qui se donne pour le comble de la fidélité réaliste se retourne en comble de l'artifice». (36) Plus loin, il écrit que le «"discours contraint" s'y révèle tributaire d'une manière de nouvelle rhétorique dont le propre, en dernière instance, serait de dénier toute rhétorique.» (37) Le réalisme romanesque est une rhétorique qui est un refus explicite de la rhétorique. Pour cette raison, il faut lire ces romans avec minutie et précaution en séparant le discours explicite des structures implicites profondes. Ajoutons que le caractère rhétorique des romans réalistes peut condamner la structure et les techniques de ces œuvres à l'obsolescence. À ce sujet, Jacques Dubois écrit:

Or, la récurrence du procédé en fait aussi l'usure. Pour peu que le lecteur s'avise du procédé, il en éprouve l'artifice et la banalité tout ensemble et n'y voit plus qu'une convention sur laquelle il passe rapidement. Ainsi, de l'écriture artiste au style indirect libre, les techniques naturalistes, à force d'être reprises, versent dans la rhétorique vaine et finissent par nuire à la transparence. On voit donc dans quelle impasse se renferme le récit réaliste. (38)

Un autre danger plane sur les romanciers réalistes: «En l'occurrence, qui dit discours routinisé dit aussi reconduction d'une parole guettée par l'idéologie la plus convenue. À dire le monde dans sa banalité, le roman du réel ne peut s'empêcher de largement relancer la doxa, avec ses lieux communs et ses censures. Il se laisse donc

aisément absorber par le ronron du déjà-dit, voire de la morale programmée.» (39) Cette situation s'explique par le fait que le discours romanesque prend source dans le discours social de la société qui le produit et qu'il contribue à produire. Il faut que le romancier réaliste essaie de créer des représentations critiques de la société et des discours sociaux de son époque, afin d'éviter d'écrire un texte qui reproduit

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stupidement la doxa. Le roman peut devenir l'espace critique des discours sociaux s'il échappe aux idéologies qui influencent la production du texte.

La représentation critique du discours social d'une époque par la fiction romanesque est un acte littéraire engagé. Cependant, l'engagement de l'écrivain a pris parfois d'autres formes, comme le remarque Jacques Dubois en faisant référence à Émile Zola: <<De l'affaire Manet à l'affaire Dreyfus, Zola témoignait ainsi de ce que son naturalisme était inséparable d'un engagement artistique et social.» (233) L'écrivain engagé peut ainsi prendre personnellement et publiquement position dans les champs artistique et politique sans passer par son œuvre. D'un autre côté, l'écriture romanesque elle-même présente la possibilité de devenir pragmatique. Dans ce cas, le roman est pensé comme une action sur le réel. Par leur pragmatisme, les écrivains réalistes traduisent une volonté de réformer la société par la connaissance produite dans et par les romans. Plus tard, le réalisme romanesque et l'engagement littéraire se conjuguent différemment, mais en suivant la piste ouverte par un écrivain comme Émile Zola. Jacques Dubois écrit:

Devant les affrontements politiques qui marquent les années 1920-1930, nous l'avons dit, il est difficile de rester indifférent. L'engagement est donc une donnée d'époque, qui en appellera à des investissements très effectifs - dans le cas, par exemple, d'un Malraux. L'antifascisme en appelle à l'honneur des écrivains comme le fera la Résistance. Le communisme capte l'intérêt de ceux qui ne veulent pas rester sur la touche. Mais le fascisme a également ses adeptes. Toujours est-il que, dès le moment où le roman prend en charge le politique, il se retrouve confronté à l'Histoire et à la socialité et ne peut guère faire autrement que tenir le discours du réel. (293)

Dans les Romanciers du réel, Jacques Dubois a tracé les paramètres d'une tradition littéraire puissante et riche. La référence incontestable de cette lignée est l'œuvre d'Honoré de Balzac: «Balzac dont Stendhal, pourtant son aîné, quêta l'avis, Balzac que Zola ambitionna d'égaler, Balzac que Proust célébra dans sa puissance créatrice, Balzac dont Simenon fut parfois considéré comme l'égal. Le même travail a pris ensuite une forme successorale, chaque auteur se comportant comme celui à

