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Flaubert et la premiére Education sentimentale.

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Academic year: 2021

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(1)

Name of Author Title of Thesis Department Degree A:5.STRACT Ade Kukoyi

Flaubert et la première Education ' Sentimentale

French M.A.

The object of this study is to try and demonstrate that the first Education Sentimentale of Gustave Flaubert, usually considered as a work of an adolescent, is actually the master's first "flaubertian" novel.

We will start with a few biographical elements on the author - thereby putting into focus the origin of the main themes in the book: young Flaubert's surprising antipathy towards life and his precocious choice of an artist's life, his first love experiences and the events that drove him early to a secluded life.

We will then study the two heroes and through them, the dominant themes of the novel. Their experience in love and how it led them to their ultimate choice of ideal.

Finally, there will be a cursory glance at the "mechanics" of the first Education Sentimentale, and how it announced in many' ways Flaubert's major'works of the future.

(2)

EDUCATION SENTIMENTALE

by

Ade KUKOYI

A thesis submitted ta

the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGi11 University,

in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language and Literature

@

Ade Kukoyi. 10/71

(3)

TABLE DES MAT 1ER E S.

Pages

PRE F ACE •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• i

CHAPITRE l LE DEBUT DE L'ECRIVAIN •••••••••••••••••••••••• l

CHAPITRE II L'A}1:0UR . . . .

27

CHAPITRE III L'IDEAL •••••••••••••••••••••••••••••••••••••

82

CHAPITRE IV LA FORME ET LE FOND •••••••••••••••••••••••••• 107

CON C LUS ION •••••••••••••••.•••.••••.••••••••••••••••.•.••

130

(4)

Pages

PREFACE •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• i

CHAPITRE I LE DEBUT DE L'ECRIVAIN •••••••••••••••••••••••• I

CHAPITRE II L'AMOUR ... . 27

CHAPITRE III L'IDEAL •••••••••••••••••••••••••••••••••••••

82

CHAPITRE IV LA FORME ET LE FOND •••••••••••••••••••••••••• I07

CON C LUS ION •••••••••••••••••••.••••.••••••••••••••.••••••

I30

(5)

i

PREFACE.

Gustave Flaubert est surtout connu comme l'auteur de Madame Bovary1' La plupart des lecteurs croient que c'est effectivement ce chef-d'oeuvre qui signale l'épanouissement de son génie. On ignore assez souvent que le romancier a déjà produit maintes oeuvres avant la publication de Madame Bovary, et qu'il est déjà engagé dans la maîtrise de son art.

Cependant, le génie de Flaubert n'est pas un phénom~ne qui: a fleuri d'un seul coup avec l'apparition d'une oeuvre donnée.. Contrairement à beaucoup d'écrivains dont les ouvrages de jeunesse se distinguent nettement de ceux de la maturité, l'art de Flaubert est une entité dynamique, saisie

tr~s tôt, qui mûrit au cours de longues années. Le romancier poss~de déjà, encore jeune, une voix tr~s personnelle. Ses premi~res tentatives littéraires témoignent d'une précocité extraordinaire, et elles. annoncent le maître qu'il va bientôt devenir. Doué d'une sensibilité aigUe et d'une vaste intelligence, le jeune écrivain est " entré en littérature" comme on entre en religion, et il va consacrer toute sa vie à cette vocation, de faç'on exclusive.

Si plusieurs écrits de l'adolescent valent par leurs qualités de sensibilité et de fougue, il n'en est pas moins vrai que ce sont surtout des variations nombreuses sur des th~mes romantiques. Il s'agit du 'moi' exposé outre mesure par les écrivains du début du XIXe siècle. Fidèle à cette école, Flaubert se raconte directement dans plusieurs de ses oeuvres de jeunesse. Ce sont des études autobiographiques d'un esprit enthousiaste mais critique qui vient de s'éveiller aux réalités de la vie sociale et aux douleurs morales, et qui y cherche une raison d'être.

(6)

---~est atténué. Flaubert tente de s'extérioriser pour la première fois à travers ses deux protagonistes.

Notre intention sera ici de démontrer qu'à plusieurs égards, on pourrait considérer ce roman comme la première oeuvre 'flaubertienne'. En

effet, la première Education Sentimentale renferme déjà le germe essentiel des thèmes des grandes oeuvres.

Nous verrons dans cette étude ce que le romancier pense de l'amour et de la vie en société. Nous analyserons la quête de l'idéal chez les

deux personnages principaux en même temps que la propre réflexion de l'auteur. Nous serons aussi témoins de ses interrogations esthétiques, et nous consta-terons comment se précisera peu à pem le sens de son idéal dans l'Art, à mesure que progresse son analyse des personnages. Finalement, il y aura une rapide évaluation de'la mécanique' du roman: comment il bénéficie des ouvrages antérieurs et en quoi consiste son originalité.

