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L'univers de la prison à l'aube du 21e siècle. Une analyse des pénitenciers canadiens

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Academic year: 2021

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(1)

L'UNIVERS DE LA PRISON À L'AUBE DU 21

ÈME

SIÈCLE.

UNE ANALYSE DES PÉNITENCIERS CANADIENS

Marion Vacheret

Guy Lemire

(1998)

LES CAHIERS DE RECHERCHES CRIMINOLOGIQUES CENTRE INTERNATIONAL DE CRIMINOLOGIE COMPARÉE

Université de Montréal

Case postale 6128, Succursale Centre-ville

Montréal, Québec, H3C 3J7, Canada

Tél.: 514-343-7065 / Fax.: 514-343-2269

cicc@umontreal.ca / www.cicc.umontreal.ca

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Université de Montréal

L'univers de la prison à l'aube du 21

eme

siècle

Une analyse des pénitenciers canadiens

Rapport final

Présenté au Service Correctionnel du Canada

Par

Marion Vacheret

Sous la direction de

Guy Lemire

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SOMMAIRE IV

INTRODUCTION 2

CHAPITRE 1 : UNE ÉTUDE DU MILIEU CARCÉRAL 3

1. CONTEXTE DE LA RECHERCHE 3

1.1. La prison comme un univers multipolaire 4 1.2. La prison comme un univers de droits 6 2. HYPOTHÈSES DE RECHERCHE 8

3. CONCLUSION 10

CHAPITRE 2: MÉTHODOLOGIE 12

1. UNE MÉTHODOLOGIE DE TYPE QUALITATIF 12

1.1. Des observations participantes dans deux établissements carcéraux 13 1.2. Des entrevues avec les directeurs et directrices des établissements carcéraux du Québec.

15 1.3. Stratégies d'analyse 16

2. LES DONNÉES CUEILLIES 17

2.1. Présence du chercheur sur le terrain 17 2.2. Valeur des données cueillies 19 2.3. Généralisation des résultats 20 3. CONCLUSION 20

CHAPITRE 3: L'UNIVERS DES DÉTENUS 21

1. CARACTÉRISTIQUES DE CET UNIVERS 22

1.1. Description de cet univers 22 1.1.1. Les unités de vie 23 1.1.2. Les activités libres 23 1.2. Un univers partagé : une cohabitation forcée 24 1.2.1. Partage d'un rythme 24 1.2.2. Partage d'une intimité 25 1.2.3. Échanges 26 1.3. Un univers de solitude, marqué par l'individualisme 26 1.3.1. Solitude basée sur la méfiance, la peur, l'intolérance et l'image 27 1.3.2. Individualisme lié à la recherche d'un confort personnel et au développement des droits individuels 30

1.3.3. Rupture avec l'extérieur 31 1.4. Amitiés 31

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2.1.1. Leaders de rangées 32 2.1.2. Postes clés 34 2.2. L'organisation des détenus dans l'ensemble de l'établissement 35 2.2.1. Leaders d'établissements 35 2.2.2. Jeux de pouvoir 35

3. D'UN ÉTABLISSEMENT À L'AUTRE 36

3.1. Importance et population de l'établissement 37 3.2. Conséquences 37

4. CONCLUSION 38

CHAPITRE 4: L'UNIVERS DU PERSONNEL 40

1. UN UNIVERS À FACES MULTIPLES 40

1.1. Un univers partagé 41 1.1.1. Partage de lieux 41 1.1.2. Partage de perspective 43 1.1.3. Partage du travail 44 1.2. Un univers cloisonné 47 1.2.1. Un travail solitaire 47 1.2.2. Perception différente de leur rôle 48 1.2.3. Séparation physique 50

2. QUELQUES POSTES 51

2.1.Les gardiens, un travail solitaire en perte de pouvoir 51 2.1.2. Un rôle de plus en plus complexe 52 2.1.2. Un sentiment exacerbé de perte de pouvoir 53 2.1.3. À la recherche d'une valorisation personnelle 55 2.2. Les agents de libération conditionnelle, un pouvoir important mais exercé de façon très solitaire 57

2.2.1. Pouvoir 57 2.2.2. Solitude 58 2.3. Le directeur 59 2.3.1. Un directeur gardien des lois 60 2.3.2. Un directeur arbitre 62 2.3.3. Un directeur en perte de pouvoir 64 2.3.4. Conclusion 66

3. D'UN ÉTABLISSEMENT À L'AUTRE 66

3.1.Taille des établissements 66 3.2. Population des établissements 67

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CHAPITRE 5: INTERACTIONS ENTRE CES DEUX UNIVERS 69

1. INTERACTIONS QUOTIDIENNES 70

1.1. L'existence de relations 70 1.1.1. Ceux à qui l'on parle 71 1.1.2. Lieux où l'on se parle 72 1.2. Relations utilitaires 74 1.2.1.Détenus dépendants des employés 75 1.2.2. Employés dépendants des détenus 77 1.3. Relations personnelles 77 1.3.1. Implications positives dans une relation personnelle 78 1.3.2. Implications négatives dans une relation personnelle 78

2. RELATIONS DE POUVOIR 80

2.1. Le pouvoir exercé par les gardiens 80 2.2. Pouvoir exercé par les détenus 81 2.3. Bras de fer 83

3. D'UN ÉTABLISSEMENT À L'AUTRE 84

4. CONCLUSION 85

PERSPECTIVES 87

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Sommaire

Pendant longtemps, la prison a été présentée comme un univers de non droits, un monde fermé sur lui-même, dans lequel gardiens et détenus sont seuls face à face. Or, l'évolution des 30 dernières années a marqué de profonds changements dans ce milieu. Non seulement les intervenants internes et externes se sont multipliés, faisant éclater la dualité gardiens/détenus mais encore, l'avènement de la reconnaissance des droits des personnes incarcérées a amené un développement important de la protection de celles-ci. Les établissements d'aujourd'hui sont multipolaires et s'appuient sur un modèle de primauté de la loi.

C'est dans un tel contexte que se situe notre étude des pénitenciers canadiens. À partir d'observations participantes et d'entrevues semi-dirigées, nous avons analysé tant l'univers des personnes incarcérées que celui des membres du personnel ainsi que les interactions se développant entre les deux groupes.

Nos observations se sont déroulées dans deux établissements fédéraux à sécurité médium sélectionnés en raison de leurs contrastes bien que présentant de nombreuses similitudes formelles quant au degré de contrôle exercé sur les détenus. Elles ont été d'une durée de trois mois dans chacun des deux pénitenciers. Présente sur une base quotidienne et régulière, tous les jours de la semaine, certains soirs et quelques fins de semaines, nous avons pu, par ce moyen, saisir en profondeur plusieurs facettes du fonctionnement des établissements et rencontrer de nombreux acteurs de ce milieu. Ces données ont été complétées par des entrevues réalisées avec tous les directeurs et directrices du Québec.

Les informations ainsi cueillies présentent un tableau non exhaustif des perceptions des personnes rencontrées quant à leur vie ou travail quotidien, ainsi que des perceptions d'un tiers, étranger à ce milieu, sur cet univers. Il s'agissait de mettre en lumière, à travers les événements observés et les propos entendus, la quotidienneté du vécu carcéral.

Les données cueillies ont pu être rassemblées en trois grands thèmes. D'une part, nous avons analysé l'univers des personnes incarcérées. D'autre part, nous avons approfondi le monde des membres du personnel. Enfin, nous avons mis en lumière les interactions se développant entre ces deux groupes.

L'univers des détenus s'est révélé être un monde de solitude, miné par la délation, dans lequel l'individualisme domine. L'avènement des droits des personnes incarcérées, jumelé à l'amélioration des

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se plier au système plutôt que de lutter contre. N'ayant plus vraiment les moyens de menacer l'ordre établi dans les établissements, ils ressentent sentiment d'impuissance. Il reste qu'entre eux, une organisation interne se met en place, avec ses leaders, ses rôles et ses trafics. La vie en collectivité les contraint à un partage de leur intimité la plus profonde et des règles de survie s'imposent.

Le monde des membres du personnel, en raison de la multiplication des intervenants, est un univers très éclaté. Si plusieurs points les rapprochent, partage de lieux, partage de perspective, partage du travail, la plupart d'entre eux exercent leur fonction d'une façon solitaire, individuelle, souvent avec, le sentiment de ne pas être apprécié à sa juste valeur, en particulier par ses confrères d'un autre groupe d'employés.