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qui il revient de recueillir l'héritage d'un prédécesseur considérable mais qui, tout autant, doit se démarquer de lui, voire le rejeter.» (15) Il précise ce qui suit au sujet de cette tradition du réalisme romanesque: «Filiation ou filière, un réseau intertextuel se construit à travers le temps.» (15) Ainsi, les romanciers participent à la création d'une tradition qui couronne le roman comme étant le genre par excellence du modernisme et du postmodernisme. Le roman, genre littéraire qui a été considéré immoral, bâtard, populaire, est finalement légitimé par les agents de l'institution littéraire : <dIs font du roman un genre légitime, qui va pouvoir rentabiliser dans le champ littéraire les raffinements de sa forme et rejoindre à l'occasion les mouvements d'avant-garde. Mais ils l'imposent par ailleurs en genre qui sature les différents niveaux du réseau de production-consommation.» (16)

Une filiation, une filière, un réseau ont été constitués dans le cadre du projet littéraire du réalisme conjugué au genre du roman par des écrivains au cours des 1ge et 20e siècles. Jacques Dubois croit que la popularité du roman réaliste a conduit à une banalisation du modèle et des procédés littéraires, et par conséquent à l'appauvrissement de la recherche artistique au cours des années 1920, 1930, 1940, jusqu'à ce que des écrivains déclarent la fin du réalisme en France et le début d'un projet littéraire qui a pris la forme du Nouveau Roman. Nous pouvons penser la réaction artistique du Nouveau Roman comme une brisure, une cassure, une fracture radicales de la tradition littéraire et, plus précisément, romanesque en France. Nous pouvons aussi explorer la problématique dans une optique différente de celle de Jacques Dubois. Rappelons, entre autres, que les années 1960 peuvent être considérées comme une période d'intense réflexion théorique dans le domaine du roman. Les écrivains ne se contentent pas de produire des romans, ils déconstruisent la tradition romanesque: réalité et réalisme, psychologie et caractère, intrigue et

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narration, personnage et sujet textuel sont remis en question. Nathalie Sarraute ouvre «l'Ère du soupçon» en 1939 avec la parution de Tropismes, et cette nouvelle période

littéraire connaît une grande intensité autour des années 1960 avec des écrivains comme Michel Butor, Marguerite Duras, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet et Claude Simon.

Le Nouveau Roman est peu à peu reconnu et couronné par l'institution littéraire, malgré de nombreuses querelles et controverses: en 1984 Marguerite Duras reçoit le prix Goncourt pour l'Amant, en 1985 Claude Simon gagne le prix

Nobel et en 1996 Nathalie Sarraute fait son entrée dans la prestigieuse collection de «la Bibliothèque de la Pléiade». Ces reconnaissances officielles prouvent la place incontestable que l'œuvre de ces auteurs, réputés difficiles et inaccessibles pour le grand public, occupe dès maintenant dans l 'histoire de la littérature française. Les récompenses institutionnelles consacrent une conception marginale et innovatrice de la littérature, et plus particulièrement du discours romanesque. Même si plusieurs critiques ont considéré que le «Nouveau Romam> n'était qu'une étiquette de circonstance créée à des fins commerciales et médiatiques, il faut conclure aujourd'hui que parmi ces «Nouveaux Romanciers» se trouvent quelques-uns des plus grands écrivains de leur époque. L'importance de l'œuvre de Michel Butor, de Marguerite Duras, d'Alain Robbe-Grillet, de Nathalie Sarraute et de Claude Simon est indiscutable dans l 'histoire de la littérature française du 20e siècle. Sur ce point Françoise van Rossum-Guyon affirme ce qui suit dans le livre le Cœur critique:

Mouvement aujourd'hui classé, entériné, dont l'influence a marqué profondément le roman et la création littéraire dans les différents pays du monde jusqu'aux États-Unis et au Japon, et même en France, où il est encore fréquent d'en récuser l'intérêt et d'en minimiser l'importance. Mais il est évident que leurs œuvres dépassent les limites du renouvellement d'un genre littéraire, non seulement renouvelant les formes et les procédés d'écriture, mais inventant des modes de représentation du réel, psychologique, social, historique, aussi prégnants, chacun dans leur genre, qu'inédits. (8-9)

