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De l’économie de la défense et de ceux qui la font

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De l’économie de la défense et de ceux qui la font De defensae oeconomia oeconomibusque

Jacques Aben

En 1439, Charles VII créait une armée permanente et assignait un impôt (la taille) exclusivement à son financement. Trois siècles plus tard, Adam Smith constatait que plus les armes sont coûteuses et plus une nation « civilisée et opulente » prend le dessus sur une autre « pauvre et barbare »1.Ils avaient donc commencé à faire de l’économie de la défense, bien avant Arthur Pigou, et a fortiori Charles J. Hitch et Roland McKean, souvent présentés comme à l’origine de l’économie de la défense.

Ils ont néanmoins tous les cinq un point en commun : la guerre, dont les économistes ne pouvaient se désintéresser, soit parce que leur expertise était sollicitée pour sa préparation2, soit parce qu’elle représente pour leurs études, un cas exceptionnel d’allocation des ressources.

Il est vrai que les conflits ont aussi des causes économiques. La terre, l’or, les mers chaudes, le pétrole, les diamants, l’eau… sont autant de ressources mal réparties, susceptibles de faire naître des convoitises et le passage à l’acte. A l’inverse, dans les modèles de course aux armements, il existe toujours une variable de fatigue qui traduit l’effet des dépenses précédentes sur la capacité de financement des dépenses nouvelles, ce qui peut enrayer la course.

Certes, les grandes guerres semblent appartenir au passé - ou à l’avenir -, mais le présent entretient suffisamment de guerres civiles, voire de « conflits armés internationaux », pour que cette veine soit toujours active.

Et si ces conflits n’y suffisaient pas, le terrorisme serait là pour assurer la continuité. Ce sujet est évidemment assez récent parmi ceux traités par les économistes de défense, mais il a attiré quelques célébrités3. On se doute que les causes ne sont pas tout à fait les mêmes que celles qui commandent les conflits : à côté de l’idéologie ou de l’ethnicité, on peut trouver pêle-mêle la contestation de l’ordre économique mondial, le chômage local, la contrainte démographique…

Mais qu’il s’agisse de vraies guerres ou de conflits de basse intensité, les économistes sont sans doute plus à l’aise pour en examiner les conséquences - sur l’inflation, les finances publiques, l’emploi, la croissance… - il n’est qu’à comparer les fréquences de publications dans l’un et l’autre cas, pour s’en convaincre.

Si l’on classe parmi les conséquences de la guerre, le désarmement qui s’ensuit, on trouve sans doute l’un des premiers avatars de l’économie de la défense, avec des signatures aussi éminentes que celles de Leontief, Benoit ou Boulding4. « Désarmement » étant pris au sens large, ce qui est en question est une

réduction des dépenses militaires. Il s’en suit probablement une récession, mais aussi toute une série d’opportunités de réemploi moralement souhaitable et économiquement utile des ressources budgétaires disponibles.

Reste que l’activité de défense survit à la guerre car il n’y a pour ainsi dire jamais de désarmement absolu, ce qui justifie son intégration dans le raisonnement économique commun. Mais avant cela, il est bien de préciser que par « défense » c’est essentiellement sa composante militaire qui est visée (comme dans l’article 1111-1 du code français de la défense).

Si l’économie est bien cette discipline qui étudie le comportement de l’homme en société, cherchant à satisfaire des besoins infinis en administrant des ressources rares5, la défense est l’un des moyens de satisfaire le besoin de sécurité « face aux agressions armées ». C’est en ce qu’elle est capable de

1 Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, volume 5, p.25,

bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

2 A. Bollard, Economists at War, Oxford up, 2019.

3 W. Enders, T. Sandler, The Political Economy of Terrorism, Cambridge University Press, 2011.

4 W. Leontief, M. Hoffenberg, “The Economic Effects of Disarmament”, Scientific American, 1961, pp.45-56 ;

E. Benoit, K. Boulding, Disarmament and the Economy, New York, Harper & Row, 1963.

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satisfaire un besoin qu’elle affiche une utilité économique, et c’est parce qu’elle est utile, qu’elle peut faire l’objet d’une demande par toute société animée d’un esprit de défense, c’est-à-dire prête à sacrifier une partie de ses ressources pour défendre ses intérêts.

Encore faut-il préciser que la collectivité ne peut exprimer sa demande que « par l’intermédiaire de ses représentants », faute d’avoir la capacité de manifester spontanément et clairement une préférence. C’est-à-dire que la demande de défense se manifestera sous les traits du budget du ministère « chargé de la défense », ou « des armées », ou même « de la guerre ». Et ceci resterait vrai, si l’intervention des représentants se limitait à la préparation et l’organisation de la votation qui rendrait finalement le dernier mot au peuple.

Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que ce n’est pas le concept de « demande de défense » qui s’est installé dans la littérature, mais plutôt celui de « demande de dépenses militaires », à la suite des travaux de Ron Smith6.

La première question associée à ce concept, est : combien dépense-t-on pour sa défense ? On imagine que la réponse passe par la mise en place de méthodes comptables, ce qui naturellement conduit à des débats, parfois polémiques, entre spécialistes7. En effet, la question est d’une grande sensibilité puisqu’elle permet alternativement de démontrer qu’un gouvernement fait assez pour la sécurité, ou trop pour les militaires ; que la menace est forte ou au contraire faible ; que l’on fait mieux ou plus mal que le voisin. Fort heureusement, les producteurs de statistiques, comme le Stockholm Peace Research Institute, ou l’Internatinal Institute for Strategic Studies, continuent, plus ou moins imperturbablement, d’alimenter la communauté scientifique en données.

Partant du postulat que l’on dépense trop, diverses explications sont possibles. Pour un régime politique qui veut survivre, l’entretien d’un système de défense offre un instrument de coercition, et permet de contrôler l’ensemble du système de production. La condition n’étant que de se doter d’un ennemi durable, la guerre froide n’aurait pas d’autre explication8.

Le même type de réponse peut être donné avec la théorie de Wagner sur l’inflation budgétaire, la prétendue mégalomanie des bureaucrates, et l’action souterraine du complexe militaro-industriel. La fonction économique de la défense étant fixée, il reste à en identifier la nature. C’est un service rendu à la population, puisqu’on ne peut se l’approprier mais seulement en jouir. Néanmoins elle est considérée comme bien collectif, sans doute parce qu’offerte pour le « bien » de la collectivité9. Comme telle, elle est indivisible, au sens où elle fait profiter chaque membre de la collectivité de toute la sécurité qu’elle apporte. De ce fait, elle n’occasionne aucune rivalité entre les concitoyens et il n’est pas nécessaire, ni d’ailleurs souhaitable, de procéder à aucune exclusion, ni par le marché ni par la file d’attente. Une sécurité acquise en tout état de cause ayant pour corollaire une faible disposition à payer, l’impôt se trouve justifié.

Puisqu’une demande existe, une offre lui répondra de toute façon. On peut alors parler à ce propos d’une politique de défense (militaire), qui consiste dans la constitution, l’entretien et, si nécessaire, l’emploi, d’une force militaire capable d’assurer la sécurité des intérêts de la nation qui le mérite, par l’usage de la violence légitime. Mais si l’État ne veut pas abandonner sa sécurité au bon vouloir d’un autre, qu’il soit public ou privé, il devra la prendre en charge en régie et sacrifier une partie des ressources productives, travail et capital, pour produire de la défense en lieu et place d’autres biens et services : « beurre » ou « canons » ?

Il aura à recruter du personnel et choisir le mode de recrutement : fonction publique, contrats y compris de réserve, voire conscription. Il aura aussi à gérer ses ressources humaines, notamment face au problème de fidélisation que pose une main d’œuvre entièrement professionnelle.

6 “The Demand for Military Expenditure”, in K. Hartley, T. Sandler, Handbook of Defense Economics,

Amsterdam, Elsevier, 1995, pp. 69-87.

7 J. Aben, J. Fontanel, « The Military Expenditure as a Proxy for State’s Power » D&PE, 2018, DOI:

10.1080/10242694.2018.1460714

8 S. Melman, The Permanent War Economy, Touchstone, New York, 1974.

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Parallèlement, il devra acquérir des armements, mais plus généralement des biens et services divers capables d’assurer l’efficacité de l’action de défense, des rations de combat aux carburants aéronautiques, en passant par les tenues de combat « intelligentes ». S’agissant des équipements en tout cas, ils seront toujours plus performants, mais avec un coût complet de possession toujours plus élevé. Face à cela il est tentant de recourir à l’acquisition sur étagères, au prix du marché. Mais si une telle orientation a peut-être des avantages financiers, elle a un coût évident en termes de sécurité des approvisionnements : les embargos ont été trop nombreux dans l’histoire pour qu’on les ignore. L’alternative est donc de se doter de ce qu’il est convenu d’appeler base industrielle et technologique de défense (Bitd)10, c’est-à-dire l’ensemble des unités de production choisies pour fournir aux armées tout ce dont elles ont besoin pour accomplir leurs missions. Il n’est pas nécessaire que toutes les entreprises concernées soient nationales, mais au moins faut-il s’assurer économiquement, juridiquement et politiquement, qu’elles ne seront pas défaillantes à l’heure de vérité.