Les membres du personnel de surveillance doivent faire face à une tâche multiple, rôle de service, rôle de surveillance et rôle d'intervention. Bien qu'impliqués de plus en plus dans la gestion des sentences, ils ont le sentiment que leur place n'est pas reconnue et qu'ils sont en perte de pouvoir.

Les agents de libération conditionnelle sont ceux qui, à l'heure actuelle, exercent le travail le plus reconnu et valorisé. Mais c'est aussi une tâche qu'ils trouvent lourde. Ils estiment avoir trop peu de temps et de moyens pour la mener à bien et se sentent retenus par leur imputabilité.

Les directeurs et directrices des pénitenciers, quant à eux, bien que très stimulés par leur travail, se trouvent confrontés à un nouveau rôle très complexe. L'importance attachée au respect des lois et à la reconnaissance des droits des personnes incarcérées leur a donné une tâche de gardien des lois, fondamentale mais essoufflante et difficile. Tenus d'administrer de multiples départements, ils doivent réussir à concilier les différents intérêts en jeu de façon à maintenir la paix interne et à obtenir la collaboration de tous les membres du personnel. Il reste que, pris entre divers feux, ils ont été amenés à transférer leur pouvoir à d'autres paliers et ont davantage l'impression de jouer un rôle d'intermédiaire pour les administrations supérieures.

Membres du personnel et personnes incarcérées sont, par la nature même de leur place dans les établissements, fondamentalement opposés. Toutefois, leur cohabitation les contraint à de nombreuses interactions quotidiennes. Celles-ci varient selon le lieu où elles surviennent et les personnes en cause dans la relation. Elles vont d'une absence totale d'échange à des rapports riches et personnels, en passant

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par une relation purement utilitaire. Dans le cadre de celles-ci, en dépit du développement des droits et du sentiment de perte de pouvoir que chacun ressent, ces relations se nouent autour d'un rapport de force constant.

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Au début de l'été 1996, le Comité régional de recherche du Service Correctionnel du Canada, par l'intermédiaire de Monsieur Normand Granger, signait un contrat de recherche avec le Centre International de Criminologie Comparée, par l'intermédiaire de Monsieur Guy Lemire. Mise en place pour une durée de deux années, cette recherche avait pour objectif de décrire l'univers carcéral canadien à l'aube du 2lème siècle.

Le présent rapport est donc l'aboutissement de deux années de travail. Il fait suite à un rapport d'étape remis au S.C.C. au cours de l'été 1997, dans lequel nous procédions à une revue de littérature approfondie sur le thème de l'univers carcéral. Le rapport final, quant à lui, présente l'analyse des données que nous avons recueillies de l'été 1997 au printemps 1998.

Dans le cadre de cette recherche, nous avons été amenée à pénétrer dans l'intimité de la vie quotidienne des personnes incarcérées, ainsi qu'à observer l'exercice de leur travail par les membres du personnel des établissements carcéraux. Nous avons toutefois trouvé, au cours de nos observations, un accueil chaleureux et un support dynamique qui ont grandement facilité la réalisation de cette recherche. Grâce à ceux-ci nos données ont pu être particulièrement riches et complètes.

Nous tenons donc à remercier toutes les personnes qui ont généreusement collaboré à cette recherche.

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Une étude du milieu carcéral.

L'enfermement comme sanction d'un acte réprimé par la loi est progressivement devenu au cours des siècles la peine la plus utilisée puis, depuis 1976 au Canada, la peine la plus grave à laquelle peut être condamnée une personne. Ayant connu de multiples bouleversements au cours des siècles, cette peine est une représentation de l'évolution sociale de nos sociétés.

Instaurée comme peine principale au 17ème siècle, au moment où la liberté était considérée comme «le bien civil le plus précieux» (Foucault, 1975), la prison évolua au fil du temps et des changements sociaux. D'un système où le châtiment passait par la pénitence, la prière, le silence et des conditions de détention particulièrement cruelles et inhumaines, on arrive à un système où le seul châtiment doit être la privation de liberté et où, selon Lemonde (1990), les seuls droits dont ne bénéficie pas la personne incarcérée sont ceux dont elle a été expressément privée par la loi.

Dans ce premier chapitre, nous nous proposons, en reprenant succinctement les éléments caractéristiques de l'univers carcéral canadien à l'heure actuelle1, de présenter le contexte de la recherche,

puis d'en tirer la problématique qui nous intéresse.

1.

Contexte de la recherche.

Le déroulement de la peine privative de liberté a toujours été questionné, étudié et remis en cause.

«La ' 'réforme " de la prison est à peu près contemporaine de la prison elle-même. Elle en est comme le programme» (Foucault, 1975 : 271). Et de tout temps, on a cherché à améliorer et à réformer le modèle de

l'enfermement carcéral.

Les différentes Commissions d'enquêtes sur cette question, dont la première fut la Commission Brown en 1849 et les deux dernières le Rapport MacGuigan en 1977 puis le Rapport Arbour en 1996

1 Le rapport d'étape remis au SCC au cours de l'été 1997 reprend, d'une façon complète, l'ensemble de cette

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des réformes importantes qui sont à l'origine du modèle actuel de gestion des sentences.

Parallèlement, les mouvements sociaux critiques dont les plus marquants apparurent au début des années 1960, amenèrent également des transformations. Des groupes de défense des droits des personnes, des organismes publics, tels le protecteur du citoyen ou l'enquêteur correctionnel, en mettant en lumière certaines failles du système, firent que différents changements furent progressivement amorcés et développés. L'acceptation de l'importance de ces contestations donnèrent naissance plus spécifiquement à la reconnaissance des droits des personnes incarcérées, reconnaissance sur laquelle se fonde le système actuel.

Aujourd'hui, le modèle canadien d'enfermement présente de nombreuses particularités dont les plus marquantes seront analysées dans la suite de ce travail. Bases du fonctionnement même des établissements carcéraux, ces spécificités jouent un rôle fondamental au niveau du déroulement de la vie en milieu carcéral et de l'organisation sociale dans cet univers. Or, depuis l'instauration de ces changements, aucune étude ne s'est penchée sur la signification de cette organisation sociale, ni sur la façon dont aujourd'hui se passe la vie quotidienne dans un tel univers.

Que l'on parle de «detotalization» (Stastny et Tyrnauer, 1982); de «modernisation» (Seyler, 1985), de réforme humanitaire (Hepburn, 1989), ou de l'effritement des «établissements totalitaires» (Lemire, 1990), les deux éléments essentiels de ces changements sont l'apparition de nouveaux acteurs et de nouveaux rapports sociaux dans cet univers, ainsi que la reconnaissance des droits des personnes incarcérées.

1.1. La prison comme un univers multipolaire.

En 1968, Goffman a présenté les institutions carcérales comme des organisations «totales». Celles-ci, fonctionnant en autarcie complète, sont ainsi faites que toutes les activités quotidiennes des personnes qui y vivent se déroulent dans un même lieu, dans un contact étroit avec des compagnons, sous le contrôle d'une même autorité et selon un programme défini à l'avance. Elles constituent alors des «sociétés dans la société», avec leurs propres règles, leur fonctionnement interne programmé et leurs acteurs spécifiques.

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présente, il reste que les établissements correctionnels fonctionnent comme de réelles petites villes.

L'obligation de fournir aux détenus un milieu de vie sain et sécuritaire et des conditions de vie socialement acceptables et acceptées, fait que le système correctionnel s'engage par-là même à leur fournir les services essentiels, soit des services de lingerie, de chauffage, de logement, d'alimentation de même que des services médicaux et des services religieux.

Parallèlement, avec le développement du modèle de la gestion des cas et l'idée que le temps d'enfermement - s'il a pour but de protéger la collectivité doit être également mis à profit pour tenter de modifier le comportement des personnes incarcérées - de nombreuses activités s'y sont développées. Celles-ci sont créées dans un but de réinsertion sociale. Elle peut alors se faire par le travail, le détenu travaillant dans des ateliers sur une base régulière et dans un but de formation et d'incitation à une vie régulière. Elle peut se faire par les études. Une école est ouverte dans chacun des établissements de façon à ce que ceux qui en ont besoin soient instruits adéquatement. Elle peut également avoir lieu par l'acquisition de compétences psychologiques ou sociales particulières. Les détenus peuvent alors participer à des programmes de formation prévus pour les aider à régler leurs problèmes d'adaptation sociale. Et tout un personnel est engagé spécifiquement pour évaluer les compétences acquises par chaque personne incarcérée.