(7)

PREMIER CHAPITRE

LE DEBUT DE L'ECRIVAIN.

" Ma jeunesse est passée. La maladie de nerfs qui m'a duré deux ans en a été la conclusion, la fermeture, le résultat logique.

Pour avoir eu ce que j'ai eu, il a fallu que quelque chose , antérieurement , se soit passé d'une façon assez tragique dans la boîte de mon cerveau. Puis tout s'était rétabli; j'avais vu clair dans les choses, et dans moi-même, ce qui est plus rare."

(8)

Argument •

. 1

-Point n'est besoin de dire qu'en a beaucoup écrit sur Flaubert, surtout en ce qui concerne sa vie.Veuloir faire une nouvelle biographi~ du romancier peut appara!tre aujourd'hui cemme une entreprise superflue. A l'heure actuelle, Flaubert est, toujours l'objet d'un vif intér&t pour. beaucoup de critique~ l cause de la résonnance moderae de se~oeuvres autant que par ses idée~sur le roman. Trop d'ouvrages continuent !k

fouiller la vie féconde de l'écrivain dans les~menus détails, pour qu'il soit utile d'y revenir ici.

Nous allons nous contenter de relever seulement les éléments da la vie de Flaubert en rapport avec la portée de la présente étude.Ensuite nous établirons un parall~le entre les indices essentiels dans la vie du

jeune romancier et leS3th~mes principaux du roman.Nous finirons par entre-voir ce qu'il allait devenir dan& le proche avenir.

Puisq~'il s'agit de la première Education Sentimentale, oeuvre qui annonce tr3s nettement l'auteur de Madame Bovary et qui renferme beaucoup d'éléments biographiques, il faut que nous nous référions t la jeunesse du romancier pour y déceler des th~mes, analogues à ceux exprimés dans le roman.

Le milieu familial.

Flaubert a laissé de nombreuses indications au sujet dœson enfan-ce dans l'aust~re appartement de l'Hôtel-Dieu o~ son p~re était

(9)

chirurgien-

-2-rn:chef. Il a beaucoup écrit sur cette maison triste qui va augmenter chez lui le goût du silence et un cynisme précoce. Dans une lettre à Melle Leroyer de Chantepie, le 30 mars 1857, Flaubert écrira:

" ••• j'ai grandi au milieu de toutes les misères

humaines - dont un mur me séparait. Tout enfant, j'ai joué dans un amphithéâtre. Voilà pourquoi, peut-être, j'ai des allures à la fois funèbres et

cyniques. Je n'aime point la vie et je n'ai point peur de la mort."I

On voit donc que la gravité ou le pessimisme étonnant du jeune Flaubert a son origine dans la salle d'autopsie où le père, un scalpel à la main, est, la plupart du temps, occupé à disséquer un cadavre.

Gardons-nous cependant de trop insister sur l'aspect sombre de l'enfance de l'autemr. Il a eu des parents très aimables et sympathiques. Sauf vers la fin de sa vie où il se ruinera volontairement pour secourir les Conwanville, Flaubert n'a jamais connu la misère matérielle. De son père, il dit lui-même:

" ••• Je suis le fils d'un homme extrêmement humain, sensible dans la bonne acception du. mot. La vue d'un chien souffrant lui mouillait les paupières. Il n'en faisait pas moins bien ses opérations chirurgicales , et il en a inventé de terribles." 2

René Dumesnil souligne l'idée de ce bon père dans son livre, Gustave Flaubert:

(1)

(2) (3)

"Il fut le type accompli de l 'homme de bien ••• Sa vie était méthodiquement réglée: d'une scrupuleuse exac-titude dans son service, il exigeait de ses élèves pareille assiduité."3

CorresEondance, série

4,

p. 170. ibid, série

6,

p.I2

(10)

Quant à la mère de Flaubert, 'il n'y a aucun doute qu'un amour profond existe entre cette femme discrète et son fils cadet dont elle a discerné très tôt la nature maladive mais unique. On

a

beaucoup parlé de leur intimité. Quoi de plus convaincant que ce tableau de la mère et du fils vivant ensemble à l'écart de la société mouvementée! Quoi de plus touchant que l'image des deux liés par un respect mutuel et occupés à l'éducation de la petite Caroline, fille de la soeur chérie de l'écrivain

