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Mémoire contumace : suivi de, Le palimpseste à l'œuvre

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Academic year: 2021

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(1)

suivi de

Le palimpseste à l'œuvre

par

Sylvain ST-AMOUR

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire en écriture littéraire présenté à la Faculté des études supérieures et de la recherche

en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres

Décembre 2007

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Published Heritage Bran ch

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Remerciements :

À

Yvon Rivard, pour ses encouragements, sa générosité, ses précieux conseils, ses infatigables relectures et son regard passionné sur les mots et sur le monde.

À

Chantal Bouchard, qui a su guider mes pas sur le chemin de la génétique textuelle.

À Jacinthe Martel, pour les renseignements fournis par courriel et pour m'avoir, il y a de cela déjà quelques années, conduit vers l'univers aquinien.

À Mme Andrée Yanacopoulo, pour le Fonds d'archives Hubert-Aquin de l'Université du Québec à Montréal qui a été une source inestimable d'informations et un lieu de découvertes édifiantes. Et, enfin, à M.Wexler etC. Chevreuil, sans qui il en aurait été autrement.

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TABLE DES MATIÈRES

Remerciements ... .ii

Table des matières ... .iii

Résumé ... .iv Mémoire contumace Chapitre 1 ... 2 Chapitre 2 ... 12 Chapitre 3 ... 18 Chapitre 4 ... ; ... 23 Chapitre 5 ... · ... 31 .Chapitre 6 ... 40 Chapitre 7 ... 47 Chapitre 8 ... ; ... 53 Chapitre 9 ... 57

Le palimpseste à l'œuvre: étude de la genèse du projet de roman «Obombre» d'Hubert Aquin Introduction ... 64

1- La méthode d'analyse ... 66

2- La description du dossier ... 68

2.1- La composition des lias~es ... 68

2.2- L'ordre chronologique ... 72

2.3 -La typologie des documents ... 75

2.4- La méthode de travail de l'écrivain ... 76

3- La technique du palimpseste ... 77

3.1- Le brouillon: une composition matérielle ... 79

3.2- Les différents supports ... 79

3.3- La graphie ... ~ ... 83

3.4- La couleur de l'encre ... 84

.3.5- L'effet de mosaïque ... 84

3.6- L'avant-texte :une composition orchestrée ... 85

4-Lire Obombre ... ... 89

4.1- Les rapports transtextuels ... 95 Conclusion ... 1 01 Bibliographie ... 1 03

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RÉSUMÉ

Le premier volet de mon mémoire de maîtrise en écriture littéraire vise à explorer le mode de structuration de l'identité du personnage principal en fonction des mécanismes de stratification de la mémoire. Le protagoniste, confiné dès le début du récit à un espace clos, n'a accès à son existence qu'à travers des sensations qui le ramèneront à divers épisodes de son passé. Ces réminiscences qui ouvrent la voie aux expériences qui ont forgé son devenir lui permettront de superposer sa propre trajectoire aux souvenirs qu'il a gardés des personnes qui ont façonné sa vision du monde.

La partie critique de mon travail porte sur la genèse et sur l'élaboration du dernier projet de roman d'Hubert Aquin intitulé «Obombre» dans lequel l'identité fragmentée du protagoniste se définit à travers le destin d'autres personnages avec lesquels il partage une expérience commune. L'approche de la génétique textuelle permet de mettre en lumière les mécanismes de création et, dans ce cas particulier, d'édification d'une œuvre littéraire par superposition de trames narratives distinctes dans un discours unique.

ABSTRACT

The first part of my master's thesis in creative writing explores the way the leading character's identity is structured as a function ofmemory. The protagonist, limited to a confined space, does not have access to his existence other than through the senses which are drawn from different episodes of his past. These reminiscences, that open the way to experience, forge his becoming, and allow him to superimpose his own individual path to memories that he has of tho se persons who have shaped his experience of the world.

The critical part of my work concems the genesis and the elaboration of the last draft of Hubert Aquin's novel entitled «Obombre» in which the fragmented identity of the protagonist is defined through the destin y of other characters with whom he shares a common experience. The genetic studies approach in literature sheds light on the creative mechanisms and, in this

particular case, the construction of a literary work by the superimposition of different narrative threads in a unique discourse.

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0 Chapitre 1

Entre quatre murs : ce fut sans doute le dénouement le plus improbable pour Charles. Malgré un procès qui avait duré. plusieurs semaines, il n'avait jamais véritablement envisagé un tel scénario. Depuis les accusations, huit mois auparavant, il avait joué le jeu comme il avait jusqu'à maintenant vécu sa vie :tous les obstacles n'avaient été que des avatars à ses mises en

scène. Avant d'entrer dans la salle d'audience, devant les quelques journalistes qui se trouvaient là le jour du verdict, il avait fixé la caméra directement dans l'objectif et riposté d'un demi-sourire défiant, impertinent, quasi victorieux. Il avait fait son entrée dans la salle 6.04 du Palais de justice de la rue Notre-Dame dont l'architecture avait toujours à ses yeux manqué d'envergure, surtout en de telles occasions. Il avait considéré, néanmoins, que tout avait été mis en place pour ce qu'il croyait être, enfin, sa sortie en règle.

Mais tout cela n'existait plus. Tout ce qui s'était passé avant neuf heures de ce matin appartenait à un temps qui venait soudainement de s'éclipser. Ces quatre murs qui se refermaient sur lui n'étaient plus qu'un espace borné et vertical qui ouvrait sur un abîme informe projetant les contours fuyants d'une ombre contumace. Fini, anéanti, sans avenir, c'est tout ce qui résonnait dans sa tête et l'unique sensation qui pouvait parvenir jusqu'à lui. La nature des accusations était trop grave.

- Vous devez mettre tout ce que vous avez sur vous, bijoux, montre, clés, portefeuille, téléphone cellulaire sur ce plateau. Les accessoires autorisés vous seront rendus au centre de détention et le reste sera remis à votre avocat. Vous enlevez également vos souliers et les déposez dans la boîte à côté de vous. N'oubliez pas votre ceinture puis votre cravate et détachez votre chemise, ou vous pouvez l'enlever si vous avez quelque chose en dessous.

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Charles ne prit même pas la peine d'acquiescer et s'exécuta. Le préposé regardait sa fiche comme s'il vérifiait une liste quelconque. Il leva les yeux vers Charles.

-Biche ... , c'est votre nom?

Charles ne répondit rien. Il avait l'habitude, il était arrivé, au bureau, que des gens appellent et demandent pour «Labiche», «Gazelle», «Chevrette» ou même encore «Chèvrefeuille».

-S'il y a une erreur, vous me le dites, sinon ça risque d'être plus long.

Charles demeura indifférent, qu'aurait-il pu y avoir dès lors à retarder? Et le garde commença à dérouler machinalement l'information qu'il avait sous les yeux: <<prénom: Jean-Charles, date de naissance: 21 novembre 1969, prénom du père: Jean-Claude, nom de fille de la mère: de Soulanges, lieu de naissance : Paris. Ah ! ... c'est de là que vient votre nom»; et il enchaîna : «nationalité : canadienne et française, oui, c'est ça ... canadienne et française, pas canadienne-française; occupation : promoteur immobilier».

Il jeta un œil vers Charles qui demeurait toujours aussi stoïque, puis il continua, «cheveux: châtains, yeux: pers». L'employé le regarda cette fois-ci directement dans les yeux pendant une fraction de seconde, ce qui fit un effet étrange, une sorte d'intrusion ou de violation de son intimité. Charles aurait voulu avoir la force de réagir, mais tout son être était paralysé bien qu'il sentît à l'intérieur de lui-même tous ses muscles se contracter dans une séquence de pulsations intermittente et aléatoire. Le garde retourna à sa vérification d'usage et continua son soliloque pendant encore deux ou trois minutes. Il regarda sa montre d'abord pour y vérifier la date qui y était inscrite dans un petit hublot du côté gauche du cadran et puis l'heure qu'il inscrivit en dernier lieu. On entendit glisser un trait de crayon, on devinait qu'il apposait ainsi sa signature au bas du formulaire. Entre temps, Charles avait eu le temps de se dépouiller. Il vit dans cette

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~~ forger la sienne de signature : sa montre, son stylo et ses boutons de manchette. Chacun de ses accessoires arborait sans exception une griffe distinctive et prestigieuse. Son statut, qu'on allait maintenant lui retirer, se retrouvait déposé pèle-mêle dans ce plateau.