De fait, cela multiplie les intervenants dans ce milieu. Les auteurs (Sykes, 1958; Clemmer, 1940; Goffman, 1968) ont pendant longtemps parlé de la prison comme d'un univers bipolaire, avec les gardiens d'un coté et les gardés de l'autre, mais la multiplication des intervenants de cet univers est venue faire éclater cette dualité. Si en effet, il ne peut y avoir de gardiens sans personnes à garder, ni de gardés sans personnes qui les gardent, l'univers carcéral ne se réduit plus à cette relation. Les gardiens ne sont plus seulement présents pour garder, mais cumulent de multiples fonctions. Et ils ne sont plus non plus les seuls à intervenir dans la gestion de l'incarcération. Ils sont nombreux aujourd'hui à avoir pour tâche d'assurer le bon fonctionnement des institutions. La gestion de la détention n'est plus effectuée par les seuls gardiens, mais bien par une collaboration entre diverses personnes ayant chacune un rôle spécifique à jouer et chacune un intérêt particulier dans leur travail.

Conjointement à cette complexité interne, l'évolution sociale a fait que de multiples intervenants externes se mêlent du déroulement de la vie quotidienne en milieu carcéral. Les médias et l'opinion publique se penchent régulièrement, tant sur ce qui se passe derrière les murs que sur les décisions de

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nommé pour avoir connaissance de toutes les plaintes et questions concernant le déroulement de la vie à l'intérieur des établissements. Il intervient régulièrement dans la gestion quotidienne des pénitenciers. Les comités consultatifs de citoyens, les avocats spécialisés en droit carcéral, les familles des détenus et les victimes, entre autres, tous, à un moment ou à un autre, peuvent intervenir, demander des explications sur certains choix de gestion et donner leur avis. Ils constituent des groupes de pression représentant des intérêts divergeants mais dont il faut tenir compte.

1.2. La prison comme un univers de droits.

Les composantes de la vie dans cet univers ne peuvent être étudiées isolément sans que les influences extérieures soient prises en compte. Ces institutions carcérales n'existent pas, en effet, en dehors de la collectivité qui les crée. Selon Combessie (1996), comprendre ce qui s'y passe nécessite une approche plus globale, incluant l'étude de l'environnement social, économique et politique.

De fait, il faut reconnaître qu'une prison n'existe pas sans la société qui lui donne naissance et qu'une certaine perméabilité est présente entre les deux. «In reality of course, the prison wall is far more

permeable than its appears, not in terms of escapef...) but in terms of relationships between the prison social system and the larger society in witch it rests» (Sykes, 1958 : 8).

Le fonctionnement même de l'institution dépend de l'État l'instaurant. «The prison is not an

autonomous system of power; rather it is an instrument of the State, shaped by its social environment» (Sykes, 1958 :8). Ainsi, le législateur décide des règles de la vie en détention, le ministère du Solliciteur

général nomme le personnel et détermine les activités proposées, les personnes détenues y sont envoyées par les tribunaux et les finalités de la détention sont déterminées socialement. La prison tourne autour de ces éléments, elle n'existe pas sans eux et ceux-ci sont essentiels quant au déroulement de la vie derrière les murs.

Or, l'évolution sociale que connurent les sociétés occidentales au cours des années 1960 et 1970 conduisit à une reconnaissance accrue des droits des personnes, dont plus spécialement les droits des minorités. À cette époque un mouvement se développa. Les regroupements sociaux réclamant l'égalité pour tous - et plus particulièrement des femmes, des homosexuels, et des noirs - furent connus et soutenus dans les établissements carcéraux. De leur coté, les détenus se mobilisèrent et firent connaître, par des

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prison/société apparut. Celle-ci fut à l'origine de changements majeurs dans le fonctionnement des établissements carcéraux.

D'une part, la reconnaissance des droits de chaque citoyen s'étendit jusqu'aux personnes détenues. En 1960, la déclaration canadienne des droits fut signée, en 1975, le Canada adopta les règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus et en 1976, il signa le pacte relatif aux droits civils et politiques ainsi que le pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Lemonde, 1995). Enfin, en 1982 la Charte canadienne des droits et libertés fut adoptée.

D'autre part, les tribunaux judiciaires intervinrent dans le domaine de la gestion des établissements carcéraux. Pendant longtemps, ils avaient refusé de s'ingérer dans le cadre des décisions prises par les autorités carcérales, considérant que les personnes détenues perdaient tous leurs droits, que les tribunaux judiciaires étaient incompétents en la matière et qu'une intervention extérieure pourrait engendrer des troubles au sein de l'univers carcéral. Ce n'est qu'à partir de 1980 que la Cour Suprême a non seulement accepté de sanctionner des décisions considérées comme non respectueuses des droits des personnes détenues, mais encore affirmé que la personne incarcérée ne perdait pas ses droits de citoyen en raison de son incarcération. À partir de ce moment là, les tribunaux judiciaires ont eu pour mission de veiller à ce que ces droits conservés par les détenus soient respectés.

Enfin, des organismes publics d'intervention et de contrôle furent mis en place. En 1973, le bureau de l'enquêteur correctionnel ayant pour mission de connaître toutes les questions concernant le déroulement de la vie à l'intérieur des pénitenciers fut créé. À la même époque, une procédure de règlement interne des griefs des détenus se développa.

Ces mouvements amenèrent une reconnaissance et une protection accrue des droits des personnes incarcérées. Celles-ci se cristallisèrent définitivement par l'adoption, en 1992, de la «Loi régissant le système correctionnel, la mise en liberté sous condition et le maintien en incarcération et portant création du bureau de l'enquêteur correctionnel».

Compte tenu de toutes ces interventions externes, à l'heure actuelle un établissement carcéral n'a plus la possibilité d'en faire abstraction. Constamment sous le feu de ces différents regards, chaque décision administrative, choix de gestion ou intervention doivent être soupesés en fonction de ceux-ci. On ne peut plus alors parler de gestion autarcique.

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Hypothèses de recherche.

À partir de cette description d'un établissement multipolaire s'appuyant sur un modèle de primauté de la loi et des droits des personnes incarcérées, de nombreuses questions se posent et demandent à être étudiées.

Selon les auteurs, les gardiens ont une mission principale centrée sur la sécurité (Sykes, 1958; Chauvenet, Benguigui et Orlic, 1994). Dans le cadre de l'exercice de ce travail, Jacobs et Kraft (1978), ont souligné qu'ils étaient liés ensemble par un fort sentiment de cohésion et de collaboration. Cependant, ces mêmes auteurs ont noté que, s'ils sont unis face aux détenus en raison de la nature de leur tâche, leur solidarité reste très limitée. Selon eux, les gardiens sont surtout solitaires, seuls responsables de leurs actes et de leurs décisions. Cet éclatement est encore plus marqué avec l'arrivée d'un personnel différent comprenant notamment des femmes et des membres des minorités ethniques.

Parallèlement, leur rôle est de surveiller, contrôler et maintenir l'ordre au sein des établissements carcéraux. Mais l'évolution des dernières décennies leur a attribué une tâche d'intervenant dans la gestion des sentences qu'ils doivent assumer conjointement. Cela, selon Hepburn (1989) et Crouch (1995), rend leur travail ambigu, difficile à assumer.

Dans le cadre de cette recherche, il s'agira de voir dans quelle mesure le sentiment de cohésion décrit par les auteurs se retrouve parmi les membres du personnel des établissements carcéraux actuels. De même, nous chercherons à approfondir la réalité du nouveau rôle du gardien et les difficultés auxquelles ils sont confrontés.

Les détenus, de leur coté, ont pendant longtemps été considérés comme formant un groupe solidaire, lié par les multiples privations dont ils souffrent. Sykes, en 1958, a parlé de privations de liberté, de biens et services, de relations hétérosexuelles, d'autonomie et de sécurité. Face à celles-ci, les personnes incarcérées s'allient alors dans une cohésion interne, un soutien réciproque donnant naissance au code des détenus, règles non écrites et fondamentales (Sykes, 1958). Cependant, non seulement les améliorations des conditions de détention ont modifié ce rapport lié aux privations, mais encore les études plus récentes ont montré qu'au sein de ce groupe la solidarité n'était pas toujours présente. Ainsi il existe entre eux une structure hiérarchique importante (Marquait et Crouch, 1984), et le nombre d'actes de

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constante (Lemire, 1990).

Il s'agira alors de voir, dans le cadre de notre recherche, dans quelle mesure cette solidarité entre détenus existe, jusqu'où elle va et quels sont les éléments qui l'affectent.

