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Simulation, dissimulation et conformité religieuse : Des concepts pour repenser l'histoire du « temps des confessions » ? (France, Italie, Angleterre)

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Simulation, dissimulation et conformité religieuse : Des

concepts pour repenser l’histoire du “ temps des

confessions ” ? (France, Italie, Angleterre)

Thierry Wanegffelen

To cite this version:

Thierry Wanegffelen. Simulation, dissimulation et conformité religieuse : Des concepts pour repenser l’histoire du “ temps des confessions ” ? (France, Italie, Angleterre). Frontières religieuses. Rejets et passages, dissimulation et contrebande spirituelle, 2004, Paris, France. �hal-00285397�

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Extrait des actes du colloque Frontières religieuses. Rejets et passages, dissimulation et contrebande spirituelle, organisé par le Centre Gulbenkian et le Centre de l’Occident moderne (Université de Paris IV-Sorbonne) en juin 2004, sous presse.

Résumé.

Une tentative d’articuler, à travers l’étude des discours et des représentations de la simulation et de la dissimulation à la Renaissance, mentalités confessionnelles, sensibilités religieuses, mentalités politique et sensibilités sociales. Pour servir à reprendre la question sans cesse reposée de la sécularisation dans l’Occident moderne.

Simulation, dissimulation et conformité religieuse :

Des concepts pour repenser l’histoire du « temps des confessions » ?

(France, Italie, Angleterre)

1

par Thierry Wanegffelen

Professeur d’histoire de la première Modernité à l’Université de Toulouse-Le Mirail Laboratoire FRAMESPA (équipe « Diasporas, échanges et identités »), UMR 5136 (CNRS et Toulouse)

« Dissimulation se commet en cachant ce qu’on a dedans le cœur. Simulation est plus. C’est de faire semblant et feindre ce qui n’est point. En somme, ce qui serait mentir de bouche, est simuler de fait. » C’est ainsi qu’en 1543, dans son Petit Traité montrant [ce] que c’est que doit faire un

homme fidèle connaissant la vérité de l’Évangile quand il est entre les papistes (nous sommes bien sur

la frontière religieuse, et en plein dans notre colloque !), c’est ainsi que Jean Calvin définit, pour les condamner, la simulation et la dissimulation religieuses. Cela entraîne, à Paris, une réaction, rapportée à la fin des années 1570 dans l’Histoire ecclésiastique des Églises réformées au royaume de France, chronique ecclésialement et confessionnellement correcte des premières décennies du protestantisme français, compilée à Genève sous l’autorité du successeur de Calvin (mort en 1564), son disciple Théodore de Bèze.

« Il s’émut aussi une question entre quelques-uns de qualité ayant connaissance de la vérité [donc censés être protestants], à Paris, à l’occasion de ce que Jean Calvin, sachant combien il y en avait qui se flattaient de leurs infirmités jusques à se polluer ès abominations manifestes de l’Église romaine, les avait taxés en un certain écrit trop aigrement à leur appétit. Les uns donc qu’on appela depuis Nicodémites [à la suite du traité de Calvin en 1544, Excuse à Messieurs les Nicodémites], maintenaient qu’on pouvait aller à la messe pourvu que le cœur n’y consentît point et avec je ne sais

1

J’ai eu l’occasion de reprendre le dossier des simulateurs et dissimulateurs dans « Sous l’invocation de Naaman. Simulateurs et dissimulateurs, des traîtres aux confessions (France, Italie, Angleterre, XVIe siècle) », dans Qu’est-ce qu’un

traître ?, actes de la journée d’étude du 4 mai 2002 à Clermont-Ferrand, sous la direction de Dominique Descotes, Presses

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quelles conditions, les autres au contraire disaient qu’il fallait servir à Dieu purement et de corps et se garder de toutes pollutions. […] Et fut cause ce différend d’un très grand bien, plusieurs s’étant résolus de se dédier du tout [=tout à fait] à Dieu, qui s’endormaient auparavant en l’ordure. »