-Je ne m'habitue jamais à écrire 2004; je suis toujours en train de marquer 2003.

On ne pouvait trop savoir à qui ce garde pouvait s'adresser ainsi. Il réinscrivit un 4 par-dessus le 3 à la manière d'un palimpseste. Après avoir accompli sa tâche, il dirigea son regard vers Charles et lança une dernière phrase.

-Reste là, quelqu'un viendra s'occuper de toi.

Ces quelques mots heurtèrent Charles; au-delà de la banalité de ces paroles, il n'entendit dans cette consigne que la mise en forme du gouffre dans lequel il commençait à s'enliser. Il n'avait rien retenu de l'information qu'on venait de lui communiquer, mais le ton retentissait en lui

comme la marque de la position dans laquelle il se trouvait. En quelques minutes, ce même

préposé était passé du vouvoiement au tutoiement et s'apprêtait maintenant à repartir avec tous ses effets dans une cassette sur laquelle étaient inscrits une série de chiffres et de lettres, son nom ainsi que celui du centre de détention vers lequel il était destiné. Il comprit que tout avait été perdu d'avance, que ce qu'il était venu jouer ce matin-là était l'épisode fatidique d'une histoire qui s'écrirait désormais sans lui. Il n'avait plus aucun droit de regard. Le garde sortit et laissa claquer derrière lui la lourde porte d'acier.

Charles se retrouvait seul dans cette salle où il entendait le vide résonner. Des sentiments contradictoires de violence, de désarroi et d'abandon s'entrechoquaient et s'annulaient en lui. Il essaya de se ressaisir, mais, pour ce faire, il lui semblait devoir engager des tractations avec lui-même. Derrière la table où il se trouvait, il y avait un banc, ou plutôt une sorte de plate-forme moulée dans le mur. Il décida de s'y asseoir. Quand il s'y installa, son mollet toucha le métal

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roide et froid, bien que la température de la pièce fût confortable. Ce contact avec la matière lui fit une drôle d'impression, comme si la seule partie de son corps qui lui appartenait encore était son mollet. Il mit ses deux mains de chaque côté, bien à plat sur le siège; ça ne lui fit pas du tout le même effet : elles se fondaient avec la matière, il n'y avait aucun contraste, la moiteur créant un filtre sirupeux entre sa peau et le vinyle du siège. Tout se passait au ralenti. Comme s'il cherchait la confirmation de quelque chose, il recommença. Il appuya légèrement, puis plus fermement son mollet sur la base du banc. Il éprouva la même sensation d'étrangeté. Il réessaya

1

en appuyant son dos sur le mur arrière. Rien, son dos se confondait encore une fois avec la matière comme s'ils ne formaient qu'un. Puis avec le coude, l'articulation semblait rencontrer une résistance. Il n'aurait pu dire pendant combien de temps dura ce jeu, mais c'était le seul contact qu'il pouvait maintenir avec la réalité. Comme il n'avait pas fermé l'œil depuis plus de vingt-quatre heures, il ne savait plus très bien à quoi attribuer son état qui était définitivement plus près de la transe que de tout type de fatigue avec laquelle il s'était souvent habitué à fonctionner.

La nuit précédant le verdict, il avait été anxieux, nerveux et impatient. Il n'avait pas voulu dormir et avait erré dans les rues de la ville. Il était allé là où les maisons lui semblaient les plus fastueuses, là aussi où la lumière permettait.de voir les intérieurs. Adolescent, il s'était souvent

aJ.l?.USé à ce jeu : assis dans l'autobus, il fixait les souliers qui s'alignaient devant lui et sans lever

les yeux il essayait d'imaginer à quel type de personne ils appartenaient. Au début, il arrivait à des résultats mitigés, mais assez rapidement il réussissait à décoder les signes. Il essayait parfois d'imaginer la vie de ces gens. Un jour, il lui était même arrivé de descendre derrière un inconnu et de l'épier jusque chez lui à dessein de valider ses hypothèses.

f ' .. En errant devant ces maisons, il s'était remémoré cette fantaisie d'adolescent. Il aurait eu

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/~ aurait voulu ne plus penser à rien jusqu'au moment où il aurait à se prés'enter au Palais de justice pour mettre un terme à cette histoire qui avait trop duré. Au début, il avait peu porté attention à cette affaire qu'il savait être un coup monté; il avait voulu jouer le jeu et tromper ses détracteurs, mais il avait été trop accaparé par ses projets pour s'occuper des démarches judiciaires

préliminaires. Il avait ainsi laissé l'avocat s-'embourber dans l'imbroglio des faits. En marchant, il '

tentait de se rassurer sur l'issue de son procès, de chasser ces angoisses qu'il avait l'habitude de repousser quand il finissait par se retrouver dans des situations trop enchevêtrées.

Après avoir ainsi déambulé pendant quelques heures, il s'était arrêté au retour sur le belvédère du Mont-Royal. Il avait à ses pieds une ville recouverte de brouillard. Il apercevait à l'horizon la partie supérieure de la coupole du stade olympique déposée à la manière d'un vase campanien soutenu et manipulé par des fils mal dissimulés.

La première fois qu'il avait vu Montréal, il avait été plongé dans un univers qui lui était apparu tout aussi surréel. De 1' aéroport de Mirabel, il était descendu directement à 1 'hôtel que possédait son père. Du trajet en taxi, il ne se souvenait de rien, il avait dormi, brisé beaucoup plus par les soirées précédant son départ de la Côte d'azur que par les quelques heures de vol ou le décalage horaire. La transition entre l'aéroport de Nice et la rue St-Hubert lui avait échappé. Sur place, il avait trouvé à son arrivée une note laissée par son père : «Dîner d'affaires, de retour vers 22 heures. Jean-Claude». Il était environ seize heures et Charles sentait qu'il devait demeurer actif s'il voulait pouvoir attendre le retour de son père sans s'écrouler. Comme il n'avait jamais . mis les pieds dans cette ville et n'avait même jamais consulté un guide de Montréal, il pouvait

dès lors commencer son exploration librement. Le nom de Montréal n'évoquait pour lui que les premiers Jeux olympiques qu'il avait vus à la télévision. Il avait gardé en mémoire l'image du stade circulaire, mais rien d'autre qui puisse lui donner une idée de la ville. Il connaissait certains épisodes qui avaient ponctué les différents mouvements de colonisation de la France. Ce qu'il

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avait surtout retenu était les quelques péripéties relatées par sa grand-mère, mais qu'il savait appartenir à l'univers légendaire de Jeanne de Soulanges. De l'espace urbain, de Montréal comme métropole, il ne connaissait rien. Il avait tout à découvrir dans cette ville où son père, après un divorce ruineux, avait trouvé, en plus d'occasions d'affaires attrayantes, le moyen de mettre une distance suffisante entre lui et la famille de Soulanges. Le jeune Charles ne venait pas à Montréal pour s'y installer, mais simplement pour prendre un peu de répit après avoir terminé son baccalauréat. À dix-sept ans, il était aussi temps pour lui de s'affranchir de l'emprise de sa mère. Ce voyage au Canada allait lui en offrir l'occasion.

L'après-midi même de son arrivée, il s'était donc mis

à

errer dans les rues de Montréal. Il allait «découvrir l'Amérique», songea-t-il. Il avait pris le boulevard de Maisonneuve, la particule lui indiquant qu'il devait s'agir sans doute d'une des artères importantes de la ville. Il avait choisi une direction au hasard et s'était aventuré du côté est. Le fait que tout soit écrit et affiché en français lui fit une drôle d'impression, comme s'il arrivait à lire et à comprendre la langue d'un pays étranger. Dans cette partie de la ville où les immeubles paraissaient aussi fragiles que modestes, il avait croisé surtout des dépanneurs et des marchés d'alimentation, mais aussi des

buanderies et quelques brocanteurs. Il n'avait jamais imaginé que des marchands puissent

exposer en vitrine des électroménagers usagés et des breloques aussi hétéroclites. Il ne s'était pas représenté Montréal de cette manière. Il aurait pu concevoir des villes de la Louisiane, par

exemple, de la sorte. Montréal ressemblait à une Nouvelle-Orléans sans Noirs et sans mer. Au moment où il sentit le besoin de se reposer un peu, il vit la halte qu'illui fallait: un large panneau jaune avec des lettres en saillie d'un rouge criard indiquant «Miss Hochelaga, de li catessen».