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Parmi toutes les expérimentations des différents membres du Nouveau Roman, la déconstruction de la tradition littéraire, artistique et culturelle, la critique profonde par les reprises intertextuelles et la structure de la métafiction des modèles hérités, entre autres, du réalisme, cette déconstruction, donc, est un espace commun de pensée. Françoise van Rossum-Guyon explique ses idées critiques en ce qui concerne son opinion sur les avant-gardes de la deuxième moitié du 20e siècle en précisant ce qui suit:

Les expérimentations formelles répondent toujours à une nécessité, celle de transmettre et transmuter une expérience: la guerre, l'exil, le deuil, la souffrance physique ou morale mais aussi les joies et jouissances de l'amour, de la découverte, du retour à la vie au-delà du sentiment de la mort, bref, l'expérience humaine. Les chemins de l'écriture sont, en même temps, ceux de la mémoire et ceux qui permettent d'explorer le monde. Ces écrivains, que l'on a pu considérer comme formalistes, sont donc tout à fait "réalistes": leurs œuvres sont ancrées, profondément, dans le réel biographique et historique, et c'est pourquoi elles rendent compte, avec vigueur, de notre vie et de notre histoire. Leur désaccord, leur désobéissance, à l'égard de la littérature existante, de ses formes figées et inadéquates, procède justement de cette relation vitale et polémique qu'ils entretiennent avec l'histoire et avec la société telle qu'elle est. (10)

Françoise van Rossum-Guyon ajoute que de nouvelles problématiques sont constamment suscitées et révélées par les écrivains travaillant continuellement la relation de force entre la conception formelle et le système herméneutique de leur œuvre: <<réflexion sur les pouvoirs et les limites du roman comme instrument de connaissance et mise en jeu des frontières entre les gemes; confrontation entre des univers sémiotiques différents, mise en cause de la représentation mimétique et refus de la scène spéculaire, travail sur l'intertextualité qui, avec les procédés du collage et du montage citationnel, et à travers la parodie, déconstruit l'héritage culturel et ses anciens discours.» (10) De plus, elle met en relief une série de pouvoirs du discours romanesque: «un pouvoir d'intégration, et par là d'unification, un pouvoir de projection et par là de libération, un pouvoir de transformation qui s'exerce sur la représentation que nous nous faisons du réel, et enfin un pouvoir de réflexion.» (16)

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Dans un deuxième temps, elle lie ces quatre premiers pouvoirs à quatre caractéristiques du discours littéraire romanesque: «son réalisme (ou sa fonction mimétique), son caractère fictif (non référentiel), sa structure nécessairement temporelle, et enfin son formalisme, qui pour n'avoir pas été toujours reconnu n'en est pas moins essentiel, puisque sans lui il n'y aurait ni réalisme, ni fiction, ni développement temporel.» (16) Sans aucun doute, Françoise van Rossum-Guyon reconnaît le changement de paramètres littéraires que le Nouveau Roman a produit par rapport à l'entreprise réaliste, mais elle met aussi l'accent sur ce que les projets romanesques innovateurs ont de commun, malgré les différentes théories de la littérature qui les fondent.

À partir de ce cadre de réflexion, il n'est pas possible d'affirmer qu'il y a eu de profondes ruptures épistémologiques dans la conception du romanesque pendant la période de la modernité. Le roman moderne et, par la suite, postmoderne est une forme d'art tentant de répondre à l'impression de chaos, de désordre, d'infinitude, d'inachèvement et d'absurdité de la raison d'être de l'humain. Le roman a un début et une fin, - ne serait-ce que parce qu'il a concrètement et forcément une première page et une dernière page - mais il est l'espace textuel d'une remise en question de l'origine, de la téléologie et de l'épanouissement final. Le roman est une tentative d'intelligibilité du monde: même dans le roman le plus éclaté et le plus postmoderne, le lecteur peut créer une signification globale - à la limite le roman peut exprimer par sa construction labyrinthique la déraison du monde. Ainsi, le discours romanesque tend toujours à former un tout d'où émane un sens global. Le roman s'oppose donc à une perception au premier degré du monde réel en générant un monde fictionnel - parfois vraisemblable, et d'autres fois complètement invraisemblable - qui par un effet de réflexion dialectique interroge le chaos,