En tant que noyau de la vie carcérale, gardiens et détenus représentent les deux parties d'un même ensemble, dans lequel ils sont séparés par une frontière. En raison de l'antinomie des rôles et de l'absence de communications autres qu'utilitaires, pour Buffard (1973), ils n'ont rien à se dire et ne communiquent pas et il semble que gardiens et gardés aient peu de contacts. Mais, la proximité dans laquelle ils vivent, plus forte aujourd'hui en raison du rôle d'intervenant attribué aux gardiens et des améliorations des conditions matérielles de détention, fait qu'un certain rapprochement apparaît. Et plusieurs auteurs (Chauvenet et al, 1993; Chauvenet et al, 1994) ont noté que de nombreuses interactions quotidiennes se développent, tant dans le cadre de la prévention des troubles que de celui du rôle de service que les gardiens ont à remplir. On a alors parlé de «l'affaissement de la clôture» (Seyler, 1985).

La question qui se pose alors est de voir s'il y a séparation entre ces deux groupes et, le cas échéant, à quel niveau celle-ci se situe. Nous allons également, dans ce travail, analyser l'idée d'une diminution du fossé existant entre eux et les raisons pour lesquelles celle-ci a eu lieu. Il s'agira ainsi de voir si ce rapprochement existe et jusqu'où il va.

Les gardiens ont pendant longtemps été les seuls interlocuteurs des détenus. Les auteurs (Goffman, 1968; Hattem, 1991; Chauvenet et al, 1994) parlent d'un pouvoir important dont disposaient et dont disposeraient encore les gardiens sur les personnes incarcérées. Le fait de bénéficier d'une large marge d'interprétation des règlements est à la base de ce pouvoir. Mais la présence, aujourd'hui, de multiples intervenants, bénéficiant non seulement d'une place importante dans les établissements, mais encore d'un pouvoir non négligeable dans les décisions de gestion des sentences, est venue modifier ce rapport de dualité. Par ailleurs, l'introduction de normes précises à respecter ainsi que la reconnaissance des droits des personnes incarcérées ont pu transformer les rapports de pouvoir, ne serait-ce qu'avec l'introduction de multiples moyens de recours dont disposent les détenus pour faire respecter leurs droits et obtenir ce qu'ils veulent.

Peu d'auteurs se sont penchés sur ces transformations. Il s'agira pour nous, alors, d'analyser les rapports que tous ces membres du personnel entretiennent entre eux et avec les détenus. Nous pouvons

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considérer que la multiplication des intervenants a facilité le développement des interactions. De même, si les droits des personnes incarcérées ont été formellement reconnus, la question se pose de voir si, dans le quotidien, leur respect est aussi présent qu'il est prescrit. Enfin, l'impact que cette multiplicité et l'avènement des droits ont sur les rapports entre gardiens et détenus, et sur le pouvoir dont disposent les gardiens, demande à être creusé.

Dans ce contexte, le rôle de la direction est en évolution. Pendant longtemps le directeur disposait de tout pouvoir, tant sur les personnes incarcérées que sur les gardiens. L'autorité était extrêmement hiérarchisée et s'appuyait sur l'arbitraire. La multiplication des intervenants, la fonction de réhabilitation des établissements carcéraux, l'avènement des droits des détenus ainsi que le contrôle externe que subissent toutes les décisions des autorités carcérales ont fait éclater ce rôle (Lemire, 1990).

À l'heure actuelle, si ce rôle reste fondamental, nous ignorons comment les directeurs des établissements carcéraux arrivent à naviguer entre ces différents intérêts. La question se pose alors de savoir de quoi leur rôle se compose et comment eux-mêmes ont vécu les changements.

3.

Conclusion.

L'univers carcéral a beaucoup changé en trois décennies. Quelques années ont vu apparaître, dans un monde longtemps considéré comme un univers de «non-droits», des normes et règlements précis, un contrôle du respect des droits des personnes détenues ainsi qu'une multiplication des intervenants et des objectifs de l'enfermement.

Compte tenu de l'importance de ces transformations, il convient aujourd'hui de se pencher sur l'impact qu'elles ont pu avoir sur le déroulement de la vie quotidienne dans les établissements carcéraux. En effet, le fonctionnement de ces organisations ayant changé, les relations qui s'y développent n'ont pu que se modifier.

Les membres du personnel de surveillance ont changé de rôle et de place, les détenus disposent de moyens de recours pour défendre leurs droits et préserver leurs acquis, et leurs interlocuteurs se sont multipliés. Leurs rapports à la prison, comme aux autres acteurs de ces établissements, se sont, par ce fait même, transformés.

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C'est à partir de ces constatations que, dans le cadre de cette recherche, nous allons tenter de comprendre davantage ce qu'est la vie quotidienne dans un tel univers et quelles sont les interactions sociales qui s'y développent.

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Chapitre 2 Méthodologie.

Nous avons vu, dans le premier chapitre, que notre intention dans le cadre de cette étude, est de rendre compte de l'univers carcéral dans sa totalité, à travers toutes les interactions sociales pouvant s'y dérouler. Compte tenu des changements qu'a connus ce milieu, nous voulons mettre en lumière le fonctionnement interne des pénitenciers ainsi que le type de relations pouvant s'y développer à l'heure actuelle. Désirant comprendre ce que vivent les différents acteurs, nous souhaitons ainsi réaliser une exploration en profondeur d'un milieu de vie.

L'objet de notre étude porte plus spécifiquement sur les pénitenciers canadiens pour hommes. La durée de la sentence étant fondamentale dans la constitution de relations sociales, et le personnel professionnel ayant un rôle plus important et étant davantage présent dans les pénitenciers que dans les prisons provinciales, ce choix se justifie pleinement. De même, la population masculine étant beaucoup plus nombreuse que la population féminine, les établissements accueillant cette première étant plus nombreux et plus diversifiés, notre étude touche alors davantage de personnes. Par ailleurs, la réalité vécue par les femmes étant très différente de celle des hommes nous ne pouvions en aucun cas étudier les deux simultanément, même si certains éléments d'analyse peuvent s'appliquer aux deux. C'est pourquoi nous avons choisi d'étudier les établissements pour hommes.

Dans le cadre de cette recherche, la méthodologie choisie est de type qualitatif. Elle prend la forme d'observations participantes dans des établissements carcéraux et d'entrevues avec les acteurs clefs de ce système.

1.

Une méthodologie de type qualitatif.

Compte tenu de notre objet d'étude et du fait que dans une cueillette qualitative des données, la liberté laissée aux personnes rencontrées permet de saisir une certaine réalité sociale et laisse la place à l'émergence d'une importante profondeur, plusieurs arguments sont en faveur de ce type de méthodologie.

(20)

D'une part, les auteurs privilégiant cette méthode de cueillette mentionnent, selon Poupart (1980), que les entrevues ou l'observation sont les meilleurs moyens pour étudier des institutions ou des communautés. En effet, la présence du chercheur sur place lui permet d'avoir une vision d'ensemble du milieu étudié et d'en saisir toutes les subtilités, lesquelles ne sont pas accessibles par une cueillette quantitative. Le type d'interactions sociales se développant entre les personnes détenues, ou entre elles et les individus chargés de leur contrôle et de leur surveillance, sont difficilement évaluables quantitativement, alors même qu'elles sont accessibles par l'observation des pratiques quotidiennes et par des entretiens avec les personnes concernées.

Face au fonctionnement général d'une organisation, la quantification nous donnerait une vision beaucoup trop partielle, prédéterminée et incomplète de celui-ci, alors que nous cherchons à en saisir le sens profond dans toutes ses nuances.

D'autre part, il est reconnu que «la méthodologie qualitative gagne en profondeur ce qu 'elle perd

en représentativité» (Poupart, 1980:169). Dans notre cas, nous voulions avant tout accéder à cette

profondeur, seule façon de comprendre le déroulement de la vie carcérale à travers ce qu'en disent les premiers concernés.

Enfin, il ne s'agissait pas, dans cette recherche, de contrôler des théories élaborées sur le milieu carcéral ou de tester des hypothèses préalablement établies par d'autres études, mais d'accéder à une connaissance nouvelle, peu développée ces dernières années en dépit des changements survenus dans cet univers. Or, la méthode qualitative est la plus appropriée pour permettre l'émergence de nouvelles dimensions significatives pour l'élaboration de nouvelles théories (Poupart, 1980).