Par-delà la reconstruction a posteriori, on peut relever que la dissimulation (ne pas se montrer ce qu’on est : en l’occurrence gagné à la Réforme) débouche presque nécessairement, compte tenu des contraintes collectives de l’époque, en matière religieuse comme dans les autres, sociale et politique, sur la simulation, qui revient à accomplir les gestes, les actions, les pratiques, et — même si Calvin, dans le cadre d’une pastorale de la culpabilisation des fautifs « se flattant de leur infirmité », semble préférer conserver pour ceci la catégorie du mensonge manifeste — à proférer les paroles propres à apparaître tel qu’on n’est pas mais tel que le groupe, la communauté à laquelle on appartient entend qu’on soit. Une stratégie analysée dans le même volume par Natalie Davis, celle de « Léon l’Africain » : « plaire, ou au moins ne pas déplaire »2. Nous voici invités à considérer que la simulation retrouve alors, et cela même si son sens actuel est déjà bien fixé au XVIe siècle, toute la palette des sens latins de simulare, simulatio, en remontant même le cours de leur émergence : la « feinte », qui est « imitation », vise à « rendre semblable ».

Et notre source genevoise, parmi d’autres, nous permet de repérer que les simulateurs dénoncés et sommés de justifier leur attitude, ont opéré une distinction justement entre les gestes et les comportements, qui ne relèvent que du « corps » et seraient de ce fait indifférents (en grec adiaphora), et les intentions, qui sont le fait du « cœur » et à ce titre compteraient seules devant Dieu. Étudiant en 1970 le « nicodémisme » comme « théorie de la simulation », Carlo Ginzburg y a vu un phénomène européen qui aurait conservé son unité jusque vers 1550-1560. Ensuite, il se retrouverait encore, mais de façon plus dispersée et sporadique, chez des penseurs, et notamment des « politiques » proches de Henri IV3. Autrement dit, il n’aurait pu subsister en tant que tel en ce « temps des confessions » par lequel Marc Venard en 1992 a voulu caractériser l’Histoire du Christianisme de 1530 à 1620, et qui aurait été marqué d’emblée par « l’obligation de choisir »4.

Il est vrai que, conformément au déploiement de ce que les historiens allemands ont qualifié dès les années 1960 de processus de « construction confessionnelle » et de « confessionalisation », les milieux ecclésiastiques de chacune des confessions rivales n’ont eu de cesse de combattre toute tentation de pratiquer dissimulation et simulation. Contre les « nicodémites » réformés et italiens, contre les tenants luthériens de l’adiaphorisme en Allemagne, contre les catholiques anglais enclins à obéir à la législation religieuse de leur pays, qui n’exige que la « conformité » avec l’Église dite établie, nous

perspective adoptée dans les pages qui suivent est différente, puisqu’il s’agit de s’intéresser à la simulation et à la dissimulation, et non plus aux simulateurs et dissimulateurs.

2

Voir

3

Carlo Ginzburg, Il Nicodemismo. Simulazione e dissimulazione nell’Europa del’500, Turin, 1970

4

Marc Venard, « Introduction : Autour de 1530, l’obligation de choisir, dans Le Temps des confessions (1530-1620), t. VIII de l’Histoire du Christianisme, sous la dir. du même, Paris, 1992, p. 9-11.

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dirions volontiers officielle, vitupérés tout aussi bien par les missionnaires formés en exil sur le continent à Douai puis Reims ou à Rome, que sous l’appellation injurieuse de Church Papists par les ministres de tendance puritaine, on repère de part et d’autre des frontières tant confessionnelles que nationales des attaques en règle fort similaires. L’opposition entre ce qui relève du cœur et ce qui serait de l’ordre du corps est ainsi présentée partout comme un grave contresens sur la distinction paulinienne qui n’aurait été rien moins justement qu’une opposition. Et tous, pasteurs réformés et puritains, théologiens gnésio-luthériens et prêtres tridentins rappellent inlassablement qu’on ne peut pas livrer son corps aux idoles en espérant conserver son cœur à Dieu. Calvin met en garde contre la « pollution » fatale qui en résulte. En 1555, sous le règne de la catholique Marie Tudor, le ministre protestant Thomas Sampson menace ses paroissiens : « Si vous pensez que dans vos cœurs vous servirez le Seigneur mais pourtant serez et pourrez être présents à leurs idolâtries [des papistes], parce que vos cœurs seront au ciel, ce n’est rien d’autre qu’une politique charnelle qui échoue aussi souvent qu’on lui fait confiance5. » Et en 1595, le jésuite anglais Henry Garnet écrit le symétrique inversé : « Pendant que votre corps est avec Calvin, votre âme ne peut pas être avec l’Église catholique. » Car le corps, en bonne théologie paulinienne, est bien le temple de l’Esprit, et même si les protestants ont eu tendance à rejeter le caractère païen à leurs yeux de la débauche de cérémonies du catholicisme romain, leurs orthodoxies n’en ont pas moins toujours défendu l’idée de l’importance de la pratique religieuse.