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l'infinitude et la déraison du rapport de l'humain au monde à travers la mise en discours d'un sujet représenté par un ou des personnages dans le texte. C'est pour cette raison qu'il n'y a pas de différence profonde entre un roman d'Honoré de Balzac et un roman de Nathalie Sarraute; un roman de Gustave Flaubert et un roman d'Alain Robbe-Grillet; un roman de Stendhal et un roman de Marguerite Duras ou bien de Claude Simon. La différence textuelle entre ces auteurs dans le temps et de l'un à l'autre se joue au niveau des structures de surface - ces structures sont néanmoins primordiales, car ce sont elles qui concrétisent le style de l'écrivain et elles sont l'espace marqué de l'historicité du texte.

Pour éclairer le problème de la tradition romanesque en France, nous pouvons aussi suivre les propositions critiques présentées dans l'Illusion réaliste par Henri Mitterand. En analysant l'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, le critique remarque que la description n'est pas seulement un arrêt dans le texte, mais qu'elle contribue directement à la progression du récit - c'est bien sûr le cas aussi dans l'œuvre de Claude Simon: «ici le motif ne se fige pas, le temps ne s'immobilise pas, bien au contraire. Tout s'écoule et se transforme, récit et description se confondent.» (38) Plus loin, il souligne aussi la multiplicité et la pluralité des directions et des dimensions dans l'espace narré et décrit du roman - cette multiplicité et cette pluralité peuvent être mises en parallèle avec la construction de l'espace dans les œuvres du Nouveau Roman: <<La mise en espace est multidirectionnelle, et multidimensionnelle. Jamais encore le roman français n'avait connu un tel degré d'adresse dans l'instrumentation visuelle. Et seule, semble-t-il, l'hypothèse de la focalisation implicite permet de décrire ses moyens et procédures - que le cinéma, plus tard n'aura qu'à emprunter, ou retrouver, avec la matérialité de la caméra, pour constituer son propre langage.» (39) L'art de Gustave Flaubert devance les

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techniques cinématographiques voyant le jour à la fin du 1ge siècle, plus précisément en 1893 avec l'invention du cinématographe. Par la suite, certains écrivains s'inspirent des procédés de création, d'enregistrement, de projection du cinéma pour changer les techniques narratives. Bien entendu, c'est le cas de Marguerite Duras qui n'arrête pas de passer du texte à la scène puis à l'écran afin de déconstruire une pratique artistique à travers l'expérience concrète d'un autre média. Et puis, en parlant du regard narratif de Gustave Flaubert, Henri Mitterand souligne bien ce que «l'École du Regard» lui doit: <<L'optique tlaubertienne [ ... ] dénote une compétence originale, inédite, dans le traitement narratif du champ de vision, ainsi que de la spatialisation des postures et des déplacements : personnages in situ, personnages in motu. Toutes les grandes scènes de L'Éducation sentimentale montrent à quel point son attention s'est aiguisée sur ce point, qui devient ainsi un élément capital de sa poétique du roman.» (44) En analysant la Bête humaine d'Émile Zola, Henri Mitterand note ce qui suit:

[Émile Zola] est si conscient de la fécondité de la forme spatiale choisie, qu'il va jusqu'à la transformer en une représentation en abyme de la composition romanesque, renforçant encore les aspects «formalistes» de sa démarche. Relisons en effet ce qu'il a dit à Paul Alexis en 1880, à propos d'un projet forcément encore imprécis: «Je voudrais que mon œuvre elle-même rut le parcours d'un train considérable, partant d'une tête de ligne pour arriver à un débarcadère final, avec des ralentissements et des arrêts à chaque station, c'est-à-dire à chaque chapitre.» Paul Alexis n'y a pas vu malice. Et pourtant Zola proposait là une intuition assez extraordinaire pour l'époque, et une variante originale de la mise en abyme. L'ordre des chapitres, le programme narratif, le rythme du récit sont d'ores et déjà pensés de manière à créer une composition imitative, voire calligrammatique: la

ligne de l'œuvre, l'épure de sa progression, devenant une icône de l'espace représenté, la ligne ferroviaire, dans un effet de renvoi autoréférentiel dont les critiques d'aujourd'hui font volontiers un trait du roman moderne, ou même postmoderne, mais qui peut fort bien coexister, on le voit, avec l'esthétique naturaliste. (97)