Pour ces raisons, nous avons privilégié deux types de cueillette de données, à la fois des périodes d'observation au sein de différentes institutions carcérales et des entrevues avec les acteurs clefs de ces organisations.

1.1. Des observations participantes dans deux établissements carcéraux.

Par l'observation, «le chercheur recueille des données de nature surtout descriptives en

participant à la vie quotidienne du groupe» (Deslaurier, 1991:46). Par une présence régulière et

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question de recherche. Ainsi, nous avons privilégié des observations dites participantes, la chercheure étant connue en tant que telle sur le terrain.

Compte tenu du fait que chaque établissement carcéral présente sa spécificité propre, des finalités différentes, des acteurs divers et un environnement particulier, nous avons choisi d'étudier deux établissements. L'étude de deux lieux différents présente un double avantage. D'une part, elle favorise la corroboration des observations recueillies dans les deux établissements. D'autre part, elle nous donne la possibilité d'approfondir nos analyses en mettant en lumière les différences pouvant exister entre les deux et nous amène à réfléchir sur les raisons de ces différences.

Notre choix s'est porté sur deux établissements à sécurité moyenne. Tous deux présentent alors de nombreuses similitudes formelles quant au degré de contrôle, de surveillance et de coercition exercé sur les détenus. Toutefois, ce sont des milieux correctionnels très contrastés.

L'un, bien que des travaux d'agrandissements soient en cours, accueille encore aujourd'hui une population carcérale beaucoup moins nombreuse que l'autre. Ouvert il y a une douzaine d'années, établissement physiquement agréable, constitué de petites unités de vie, sa vocation première était tournée vers la réinsertion sociale des détenus et, pendant longtemps, ceux-ci ont bénéficié de nombreuses permissions de sortir avec ou sans surveillance. La population qui y était incarcérée était alors sélectionnée en fonction de cette ouverture vers l'extérieur. Même si, à l'heure actuelle, cette situation n'est plus vraie, il reste que cet établissement demeure marqué par cette vocation. Parallèlement, étant situé en campagne, les détenus comme le personnel viennent davantage des régions éloignées des grands centres urbains.

L'autre établissement est ancien, vaste et sombre, construit en un seul bloc autour d'une petite cour intérieure. Il accueille une nombreuse population de détenus. Sa vocation première était d'être un établissement à sécurité moyenne mais forte. Les détenus qui y étaient envoyés étaient considérés, à niveau de sécurité égale, comme les plus difficiles. Si aujourd'hui cette distinction a été supprimée, cet établissement demeure, lui aussi, marqué par cette spécificité.

Si l'on considère que l'ensemble des pénitenciers du Québec peuvent être placés sur un continuum carcéral allant du plus coercitif, l'Unité Spéciale de Détention et les établissements à sécurité maximum, aux moins coercitifs, les Centres Correctionnels Communautaires et les établissements à sécurité

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minimum, les deux établissements se retrouveraient, parmi les pénitenciers à sécurité médium, chacun proche d'une des deux extrémités opposées des établissements de cette catégorie.

En raison de la diversité des deux établissements étudiés, les résultats obtenus peuvent alors être considérés comme représentatifs, à une échelle moins marquée mais toutefois importante, des différents types sécuritaires existants. Nos observations peuvent, jusqu'à un certain point, être applicables aux établissements à sécurité minimum dans un cas et aux établissements à sécurité maximum dans l'autre cas.

Les observations réalisées ont été d'une durée de trois mois dans chacun des deux établissements. Nous étions présente sur une base quotidienne régulière, tous les jours de la semaine ainsi que certains soirs et fins de semaines. Nous avons circulé librement dans toutes les parties des établissements, sans restriction aucune, allant aussi bien dans les unités de vie des détenus, les salles de classe, les ateliers, le gymnase, le socioculturel, l'administration ou même la petite cour. Nous avons pu non seulement assister à de nombreux comités et rencontres formelles et informelles entre membres du personnel, mais également entre détenus et membres du personnel. Au cours de ces observations, nous avons procédé parallèlement à des entrevues informelles avec certains acteurs, détenus et membres du personnel. Cette double cueillette simultanée a été très lucrative. Passant plusieurs heures par jour et plusieurs journées dans un même lieu, tout ce qui était vu, entendu, expliqué était noté consciencieusement au jour le jour, en restant le plus près possible des propos tenus par les personnes observées.

Cette façon de procéder a fait que des liens significatifs de confiance se sont créés entre de nombreuses personnes, tant détenues que membres du personnel et nous. Peu à peu habitués à notre présence, au bout de quelques jours ou semaines, le comportement des personnes observées est devenu semblable à lui-même en l'absence d'un observateur. Nous avons pour ainsi dire «fait partie des meubles». Et les confidences ont été nombreuses à être échangées.

1.2. Des entrevues avec les directeurs et directrices des établissements carcéraux du Québec.

Parallèlement à la cueillette de nos données d'observation, plusieurs entrevues formelles ont été réalisées avec les directeurs et directrices des pénitenciers québécois.

Tout au long des observations, notre présence sur le terrain nous a permis de saisir toutes les facettes du fonctionnement des établissements carcéraux. Nous avons pu rencontrer des membres de tous les différents groupes d'acteurs et, tout en voyant comment se déroulait leur quotidien, nous avons

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beaucoup parlé avec tous. Toutefois, la dimension de la direction était la plus difficile à saisir bien que dans un des deux établissements nous ayons eu la possibilité de passer plusieurs jours avec le directeur adjoint à la sécurité et par-là même voir de quoi était fait son quotidien. Pour accéder alors aux données sur le rôle spécifique de la direction, que nous souhaitions creuser davantage, compte tenu des changements que celui-ci a subi au cours des dernières décennies, nous avons opté pour la réalisation d'entrevues formelles semi-dirigées avec des membres significatifs de cette profession. Nous avons ainsi rencontré tous les directeurs et directrices des établissements du Québec, soit 12 personnes.

À partir de la question de départ «pouvez-vous me parler de votre rôle en tant que directeur

(directrice) d'un établissement carcéral à l'heure actuelle», nous avons obtenu de nombreuses

informations quant à leur vision de leur rôle et du contexte dans lequel celui-ci intervient.

Presque toutes les entrevues ont été enregistrées et retranscrites intégralement. Les discours des personnes rencontrées, dans les rares cas où elles refusaient d'être enregistrées, ont été pris soigneusement en note.

1.3. Stratégies d'analyse.

Les données ainsi cueillies ont donné plusieurs centaines de pages de notes, comprenant le contenu des entrevues ainsi que les notes d'observation. Leur analyse a été multiple.

Pour les notes d'observation, nous avons procédé à une première analyse de chaque terrain pris individuellement. Chaque événement, propos ou compte-rendu était classé en fonction des personnes en cause dans chacun d'entre eux. Puis, nous les avons regroupés en fonction des types de relation mis en lumière par cet événement ou propos. Nous avons ainsi établi pour chaque groupe d'acteurs - détenus, membres de la direction, cadres intermédiaires, agents de correction, agents de libération conditionnelle, psychologues, instructeurs, professeurs, personnel médical, aumônier et autres intervenants - un certain nombre de catégories. Chacune de ces catégories mettait en lumière les relations à l'intérieur de chaque groupe et la façon de vivre ou travailler ensemble des membres de ces groupes. Un deuxième regroupement a été réalisé mettant enjeu les relations émergeant entre les membres de groupes différents. Ainsi, les interactions inter et intra groupes ont été mises en lumière et catégorisées selon le type d'interactions enjeu.

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Par la suite, nous avons rassemblé les données catégorisées pour chacun des deux terrains et nous les avons analysées en parallèle afin de mettre en lumière les points communs, ainsi que les différences d'un terrain à l'autre.

Pour les entrevues, nous avons procédé de façon similaire. Dans un premier temps, chaque entrevue a été analysée individuellement et regroupée en catégorie. Puis nous avons rassemblé les catégories retrouvées dans chacune d'entre elles afin de mettre en lumière les ressemblances et les différences entre les discours.

Dans l'ensemble du travail qui suit, nous avons repris certaines de nos notes, propos de personnes rencontrées ou situations observées, à titre d'exemple. Elles sont présentées à l'intérieur du texte en italique.

2.

Les données cueillies.

Si cette méthodologie nous a semblé la plus appropriée et la plus intéressante, compte tenu de notre sujet d'étude, ce choix amène plusieurs commentaires méthodologiques face aux données recueillies. Les premières concernent l'impact que la présence d'un observateur peut avoir sur un terrain d'analyse. Les secondes renvoient aux limites que présente la valeur des données ainsi recueillies.