La couleur vive de cette image qui lui était revenue en mémoire contrastait avec la semi-obscurité de l'aube et la grisaille du mois de mars. Il jeta un œil du côté du Vieux-Montréal, un

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peu pour essayer de voir jusqu'où il aurait à se rendre, mais il n'arrivait pas à identifier à travers le brouillard la position du Palais de justice. Dans quelques heures, il allait en avoir fini. Il regardait cette ville couverte d'un filtre de brume juste au moment où le soleil allait se lever. Il était resté là pendant un long moment, debout, bien droit, et il réalisait pour la première fois que de cet endroit précis où il se trouvait, surplombant ainsi la ville, il aurait pu apercevoir par un ciel clair certains de ses projets immobiliers. Il suffisait, pensa-t-il, de lever le voile qui enveloppait Montréal à cette heure pour que cette ville témoigne elle-même qu'elle était non seulement devenue la sienne au fil des années, mais qu'il avait aussi contribué à façonner son visage. Il resta ainsi plusieurs minutes à observer la ville à ses pieds qui s'offrait à lui. Vue ainsi, elle devenait encore un peu plus la sienne, comme une cité qui pouvait lui être subordonnée. Cette sensation lui donna l'audace nécessaire pour passer à travers l'éprouvante journée qui allait commencer.

Comme il avait encore quelques heures devant lui, il décida de descendre l'avenue du Mont-Royal et de marcher jusqu'au stade en suivant au retour l'itinéraire qu'il n'avait jamais eu l'occasion d'emprunter de nouveau pendant toutes ces années. S'il avait du temps, il allait

s'arrêter chez «Miss Hochelaga» pour le petit déjeuner, si l'endroit existait toujours. Il repasserait par la rue Frontenac dont le nom l'avait vivement interpellé au premier jour. Il avait été médusé d'apercevoir le nom de ce gouverneur dont Jeanne de Soulanges lui avait si souvent parlé. Il se souvenait des détails relatés par sa grand-mère concernant la filiation dont elle se réclamait avec ce comte dont Louis XIII lui-même avait été le parrain. Lorsqu'il avait ensuite croisé la rue Ontario, il avait cherché une forteresse que Frontenac y aurait fait construire. Tout en arpentant le souvenir des récits de Jeanne, il avait parcouru une partie de la rue en prononçant, curieux, ce nom qui commençait et finissait par la même voyelle. Il récitait les trois syllabes à l'instar d'une formule magique qui allait faire apparaître devant lui les murs de fortification.

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Charles avait pensé à ces moments comme s'ils s'étaient déroulés dans une autre ville ou même dans une autre vie qu'il tentait à ce moment de concilier avec la sienne. Cette promenade suffi.samment longue allait lui tenir l'esprit occupé jusqu'à neuf heures. Il ne prendrait pas la peine de retourner chez lui pour changer de vêtements. Il se présenterait tel qu'il était devant le juge et devant les caméras, avec un long manteau en cachemire de couleur kaki et un complet pâle de couleur taupe, une chemise à rayures, une cravate de soie saumon et des souliers tan. Rien de l'élégance de son habillement ne concordait avec le piteux état des chaussures maculées d'un mélange de boue et de gadoue dont l'eau avait abîmé le bout de la semelle de cuir rigide.

Contraint par cet espace qui continuait de se refermer sur lui et absorbé par ces pensées qui seules pouvaient le tirer de sa claustration, Charles finissait toujours contre son gré par revenir à lui-même. De nouveau, il sentit que tous ses sens étaient figés, que son corps était

'

paralysé et qu'il était momifié. Son regard fixait ses souliers qu'il venait de déposer dans un casier en saillie du plancher. Rien d'autre n'existait en dehors de ce point fixe. Étrangement, il se demanda pourquoi il les avait choisis la veille et, plus curieusement encore, comment ces

chaussures qu'il n'avait pas portées depuis tant d'.années avaient pu encore se trouver dans son placard. Il avait acheté ces souliers trop grands pour lui lorsqu'il habitait son premier appartement à Outremont, un an après son arrivée. Il lui sembla alors qu'un fragment de son existence traînait dans cette boîte. Il avait déjà passé plus de la moitié de sa vie au Canada puisqu'il était arrivé à Montréal à l'âge de 17 ans et qu'il en avait un peu plus du double. Il eut l'impression en quelques secondes de voir défiler une partie de sa vie depuis son arrivée à Montréal : l'hôtel que son père, homme d'affaires prospère, avait acheté sur la rue Saint-Hubert au coin du boulevard de

Maisonnel1ve, ses études inachevées aux HEC, son premier appartement sur la rue Wiseman et son saut dans le monde de 1 'immobilier sur les traces de son père. Arrivé à cet épisode, il sentit

.~··

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,~ quelques secondes venait de se tordre. Il n'y avait que des images brouillées : il ne s'agissait plus d'un tableau, mais d'une sensation, d'un sentiment retors, souvenir d'un père qui l'avait

abandonné pour des raisons qu'il soupçonnait, mais qui n'avaient jamais été énoncées. Trou noir. Charles était maintenant là, en transition, assis dans cette cellule, seul, presque sans lui-même. Sans même avoir à bouger la tête, il réussit à détourner son regard vers ses mains. Elles n'étaient pas de la couleur habituelle, ses doigts paraissaient plus courts, plus larges. Comme s'il ne les avait jamais véritablement remarqués. Il sentait la plante de son pied droit toucher le sol directement. Il comprenait qu'il y avait un trou dans sa chaussette. Cette sensation le fit revenir à la réalité.

Il entendit des pas venir vers la pièce où il se trouvait. Sur le plancher de granit, il

distinguait deux cadences. Charles se raidit, sans toutefois lever la tête. Les yeux grands ouverts, il aurait voulu retourner en lui-même et fuir. Il lui semblait maintenant entendre le bruit d'une cavalerie, le rythme des chevaux qui s'amenaient vers lui de l'autre côté du champ de bataille qui ne pouvait être que Waterloo. Rien à faire, les pas se rapprochaient à un rythme régulier,

implacable. Tout distinguait ces pas : leur amplitude, leur force de résonance sur le plancher et rriê:tpe l'écho qu'ils provoquaient. Le cerbère à la semelle rigide précédait l'autre. Les deux hommes étaient silencieux, ou c'est qu'on ne pouvait entendre leurs paroles à travers la porte en acier. Elle s'ouvrit, le plus robuste des deux vint vers lui, lui demanda de se lever et lui passa les menottes par derrière. Ensuite, le second entra en scène avec dans ses mains le même type de carnet qu'avait l'homme qui avait d'abord vérifié son identité. Il n'avait pas l'air d'avoir le même statut ou d'exercer la même profession que son collègue. Il n'avait surtout pas la même attitude. - Levez-vous et placez-vous sous la règle le long du mur.

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(""'-. - 5 pieds et 9 pouces, ce qui fait 1 mètre 75. Montez sur la balance: 160 livres, 73 kilos. C'est bon, vous pouvez retourner vous asseoir.

Par mesure de sécurité, 1' avocat avait exigé un examen externe avant que son client soit conduit au centre de détention. Il avait d'ailleurs demandé à ce que Charles soit placé sous protection à son arrivée en prison. L'infirmier prit soin de vérifier sa pression artérielle, sa température et compléta le protocole d'usage. Charles commençait tout juste à comprendre ce qui se passait lorsque le costaud lui retira les menottes et lui ordonna de remettre ses chaussures. L'infirmier était déjà reparti. Charles ne s'était rendu compte de rien, sauf peut-être du bruit strident de la porte métallique qui avait frappé le cadre d'acier. L'autre lança ensuite un appel sur son moniteur radio et en quelques minutes apparurent les autres membres de la cavalerie.

Accompagné de trois gardiens de sécurité armés, Charles se dirigea vers la camionnette garée dans le stationnement intérieur de l'édifice. Il tituba quelque peu, arrivant difficilement à trouver son équilibre avec ces menottes qui lui serraient les deux mains cette fois-ci attachées· devant lui. Il se sentait plus engourdi qu'étourdi. Il aperçut deux autres détenus à l'intérieur et entendit la portière se refermer brutalement derrière lui.

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,~ Chapitre 2

/'-·.