Toutefois, Henri Mitterand rappelle ceci:

Zola ne poussera pas plus loin la métaphore. Il n'y reviendra pas. Mais il avait bien saisi, en l'occurrence, que l'espace représenté et l'espace du texte pouvaient se trouver en homologie, et aussi que le métalangage critique pouvait puiser avec bonheur dans la réserve terminologique de l'univers des circuits matériels de la communication. Rares sont à son époque les romanciers et les critiques qui

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développent une conception technologique de la matière, des formes et des effets du récit. (97)

Henri Mitterand n'hésite pas à faire le lien entre les procédés mis de l'avant par Émile Zola et ce qu'André Gide fera plus tard: la Bête humaine <<reste un modèle de

"métafiction" dans lequel, toutes proportions gardées, On pourrait trouver une prémonition du dispositif imaginé par André Gide dans Les Faux-Monnayeurs.»

(104) En rappelant qu'Émile Zola met dans SOn œuvre le roman en abyme dans ses représentations iconiques, mais sans vraiment conceptualiser l'expérimentation de la technique romanesque en dehors de sa pratique d'écriture fictionnelle, Henri Mitterand fait un parallèle avec le groupe littéraire du 20e siècle qui a radicalisé ce qui était déjà présent dans les Rougon-Macquart: <<Beaucoup plus tard, le Nouveau

Roman la tentera plus explicitement et plus délibérément.» (118)

Par cette remarque, et en analysant le Docteur Pascal, Henri Mitterand met

aussi en lumière le rapport entre la fiction et la métafiction dans l'écriture d'Émile Zola:

Le Docteur Pascal est en effet un roman - avec une anecdote de fiction, dans un environnement spatio-temporel vraisemblable - et un méta-roman, c'est-à-dire un roman prenant pour objet - quoique partiellement et de manière subtilement biaisée - un autre roman, en l'occurrence une série romanesque. Dispositif assez neuf ou assez rare, pour l'époque, d'autant plus qu'il amalgame un traitement particulier de l' «intertextualité» et des «mises en abyme» modernes. (146)

Le critique n'hésite pas à reprendre les théories modernes pour continuer l'étude de ce roman: «C'est bien le cas de dire, comme Jean Ricardou à propos du Nouveau Roman, qu'on n'a plus affaire ici au récit d'une aventure, mais à l'aventure d'un récit.» (147) Henri Mitterand met ainsi l'accent sur la continuité artistique existant entre la poétique d'Émile Zola et le projet littéraire des écrivains du Nouveau Roman, au lieu de mettre en relief leurs différences. TI voit dans le texte devenu un laboratoire d'expérimentation discursive l'un des traits qui relie Émile Zola à ses successeurs du 20e siècle. Tout comme certains des plus grands romanciers du 20e

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siècle, l'œuvre d'Émile Zola, par sa construction narrative, suggère «que tout est représentation, mise en scène, et illusion», ajoute Henri Mitterand (118).

De là la déduction de l'affirmation suivante: le roman, du début du 1ge siècle jusqu'à la fin du 20e siècle, est une réaction devant la problématique du chaos, de l'infinitude et du non-sens de la vie et du monde des humains. La quête d'une forme totale pouvant englober toute une famille, toute une société, tout un pays, tout un siècle, etc., est le projet qui se dessine peu à peu. C'est dans ce contexte qu'Henri Mitterand rappelle qu'Émile Zola, suivant en cela la vague de son époque, <m'a eu pour souci, comme toute sa génération, écrivains et peintres mêlés, que d'ouvrir largement la littérature et l'art sur la nature, "de tout voir et de tout dire".» (140) Mais ce souci ne trouve pas l'apaisement dans l'achèvement d'une œuvre, car en réalité derrière l'apparente cohérence de la totalité romanesque émerge un inatteignable horizon. C'est d'une certaine façon ce qu'Henri Mitterand remarque dans l'œuvre d'Émile Zola: <<Les Rougon-Macquart n'offrent en fait qu'une apparence d'unité et de cohérence. ils laissent place à des hapax romanesques, à des anormalités, insérées en trompe l' œil dans la série, mais qui inscrivent un peu de folie dans sa logique.» (120) Cela s'explique par le fait que le roman est hanté par les spectres des mystères et des énigmes ontologiques et métaphysiques. En outre, dans les récits de voyage de Guy de Maupassant, Henri Mitterand retrouve les accents et les angoisses d'écrivains du siècle suivant. En analysant De Tunis à Kairouan, il note