Cette très vaste et diffuse polémique religieuse incite à replacer le fait confessionnel dans l’histoire plus large des sociétés, des mentalités, des représentations et des imaginaires des Occidentaux en marche vers la modernité. Car la simulation et la dissimulation religieuses nous renvoient à l’une des caractéristiques de la Renaissance perçue comme entrée progressive dans la modernité : l’invention du moi, sa construction, pour reprendre la réflexion menée en particulier par Stephen Greenblatt en 1980 sur la notion de self-fashioning6.

Les simulateurs et dissimulateurs des confessions européennes peuvent en effet apparaître comme des sujets modernes. Car, le sujet moderne n’est pas libre. Ou plutôt, sa liberté n’est pas là où on s’attend qu’elle soit aux XIXe, XXe et XXIe siècles. En 1997, John Martin a, dans un article important7, relié la « découverte de l’individu » à l’« invention de la sincérité » et à la « reconstruction de la prudence », en insistant sur les liens existant dans l’Europe de la Renaissance entre la prise en compte de la conscience individuelle et de ses droits (sa liberté, réputée importante : Luther l’évoque devant la diète de Spire en 1521, les protestants, opprimés, la réclament partout pour eux, et, souvent, lorsqu’ils sont dominants, la dénient aux autres…), et l’émergence de la notion de for (c’est-à-dire de

5 Cette citation, comme la suivante, est dans Perez Zagorin, Ways of Lying. Dissimulation, Persecution and Conformity in

Early Modern Europe, Cambridge (Mass.) et Londres, 1990, p. 132.

6

Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning from More to Shakespeare, Chicago, 1980.

7

John Martin, « Inventing Sincerity, Refashioning Prudence : The Discovery of the Individual in Renaissance Europe », art. de 1997 réimpr. dans The Renaisssance in Europe : a Reader, éd. par Keith Whitlock, New Haven et Londres, 2000, p. 11-31.

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forum) intérieur. Car la sphère du privé, lieu de la « sincérité », devient quasi autonome par rapport à

la sphère publique grâce précisément à la conceptualisation des notions de simulation et de dissimulation, deux pratiques qui dépassent le cadre strictement de la religion et sont au XVIe siècle considérées comme s’imposant par « prudence » (cette phrônèsis aristotélicienne, traduite par

prudentia par les Romains, et qui donc signifie traditionnellement en Occident « sagesse pratique »,