2.1. Présence du chercheur sur le terrain.

Dans un tel type de méthodologie et compte tenu du fait que notre sujet d'étude touche directement des personnes privées de liberté et détenues contre leur gré, le premier problème de la présence d'une observatrice dans les établissements est une question d'éthique.

Une fois acceptée par les autorités carcérales, nous avons pu circuler librement dans les établissements étudiés. Or ceux-ci sont les lieux de vie des détenus, leur intimité y est constamment sous le feu des regards du personnel et donc de l'observatrice. Cette situation est d'autant plus problématique pour les détenus que, contrairement à tout autre terrain d'analyse où les personnes concernées gardent toujours la possibilité de refuser la présence d'un observateur, ou tout au moins, ont les moyens matériels de se soustraire à ses observations, les personnes détenues ne disposent pas réellement de ces moyens.

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Par ailleurs, ces lieux sont également des lieux où des membres du personnel travaillent et partagent une intimité. La présence d'un tiers durant l'accomplissement de leurs tâches peut, de ce fait, les troubler et être perçue comme dérangeante. Il reste que, autant les détenus n'avaient pas vraiment droit de parole, autant les membres du personnel pouvaient refuser qu'un tiers passe ses journées avec eux.

Pour pallier à cette situation, nous avons réalisé plusieurs choix méthodologiques. D'une part, notre présence comme observatrice a été immédiatement annoncée et clairement exposée. À chacune des personnes rencontrées notre sujet d'étude était présenté et nous prenions nos notes d'observation ouvertement devant elles. D'autre part, à notre arrivée dans chacun des établissements, puis au fur et à mesure de nos déplacements dans les différents secteurs, nous avons demandé l'accord des personnes concernées quant à notre présence. Celles-ci avaient donc la possibilité de la refuser. De même, au début de chaque terrain nous avons rencontré le comité des détenus afin de les informer de notre souhait de travailler parmi eux et de voir s'ils y voyaient des inconvénients. Puis, tout au long de notre séjour nous avons attendu, en nous tenant le plus en retrait possible, que les détenu eux-mêmes viennent parler avec nous et nous proposer d'aller dans les lieux qui leur étaient les plus personnels, rangée, salle commune ou cellule.

La deuxième question face à la présence d'un tiers sur un terrain d'observation est liée à l'impact que cette présence peut avoir sur le terrain lui-même. En effet, une présence quotidienne connue et ressentie peut inciter les personnes observées à modifier leur comportement ou leur langage. Se sentant observés, ils peuvent être amenés à restreindre leurs gestes ou propos. Cette situation peut être d'autant plus aggravée en raison du statut de la chercheure. Jeune, étudiante et femme sont des caractéristiques pouvant conduire les personnes observées à la considérer comme peu crédible, prête à tout croire, et les inciter par-là même à ne pas lui faire confiance.

De fait, nous avons choisi de rester sur place une longue période de temps, afin de diminuer au maximum cet impact. Les premiers jours, les personnes observées se sont contrôlées, puis rapidement, des liens de confiance se nouant, la chercheure a fait partie de leur quotidien. De plus, au fur et à mesure de notre connaissance du terrain et du milieu, nous avons été à même de faire la part des choses et de relativiser certaines des informations recueillies. Ainsi, au bout de quelques jours, nous avons perçu que les observations relevées étaient crédibles et aussi proches que possible de ce qui se passait en l'absence d'un tiers. Nous l'avons d'autant plus remarqué que, rapidement, la chercheure a été prise à partie, et du statut d'observatrice externe elle est passé au statut d'actrice à part entière. Certains conflits entre détenus se sont cristallisés autour de sa présence, elle a été prise comme témoin dans des discussions entre

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membres du personnel ou entre détenus et sa présence a été utilisée par certains qui voulaient faire passer des messages à des membres d'un autre groupe. Il ne s'agit plus alors de parler d'une observatrice invisible que l'on oublie, mais plutôt d'une personne devant laquelle on ne se gène plus. Les événements tournants autour d'elle, justement accentués par le fait d'être une femme dans un milieu d'hommes, ont pu être analysés de leur côté comme des symptômes des interactions sociales dans cet univers. Ils ont constitué de ce fait une source d'information supplémentaire.

2.2. Valeur des données cueillies.

L'univers étudié est un monde de silence. Cela nous a amenée à nous questionner sur la valeur des données cueillies. La question est de savoir jusqu'à quel point les informations rassemblées sont bien comprises et proches du vécu ressenti par les acteurs rencontrés. En effet, les informations réunies sont de trois sortes, d'une part nos observations directes, événements observés ou dialogues entendus, d'autre part, les discours tenus par les personnes rencontrées, discours sur elles-mêmes ou sur les autres groupes d'acteurs, enfin les événements que nous avons vécus personnellement en tant qu'actrice de cet univers. Il reste que, quel que soit le temps passé à observer, certains événements seraient restés totalement obscurs sans les explications de l'un ou de l'autre acteur du milieu. Cela a été d'autant plus marqué pour les données recueillies sur les détenus qui, en dépit du lien de confiance qui a pu s'établir, n'étaient pas prêts à tout dévoiler des rapports qu'ils entretiennent entre eux. Une grande partie de nos informations nous est donc venue des agents de correction, sans doute les plus au courant des rapports entre détenus, mais non neutres face à eux.

Cependant, nos données provenant de trois sources différentes, nous avons pu corroborer facilement les informations rassemblées. Les explications que certains acteurs nous donnaient pouvaient être vérifiées par nos observations directes ou notre vécu personnel, et réciproquement. Ainsi, chacune des données sur lesquelles nous avons basé notre analyse a été confirmée.

Par ailleurs, en dépit de notre présence régulière et à long terme, plusieurs choses sont restées dissimulées. Le monde carcéral reste un univers secret, surtout le monde des détenus et, ne pouvant nous trouver partout à tout moment, certains événements nous sont probablement restés méconnus.

Il reste que, dans cet univers tout finit par se savoir, la plus grande partie de ces choses plus cachées nous sont alors revenues. Ainsi, nous avons pu avoir accès, même de façon indirecte, à la majeure partie des événements survenus au cours de notre séjour.

(27)

2.3. Généralisation des résultats.

Les résultats présentés dans le cadre de ce rapport ne sont pas exhaustifs. D'une part notre mandat étant de présenter le vécu carcéral dans sa quotidienneté, certaines dimensions propres à l'univers carcéral, n'ont pu être traitées. D'autre part, nos observations ont été limitées par l'accessibilité des informations. Certaines données n'ont pu ainsi être notées, n'étant pas visibles au moment de notre présence sur les lieux.

Par ailleurs, les données cueillies sont représentatives de points de vue et de perceptions. Il s'agissait de saisir le déroulement de la vie carcérale à travers ce qu'en disaient les personnes directement concernées. Les informations présentées sont avant tout caractéristiques de ce que ressentaient les différents acteurs rencontrés.

Il reste que ces données sont généralisables aux différents établissements existants au Canada et à l'ensemble des perceptions et points de vue des multiples acteurs du milieu carcéral. En effet, l'analyse de deux établissements contrastés nous permet d'étendre nos résultats à tous les différents types de pénitenciers existants, en étant entendu que les certaines caractéristiques décrites ici sont moins marquées que dans les établissements à sécurité maximum et plus marquées que dans les établissements à sécurité minimum et vice et versa.

3. Conclusion.

Nos choix méthodologiques nous ont permis de recueillir des données exceptionnelles quant à leur quantité, leur pertinence et leur richesse. Ayant bénéficié d'un accueil chaleureux sur chacun des terrains, accueil très marqué chez les personnes qui ont eu le plus à subir notre présence, soit les agents de correction, et dans un des deux établissements, les détenus, les informations recueillies s'en sont fortement ressenties.

À partir de celles-ci, nous avons procédé à une analyse approfondie du milieu carcéral tel qu'il se présente à l'heure actuelle. C'est ce que nous présentons dans la suite de ce rapport.

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Chapitre 3 L'univers des détenus.