Toujours dans la perspective de ne pas trop subir la contrainte budgétaire, il est commun d’affirmer que la politique militaire ne doit avoir pour objet que l’efficience des forces. Mais c’est oublier que les élus et leurs électeurs, sont demandeurs de retombées de la production de défense en termes d’emploi, notamment. Il existera donc une contrainte de localisation sur la BITD, et d’ailleurs sur l’institution de défense tout entière, pour respecter une certaine idée de l’aménagement du territoire11.

Pour autant, il est concevable de ne pas tout faire en régie, puisque déjà la politique d’arsenal a vécu. Mais toute la question est de savoir jusqu’où il est acceptable de pratiquer une externalisation de la fonction de défense, dans le cadre d’un arbitrage entre gains financiers d’un côté, coûts de transaction et risques sécuritaires de l’autre12.

Une manière de réduire la contrainte financière, se trouve dans les exportations de matériel de guerre. Par l’allongement des séries de production elles suscitent des économies d’échelle, et soutiennent les chaines de production, les bureaux d’étude et l’emploi. Simplement, l’avidité croissante des acquéreurs en termes de compensations : transferts technologiques autant que rééquilibrage des échanges, peut faire craindre que les gains soient illusoires. Néanmoins, elles restent une arme politico-militaire efficace, quel que soit leur éventuel coût moral ou en termes d’image13.

Finalement, il existe une dernière issue pour réduire le coût de production de la défense : la coproduction, ou alliance militaire. Fondée sur la théorie des clubs, cette orientation de recherche a permis de faire surgir un résultat apparemment surprenant : les petits pays seraient capables d’exploiter leurs grands alliés. Parce que les grands doivent se défendre quoi qu’il arrive et parce qu’ils ont souvent aussi une tendance impériale, ils apportent à la défense commune bien assez pour défendre aussi leurs petits alliés. Comme les traités d’alliance ne prévoient aucun système d’imposition pour compenser la faible disposition à payer des petits, exploitation il y a14.

Si l’on veut établir un lien entre tous ces items de la recherche en économie de la défense, l’expression retombées économiques s’impose, avec un cas particulier déjà ancien, mais toujours florissant : les retombées des dépenses militaires sur la croissance économique. Le débat est inépuisable entre ceux qui parviennent à démontrer un effet dépressif, et ceux qui parviennent au résultat inverse, avec l’arbitrage de ceux qui ne voient aucun lien : la diversité des méthodes économétriques et des bases de données est là pour y pourvoir15.

Cette recension de sujets, qui n’est évidemment pas exhaustive tant certains sont difficiles à classer, montre en tout cas une chose : une communauté scientifique s’est constituée au fil du temps, celle des économistes de défense. Mais il est ironique que même unifiée par l’usage généralisé de l’anglais, elle

10 F. Coulomb, Industries de la défense dans le monde, Grenoble, Pug, 2017 ; K. Hartley, J. Belin, (Ed.) The

Economics of the Global Defence Industry, London, Routledge, 2019.

11 J. Droff, J. Malizard, « Quand l’armée s’en va ! Analyse empirique de la cohérence de l’accompagnement des

territoires par le ministère des Armées », Revue d’économie régionale et urbaine, 2019, 97-123.

12 J-E Fredland, “Outsourcing Military Force: A transaction Cost Perspective on the Role of Military

Companies”, in D&PE, 2004, 205-220.

13 J. Aben, “Des exportations d’armes : pour quoi faire ? », Le Trimestre du Monde, 1989, 55-64.

14 T. Sandler, “The Economic Theory of Alliances: A Survey”, The Journal of Conflict Resolution, 1993,

446-483.

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se fracture encore aujourd’hui sur l’écriture de son cri de ralliement : defence or defense? Elle a ses revues dédiées comme, évidemment, Defence Economics, qui est aujourd’hui devenue Defence and Peace Economics (ou D&PE), sans doute parce que nombre d’économistes ne se résolvent pas à l’idée qu’il n’y ait pas de fin à la guerre. Elle a aussi ses grand-messes annuelles, avec l’International Conference on Economics and Security, ou le Defence and Security Economics Workshop. Et ce qui précède montre qu’elle n’est pas à court d’idées.

Pour conclure, qu’il me soit permis de saluer les trois fondateurs de feue l’Association française des économistes de défense, ou Afécode : Jacques Fontanel16, le regretté Louis Pilandon et Christian Schmidt.

16 Qui a su apporter un soutien décisif à l’action entreprise par Antoine Piétri et Julien Malizard pour la

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