1

qui est morte de l'accouchement de sa fille? C est une complète abnégation de soi, très rare dans la vie. Citons toujours Dumesnil dans ce qu'il dit de Mme Flaubert:

"D'une grande distinction de manières et d'une parfaite simplicité, sa jeunesse malheureuse avait, de bonne heure, mûri son esprit ••• Elle n'eut pour ainsi dire pas de vie personnelle, recherchant uniquement ce qui faisait le bonheur des siens, les entourant d'une affection intense mais toujours discrète."I

Lorsque le jeune écrivain dans la première Education Sentimentale fait dire à Henry, au sujet de sa mère qu'il vient de quitter: "Adieu, pauvre mère, se dit-il, adieu, adieu.", nous ne pouvons ne pas avoir l'idée que Flaubert pense à sa propre mère. L'idée devient plus explicite dans les mots suivants du narrateur:

" ••• dans son coeur il la couvrit de bénédictions et de caresses. Il aurait voulu l'embrasser tout à son sPû~,

l'empêcher de pleurer, lui essuyer les yeux, la consoler, la faire sourire, la rendre heureuse ••• "2

Mais un trait de jalousie ou d'orgueil de l'auteur vient troubler le repos du milieu familial. Le docteur Flaubert a une prédilection

na-(I) Gustave Flaubert, p.37. (2) Oeuvres complètes, p.278.

(11)

e

turelle pour son fils aîné Achille qui est destiné

-4-

~.le remplacer

à l'Hôtel-Dieu.D'ailleurs le petit Gustave passe pour un peu"retardé"

à cause de ses léthargies de jeUnesse.Cette préférence n'estguàre faite pour réjouir le coeur du fils cadet sensible. Il sera d'autant, plus effarouché par les soins et les inquiétudes des siens à l'époque

de la maladie diagnostiquée par son père qUe ceci blesse son amour-propre.

C'est donc dans ce milieu hétérogène 7"..te. grandit le petit" Gusta-ve; un milieu o~ la joie enfantine est voisine de la tristesse dans la salle d'autopsie, o-à unefamilJ.e intime doit livrer ses plus profonds secrets entre des murs aussi frustes et imper~onnels, oa la mort quasi

journalière vient déranger l'équilibre d'une heureuse famille, o~ un pè-re sympathique est à la fois un chef strict et colépè-reux. En effet, c'est de ce cadre ambigu que Flaubert va tirer la double vision qui caractéri-sera les ouvrages: de, sa maturité. Il se rend vite compte de cet élément inné chez lui, d'ailleurs. Dans une lettre à Louise Colet, il écrit:

Il" • • • sans cesse l'antithèse se dresse devant mes yeux.Je

n'ai jamais vu un enfant sans penser qu'il deviendrait un vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe .La contemplation d'une femme nue me fait rêver à son sque-lette.C'est ce qui fait que les spectacles joyeux me rendent triste , et que les spectacles tristes m'affec-tent peu."1

Ce goftt étonnant chez un si jeune homme de mettre à nu le revers

des choses~ cette fascination que le grotesque au revers" du sublime a pour

(12)

~our lui, n'est pas un accident dans sa nature.

La jeunesse.

Si l'enfance de Flaubert! l'H8tel-Dieu a été un pot-pourri d'antith3ses extravagantes qui marquera toute sa vie, les années passéea au col13ge royal de Rouen vont lui laisser un dégoat durable des institu-tions humaines. A plusieurs reprises', il réit~re son étonnante antipathie pour ce séjour! l'école qui le pousse même! penser au suicide. Ecrivant

!

Louise Colet le 12 septembre 1846, Flaubert dit en partie:

"J'ai été aujourd'hui et hier affreusement triste, de ces tristesses comme j'en avais dans ma jeunesse, à me jeter par la fenêtre pour en être qUitte."I

Plus tard, à la même, le 31 mars 1853, l'auteur avoue encore: "Non, je ne regrette rien de ma jeunesse.Je m'ennuyais

atrocement!Je rêvais le suicide. Je me dévorais de toutes esp~ces de mélancolies.:; possibles:."2

A l'école o~ il entre quelque peu en retard en octobre 1832; Flau-bert se sent méconnu et froissé dans ses sentiments les plus intimes.Les phrases cél~bres des Mémoires d'un Fou nous viennent tout de suitaà l'es -prit:

"Je fus au collêge d3s l'âge de dix ans et j'y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes ••• J'y vécus donc seul et ennuyé, tracassé par mes maîtrea et raillé par mes camarades ••• Je me vois encore as~is sur les bancs. de la classe, absorbé dans me~rêves d'avenir, pensant! ce que l'imagination d'un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de me$ vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant.. Les imbécilesleux, rire de moi! eux, si faibleŒ, si

com-(1) Correspondance·~··, série 1,p.302. (2)ibid, série 3, p.146.