Le monde des personnes incarcérées reste un univers difficile à connaître. En dépit du temps passé et du lien de confiance que nous avons pu construire avec certaines d'entre elles, la loi du silence prime. Un des détenus rencontrés l'exprimait clairement en disant : «ici la règle, c 'est tu n 'entends rien et tu ne

vois rien. Et tu évites les problèmes.2». Il est très ardu de percer ce silence, alors même que les détenus

manifestent un besoin de parler à une personne extérieure à l'établissement. Ils se racontent, mais il s'agit de leur vie personnelle, affective, de leurs difficultés face à l'enfermement. Et s'ils parlent de l'univers carcéral, ils discutent de ceux qui en sont les représentants pour eux, soit des agents de correction, des agents de libération conditionnelle3, des psychologues ou autres, jamais de leurs codétenus ou alors de

façon très générale.

Toutefois, après plusieurs semaines passées au développement de relations, une porte s'est ouverte dans l'accès à ces données. En effet, si, à quelques exceptions près, ils n'ont jamais expliqué clairement en quoi consistait leur cohabitation, nous avons fini par faire partie de leur monde et ils nous ont donné à voir, libre à nous de comprendre ou non, une partie de leur organisation, trafics, paiements de cigarettes, consommation de broue, échanges de services ou relations conflictuelles.

Trois parties constituent ce chapitre. La première présente les caractéristiques générales de cet univers et les éléments principaux de ce que vivent les détenus au quotidien. Dans la deuxième, nous décrivons l'organisation interne des personnes incarcérées à l'intérieur des rangées, espace de vie spécifique au sein des établissements. Enfin, la troisième partie reprend cette organisation, mais au niveau de l'établissement général, car si ces deux dernières présentent de multiples similitudes, ce ne sont pas les mêmes personnes qui sont concernées ni les mêmes jeux de pouvoir qui se nouent dans l'une ou dans l'autre.

2 Nous avons repris à titre d'exemple certaines de nos notes d'observation, propos tenus par les personnes

rencontrées ou situations remarquées. Celles-ci sont présentées à l'intérieur du texte en italique.

3 Dans l'ensemble de ce texte nous parlerons d'agents de libération conditionnelle, nouveau nom donné aux agents

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1.

Caractéristiques de cet univers.

Théoriquement, en raison de leur identité de vécu, sanction judiciaire, privation de liberté et enfermement dans un lieu commun, les détenus peuvent être considérés comme constituant un groupe, un ensemble solidaire. «Cette masse est d'autant plus compacte que pas un détenu n'osera se désolidariser

en public de ses codétenus par un comportement quelconque d'approche du surveillant» (Benguigui et al.,

1994a : 282).

De fait, si face au personnel des établissements carcéraux cette notion de masse compacte peut se retrouver, il reste qu'en dépit d'une cohabitation intime, l'individualisme et la solitude dominent au sein de cet ensemble de personnes incarcérées.

1.1. Description de cet univers.

Dans un établissement carcéral, il est possible de distinguer les endroits en fonction du statut des personnes qui en ont pris possession. Trois types de lieux ressortent, les bureaux des membres du personnel, les endroits de passage et les lieux de vie des personnes incarcérées. Les détenus n'ont accès à la partie administrative des établissements, ensemble des bureaux dans lesquels les divers membres du personnel exercent leur travail, qu'à la condition d'y être expressément invités. Les lieux de passage, lieux neutres - couloirs, petite cour - mais aussi lieux de travail ou d'activités supervisées par un membre du personnel - ateliers, salles de programme ou de classe - sont partagés par les détenus et les membres du personnel. Enfin, certains lieux appartiennent spécifiquement à la population carcérale. Dans ceux-ci, à l'exception des tournées des membres de la direction ou des fouilles générales, seuls les membres du personnel de surveillance se permettent d'y aller régulièrement et encore, leur présence y est rarement bienvenue.

Les zones dans lesquelles vivent les détenus ont une importance fondamentale pour eux. En effet, même si celles-ci sont surveillées, ce sont les personnes incarcérées qui les administrent et qui s'entendent pour y cohabiter. En dehors de la petite et de la grande cour, espaces que les détenus se partagent sans qu'une gestion de leur part soit nécessaire, deux zones spécifiques se retrouvent, les unités de vie et les locaux dans lesquels se déroulent les activités socioculturelles et sportives.

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1.1.1. Les unités de vie.

Les pavillons ou unités constituent l'endroit où un groupe de détenus de 50 à 60 personnes vivent. Ils sont divisés en deux rangées. Chacune comprend une vingtaine de cellules, simples et doubles, une salle commune, une salle de lavage et une salle de douche. Entre les deux rangées d'une unité sont installés les bureaux des agents de correction chargés de la surveillance des pavillons, des comptes, de la distribution du courrier ainsi que de l'ouverture et de la fermeture des portes.

La vie dans ces unités est rythmée selon un horaire immuable, heures d'ouverture et de fermeture des cellules, heures des repas, heures de la distribution du courrier et heures des comptes. La vie de l'établissement se plie à chacun de ces moments précis et entre chacun d'eux, les détenus vont et viennent, en fonction de leurs activités.

Ces unités de vie jouent un rôle essentiel dans les relations entre détenus car ceux-ci y partagent leur intimité la plus profonde. Certaines cellules sont occupées par deux personnes qui doivent alors passer de longues heures ensemble. Les douches, les laveuses, comme la salle commune, appartiennent à tous. Ils partagent ainsi leur partie de réfrigérateur, l'utilisation de la cuisinière, de la laveuse, de la douche, ainsi que le nettoyage et le rangement de leur vaisselle. L'accès aux cours étant restreint et de nombreux détenus ne travaillant pas, soit pour des raisons de chômage, soit de façon délibérée, ce sont des lieux occupés en permanence dont plus spécialement en fin de journée et durant la fin de semaine. Certains vont donc s'installer dans la salle commune pour discuter et regarder la télévision, ou se retrouver dans les couloirs des rangées et près des laveuses. // n 'est pas rare ainsi de voir 3 ou 4 détenus installés

près des laveuses pour discuter pendant plusieurs heures, ou attablés à jouer aux cartes dans la salle commune. Beaucoup d'échanges s'y font et toute une vie de groupe s'y développe.

1.1.2. Les activités libres.

La zone du socioculturel et des sports est installée dans une partie spécifique des établissements, autour du gymnase et des salles d'entraînement. Ce sont des lieux supervisés par un membre du personnel, mais comme celui-ci ne peut y être présent en permanence, certains détenus sont chargés de leur administration et entretien. Il s'y déroule de nombreuses activités, entraînements individuels, rencontres sportives, fabrication de «hobby», et c'est là que se retrouvent certains points névralgiques, tels le bureau du comité de détenu, du club vie, du groupe autochtone et la cantine. Les détenus nommés pour s'en occuper en disposent librement pendant les heures de travail. C'est au moment des activités que

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l'ensemble des personnes incarcérées peuvent s'y réunir. Certains viennent s'entraîner aux poids et

haltères, d'autres faire un match de tennis ou de badminton, quelques uns même s'y installent pour jouer aux cartes.

Ce sont des lieux vitaux car ils représentent pour les détenus un échappatoire à la vie de la prison. En effet, non seulement ce sont des moyens efficaces leur permettant de passer le temps plus vite et d'une façon relativement agréable pour eux, mais encore ce sont des lieux beaucoup moins contrôlés que le reste de l'établissement. Il sont surveillés, mais pas de façon permanente et sont avant tout sous la responsabilité des détenus qui en ont la charge. Ceux-ci se retrouvent alors davantage entre eux et se

sentent moins épiés qu'ailleurs, même si certaines règles liées à la vie commune s'y imposent.

1.2. Un univers partagé : une cohabitation forcée.

Une sorte d'accord tacite fait que les agents de correction se déplacent dans les lieux appartenant aux détenus uniquement pour leur surveillance régulière. À quelques rares exceptions près - en général les gardiens particulièrement bien acceptés - aucun membre du personnel ne s'installe dans la salle commune des détenus ou dans une cellule pour discuter avec l'un d'entre eux. Aucun ne va dans la cafétéria, ni dans le gymnase ou la grande cour, jouer à la balle molle ou au hockey. Ce qui fait que les détenus possèdent ces lieux comme étant leur propre univers. Et ces lieux, ils les partagent et y vivent selon un horaire régulier.

1.2.1. Partage d'un rythme.

La vie quotidienne dans les établissements carcéraux est extrêmement rythmée et régulière. Une sorte d'habitude se crée, les personnes incarcérées s'adaptent aux membres du personnel en charge, à leur façon de faire les comptes ou d'avertir que c'est l'heure de retourner en cellule. Chaque agent de correction a sa façon de procéder. Un des gardiens raconte que pour chaque compte, avant de fermer les

cellules,4 il secoue un peu les portes pour avertir qu'il s'apprête à les fermer. Et, selon les agents de

correction, le moindre retard ou changement dans ces pratiques perturbe les détenus et leur déplaît.