comme dans le terme « prud’homme », mais justement le mot change à la Renaissance quelque peu de sens), deux pratiques qui sont supposées s’imposer dans des circonstances où l’expression sincère de la conscience contreviendraient aux normes communautaires, soit en mettant réellement en danger la personne concernée (par exemple dans le domaine religieux), soit en lui faisant courir le risque d’être jugée indécente, inconvenante ou déplacée (les normes à respecter étant alors perçues plutôt comme des « convenances »). Sur ce dernier point, on est en plein dans le déploiement de la civilité, qui s’est opéré en contradiction avec l’esprit même avec lequel Érasme avait, en 1530, préconisée l’imposition aux enfants (pueri) de cette civilité. Le prince des humanistes en faisait un véritable paradigme pédagogique à visée universelle. Pour le dire vite, le paraître devant, selon Érasme, refléter l’être, et le reflétant en vérité, travailler sur le paraître dans le sens de la civilité ne pouvait conduire qu’à une amélioration de l’être même. D’où le souci de faire porter l’effort de civilisation sur les enfants, en cours de formation et partant susceptibles de devenir des adultes meilleurs. Mais les nombreux adaptateurs et utilisateurs d’Érasme, et ceux qui, après lui, ont poursuivi la réflexion sur la civilité, en sont venus très vite à concevoir celle-ci comme un élément de différenciation sociale, confortant les évolutions en cours, et participant de l’instauration d’un ordre politique plus contraignant. On ne peut alors qu’insister sur l’importance des convenances, de l’« honnêteté », comme on dit à l’époque, sur la nécessité d’obéir au règles de la « décence », ainsi dans le Galateo de Giovanni Della Casa, écrit avant 1556, publié pour la première fois en 1558, ou encore dans La civil Conversazione de Stefano Guazzo en 1574. Et cette évolution conduit à la rédaction, au tournant des XVIe et XVIIe siècles par le Napolitain Torquato Accetto, d’un traité de civilité publié seulement en 1621, au titre emblématique :

Della Dissimulazione onesta. On y explique fort clairement que l’individu a le devoir de manifester

dans des gestes, des attitudes et des comportements, le primat absolu des formes de la vie sociale. À l’opposé exact de l’idéal pédagogique humaniste, le paraître en pleine modernité est considéré comme une authentique façon d’être. D’où ce qui tend à n’être plus un oxymore : « la dissimulation honnête » !

C’est en stricte synchronie que se développe à l’échelle de l’Europe une pensée politique précisément moderne, qui part de l’Italien Machiavel et, passant par le Français Bodin, le penseur de la souveraineté du prince absolu, mais aussi par le néo-stoïcisme réélaboré par le Belge Juste Lipse, trouve l’un de ses points d’aboutissement dans le Léviathan de l’Anglais Hobbes. Et c’est alors, dans ce domaine politique comme dans tous les autres évoqués, que le terme « sujet » acquiert sa polysémie

(6)

actuelle : il renvoie certes à la sujétion, la dépendance, mais aussi à l’autonomie, le sujet s’opposant alors à l’objet.

Les penseurs politiques commencent par préconiser l’adaptation au temps, entendons donc à la conjoncture, pour les princes (chez Machiavel en particulier) mais aussi pour leurs sujets (c’est la teneur du néo-stoïcisme si bien mis en lumière dans les années 1950 et 1960 par Gerhard Œstreich8). Effectivement, peu à peu le modèle d’attitude et de comportement sociaux et politiques en cours d’élaboration valorise de plus en plus la thématique de la temporisation, ou faut-il dire plutôt du temporisement ?, qui revient en tout cas à laisser du temps au temps, pour plagier un ancien président de la République, et à tenir compte du temps — autrement dit des circonstances, à se plier à leurs exigences. Comme le précise le sous-titre du traité anglais The Temporisour, en 1555, le « temporiseur » est « l’observateur du temps [time], ou celui qui change avec le temps ».

N’est-ce pas la raison, ou l’une des raisons tout du moins, pour laquelle les œuvres de la Renaissance, aussi bien politiques que religieuses, présentent de manière récurrente l’image si forte de la tempête, par laquelle notre hôte Denis Crouzet a ouvert La Sagesse et le malheur9 ? Il faut tenir la barre et surtout savoir mener son bâtiment non pas contre la mer déchaînée mais au gré de la mer déchaînée, tout en évitant les récifs. Le détour est alors la garantie qu’on arrivera finalement au port sans sombrer. Bref, ce que nous appellerions un peu trop vite aujourd’hui de l’opportunisme, est souvent présenté comme une attitude responsable, attentive, pas facile du tout. La simulation, la dissimulation ne sont pas nécessairement vécues sous le registre de la lâcheté. Ni forcément décrites comme telles, à la Renaissance.

En politique, l’attention au temps, je l’ai dit, est au cœur de la réflexion du Florentin exilé Machiavel, mais elle est importante aussi pour tous ceux qui, dans les années 1520-1570 et au-delà, n’osent sans doute pas se réclamer de la pensée de Machiavel tout en trouvant chez lui tant de prises de position qu’ils estiment de bon sens.