La camionnette venait tout juste de s'engager sur la rue Saint-Antoine à l'arrière du Palais de justice lorsque le prisonnier de race noire qui y prenait place expédia un crachat en direction de Charles. Le projectile catapulté avec animosité vint atterrir près de sa cible sans toutefois

l'atteindre. Le gardien qui escortait les détenus à l'arrière s'interposa, en poussant Charles le plus

loin possible. Il appuya sur un large bouton rouge placé sur la paroi à côté de lui, activant ainsi le

voyant lumineux visible par les deux autres gardiens sur le tableau de bord, puis il lança un appel

sur son émetteur : «Code 22-10, 22-10 renforcements ». Le ton était calme, mais assuré. Aussitôt

le signal reçu, le véhicule commença à ralentir avant de s'immobiliser sur la voie de service en direction de l'autoroute 25 nord. Le gardien qui accompagnait le conducteur ouvrit la portière arrière, recula de deux pas et assista à l'opération, la main droite appuyée sur son arme.

L'accompagnateur passa les menottes aux chevilles de chacun des détenus, qu'il fixa à un anneau

à la base du banc, laissant ainsi les prisonniers à chaque extrémité pieds et mains liés. Il sortit ensuite d'un compartiment une bande de tissu noir extensible très dense qu'il retira d'une enveloppe scellée et, d'un geste rapide et sec, musela le Noir sans que ce dernier eût le temps de réagir.

Charles avait regardé furtivement les deux autres détenus, observant tête baissée ce qui se passait autour de lui. Il avait pu sentir, par le degré de résistance de leur corps, l'agressivité de l'un et l'apathie de l'autre. Il ne voyait que le mouvement des jambes, mais pouvait imaginer l'expression des visages. Du coin de l'œil, il avait aperçu le paysage par la portière ouverte. L'éclat des rayons du soleil du premier jour d'avril contrastait avec la grisaille de l'asphalte blanchie par l'épandage d'abrasifs et la neige de fin d'hiver noircie par la suie. Pendant l'opération de bâillonnement, Charles avait retenu son souffle, comme en état d'apnée. La

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f'"'.. secousse provoquée par le changement de vitesse lors de 1' accélération du véhicule, il avait eu l'impression de remonter à la surface et de recommencer à respirer plus normalement.

Charles n'avait pas assassiné Cécilia Bamès, cette quinquagénaire afro-américaine, aveugle et handicapée, sauvagement étranglée en pleine nuit, ni violé sa sœur avec laquelle elle partageait un logement sur l'avenue du Parc. Pourtant, depuis le début du procès, les enquêteurs et les médias avaient présumé qu'il était l' «assassin du Mile-End». Le contraste était frappant entre l'abomination du crime et l'image soignée dujeune homme d'affaires. Les journaux avaient joué sur cette disparité : «promoteur le jour, prédateur la nuit», avait-on titré au lendemain de la

première journée d'audience.

La société «Urbania» dirigée par Charles Biche menait un ambitieux projet dont la première phase visait à remodeler le secteur nord de 1' avenue du Parc entre les rues Bernard et Van Home. Il s'agissait d'un vaste complexe d'immeubles locatifs résidentiels et commerciaux que la compagnie comptait ensuite étendre jusqu'à la rue Jean-Talon. Au terme de son plan triennal, «Urbania» prévoyait inaugurer les premières tours qui allaient border une série de maisons de ville au centre du pâté. Une planification serrée et astucieuse avait permis jusque-là de contourner plusi·eurs procédures administratives et dispositions légales. Un des moyens pour la société immobilière de se soustraire à certaines réglementations municipales avait été de se porter acquéreur de l'ensemble des propriétés du secteur avant même de déposer officiellement ses plans. Cette première étape avait été d'autant plus importante qu'elle permettait à «Urbania» non seulement de s'arroger des privilèges de taille, mais surtout de s'assurerdu monopole des

décisions et des manœuvres. Seulement pour le premier segment du côté est de 1' avenue du Parc, il y avait précisément trente-sept immeubles appartenant à autant de propriétaires. Chacun d'eux avait été rencontré individuellement. Il avait fallu négocier à la pièce chacune des propriétés et surtout éviter d'éventer le projet pour prévenir toute forme de coalition. En treize mois, l'équipe

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avait réussi à mettre la main sur presque quatre-vingt-cinq pour cent des triplex. Pour les autres, l'amorce du chantier allait en venir à bout. Aussitôt annoncé, le projet avait tout de suite soulevé l'ire des résidants du quartier qui avaient obtenu l'appui d'organismes communautaires et de groupes sociaux. Déjà, le nom de Charles Biche et de sa société immobilière faisait les frais d'attaques dans le journal du quartier. On accusait le promoteur de semer délibérément la pagaille entre les voisins. Plusieurs tractations véreuses avaient été conclues entre propriétaires, locataires et la compagnie «Urbania». Les dernières offres avaient fini par faire monter les enchères, au dam de tous ceux qui avaient accepté les propositions de départ. Quelques propriétaires d'immeubles en piteux état sur cette partie de l'avenue y avaient vu l'occasion de vendre leur propriété à prix d'or. Dans cet imbroglio d'intérêts et de maquignonnages, les sœurs Barnès qui occupaient leur logement depuis plus de vingt ans avaient refusé tout compromis. Elles avaient été érigées en symbole par le groupe de défense des droits des résidants du quartier. C'était au cœur de cette saga immobilière qu'était survenu le drame.

Charles était aux antipodes du meurtrier qui courait toujours. Assis près de la portière, il évitait de regarder par la fenêtre. Le plein soleil ne faisait qu'embraser l'abîme dans lequel il s'enlisait. La vitesse avec laquelle le véhicule filait sur l'autoroute l'étourdissait. Il avait

l'impression que le mouvement effréné des roues allait emporter le véhicule dans un tourbillon. Et l'idée d'être entraîné vers une destination inconnue engendra une fois de plus une sensation de vertige: jamais il n'avait considéré la possibilité d'être incarcéré. Il devait se ressaisir. Il se remit à explorer, juste comme ill' avait fait dans l'étroite salle du Palais de justice, l'amplitude de ses mouvements. Il rappro~ha d'abord les mains puis les éloigna jusqu'à ce que la limite des chaînes le lui permette. Il fit le même exercice avec les pieds. Il fit à répétition le même geste, mais à des rythmes différents. Il scruta le regard des autres sur lui et leurs réactions à chacun de ses

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('- frémissement de la lèvre inférieure du Noir trahissait son irritation au tintement du cliquetis erratique des maillons. Une cadence soutenue ne créait pas le même effet. L'autre détenu montrait plutôt son agacement par des petites saccades rapides de la tête, à la manière de

quelqu'un qui chercherait à chasser une mouche posée sur sa joue. Le garde de sécurité demeurait impassible, mais par la trajectoire de sa pupille et le clignement des paupières, Charles

comprenait qu'il ne perdait aucun détail. À travers ce jeu de manipulations, il reprenait le

f ' . ..

contrôle sur lui-même et, du même coup, sur les autres.

Il prenait consciènce que tant qu'il serait ~ans cette camionnette rien ne pouvait lui arriver. Il revoyait la main solide du gardien sur la matraque et les gestes assurés de celui qui avait enfilé les menottes aux prisonniers. Durant son enfance passée à la villa Égée sur la côte d'Azur, il avait été protégé par la main de sa grand-mère qui l'avait conduit dans son propre monde, là où rien ne pouvait lui arriver. Il étira le cou et fit un demi-cercle avec la tête. Ce geste, qui lui avait permis, enfant, d'embrasser l'univers épique de sa grand-mère, le ramena à des moments passés à Cannes-la-Bocca avec Jeanne, comtesse déchue de Soulanges. À l'âge de cinq ans, sa grand-mère l'avait emmené en pèlerinage vers l'Italie. Au début du voyage, il avait éprouvé des sensations d'étourdissement lorsqu'il y avait autour de lui des groupes d'étrangers qui s'agitaient et s'exprimaient bruyamment dans une langue inconnue. Dans de tels moments, il s'accrochait à Jeanne, lui serrait la main très fort et il retrouvait aussitôt la terre ferme sous ses pieds. Il se sentait ainsi à l'abri et prêt à affronter quelque tourbillon que ce soit. Jeanne de Soulanges avait tracé pour eux un itinéraire qui les avait menés sur les traces de Bonaparte, du Piémont jusqu'à V eni se. C'était d'ailleurs dans ce duché, au terme de leur traversée, que lejeune Charles avait été sacré chevalier par la comtesse de Soulanges. Pendant quelques semaines, ils avaient voyagé en fidèles compagnons d'armes. Où qu'ils soient, quoi qu'ils fassent, ils allaient main dans la main. Jeanne était une toute petite femme rousse, impétueuse, au port altier dont les

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r,

manières empesées venaient modérer les gestes spontanés de Charles qui exprimait sa fascination devant ce nouveau monde qui s'offrait à lui. Cette odyssée avait surtoutpermis .l'existence d'une horde de personnages qui s'étaient mis à les accompagner. Jeanne proclamait

avec pompe que la famille de Soulanges constituait un témoignage de'la survivance de la

noblesse d'épée. Dans des mises en scène solennelles, elle se plaisait à représenter les exploits et les tergiversations de la garde napoléonienne.