Tout un ensemble de règles de vie collective non dites se mettent ainsi en place. Les personnes incarcérées attendent des gardiens qu'à moins d'un événement exceptionnel, ils ouvrent les cellules à

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l'heure prévue et ne traînent pas dans l'accomplissement des comptes. Parallèlement, entre eux, les détenus respectent ces horaires de façon à ce que le temps où les agents de correction se trouvent dans les rangées soit réduit au strict minimum. Au sein des pavillons, chacun se doit de déranger les autres le moins possible, le son de sa musique ou de sa télévision ne doit pas être audible aux autres, les bruits d'eau ou de salle de bain ne doivent pas s'entendre la nuit. Leur cohabitation se déroulant dans une promiscuité étroite, il s'agit de ne pas rendre l'enfermement encore plus difficile. Il arrive que certains essayent de déranger les membres du personnel en se présentant en retard au moment des comptes, tel un

des détenus qui s'assoie pour discuter avec la chercheure juste au moment où tout le monde entre en cellule, ou en prenant une douche au mauvais moment. Mais, comme les gardiens s'arrangent pour faire

savoir aux autres que leur retard est dû à un de leurs codétenus, ce dernier est rapidement rappelé à l'ordre.

Il reste que cette cohabitation forcée se fait à travers le partage de certains lieux de vie particulièrement intimes, cellules, salles communes et lieux de sports ou de loisirs. C'est une cohabitation difficile à tous les niveaux.

1.2.2. Partage d'une intimité.

Avec l'existence des cellules doubles, le partage de ces lieux de vie ne se fait pas sans difficultés. En principe un ordre est instauré dans l'accès aux cellules simples. Il se fait en fonction de la durée de la peine - les détenus condamnés à une sentence vie sont prioritaires - et de la date d'arrivée de la personne. Selon les établissements cela peut prendre longtemps avant d'obtenir une cellule simple. Les détenus sont alors obligés de trouver un terrain d'entente. Plusieurs contactent, parmi les nouveaux arrivés, la personne qui doit partager leur cellule et, avant même son entrée dans les lieux, s'accordent avec elle. D'autres s'adaptent avec celle qui est placée d'office entre leurs murs. Certains enfin mettent tout en œuvre pour faire fuir tout colocataire en se rendant le plus détestable et le plus invivable possible. Toutefois, quelle que soit l'entente qui règne entre des partenaires de cellule, plusieurs problèmes, en plus des difficultés liées à la promiscuité, font régulièrement surface, problèmes de fumée de cigarette, si l'un est fumeur et l'autre non, problèmes de propreté si l'un ne fait pas le ménage, problèmes de racisme ou de cohabitation avec un détenu qui ne passe pas dans la population carcérale. Tel un détenu venant se plaindre en

expliquant qu 'il était «tanné» de son colocataire car celui-ci ne fait pas son ménage et ne se ramasse pas. Pour régler ce problème il demande que l'agent de correction intervienne. Et dans ces différents cas,

seule la fumée de cigarette est une excuse admise pour changer de cellule. Dans les autres il faut se débrouiller en s'entendant tant bien que mal.

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La salle commune est partagée entre tous. Certains s'y préparent des repas ou s'y installent pour regarder la télévision. Il reste cependant que certains en profitent davantage et imposent leur présence et façon de faire à l'ensemble du pavillon. Ainsi, il peut arriver que pour une période de temps un groupe monopolise bruyamment la salle commune pour discuter, fumer ou encore jouer aux cartes. Dans ce cas, à l'exception de leurs proches, rares sont les détenus du pavillon qui peuvent profiter de cette pièce lorsque 5 à 6 joueurs y sont installés.

Enfin, le gymnase et le matériel d'entraînement sont, en principe, prévus pour l'ensemble de la population carcérale. Il reste que seuls certains détenus ont accès au matériel d'haltérophilie et un nouveau venu, à moins d'être connu dans les lieux, ne pourra pas en profiter avant de s'être fait sa place au soleil.

1.2.3. Échanges.

Dans ce contexte où tout devrait être commun et partagé, selon les gardiens tout se vend ou s'échange. Certains détenus cuisinent pour les autres, font le ménage de leurs cellules, font des massages, des coupes de cheveux, vendent des pizzas. Un ensemble de trafics, broue, drogue, nourriture, payés en paquets de cigarettes, se développe. Le milieu carcéral étant toujours, quelles que soient les améliorations dans les conditions matérielles de détention, un monde de privations, tout se trafique. De celui qui fait des pizzas et les vend à celui qui coupe les cheveux, chacun cherche à améliorer sa vie et à obtenir de petits profits. Selon les membres du personnel, certains détenus seraient même plus ou moins contraints de vendre leurs services sexuels, en particuliers les jeunes détenus ou ceux présentant une orientation sexuelle homosexuelle manifeste.

1.3. Un univers de solitude, marqué par l'individualisme.

En dépit de cette vie commune, de cette cohabitation dans le partage du quotidien le plus intime, tous les détenus rencontrés au cours de ces observations parlent de leur solitude. Quel que soit le temps passé derrière les murs, ils disent tous ne pas avoir d'amis. Face à l'ensemble de leurs compagnons d'infortune quelques relations se nouent, mais celles-ci restent teintées de méfiance et les détenus parlent de connaissances, rien de plus.

La plupart des détenus se préparent à manger et mangent seuls. Certains restent enfermés dans leur cellule, se contentant d'en sortir pour aller à leur travail ou pour aller se chercher à manger. D'une

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unité à l'autre, plusieurs personnes disent ne pas connaître le visage d'un grand nombre de leurs codétenus, alors même que ceux-ci sont présents dans l'établissement depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Et, résidents dans un même pavillon d'une cinquantaine de personnes, s'ils connaissent le visage de tout le monde, ils ne se parlent pas tous entre eux. Finalement, seuls ceux incarcérés depuis longtemps considèrent qu'une ou deux personnes, souvent rencontrées plusieurs années auparavant, peuvent être qualifiées d'amies.

1.3.1. Solitude basée sur la méfiance, la peur, l'intolérance et l'image.

Cette solitude vient d'une méfiance marquée qu'ils expriment les uns vis-à-vis des autres. Ils ne se connaissent pas, ne savent pas ce que leur voisin de cellule a fait et se soupçonnent mutuellement d'avoir commis des actes criminels non acceptés, agressions sexuelles, délation ou pédophilie.

La plupart se méfie les uns des autres surtout par peur de la délation. C'est un monde de silence, où la règle est de ne jamais rien dire, mais où finalement tout se sait. Et beaucoup de trafics des détenus sont décelés par les membres du personnel. Pour les personnes incarcérées, si les gardiens savent des choses c'est en raison d'actes de délation. Et, détenus comme membres du personnel de surveillance, tous à un moment ou à un autre parlent de l'existence de nombreux délateurs prêts à dénoncer leur codétenu pour obtenir certaines gratifications. Selon eux, dire à l'agent de correction en service que tel détenu fait de la broue ou possède un appareil à tatous dans sa cellule donnerait certains avantages au délateur. Cela lui permettrait de faire ses propres trafics sans concurrence, lui garantirait une certaine tranquillité ou encore lui obtiendrait, en cas de besoin, une certaine indulgence de la part des membres du personnel, « pour services rendus ». Quant à la délation importante, l'entrée de drogue dans l'établissement par exemple, elle serait dénoncée afin d'obtenir des transferts vers un établissement à sécurité moindre, certaines permissions de sortir ou encore une libération conditionnelle. Non seulement les détenus croient à l'existence de ces pratiques et de leurs avantages, et certains vont jusqu'à dire haut et fort que «seuls

ceux qui sucent les gardiens en obtiennent quelque chose», mais encore les membres du personnel

entretiennent cette croyance en laissant entendre qu'en effet certaines de leurs informations leur sont transmises par des détenus délateurs. De ce fait, si une des personnes incarcérées va souvent ou reste trop longtemps dans le bureau des gardiens, ou si elle a de nombreux contacts avec eux, elle va être regardée avec méfiance et va parfois se le faire reprocher. Un détenu qui tentait de résoudre un problème de

roulotte et par ce fait même a passé 3 après-midi de suite dans le bureau des gardiens se l'est fait reproché de façon agressive et soupçonneuse par un de ses codétenus : «t'es tout le temps dans le bureau, qu 'est-ce que tu leur donnes comme info?»

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