(13)

-6-muns, au cerveau si étroit; moi, dont l'esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu'eux tous, qui recevais des jouissances infinies et

qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme!"I

Il n' y a pas de doute qu'il s'agit·· de .. Flaubert pendant son sé jour à l'école de Rouen. Nous voyons bien que l'adolescent se sent supérieur à son entourage, et qu'il se lance très tôt dans le culte d'une vie intérieure. On n'est plus surpris d'apprendre ensuite que Flaubert va se plonger tôt dans la profession d'écrivain; c'est un corollaire nécessaire à l'existence intime. Si cette décision paraît assez bizarre chez un aussi jeune homme, hâtons-nous d'ajouter que ce goût n'est pas particulier à Flaubert\ c'est une pratique courante· parmi ces écoliers surmenés de lectures romantiques. Le reste d'un romantisme attardé en province, ces" enfants du siècle" se voient en artistes maudits;

-quelques-uns se suicident exprès:: et d' autresc encore rêvent au sort du "satanique"· Lord Bryon. Dans ce milieu très frénétique,l'art et son culte est la seule

chose qu'on respect~.~ effet Flaubert dira autant en parlant de son ami Louis Bouillet en

1870:

"On se crevait les yeux à lire, au dortoir, des romans, on portait un poignard dans sa poche comme Antony; on faisait plus: par dégoût de l'existenc~ Ba~ ••• se cassa la tête d'un coup d~ pistolet, And ••• se pendit avec sa.cravate ••• "2

La misanthropie précoce du jeune Flaubert est donc dûe en partie à l'idéalisme ingénu particulier à son âge. Il subit ce que subissent la

Il)

Oeuvres complètes, tome

l,

p. 232.

(14)

-7-~lupart de ses camarades au collage. Ce qui fera la supériorité du jeune Gustave est l'aspect profond de sa conviction qui va le marquer toute sa vie. S'il se plonge tras tôt dans la vie de l'imagination, c'est qu'il a pu constater, jeune encore, la limite des aspirations humaines. Il apprécie avec une sensibilité douloureuse et poignante la finitude du monde réel et l'infinitude du monde imaginaire(encore un effet de sa dualité de vision) et il préfare cultiver celui-ci. C'est là le ton qui caractérise les Mémoires d'un Fou ; si les oeuvres de sa. maturité renoncent au lyrisme ~ulgurant et au romantisme débridé des oeuvres de jeunesse, c'est que l'~e a mûri l'artiste. Mais il n'est pas moins vrai d'ajouter que Flaubert va rester fidale à cet aspect d~son

tempérament, même jusque dans l'oeuvre posthume, Bouvard et Pëcuchet. C'est ce que M.de Gaultier va immortaliser sous le nom de'Bovarysme' 1

L'adolescent se replie consciemment sur lui-même; il essaie d'é-chapper au monde des hommes, mais comme le destin l'entend, quelque~ incidents d'ordre amoureux viennent déranger, momentanément au moins, cet-te misanthropie na!ve.D'o~ une question qui se pose:quel effet ces amours

juvéniles vont-elles avoir sur la vie de Flaubert?

Ses amours.

Un fait à remarquer immédiatement c'est que Flaubert) doué d'une imagination féconde nous semble toujours dépasser ce qu'on attend d'un .)e:une adolescent de son âge. Dans tous les aspects de sa jeune vie, même

(15)

sur-AH

-8-prend ,tellement aujourd'hui, et qui nous explique un peu la fertilité et l'étendue de son esprit.

Tout adolescent dont la sexualité vient de naître subit le doux trouble d'un érotisme éveillé par l'image d'une femme mûre qui lui plaît et il s'évertue à garder la tête froide.Au plus, ii rêve à une passion durable et fatale; pour se consoler,il se peut qu'une corres-pondance enflammée et na!ve s'engage mais c'est une phase qui s'écoule. L'adolescent vieillit et il acquiert plus d'expériences; 'peu à peu, il refoule dans son for intérieur ce soi-disant amour"fatal"; enfin,il en arrive même à se moquer de l'ancienne"passionll C'est le cas ordinaire

d'un garçon de quatorze ans.