À

cet âge, Charles ne comprenait pas le sens des intrigues qu'elle s'enthousiasmait à évoquer, mais il se sentait honoré d'y être initié et surtout de prendre part par son sang à ces péripéties. Charles se laissait porter par de telles prouesses

chevaleresques. Les envolées romanesques de Jeanne lui valaient une admiration sans borne de la part de son petit-fils qui ne pouvait douter désormais appartenir à une grande lignée de

conquérants. En plein milieu de la vaste Piazza San Marco, on avait pu voir Jeanne qui pointait d'un côté puis de l'autre, du canal jusqu'à la basilique, puis de l'horizon jusqu'au ciel. En désignant un large arc au-dessus d'eux, elle avait évoqué la présence de cette cloche de verre qui avait depuis toujours protégé leur famille. Leur lignée avait été ainsi toujours pr~servée des forces ennemies. Le jeune Charles, ébloui par cette révélation, croyait apercevoir la bulle à travers les effets de miroitement du ciel. Il exultait à l'idée d'être convié à ce cercle prodigieux et de jouir de pareils privilèges.

Pendant quelques secondes, Charles avait gardé les yeux fermés. Il pensait à sa grand-mère et voulait s'accrocher à cette sensation d'invulnérabilité qu'elle avait toujours tenu à lui inculquer. Il prit une profonde respiration.

Il sentait de nouveau le mouvement de la camionnette sur la route. La chaussée paraissait moins ravinée. Il ouvrit les yeux et dévisagea le Noir à l'autre extrémité sur le banc en face de lui. Les chaînes du détenu tintèrent et Charles le regarda mordre dans son bâillon. Le gardien assis du même côté demeurait toujours immobile; Charles était rassuré. Les événements des dernières

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0

semaines commencèrent à défiler dans son esprit. Jusqu'au matin, pourtant, il avait été

convaincu que tout était gagné. Il avait tout orchestré en fonction de l'issue favorable du procès. Quelques jours avant le prononcé du verdict, il avait même envoyé chez l'imprimeur la nouvelle maquette d'un dépliant pour la publicité du projet. Il voulait profiter de l'émoi ayant entouré ce meurtre crapuleux pour attirer l'attention sur les mérites de son complexe immobilier. Il comptait sur un acquittement tout aussi médiatisé que son procès pour réhabiliter le climat du quartier et convaincre les résidants que son projet allait leur offrir un milieu de vie harmonieux.

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~. Chapitre 3

Charles eut du mal à franchir les portières arrière de la fourgonnette que les gardes de· sécurité tenaient grandes ouvertes devant lui. Le fait d'avoir toujours les mains menottées compromettait son centre d'équilibre et la haute marche constituait un obstacle de taille. Il s'arrêta net, sans toutefois avoir le réflexe de regarder autour de lui pour chercher quelque

renfort. Il sentit alors les deux gardiens qui, chacun de leur côté, plaçaient leur main au-dessus du coude, juste en dessous du triceps, lui offrant ainsi le support nécessaire. Charles n'eut qu'à arquer le corps légèrement vers l'avant et l'effet de balancier lui permit de franchir le seuil avec une aisance remarquable. Tout se passa avec un naturel déconcertant comme si la scène avait déjà été rodée.

Depuis des semaines, il se cambrait pour résister à ce qui lui arrivait et tout cela l'avait directement conduit au désastre. Et voilà que tout semblait aller de soi. Il était le premier à descendre et ne prit même pas la peine de regarder derrière lui. Il se rendit compte que les deux gardiens ne 1' accompagnaient plus. Il sentit de nouveau son corps se raidir.

Charles se souvint de quelques paroles échangées par les officiers de service. On avait mentionné une requête faite par l'avocat. Il avait retenu l'expression «sous protection», il ne

savait pas ce que cette mention pouvait signifier d'un point de vue administratif, mais il s'en trouva rassuré. Arrivé dans sa cellule, on lui délia les mains et on déposa à côté de lui les quelques effets personnels qu'on avait placés dans un large sac en papier brun. Inscrit sur une large bande blanche autocollante s'alignait une série de lettres et de chiffres. ROB0496396 ne correspondait ni à son nom ni à aucune autre combinaison qu'il aurait su identifier. Charles jeta d'abord un œil sur le contenu du sac pour s'assurer qu'il s'agissait bien du sien. En relevant la tête, il parcourut du regard la pièce dans laquelle il se trouvait. Quelques effets personnels étaient disposés çà et là et des vêtements se trouvaient sur un des deux lits superposés. Du même coup, il

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comprit qu'il partageait cet espace exigu et qu'il occuperait la couchette supérieure. Une échelle en fer soudée à la structure du lit lui permettait d'y accéder. En se penchant pour prendre son sac, il aperçut des savates qui traînaient à quelques centimètres du rideau de plastique derrière lequel se trouvait une cuvette sanitaire.

·n

venait d'atterrir dans un autre monde.

Charles aurait voulu s'asseoir. Il se sentait lancé en orbite et chercha encore une fois un point de chute. Mais il n'y avait dans cette pièce ni chaise ni banc. À moins de s'asseoir sur le lit déjà occupé ou sur le siège de toilette qu'il n'avait pas envie d'approcher, il lui fallait monter sur sa couchette. Il ne sentait pas l'immensité de sa fatigue. La dernière chose qu'il aurait voulue était de s'abandonner au sommeil. Il aurait eu peur de se perdre, d'être privé de la parcelle de contrôle qu'il commençait à retrouver. Il vida le contenu de son sac pour s'apercevoir qu'on ne lui avait laissé que sa chemise et sa montre. Aussitôt un gardien l'interpella:

-C'est l'heure du dîner. Il faut se rendre à la salle commune.

Le ton était presque compatissant. Charles se retourna et vit 1 'homme chauve, de taille moyenne, costaud, dont l'uniforme semblait fait sur mesure. Il avait des épaules solides, une allure

athlétique, des yeux bleus perçants et le regard vif. -Tu vas jusqu'au bout du couloir et tu tournes à gauche.

L'homme se détourna tout de suite et continua sa ronde. Charles risqua un premier regard avant de s'engager dans la direction indiquée. Il appréhendait d'y retrouver le Noir.

À partir de ce moment, Charles eut l'impression que le temps commençait à reprendre son cours normal. Avant même de tourner le coin du couloir qui allait le mener à cette salle, les sons qui en provenaient permettaient déjà de s'en faire une idée. Charles ne percevait aucun

va-et-vient, mais il pouvait deviner certains gestes à travers des bruits d'ustensiles et d'assiettes produits par des mouvements brusques et saccadés. Il s'arrêta juste un peu avant de franchir le

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!"·

coin, prit une grande inspiration comme pour s'assurer que l'air passait bien dans ses poumons. Il se sentit de nouveau crispé, un peu comme au moment où il était entré dans la salle d'audience quelques heures auparavant, mais, en même temps, il avait encore cet air de défiance qu'il av.ait affiché alors : il leur tiendrait tête à tous puisqu'il savait qu'il n'était pas coupable. Il allait . maintenant reparaître devant des inconnus, comparaître à nouveau. Il savait qu'il devrait jouer son jeu et assurer sa position. Il était prêt à plonger. Il devrait en une fraction de seconde évaluer ses repères et foncer jusqu'à ce qu'il ait déterminé ses chances et sa place. Le plus grand défi consisterait à déchiffrer leurs gestes, la signification de leur réaction et de leur regard. Il n'avait plus que quelques pas à faire pour être plongé dans un nouveau monde.