au sujet de ce naturalisme de la désespérance ce qui suit: «Si l'on ne craignait pas l'anachronisme, on dirait que passent dans ces pages des accents de Sartre ou de Céline.» (174) L'œuvre de Guy de Maupassant rencontre celle de Jean-Paul Sartre et de Louis-Ferdinand Céline dans cette angoisse face à l'altérité (spatiale et ontologique); dans la monotonie d'un quotidien sans début ni fin n'ayant ainsi ni

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amont ni aval pouvant faire sens; dans le sentiment d'inutilité, de médiocrité et d'inconscience de ce qu'être signifie.

Dans ce même ordre d'idées, une conclusion d'Henri Mitterrand paraît primordiale : <<Le "Réaliste de talent" est celui qui, après avoir promis et fourni au lecteur le vrai, ne lui en suggérera pas moins, n'instillera pas moins dans ses veines le poison subtil de l'idée que tout est double, mise en scène et mise en forme, réversibilité, interrogation.» (201) Au départ de tout roman dit réaliste, il y a une promesse de réel et de vérité qui correspond à l'horizon d'attente du lecteur. L'écrivain de talent, comme Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Émile Zola et Marcel Proust, joue sur cette attente. Le discours romanesque ne donne pas immédiatement la réponse attendue par le lecteur. TI faut un jeu complexe de médiation entre l'auteur, le livre et le lecteur pour créer un savoir autre qui résulte d'une ruse: <<L'histoire du roman, dans sa volonté la plus scrupuleuse de comprendre le réel, est ainsi faite d'artifices, de jeux et de ruses. Les ruses du réalisme.» (Henri Mitterand 201) Ce que la lecture des romans des deux derniers siècles nous révèle, c'est que le discours romanesque s'enracine, prend source, se nourrit et émerge de la fiction: invention et imaginaire, mise en discours et construction, illusion et médiation, sont les références fondamentales de tout roman. L'ordre romanesque, quel qu'il soit, tente de nier le chaos et le non-sens de la réalité humaine, parfois en les intégrant. Ainsi, le réalisme littéraire n'est peut-être rien d'autre que la négation de la vie réelle ou du réel de la vie par la construction linguistique ordonnée qui le produit, et par la totalité, la finitude, ainsi que le sens du monde qu'il contribue à produire. Un écrivain réaliste est un artiste qui joue, déjoue, réfléchit le réel par une savante construction qui déconstruit la réalité: son art est donc toujours et avant tout formaliste.

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C'est ce qu'Henri Mitterand souligne dans sa lecture de la Peau de chagrin:

«On croit visiter avec Balzac un de ces magasins d'antiquités comme il en existait dans le Paris de la Restauration: on pénètre en fait dans un monde de figures, où la rhétorique impose son ordre propre à l'amas des débris du temps.» (199) Pour ce critique, le réalisme de Balzac est une virtuose construction rhétorique, par conséquent un formalisme littéraire de génie, et non, comme certains l'ont cru, la prétention de présenter le réel immédiat et nu dans le roman. La Comédie humaine

est comédie: la comoedia c'était avant tout un geme - en l'occurrence une pièce de théâtre. Déployons le spectre polysémique du terme: pièce de théâtre, spectacle, lieu où se joue la pièce - la comédie, c'est-à-dire le théâtre lui-même - , le groupe formant la troupe de comédiens, la représentation de la pièce. TI y a aussi un sens plus figuré: cabotiner, faire des caprices, feindre, mentir, et donc chercher à obtenir quelque chose par la tromperie ou bien la ruse - jouer la comédie. Le projet romanesque de Balzac emprunterait donc par son titre la force de l'illusion théâtrale, et par conséquent toute l'ambiguïté du rapport de la présentation: le jeu réel des comédiens sur scène - et de la représentation - mettant devant les yeux et l'esprit du public une construction fictive et imaginaire remplaçant la réalité, donc ne pouvant d'aucune façon prétendre être la réalité elle-même, sans toutefois abdiquer devant la tâche de dire une certaine vérité sur cette réalité. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, les notions de tromperie, de mensonge et d'illusion sont en étroite corrélation avec l'idée de vérité. L'œuvre de Balzac construit et déconstruit par la médiation qu'elle instaure entre l'illusion romanesque du monde fictionnel et le phénomène de la réalité du monde sensible la comédie humaine. L'écriture instaure une subtile relation entre dire faux, dire vrai et mentir-vrai sur la condition humaine.