On a pu récemment aller jusqu’à remettre en question — sinon en cause — l’idée que le second XVIe et le XVIIe siècle avaient été massivement antimachiavéliens. On se serait laissé prendre par quelques pamphlets qui seraient comme des arbres cachant la forêt. Ainsi, le Discours d’État sur les

moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume ou autre principauté, divisé en trois livres à savoir du Conseil, de la Religion et de la police que doit tenir un prince. Contre Nicolas Machiavel, Florentin, dû en 1576 à un réfugié huguenot au nom trop beau pour être totalement

honnête, Innocent Gentilet. Celui-ci, dans ces années qui suivent le traumatisme de la Saint-Barthélemy, y oppose la morale chrétienne à la morale machiavélienne : la puissance du prince ne doit pas reposer sur la force mais sur l’amour du peuple. Ce qui m’intéresse ici, c’est de relever que cette

8

Gerhard Œstreich, « Justus Lipsius in sua re », dans Formen der Selbsdtarstellung : Analekten zu einer Geschichte des

literarischen Selbstportaits, Berlin, 1956, p. 291-311, et surtout, Geist und Gestalt des frühmodernen Staates, Berlin, 1969,

trad. angl. Neostoicism and the Early Modern State, Cambridge, 1982.

9

Denis Crouzet, La Sagesse et le malheur. Michel de L’Hospital, chancelier de France, Seyssel, 1998, chapitre Ier, « Une tempête évangélique », p. 27-100.

(7)

position en apparence traditionnelle est en fait prise dans une situation nouvelle d’orthodoxie contraignante. Nous sommes entrés de plain pied dans le temps des orthodoxies, ou des confessions, si on préfère.

Pourtant, durant toute la Renaissance, des simulateurs et dissimulateurs religieux ont existé, certains se sont exprimés, tels Giorgio Pannilini, présenté dans ce volume par Florence Buttay10, ou Léon l’Africain avec cette parabole du petit oiseau amphibie, analysée par Natalie Davis et que, par parenthèse, Blaise Pascal, en plein Âge classique et pour en tirer autre chose, raconte aussi dans ses

Pensées11. Mais, comme pour n’importe quels vaincus de l’histoire, leurs propres discours et arguments nous sont la plupart du temps connus à travers leurs réfutations. Tout paraît ainsi montrer que dans l’Europe entière et dans toutes les confessions, les simulateurs ont invoqué l’exemple biblique de Naaman le Syrien12. Certains ont relié leur apologie de la simulation et de la dissimulation aux acquis de la réflexion politique. Ainsi, le patricien siennois Bartolomeo Carli Piccolomini dans le traité sur La Prudence, qu’il publie en 153813. En venant à parler de la prudence dans la vie religieuse, Piccolomini insiste alors sur la nécessité de la dissimulation et de la simulation pour survivre : parce qu’une réputation d’hérétique peut entraîner la ruine, un homme sage se pliera aux pratiques extérieures de la religion dominante. En outre, ce faisant, il favorisera ce qui est incontestablement un des piliers de l’ordre social. Comme Machiavel, donc, dont il s’inspire et qu’il cite à plusieurs reprises, justifier la dissimulation et la simulation le conduit à exalter la fonction politique vitale de la religion. L’une des autres sources de Piccolomini est incontestablement Giovanni Pontano et son traité De la

Prudence, écrit une cinquantaine d’années plus tôt mais édité à Venise en 1518, où la dissimulation est

aussi défendue. De même, Juste Lipse, dans son traité De la Constance, publié à Anvers en 1584, expose un néostoïcisme christianisé inaccessible aux biens et aux maux extérieurs, et il offre ainsi un code de morale privée bien élaboré susceptible de permettre à qui le suit de traverser les temps difficiles en se bâtissant un bastion intérieur contre les divisions religieuses et idéologiques qui marquent l’époque. Ses changements personnels de confession sont comme la mise en œuvre existentielle de sa doctrine, mais ils lui ont valu une réputation tenace d’inconstance et d’opportunisme. En fait, Lipse accepte la légitimité de la dissimulation religieuse, du fait de la relativité extrême des marques extérieures de la religion, ce qui l’incite aussi à insister sur la primauté de l’État14.