Mais la rencontre de Flaubert avec Elisa Foucault(Madame Elisa Schlésinger) provoque un véritable vertige chez le jeune homme. Ceci est en réalité une passion fatale avec toutes; ses conséquences morales; Flaubert en portera les cicatrices jusqu'à la fin. Dans Mémoires d'un Fou, il nous raconte l'incident avec l'enthousiasme et le lyrisme d'une aven-ture personnelle. Cette oeuvre nous apprend comment l'adolescent de qua torze ans et demi tombe amoureux fou d'une femme de vingt-six ans; lea

joies qu'il en ressent et les souffrances qui suivent nécessairement cet amour pour une femme mariée.

C'est pendant les vacances d'été de

I836.

La famille Flaubert va passer quelque temps à Trouville. Un jour, le jeune Flàubert va se promener sur la plage. Ecoutons ce que le héros de&Mémoires d'un Fou raconte de la singu1i~re rencontre.

liCe jour-là , une charmante peliss.e rouge avec des raies:;

(16)

e

1 . noires était restée sur le rivage.La marée montait, le

rivage était festonné d'écumes; déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je

l'ôtai pour le placer. au loin; l'étoffe en était moelleuse et légère, c'était un manteau de femme.

Apparemment, on m' avai t vu, car le jour même, au repas de midi, et comme tout le monde mangeait dans une salle commune, à l'auberge o~ nous étions logés, j'entendis quelqu'un qui me disait: "-Monsieur, je

vous remercie bien de votre galanterie." Je me retournai; c'était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine ••• Elle me regarda. Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet! Comme elle était belle, cette femme! je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil."I

La tradition de Flaubert et son'uniq.ue passion' est déjà établie. Comme hypnotisé, l'adolescent passe toutes ses journées sur la plage à contempler cette belle femme. Effectivement le héros-narrateur des Mémoires d'un Fou caractérise ce coup de foudre d'une métaphore qui convient à merveille:

"J'étais immobile de stupeur, comme si la Vénus fût des-cendue de son piédestal et s'était mise à marcher. C'est que, pour la première fois alors, je sentais mon coelœ,

je sentais quelque chose de mystique, d'étrange comme un sens nouveau. J'étais baigné de sentiments in·finis,

tendres, j'étais bercé d'images vaporeuses, vagues; j'étais plus grand et plus fier à la fois •

. J'aimais" • "2

Le jeune Gustave Flaubert va rêver d'une liaison, d'une passion partagée et heureuse mais en fin de compte, soit grâce à sa faculté d'auto-discipline, soit à cause de 'la ferme résistance d'une femme vertueuse,

la liaison restera platonique. Loin d'être un échec amoureux, c'est le grand triomphe de Flaubert-par le fait que l'écrivain transcende la

matérialité de l'amour pour déboucher dans l'idéal amoureux. A travers le culte qu'il voue à Elisa Schlésinger toute sa vie, on voit l'image de la

(1) Oeuvres Complètes, tome 1, p.236. (2) ~, tome 1, p.237.

(17)

-IO-Femme éternelle, primordiale, désincarnée, le ressort naturel du génie masculin. Ou comme disait La Varende dans son livre Flaubert par lui-même:

"Madame Schlésinger restera celle qui lui permit de croire toujours à la femme, au romantisme de la femme, à l'être de sanctification. Ce sera le personnage central de la composition romantique du moi, le personnage

tabernaculaire, qu'on est obligé de vénérer en soi, la lampe intime.";E

Si Flaubert n'a pas connu la volupté de la chair avec Elisa Schlésinger, sa première jouissance érotique ne va pas tarder à venir

après l'événement de Trouville. C'est vers la fin de l'année

1840.

Flaubert vient d'être reçu à l'examen de son baccalauréat, et pour le récompenser du succès, son père lui offre un voyage en Corse sous la tutelle d'un ami de la famille, le docteur Cloquet. Arrivés à Marseille, les deux voyageurs vont passer la nuit à l'hôtel Richelieu, tenu par Madame Foucaud et sa fille Eulalie. Celle-ci, mariée et âgée d'une trentaine d'années, fascine le

jeune bachelier, et elle aussi trouve son compte chez le beau jeune homme dont l'approche est quelque peu hardie mais na5!ve. Ils deviennent vite .' amants, et au bout de deux ou trois jours: de cette liaison, il leur est très pénible ~e se séparer.

Dans les Mémoires d'un Fou, le héros parle aussi de sa première expérience érotique:

"La vanité me pousSf!( à l'amour, non à la volupté; pas même à cela, à la chair. On me raillait de ma chasteté, j'en.rougis-sais, elle me faisait honte, elle me pesait comme si. elle eut été de la corr.uption.