Prenant à nouveau une longue inspiration, il consentit à franchir les quelques pas qui le séparaient de la salle commune. Les sons devenaient plus nets et 1' odeur de nourriture se dissipait peu à peu. L'heure du repas devait achever. Il avait calculé son entrée et, bien qu'il n'eût aucune envie de manger, il allait tout de suite s'affairer à réclamer son plat, histoire de se donner une contenance. Lorsqu'il fit son apparition dans cette pièce éclairée au néon, personne ne s'intéressa directement à lui, mais il se savait traqué par des coups d'œil furtifs et dissimulés. Il y avait là une dizaine de personnes qui vidaient tout ce qu'ils trouvaient à manger devant eux. Charles scruta prudemment l'entourage en évitant de croiser les regards; un gardien lui indiqua un chariot mobile ne contenant plus qu'un seul plateau de nourriture déjà pillé. Il s'agissait de celui qui lui était destiné. En s'y rendant, Charles examina attentivement la configuration des lieux en vue de déterminer stratégiquement l'endroit où il allait ensuite s'asseoir. Il repéra l'extrémité d'une des trois longues tables qui était désertée. L'effet de l'éclairage des tubes luminescents dans cette pièce toute blanche et sans fenêtre conjugué à 1' allure louche de ces gens qui interagissaient sans s'adresser la parole donnaient l'impression d'une scène de cinéma muet. Charles restait sur ses gardes. Il prit une bouchée de la tranche de pain blanc sur laquelle il avait

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déposé un morceau de fromage jaune déjà sec. Pour un moment, cet encas allait pouvoir lui servir de bouclier. Charles avait devant lui une microsociété. Les prisonniers ne fonnaient pas un

groupe, c'était plutôt un ramassis d'individus disparates. Dans ce cercle se côtoyaient, entre autres, deux Noirs- Charles fut soulagé du fait que celui qui avait fait le trajet avec lui ne s'y trouvaitpas- un autochtone et un type d'origineasiatique.

Un détenu vint vers lui : «Salut, mon nom c'est Richard, chu le président de la wing . Si t'as besoin de quelque chose, tu viens me voir».

Il hésita un instant et enchaîna : -C'est quoi ton nom?

Charles saisit tout de suite la faiblesse de caractère de cet homme. Il ne prit pas la peine de lui répondre, préférant retourner à sa tranche de pain.

- Tiens, tu peux prendre le journal, obtint-il en réponse à son silence. Et il lui remit trois pages arrachées du Journal de Montréal. Charles avait déjà remarqué les feuilles dispersées à différents endroits dans la salle.

-C'est moi quis 'occupe du journal, si jamais y a une partie qui t'intéresse.

Charles hocha la tête. Il regarda s'éloigner ce grand homme efflanqué aux gestes maladroits qui allait vers le chariot sous lequel étaient disposés les platéaux vides des autres détenus. Il les compta, revint vers Charles et, sans trop s'approcher, il lui lança : «À une heure, il faut que tous les cabarets soient empilés là-bas». Et il jeta un œil à l'horloge, blanche aussi, aux larges chiffres noirs. Comme Charles n'avait encore presque rien touché et restait immobile les yeux fixés au plancher, il revint vers lui pour lui prendre son plateau. Charles, qui ne l'avait pas entendu venir et qui ne s'attendait pas à le voir surgir si près de lui, se raidit et, d'un bond, le

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avant de perdre pied et se retrouver par terre. Charles n'avait pas calculé son geste. La plupart des autres détenus se retournèrent. Certains acquiesçaient par leur expression ou par un mouvement de la tête, d'autres par un mutisme qui exprimait leur contentement.

Le gardien qui se tenait juste là au coin de la salle ne broncha pas, sourcillant à peine. Charles l'avait toujours gardé dans son champ de vision. Il compritainsi que cette indifférence lui était favorable ou à tout le moins ne lui attirerait sans doute pas d'ennuis. Le moment de tension qui venait de se produire ajouté à toutes ces heures sans sommeil lui avaient laissé une pellicule glacée sur la peau et des yeux vitreux. Mais, à l'inverse, son esprit réagissait avec une acuité implacable. Il avait fait un pas et n'avait pas perdu pied. Il pouvait se permettre d'aller de l'avant bien qu'il eût conscience de marcher sur un fil ténu, suspendu au-dessus du vide.

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Chapitre 4

Le secteur des cellules de l'aile J du centre de détention de Sainte-Anne-des-Plaines était attenant à la salle commune qui servait d'unique point de ralliement. Cette large pièce était divisée en deux sections: on trouvait d'un côté la salle à manger et, de l'autre, une salle de séjour où étaient disposés des chaises, quelques tables basses retenues au plancher par des écrous et un téléviseur vissé sur un support fixé au plafond, sous une des passerelles protégées par une haute rambarde qui servait de zone d'observation aux gardiens. Tout au fond, il y avait un banc

boulonné au mur qui traversait la salle de part et d'autre. De là courait un long couloir qui donnait accès à la rangée de cellules où chacune des portes était identifiée par un numéro, allant de J-100 à

J

-112, gravé sur une plaque grossièrement soudée juste au-dessus de la serrure.

Lorsque Charles se retrouva devant le numéro J-109, le codétenu avec qui il allait partager ces quelques mètres carrés s'y trouvait déjà. Il ne le voyait que de dos en train d'étaler des effets sur son lit. Ille reconnaissait puisqu'il l'avait aperçu dans le lot, quelques minutes plus tôt. Il s'agissait d'une sorte de géant d'environ deux mètres à l'allure étrangement juvénile, corpulent, à la tête hirsute et aux yeux bigles. Charles décida de continuer sa route sans s'arrêter, poursuivitjusqu'au bout du couloir, jetant un œil dans les autres compartiments où les prisonniers s'affairaient et s'apprêtaient à s'installer. Rapidement, un gardien intervint: «Il faut que tu

retournes dans ta cellule, on barre dans trois minutes». Charles feignit de ne pas savoir où était la sienne, simplement pour créer un contact avec cet homme et aussi pour ne pas s'enfourner de son plein gré dans ce caisson en compagnie de cette créature titanesque. Il cherchait quelque chose à dire, une parole qui allait créer un lien, faire disparaître les quelques secondes qui le menaient vers ce lieu: «J'aurais besoin de faire un appel. Est-ce qu'il y a un endroit où je peux

téléphoner?» Le gardien continuait de marcher à côté de lui sans dire un mot. Arrivé à la cellule, le surveillant prit tout de même la peine de répondre à sa question : «Tu dois attendre, il y a des

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règles pour le téléphone. Tu peux pas maintenant, anyway». Et Charles entendit la porte grillagée se refermer derrière lui.

Il se retrouva presque nez à nez avec le colosse à l'allure inoffensive. Il tenait dans une de ses mains un verre en plastique et, dans l'autre, une bouteille de·cornprirnés déjà entamée. Il lui tendit le contenant et avec un air complice lui lança : «Tu veux te faire un parachute?» Charles comprenait qu'il s'agissait d'une combine ou à tout le moins d'un langage qu'il ne connaissait pas et qu'il ne chercha pas à ce moment à décoder. Il daigna tout de même lui répondre, faiblement, sans le regarder: «Non, ça va». L'autre semblait vouloir engager la conversation, mais Charles évitait tout contact visuel et ne répondait à ses questions que par des «oui» et des «non» évasifs. Le codétenu s'installa dans son lit et lui envoya, avant de lui tourner le dos, une dernière missive : «Ça fait une semaine que chu là, j'attends rna sentence. J'ai assommé rna belle-mère à coups de marteau pendant qu'elle dormait. Mais c'est un accident. .. » Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'il ronflait déjà.

Ces derniers mots étaient restés suspendus dans les airs, sans écho, sans véritable sens. Charles ne savait pas s'il devait interpréter ces propos comme une mise en garde ou simplement comme une confidence. Il recommença à respirer normalement après quelques secondes, comme s'il avait attendu que la réalité se soit dissipée autour de lui. Il n'avait plus qu'à monter dans son lit. Il n'y avait en fait aucun autre espace qu'il aurait pu occuper. Une impression de vide se créa non plus seulement à l'intérieur de lui-même, mais aussi autour de lui. Il n'avait plus de repère. L'espace tout comme le temps venait d'être anéanti et il était confronté à l'impossibilité à la fois d'espérer ou d'appréhender, d'avancer ou de fuir.