10

Voir

11

Natalie Davis, « référence de l’article à retrouver ».

12

Je me permets de renvoyer à Thierry Wanegffelen, « Sous l’invocation de Naaman […] », art. cit.

13

Rita Belladonna, « Pontanus, Machiavelli and a Case of Religious Dissimulation in Early Sixteenth-Century Siena »,

Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 37, 1975, et, de la même, « Aristotle, Machiavelli and Religious Dissimulation :

Bartolomeo Carli Piccolomini’s Trattati Nove della Prudenza », dans Peter martyr Vermigli and Italian Reform, éd. par Joseph C. McLelan, Waterlo (Ontario), 1980.

14

Sur Juste Lipse voir Gerhard Œstreich, « Justus Lipsius in sua re », dans Formen der Selbstdarstellung : Analekten zu

einer Geschichte des literarischen Selbstportraits, Berlin, 1956, p. 291-311, et Jason Lewis Saunders, Justus Lipsius. The Philosophy of Renaissance Stoicism, New York, 1955, mais aussi, bien plus récent : Gerrit Voogt, « Primacy of Individual

Conscience or Primacy of the State ? The Clash between Dirk Volckertszoon Coornhert and Justius Lipsius », Sixteenth

(8)

On peut tenter d’aborder d’autres motivations plausibles des simulateurs et dissimulateurs sur le mode hypothétique. Ainsi, en 1959 et 1970, Delio Cantimori a-t-il suggéré que les évangéliques italiens jusque dans les années 1540, 1550 voire 1560 auraient pu pratiquer le « nicodémisme », et donc demeurer dans une Église qui, sur bien des point leur déplaisait, parce que, persistant à espérer une « solution conciliaire à la question religieuse », il auraient par là même pu reléguer leurs aspirations réformatrices dans le secret de leur conscience, en attendant que le concile, évidemment inspiré par l’Esprit saint, mette en œuvre cette « Réforme intérieure » (selon l’expression de Cantimori) ouvertement, extérieurement, dans toute l’Église. Et Cantimori va jusqu’à proposer que même la déception occasionnée dans ces milieux évangéliques simulateurs par le concile de Trente, même la clôture de ce dernier en 1563 au cri d’« anathème aux hérétiques » n’a pas fait disparaître totalement cette espérance conciliariste15. Et de fait, ce que Cantimori qualifie également de « mirage du concile » se rencontre aussi en France, sous une forme nationale et gallicane, parmi les « moyenneurs » des années 1550-1560, mais aussi encore à la fin du règne de Henri IV dans l’entourage du roi au moins, et cela même si l’édit de Nantes en 1598 est le premier des édits de pacification à ne plus évoquer la résolution du schisme par un concile général — le préambule en appelle à l’action directe de la grâce divine, à l’heure qu’il plaira à Dieu16.

Voilà qui incite à réviser sans doute quelque peu nos vues sur « le temps des confessions ». Pour la cohérence du propos du tome VIII de l’Histoire du Christianisme, Marc Venard a ainsi relégué une trop courte notice sur la simulation religieuse, en fait seulement quelques lignes, dans la cinquième et dernière section du chapitre « Les anabaptistes » : « Au-delà du confessionalisme : démarches spiritualistes »17. Il est vrai que ce phénomène et les réactions qu’il entraîne ne cadre pas avec ce sur quoi les historiens de la construction confessionnelle et de la confessionalisation ont accoutumé d’insister : les synchronies et les parallélismes dans les évolutions aussi bien des confessions rivales qu’entre ces dernières et les sociétés et États dits « modernes ». Car force est de le reconnaître : le ou plutôt les discours confessionnels hostiles aux simulateurs et dissimulateurs paraissent s’opposer aux discours politiques et sociaux qui leur sont pourtant contemporains. Le lien entre les confessions et la modernité serait-il plus ténu qu’on ne l’a dit ? Le fait religieux dans l’Occident moderne se montrerait-il irréductible ?