Une femme se présentq à moi, je la pris; et je sortis de ses bras plein de dégoût et d'amertume. "2

(I) La Varende, Flaubert par lui-même, p.22. (2)Oeuvres complètes, tome l, p.242

(18)

-II~

Si l'on se réfère aux faits, la femme dont il s'agit· dans cet extrait n'est sûrement pas Eulalie Foucaud. Si Flaubert raconte une expérience vécue et personnelle, 6'est sans doute un événement antérieur à l'affaire' de Marseille, car le pronom impersonnel. "on" de l'extrait

cité fait allusion aux camarades de collège apparemment; alors que Flaubert a déjà quitté l'école avant le voyage en Corse. Ce qui démontre que le jeQ~e Gustave n'est plus vierge lorsqu'il rencontre Eulalie, mais c'est avec elle qu'il découvre l'amour physique, la volupté. Plusieurs critiques ont voulu voir Eulalie dans cette 'prostituée vertueuse ' du roman de la volupté naissante qu'est Novembre. Cela se peut mais ce qui nous intéresse, c'est l'idée d'un amour qui na1t de la volupté, comme chez le héros de

Novembre qui se sauve pour ne pas devenir esclave de cette passion. Dans l'aventure de Flaubert et d'Eulalie Foucaud, il y a beaucoup d'indices qui révèlent que l'auteur a dû se faire violence afin de se

purger, pour ainsi dire, de cette passion insolite, mais c'est une expérience qu'il n'oubliera jamais ',',non plus. D'après les frères Goncourt, Flaubert s'arrête à l'hôtel Richelieu chaque fois qu'il passe par Marseille, et la dernière fois qu'il y passe, c'est alors qu'il travaille à Salammbôet qu'il se rend à Tunis pour se documenter. L'étage de la chambre où sa liaison avec Eulalie a eu lieu est alors occupé par un coiffeur:"Il y monte, s'y faire raser, et reconnoât encore aux murs le papier de la chambre."I Ou, comme l'a bien résumé Maurice Nadeau:

"Plus tard, bien plus tard, quand Flaubert relira les brûlantes lettres d'Eulalie qu'il a laissées sans réponse, il se demandera, 'avec une singulière impression de regret' si, 'pauvre femme', elle l'a 'vraiment' aimé, n'osant y croire, et il n'oubliera pas plus Eulalie qu'Elisa"2

(I) Journal des Goncourt, (Paris, Charpentier, 1895), tome l, p.313. (2) Gustave Flaubert, Ecrivain, p. 35.

(19)

-12-A'part ces deux grands événements dans la vie amoureuse de Flaubert,

~.

il Y a les relations sentimentales avec les deux jeunes Anglaises, Gertrude et Henriette Collier, un incident fidèlement raconté aussi dans les Mémoires d'un Fou. Il paraît que l'adolescent Flaubert a également courtisé les deux soeurs sans s'y prêter avec coeur! C'est surtout une idylle d'écolier pleine de fraîcheur et de sentimentalité. On y constate aussi la curiosité amusante d'un jeune homme qui se croit supérieur aux deux filles un peu maladroites mais très romanesques et sensibles. Nous aurons l'image d'une telle fille bien plus tard dans le caractère de Louise Roque, amie de province de Frédéric Moreau et que Deslauriers s'en va épouser (Education Sentimentale, version

1869).

Frédéric, lui, réagit comme son créateur a réagi bien des années auparavant avec les deux soeurs anglaises.

Comme nous avons essayer de le démontrer plus haut, il n'y a aucun doute que les aventures amoureuses de Gustave Flaubert ont profondément influencé sa vie. Il a laissé une marque de presque toutes ses amours à travers ses romans. Doué d'une sensibilité quasi féminine, Flaubert a compris très tôt la signification de la femme dans la vie d'un écrivain. Ciest pour ce fait que la plus grande partie de sa Correspondance a été adressée à des femmes.

Se reconnaissant comme un "homme-plume" pour qui seul l'art compte, il finit

par transposer même ses amours vécues à l'état idéal. Elles seront vouées à un culte du souvenir, tolérées seulement en leur pure qualité d'évocation nostalgique. S'il a besoin de sensibilité féminine autour de lui, il

(20)

n'est pas moins vrai qu'il veut écarter, coûte que coûte, de sa vie quotidienne toute passion bousculante. Les premières expériences a-moureuses de Flaubert, loin d'être une négation de sa quête précoce de la solitude, complètent plutôt son besoin d'une vie intime et en-richie. Ces éléments ajoutent

à

la fécondité de l'existence intérieure du romancier. Dè~qu'une aventure amoureuse devient trop exigeante, l'écrivain effarouché se retire très loin et refuse de se laisser prendre au jeu. L'exemple type en est. l'histoire de Louise Colèt , la fameuse "Muse", véritable-"Vénus à sa proie attachée". Avant Flaubert, elle a eu comme amants plusieurs hommes illustres dont Benjamin Constant. L'idylle se noue chez Pradier en

1846

et elle va durer jusqu'en

I854.