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Par conséquent, il ne faut pas lire l'immense texte romanesque des deux derniers siècles en superficie, en suivant respectueusement les commandements des auteurs et de leurs critiques autorisés, en ayant une confiance naïve de premier degré. Ce qu'il faut faire, c'est pénétrer la matière textuelle en profondeur, en soulevant tous les voiles et en explorant toutes les strates de sens. C'est pour cela qu'il faut, écrit Henri Mitterand, «des relecteurs quelque peu agnostiques, cherchant et trouvant la lisibilité du roman et le plaisir du texte, hors de la logique historique imposée à première lecture, dans les pièges que l'artiste tend à la confiance référentielle, dans les spectacles illusoires qu'il monte (y compris le spectacle du roman en train de se faire), et dans la musique subtile de sa prose.» (198) Jacques Dubois rejoint l'idée développée par Henri Mitterand, mais en l'exprimant de la manière suivante: «Ce qui pourrait n'être qu'un effet de perspective laisse entrevoir que certains romans que l'on tient pour éminemment lisibles sont tout autant scriptibles au sens que donnait Barthes à ce mot. Autrement dit, qu'ils contiennent un potentiel de valeur et de sens qui n'est pas entièrement exploré et qu'ils en appellent à une lecture créative de la part du lecteur ou du critique.» (Les romanciers du réel 335) En d'autres mots, il faut jouer et déjouer, construire et déconstruire, lire et dé-lire le texte, afin d'actualiser toutes les possibilités herméneutiques à partir du système sémiotique du roman.

La légitimation institutionnelle du roman

Dans cette thèse, l'objet d'étude est formé par des œuvres de fiction en prose appartenant au genre du roman. TI est donc important de rappeler que le roman atteint une reconnaissance institutionnelle vers la fin du Ige siècle et le début du 20e siècle en France. Devant le succès commercial du genre romanesque, l'Académie française est forcée de reconnaître les écrivains «immoraux» au style bas produisant des

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romans. Les membres de l'Académie utilisent leur capital symbolique pour influencer le plus possible le développement du roman. De leur côté, en devenant des membres de l'Académie, les romanciers choisis s'engagent à défendre la morale et à améliorer le style romanesque. L'idéologie littéraire des académiciens est directement liée à une conception conservatrice héritée du classicisme et d'une hiérarchie dogmatique des genres. L'une des stratégies de l'Académie est de contrer les écrivains les plus révolutionnaires de leur temps et de favoriser la candidature de romanciers considérés comme étant plus moraux et soignant leur style d'écriture en suivant le goût défendu par les académiciens. Toutefois, l'Académie française prend soin de choisir parmi ses nouveaux membres des auteurs populaires auprès du grand public.

Soulignons que l'un des mouvements les plus craints de l'Académie est le naturalisme. Pour cette raison, l'Académie française essaie de faire pencher la balance en faveur de romans idéalistes au style raffiné et appréciés du grand public. Que l'idéalisme ait la cote auprès des académiciens français n'a rien de surprenant si nous prenons en considération l'effet de mode de l'époque. Henri Mitterand le rappelle bien: «Le fait marquant, aux alentours de 1890, est la renaissance de l'idéalisme. Les foules se précipitent à Lourdes. L'Église multiplie les efforts, à la fois pour enfiévrer le mysticisme des fidèles, avec l'érection des basiliques et le culte du Sacré-Cœur, et pour ramener à elle les républicains, avec la politique dite du "ralliement" et le catholicisme social du comte de Mun.» (L'Illusion réaliste 139)

L'Académie française protége les valeurs prônées par ses membres sans être perçue de manière trop marquée comme une institution rétrograde. L'Académie, en acceptant dans son groupe des romanciers, participe au sacre du roman tout en

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