Je ne le crois pas. Mais je pense que l’histoire du temps des confessions a péché, et pèche encore trop souvent, par manque de critique interne des sources ecclésiastiques qu’elle doit bien évidemment massivement mettre en œuvre. Le décrochage sur la question de la simulation et de la dissimulation

15

Delio Cantimori, « Nicodemismo e speranze conciliari nel cinquecento italiano », dans Studi di Storia, Turin, 1959, version angl. « Submission and Conformity », dans The Late Italian Renaissance, éd. par Eric Cochrane, 1970, p. 233-265.

16

Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), Le Livre de Poche, Paris, 1998.

17

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révèle peut-être surtout une tendance chez trop d’historiens à s’imaginer — bien naïvement — que les Églises ont été telles que les ecclésiastiques et les magistères entendaient qu’elles fussent.

Comme toujours en histoire, la question est donc celle de la représentativité des témoignages conservés. Pour y répondre, en l’occurrence, il me semble qu’on peut en revenir à la dialectique du prescrit et du vécu, énoncée voici déjà un quart de siècle par Jean Delumeau. Je suis enclin à la formuler comme un constat d’apparent bon sens : une prescription n’est pas forcément la description d’un vécu, et quand cette prescription se trouve réitérée, les possibilités qu’elle soit effectivement une description diminuent de manière exponentielle. Tenter donc de mettre en œuvre cette dialectique du prescrit et du vécu, c’est en fait savoir d’abord repérer, pour les distinguer l’un de l’autre, le proscrit et le prescrit : le proscrit, ce que les instances de type magistériel ne peuvent en aucun cas admettre (et qui peut parfois se lire comme un négatif photographique, à travers certaines prescriptions), et puis le prescrit, ce qui a été objet de négociations, ouvertes ou tacites, conscientes ou inconscientes, entre ces instances et les communautés.

Tout ce qui relève de la simulation et de la dissimulation religieuses m’incite alors à formuler ce principe d’anthropologie religieuse : l’appartenance à un groupe religieux, quel qu’il soit, n’implique pas nécessairement l’adhésion au système d’orthodoxie dont les instances de ce groupe entendent quant à elles faire un critère obligatoire d’appartenance18. Or, ce qui est frappant, c’est bien l’exigence extrême à laquelle en sont arrivés les milieux confessionnels de tout bord, ce qui, en théologie et pastorale catholiques, par exemple, se traduit par l’idée que l’on ne doit plus comme auparavant se contenter d’attendre des fidèles une « foi implicite », mais qu’on doit exiger désormais d’eux une véritable « foi explicite ». Ou encore par la rédaction en 1542 par Jean Calvin pour l’Église de Genève du premier catéchisme par question-réponse, l’enfant catéchisé devant apprendre par cœur les réponses à l’ensemble des questions, ordonnées systématiquement, qui lui sont posées de dimanche en dimanche. De manière tout à fait effective, la dissimulation et la simulation s’avèrent dans ces conditions bien plus bien malaisées à pratiquer dans le domaine religieux, désormais, que dans les domaines politique et/ou civil. Et le sentiment de la mauvaise conscience des simulateurs ainsi que les troubles psychiques et physiques que leur attitude occasionne deviennent assez vite un lieu commun, dont la plus fameuse illustration est l’histoire de Francesco Spiera, mort de chagrin en 154819. Pier

18

Si je parle de système, c’est parce que selon moi un système d’orthodoxie comprend quatre éléments : 1°/ c’est évident, un ensemble doctrinal, une confession de foi qui se présente comme une glose du Credo et a une forte valeur symbolique (au sens où l’on parle du « symbole » des Apôtres, ou du « symbole » de Nicée-Constantinople : des textes « rassembleurs ») ; 2°/ mais aussi les rites et pratiques qui sont censés découler de ces doctrines ; 3°/ et encore les attitudes et comportements éthiques, sociaux et politiques qui, eux aussi, sont présentés comme dérivant du corpus doctrinal de la confession de foi ; 4°/ enfin, la reconnaissance de la légitimité de l’instance qui a énoncé le système d’orthodoxie et de la validité de tout ajout ou de toute modification que cette instance serait susceptible d’y apporter à l’avenir. On remarquera qu’une telle définition a l’avantage de ne pas séparer l’orthodoxie de l’orthopraxie, un point fondamental si l’on réfléchit justement aux frontières religieuses et à leurs mitoyeurs.