Malgré les effortscingénieux de la poétesse, Flaubert la garde hors de sa vie de retraite. Il ne la reçoit jamais à Croisset et dès qu'il craint une liaison plus intime, il coupe court à toute l'histoire. Le romancier s'en tire en jouant la comédie d'un coeur méconnu.

Nous parlions plus haut d'une vie qui devient de plus en plus retirée et que l'auteur enrichit du souvenir des événements passés.Es-sayons de signaler quelques autres incidents dans la vie du romancier qui le poussent à cette décision capitale.

La retraite.

Par son tempérament et son apparence physique, Flaubert nous rap-pèlle nettement le Normand; c'est un garçon bien bâti, costaud jusqu'~ en devenir maladroit. Avec son ironie habituelle qui n'épargne même pas sa propre personne, Flaubert se décrit dans une lettre à son ami de jeunesse,

(21)

e

-14-Ernest Chevalier:

" ••• je deviens colossal, monumental; je suis boeuf, sphinx, butor, éléphant, baleine, tout ce qu'il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus lourd, au moral comme au physique. Si j'avais des souliers avec des cordons, je serais incapable de les nouer. Je ne fais que souffler, hanner, suer et baver; je suis une machine à chyle, un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le visage."I

Passionné de plein air et d'exercices physiques, le Normand en Flaubert est constamment attiré vers des sites exotiques, le soleil et de larges horizons. Ce qu'il lui faut, c'est une vie en mouvement continu.

Mais derri~re cette dure carapace d'homme vigoureux, il y a une sensibilité aigUe, maladive, qui sied mal aux goftts naturels de l'auteur. A l'ordinaire, un homme d'un tel physique n'évitera pas la vie mouvementée. Sans trop de conviction, il se soumettrait au conformisme habituel de la société. Mais Flaubert, lui, rejette très tôt l'idée d'être comme les autres.

A l'instar des écrivains romantiques, l'adolescent Gustave s'indigne de l'empire bourgeois qui dégrade l'homme par son esprit matérialiste.La vie de société telle quelle, est si "laide" qu'il en ressent vivement du dégoût. Il observe les gens autour de lui et il scrute chacune de leurs actions; il perce les apparences et il met à jour les mobiles vérita-bles derrière chaque geste de ses contemporains. Il n'y voit que la vanité _____ et l'hypocrisie. Fidèle aux influences romantiques et à son tempérament

pessimiste, il les condamne tous et refuse d'être partie d'une telle comédie.

(1) Correspondance, série l, p.84 •

(22)

---1

,,'

'.

-I5-Voici ce que Nadeau écrit au sujet du refus du conformisme chez Flaubert: \

"Il se gausse de ceux qui tiennent la société pour autre chose qu'une entreprise de banditisme organisé. Il se porte avec rage contre tout ce qu'en général les hommes consument leur existence à atteindre: bonheur, sécurité, puissance. Il se montre d'autant plus radical qu'il jouit de l'irresponsabilité de la jeunesse, qu'il peut rêver et s'ébattre tout à son aise dans un monde idéal."I

C'est ainsi que le futur romancier rejette avec véhémence toutes les premières' suggestions que lui fait son père en vue d'une profession quelconque qui n'entraîne que l'ennui ordinaire de la condition humaine. Quelques mois avant son départ du collège, Flaubert pense déjà au besoin inéluctable de choisir "u..'1 état". Il confie ses idées là-dessus à son ami intime, Ernest Chevalier:

Et il continue:

"Eh bien, me voilà sur le point de choisir un état."

"C'est une triste position que celle 01\ toutes les routes sont ouvertes devant vous, toutes aussi poudreuses, aussi stériles, aussi encombrées, et qu'on est là douteux, embarrassé sur leur choix."2

Mais puisque sa famille insiste pour qu'il choisisse une situation respectable, et qu'il faut finir par céder aux instances familiales dont il ne veut pas froisser les sentiments, Flaubert se lance tête baissée dans la première situation qui se présente à son esprit:

"Je serai donc bouche-trou dans la société, j'y remplirai

ma place, je serai un homme honnête, rangé, et tout le reste si tu veux; je serai comme, un autre, comme il faut, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet, ce qui est encore plus bête, car il faudra bien être quel-que chose de tout cela et il n'y a pas' de milieu. Eh bien,

j'ai choisi, je suis décidé, j'irai faire mon droit, ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien."3

(1) Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert, Ecrivain,p.54. (2) Correspondance, ser1e l,

p.53.