Il regarda vers le couloir; tout était calme, immobile. Il entendait à peine quelques bruits sourds provenant des cellules voisines. Il se rendit compte que le simple fait de respirer

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1' exercice de sa profession, à sonder les personnes qui se trouvaient devant lui et à anticiper leurs réactions en interprétant la cadence des mouvements respiratoires. Par 1' amplitude, le degré, le rythme de la respiration, il pouvait savoir comment régler les détails d'une affaire. Quand il sentait que l'inspiration de ses interlocuteurs devenait plus haletante et l'expiration plus

striduleuse, il savait que c'était le moment de trancher et de conclure. Il lui fallait maintenant se concentrer sur sa propre respiration. Il canalisa d'abord toute son attention sur les inspirations qu'il s'exerçait à maintenir le plus longtemps possible pour laisser l'air s'infiltrer de plus en plus profondément. La première poussée qui atteignit les poumons pour ensuite s'enfoncer jusqu'au plexus solaire créa un courant de douleur ténu et tranchant comme une lame. Le filet d'air qui descendait venait transpercer un vide dense et opaque qui résistait à la circulation de l'oxygène. Les mouvements suivants entraînèrent une sorte de vertige, provoqué sans doute par le processus d'oxygénation, qui lui donna subitement une envie d'éclater en sanglots. Il mordit de toutes ses forces dans le coussin qui tenait lieu d'oreiller et arriva à résorber ce torrent subit de désespoir. Petit à petit, il finit par sentir son souffle qui suivait la voie qu'il avait progressivement tracée.

Il y avait eu erreur dans les procédures. Charles aurait voulu croire que la justice était infaillible. Quelqu'un devait être capable de corriger la situation. Il était inutile de penser à ceux qui étaient proches de lui, à ceux qui le supportaient; seuls les appuis stratégiques pouvaient dorénavant être considérés. Il devait d'abord comprendre ce qui était arrivé. Encore ce matin, l'avocat lui avait assuré que la situation était sous contrôle et qu'il n'y avait rien à craindre. L'avocat avait peut-être bâclé son plaidoyer ou, même, négligé l'ensemble du procès. Charles n'avait rien vu ou rien voulu voir.

Maintenant qu'il commençait à reprendre contact avec la réalité, Charles aurait été prêt à invoquer quelque puissance que ce soit qui lui permette de l'abolir. Il allait implorer l'aide de sa grand-mère quand il entendit le codétenu, qu'il avait fini par oublier, se tourner et s'asseoir sur le

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bord du lit juste en dessous, avant de se lever et d'aller s'installer devant lui sur la cuvette, sans prendre la peine de tirer le mince rideau de plastique élimé qui aurait pu les séparer. Charles se tourna vers le mur pour éviter d'assister à la scène. L'autre remarqua sa présence et commença tout naturellement à lui faire la conversation. Charles ne prit même pas la peine d'écouter ce qu'il racontait. Il restait planqué contre le mur et continuait à respirer profondément. Il réfléchissait aux alliances possibles. Dans la salle commune, une heure plus tôt, il avait essayé instinctivement d'évaluer les rapports de forces. Il avait appris à se méfier de ceux qui d'office jouent la carte de la sympathie et de la bienveillance. Les battants sont ceux qui n'ont qu'un seul objectif: arriver à

leurs fins. Charles repensa

à

ces moments passés

à

l'adolescence dans le jardin de la villa, à toutes ces heures pendant lesquelles sa grand-mère lui faisait la lecture, entre autres, des textes de Machiavel. Jeanne, à sa manière, lui commentait les écrits qu'elle lisait dans la langue originale. Dans la bibliothèque de la villa se trouvaient des éditions anciennes de l'ensemble de l'œuvre du penseur italien. Il revoyait sa grand-mère, menue, assise bien droite, rigide, avec ses cheveux lissés et ramassés en chignon. Postée à l'extrémité de la table de marbre baignée dans l'ombre en plein cœur d'après-midi, Jeanne de Soulanges lisait avec conviction, pompe et dignité, laissant les syllabes de chaque mot résonner de leur plein écho à la manière d'une actrice récitant une scène de tragédie classique. Bien que la lecture se fit toujours en italien, elle ne s'adressait jamais à son petit-fils autrement qu'en français. À la suite de ces séances, Jeanne de Soulanges se

plaisait à disserter sur les privilèges et le statut de l'homme de lettres florentin au service du pouvoir nobiliaire. Cette pensée le ramena à l'image de son père qui disait lire autrement les écrits de Machiavel auxquels il se référait volontiers, lui aussi, avec un air d'initié : «En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince est le livre des républicains», clamait-il en s'adressant à Charles, tout en s'assurant que Jeanne entende bien la repartie. C'était précisément à partir du moment où son père s'était réclamé de la philosophie du

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,~ Prince que Charles, à l'adolescence, avait compris qu'il devait choisir son camp. La connivence qu'il avait toujours entretenue avec sa grand-mère l'avait naturellement amené à prendre parti pour elle. Jeanne de Soulanges avait toujours dédaigné celui que sa fille avait choisi d'épouser. La naissance de Charles avait constitué une sorte de trêve dans la guerre que se livraient la mère et la fille au sujet de Jean-Claude Biche dont le type même de prénom en vogue trahissait les origines et dont les activités révélaient des ambitions mercantiles.

Aussitôt arrivé à Montréal, Charles avait été associé aux activités immobilières de son père. C'est à lui que Charles devait son entrée fulgurante dans le monde des affaires. Dès le départ, Charles avait été encouragé par le rendement de la compagnie et avait nourri de nouvelles ambitions. Il s'était rapidement découvert une âme de conquérant. Au fil des transactions, il avait développé une autonomie qui avait menacé le contrôle qu'exerçait son p~re sur l'ensemble des décisions. Charles avait vite compris que son père désapprouvait l'utilisation des fonds de la société à des fins qu'il jugeait souvent trop périlleuses. Il entendait encore les réfutations de son père qui disait vouloir que son fils apprenne la valeur de l'argent, 1 'intransigeance du milieu des affaires et, surtout, qu'il comprenne sa place dans la structure hiérarchique. Charles aurait voulu voir dans de tels propos un scrupule à reconnaître sa valeur, mais il y voyait plutôt de la méfiance à son égard. Un matin, au bureau, lors d'une conversation qui s'annonçait encore plus tendue qu'à l'habitude, son père, à bout d'arguments, lui avait reproché, avec une arrogance peu

habituelle, d'avoir hérité de l'attitude irresponsable et belliqueuse de Jeanne de Soulanges. Piqué par les propos hargneux et le ton accusateur, Charles s'était impulsivement levé de sa chaise. Avant même qu'il ne puisse prononcer un seul mot, son père se levait à son tour, le foudroyant d'un regard que Charles ne lui connaissait pas. Les deux hommes se tenaient debout l'un devant l'autre. Jean-Claude Biche, sans baisser les yeux, avait reculé de quelques pas, réglant une sorte de chorégraphie. Il s'était arrêté net, avait fixé son fils dans les yeux pendant quelques secondes,

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puis était passé à l'attaque. Deux ans auparavant, à la lecture du testament de Jeanne de

Soulanges, il avait appris que sa femme. fille unique, avait été instituée héritière de l'ensemble du patrimoine familial. En plus des bijoux de famille que Jeanne avait réussi à soustraire à ses créanciers et des titres de noblesse dont la lignée de Soulanges conservait toujours les droits, elle héritait de plusieurs centaines de milliers de francs de dettes que Jeanne avait contractés depuis plus d'une dizaine d'années sur la valeur marchande des documents. Si sa femme choisissait de renoncer au testament, elle perdait, du coup, les titres dont le sceau allait retourner, selon le régime du bureau du droit civil, en faveur de l'État pour ensuite être rachetés, comme c'était le cas le plus souvent, par un collectionneur privé. Pendant la lecture du testament chez le notaire à Paris, Jean-Claude Biche avait tout de suite compris qu'il était tombé dans un piège: tant que les titres appartenaient à la famille, ils ne pouvaient être cédés ou transigés autrement que par le lien de sang alors qu'en vertu de leur contrat de mariage, Jean-Claude Biche devenait conjointement responsable des dettes de sa femme. Il savait déjà que sa femme ne consentirait jamais à céder ses privilèges. Une série de querelles avait éclaté au cours des semaines qui avaient suivi. Aussitôt le testament ratifié, sa femme avait demandé le divorce. En recevant la moitié de la fortune de Jean-Claude Biche, elle payait largement sa part de dette et, du même coup, conservait pour elle les droits nobiliaires qu'elle comptait transférer plus tard à Charles qui pourrait reprendre le nom de Soulanges et en poursuivre la lignée, selon les vœux réitérés de Jeanne consignés à même le testament. La bataille avait été ruineuse pour Jean-Claude Biche qui avait décidé, au terme des procédures, de partir pour le Canada avec ce qu'illui restait de capital.