19

C. Wine, « Nathaniel Wood’s Conflict of Conscience », Publications of the Modern Language Association of America, 50, 1935, p. 661-678, et M. MacDonald, « The Fearful Estate of Francis Spira : Narative, Identity and Emotion in Early Modern England », Journal of British Studies, 31, 1992, p. 32-61. Sur l’usage qu’a fait de cette histoire John Foxe, dans son livre des martyrs, voir L.M. Oliver, « John Foxe and the Conflict of Conscience », Review of English Sudies, 35, 1949, p. 1-9.

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Paolo Vergerio, qui a assisté à ses tourments, alors qu’il était encore évêque de Capo d’Istria quoique inquiété par l’inquisition et en a retiré la conviction qu’il lui fallait fuir l’Italie pour professer « la vraie foi » dans les Grisons puis en Suisse, ce qu’il fait dès 1549, en tire un récit édifiant, publié en 155120. Dès 1550, dans Le Temporiseur, Valérand Poullain évoque le « désespoir » de Spiera pour illustrer « la fin de la dissimulation », et Calvin, la même année, fait du malheureux Italien un perfide dissimulateur que Dieu a exemplairement puni pour rappeler le sort qu’il réserve aux gens de son espèce21.

Une confession de foi du XVIe siècle fait pour une part et pour un temps exception. Peut-être parce que la Réforme y suit un cours original, avec son rythme propre, marqué par un notable décalage et une véritable singularité par rapport à l’histoire continentale22. Peut-être aussi parce que la Renaissance elle-même y a sa chronologie particulière, et qu’elle semble s’y prolonger notablement. Je veux bien sûr parler de l’Angleterre, avec l’exigence de « conformité » déjà mentionnée. Cette conformité, légalement définie par les actes d’uniformité de 1549 et 1552 sous Édouard VI (1547-1553) puis en 1559 à l’avènement d’Élisabeth (1558-1603), peut avoir été dans bien des cas vécue comme l’institutionalisation de la simulation religieuse. Mais même en Angleterre, finalement, le temps des confessions en vient à imposer ses normes.

Le croyant, ainsi, n’est censé vivre que de contraintes, alors que le sujet, et le membre des différents corps et états des sociétés européennes d’Ancien Régime, voient au contraire se conjuguer contraintes et libertés. Cette différence de traitement, dès lors qu’elle s’impose, pourrait fort bien avoir contribué à l’émergence et au développement en Occident de la sécularisation, tout comme les controverses confessionnelles n’ont pas été pour peu dans l’apparition d’un déisme et même d’un athéisme désormais explicites et explicités. Autrement dit, le temps des confessions, plus lentement et plus tardivement instauré qu’on ne le dit, aurait aussitôt sécrété sa fin annoncée, programmée, sinon immédiatement effective.

Sur la faveur de l’histoire en général, voir R. Kolb, « God’s Gift of Martyrdom : The Early Reformation Understanding of Dying for the Faith », Church History, 64, 1995, p. 399-411.

20

Anne Jacobson Schutte, Pier Paolo Vergerio. The Making of an Italian Reformer, Genève, 1977, p. 239-246.

21 Joannis Calvini Opera quae supersunt omnia […], éd. par Guillaume Baum, Edouard Cunitz et Edouard Reuss,

Brunswick, 1863-1900, 59 vol., t. X, col. 855-858.

22

Je me permets de renvoyer à Thierry Wanegffelen, « Entre réalité et illusion. La via media anglaise au temps de la Réforme. Anachronisme ou continentocentrisme ? », dans La Médiocrité, actes du séminaire Polysémies — Questions

d’identité à la Renaissance, éd. par Anne-Pascale Pouey-Mounou et Emmanuel Naya, Presses de l’École Normale Supérieure

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