À la fin des aveux, les deux hommes, figés, étaient toujours à se regarder droit dans les yeux. Charles se souvenait des confidences de sa grand-mère au sujet de cet héritage, mais ne connaissait rien des détails. Il comprenait que c'était avec l'argent de ces dettes que Jeanne avait pu s'offrir les palaces et les hôtels particuliers lors des quelques voyages qu'ils avaient faits

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ensemble en Italie et plusieurs fois à Paris. Jeanne avait d'ailleurs toujours tenu à conserver sa loge à l'opéra Garnier. Charles avait toujours cru sa grand-mère puissante et notable. Le père, le premier, avait baissé le_ regard. Après quelques minutes de silence, Charles était sorti du bureau, sans dire un mot, refermant lentement la porte derrière lui.

Charles n'était réapparu au bureau que le lendemain matin où il avait trouvé son père absorbé dans ses pensées, debout, posté exactement au même endroit où il l'avait laissé laveille. Charles l'avait d'abord invité à s'asseoir pour lui parler. Il avait voulu trouver un moyen pour tous les deux de tourner la page. Il lui offrait d'unir leurs forces. Charles lui proposa d'enregistrer une nouvelle compagnie où ils seraient ensemble partenaires. Il lui suggéra quelques noms et lui fit part d'idées de projets. Son père s'était contenté d'écouter. Du jour au lendemain, les comptes et les bénéfices de la société de J eau-Claude Biche avaient été transférés dans des activités

pétrolières dans l'Ouest canadien. Son père était parti s'y installer, le laissant derrière sans aucune ressource.

Sur le lit face à ce mur dans une cellule qui comprimait son existence, ce souvenir surgit comme une bouée qui lui rappelait le désir de dominer et de vaincre que lui avait inspiré cette rupture. Depuis quelques semaines, il avait considéré son procès comme un pari dangereux duquel il sortirait vainqueur. Son avocat avait mis en place une stratégie pernicieuse : tant que les médias allaient maintenir l'attention sur le projet, il ferait en sorte d'alimenter le suspense.

Charles n'avait jamais pu espérer autant de visibilité pour la société «Urbania», mais, surtout, il n'avait jamais considéré le fait qu'il puisse être reconnu coupable au terme des audiences. Il s'était prêté au jeu en laissant tout le détail des procédures entre les mains de son avocat. Charles se sentait physiquement épuisé, mais il ne voulait pas s'abandonner au sommeil avec cet ogre à ses côtés qui n'avait toujours pas bougé de sa position depuis un long moment. De nouveau, il se concentra sur sa respiration.

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Charles ne savait pas exactement pendant combien de temps il était resté devant ce mur de béton blanchâtre dont les fissures et les crevasses avaient fini par lui donner une impression d'çeuvre d'art abstraite. Il ne se retourna que lorsqu'il entendit un gardien déverrouiller et entrebâiller la porte de la cellule. Il avait d'abord entendu un grincement au loin qui, de façon ·régulière à la manière d'un métronome, se rapprochait. Quelqu'un avançait dans le couloir et à

tous les cinq pas environ entrait une clé massive, peut-être toujours la même, dans les serrures blindées, ce qui provoquait un déclic répétitif. Et puis presque rien. Des bruits se faisaient graduellement entendre qui laissaient imaginer des mouvements nonchalants des détenus vers la salle commune. Charles attendit que le codétenu ait quitté la cellule avant de se retourner. L'autre était sorti sans tenter d'établir de nouveau un contact avec lui. Dans le couloir, les détenus se déplaçaient sans s'adresser la parole. Charles ne s'en était pas rendu compte jusqu'à ce qu'il entende résonner la voix d'un gardien venu s'adresser directement à lui : «Charles Biche? ... » Son nom prononcé dans un tel contexte lui apparaissait presque étranger; il mit une seconde avant de lever les yeux.

- Tu dois me suivre au parloir. Il y a un visiteur pour toi.

Le simple terme de «visiteur» le fit revenir à lui. Cette idée constituait le seul secours qu'il eût espéré. À cette phrase se joignait le geste du gardien qui lui tendit la carte de son avocat.

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Chapitre 5

Charles avait dormi profondément. Son corps était à la fois lourd et détendu. Allongé sur le côté, les mains regroupées près du ventre, les épaules voûtées, il pelotonnait la chaleur

emprisonnée sous la couverture. Il gardait les yeux fermés. Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler là où il avait atterri. Il avait d'abord entendu les bruits sourds au loin et l'écho des corridors. Au premier mouvement, il avait senti la rigidité· du matelas et la rugosité de la

couverture de laine. Le drap de coton brut était chiffonné à ses pieds. Il s'assit sur la couchette et tira le drap vers lui tout en le replaçant du mieux possible sous la couverture calleuse. Il avait dû bouger beaucoup pendant la nuit. Il ne se souvenait pas s'être réveillé une seule fois. Tout était calme autour de lui. Le détenu avec lequel il partageait sa cellule avait été transféré la veille à l'Institut Pinel. C'est ce qu'il avait compris de la conversation entre le chef de division et le colosse infantile. On l'avait amené avec tous ses effets personnels et il n'était pas encore revenu. Charles avait pu dormir sans être angoissé par le monstre qui sommeillait dans la couchette sous lui. Il n'avait été réveillé ni par les ronflements ni par le vacarme provoqué par la chasse d'eau. Il commençait à entendre le va-et-vient des détenus qui se rendaient à la salle commune pour le petit déjeuner. Il n'irait pas manger. Aucun règlement ne l'y obligeait.

-Hé Frenchie, tu manges pas à matin. T'é-tu correct?

Le ton était amical. Charles répondit laconiquement en indiquant que tout allait bien. Que tout

était correct. Le détenu qui lui avait posé la question ne s'était pas attardé pour entendre la

réponse. Les barreaux de la cellule n'offraient aucune intimité. Charles décida de se tourner vers le mur.

Après quelques minutes, il redescendit de sa couchette, ratissa son sac d'effets personnels et récupéra un stylo qu'il avait obtenu la veille au réfectoire en échange de son dessert. On lui

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r '

avait confisqué le sien. Le règlement ne permettait aux détenus d'avoir en leur possession que des stylos transparents. Il en était de même pour tout objet provenant de l'extérieur. Charles avait remarqué depuis son arrivée que certains prisonniers possédaient des lecteurs portatifs de disques compacts en plastique diaphane assortis d'étuis transparents pour ranger les disques. Il avait vu des calculatrices puis aussi une montre et un rasoir électrique dont le boîtier translucide laissait paraître tous les rouages. Avec ses dispositifs ainsi exposés, l'objet devenait bêtement mécanique, il perdait toute sa magie, avait-il pensé. Charles fut étonné de cette réflexion inopinée. Il voulut tout de suite retourner sur sa couchette et se réfugier sous la couverture. Avant de remonter, il

chercha du papier et n'en trouva pas. Il aurait pu acheter des feuilles lignées à la cantine, mais il

n'avait pas d'argent. Quand il parlerait à son avocat, il allait lui demander de lui en faire parvenir.

Les prisonniers n'étaient pas autorisés à avoir de l'argent comptant sur eux. Ils avaient droit à vingt-cinq dollars par mois qui étaient déposés dans un compte d'où on débitait tous les achats à la cantine, le seul endroit, officiellement, où on pouvait se procurer des produits.

En attendant, il pourrait échanger un autre dessert - marchandise convoitée - contre du

papier. Il n'avait qu'une page de journal pliée qu'il avait prise avec lui la veille avant de

retourner dans sa cellule pour la nuit. Seul le détenu désigné président pouvait permettre à

quiconque d'apporter une partie du journal avec soi, et ce, seulement à la fin de la journée.

Personne d'autre n'avait réclamé cette page traitant des affaires internationales. Et Charles l'avait prise sans prendre la peine de s'adresser au président chétif.

Il était remonté dans sa couchette et encore une fois s'était tourné vers le mur tout en laissant un espace suffisant sur le lit pour y étaler la page de journal. La surface du matelas qu'il jugeait trop dure ne l'était pas suffisamment pour y appuyer la feuille. Il décida plutôt de la plier en quatre et de la déposer contre le mur. Il ne restait presque aucun espace pour écrire, sauf la

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