(23)

-I6-. Il est évident que c'est la réaction d'un homme désespéré qui, dans un mouvement de bravade, lance le ·défi à ses croyances les plus profondes. C'est un geste du soldat pussillanime qui, en voulant se dé-faire de toutes ses angoisses. de l'indécision, se rue sur le trou noir et menaçant d'un canon. Flaubert choisit la profession d'avocat dans l'intention d'en finir une fois pour toutes avec l'obligation d'avoir un "état". S'il faut finir par occuper une place dans la société, mieux vaut s'y condamner le plus tôt possible. Flaubert s'en va poursuivre sea études de Droit à Paris.

Le jeune homme croit pouvoir réprimer ses larmes et souffrir en silence; il essaie d'y parvenir consciemment en acceptant les conditions imposées par la société. Mais son subconscient est alerté devant la gravité du probl~me et lui ouvre un tout différent avenir. Flaub~rt va échapper à ce sort o~ il ne voit pas d'issue par une maladie mystérieuse.

La maladie •

A notre avis, cette maladie obscure est d'autant plus importante qu'elle débute pendant que Flaubert écrit la premi~re Education Sentimentale, sujet de notre étude. D'ailleurs, le mal aura une influence profonde sur le reste de la vie de l'auteur. Nous parlions plus haut d'un homme d'une forte charpente" qui aime la vie de plein air. A partir de cette maladie, Flaubert sera condamné à une existence quasi sédentaire. A l'exception de quelques voyages à l'étranger, dont celui en Orient, ou des visites à Paris et ailleurs,

-_._--

--'-'~.'

l'auteur va devenir presque un séquestré dans la maison paternelle à Croisset. Plus qu'un autre, il se rend compte du changement pénible dans son train de vie.

(24)

A

Louise Colet, Flaubert dévoile son grand secret dans une lettre datée d'août 1846:

"Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l'autre qui est mort! J'ai eu deux existences bien distinctes:

des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la

premi~re et de la naissance de la seconde: tout cela est mathé-matique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans. A cette époque, j'ai fait de grands progr~s tout d'un coup; et autre chose est venu."I (sic)

Voyons un peu cette soudaine maladie qui a changé le cours de la vie du romancier. C'est en janvier 1844, alors qu'il revient en cabriolet avec son frère Achille. Il est subitement renversé et il s'affaisse, inani-mé. Le fr~re.épouvanté le saigne et l'am~ne vite chez eux à Rouen. Le p~ra

diagnostique une maladie nerveuse dont il ne comprend pas la nature; il soumet son fils à un régime si dur que c'est un miracle que celui-ci n'en soit pas mort.

D~s son rétablissement partiel, Flaubert fait un inventaire complet des soins médicaux recommandés par son p~re dans une lettre du début février 1844 à Ernest Chevalier:

"Je suis encore au lit, avec un séton dans le cou, ce qui est un hausse-col moins pliant encore que celui d'un officier de la garde nationale, avec force pilules, tisanes, et surtout avec ce spectre, mille fois pire que toutes, les maladies du monde, qu'on appelle r_é~j!ll.:_."2 (souligné par l'auteur)

Contraire à l"idée de Maxime du Camp. qui, le premier a décrit cette maladie comme une attaque d'épilepsie, Flaubert a su diagnostiquer son mal en tan~ qu'intéressé principal. Toujours dans la lettre citée en-haut,

(I)Correspondance, ser~e l, p.277. (2)ibid, série l, p.I47.

(25)

i l écrit:

-18-"Sache donc, cher ami que j'ai eu une congestion au cerveau, qui est l dire comme une attaque d'apoplexie en miniature avec accompagnement de maux de nerfs que je garde encore parce que c'est bon genre •••• Je

suis dans un foutu état: A .la moindre sensation, tous mes nerfs tressaillent comme des cordes à violon, mes genoux, mes épaules et mon ventre tremblent comme la feuille."I Les crises cérébrales se multiplient tellement que le docteur Flaubert sent le besoin absolu de garder son fils malade auprès de lui pour le mieux soigner. Dès lors, il n'est plus question d'études de Droit à Paris.

Gr~ce aux hypothèses de la médecine psychosomatique mise au point au début de ce siècle A l'instar des recherches psychanalitiques de Freud, des psychologues verraient dans la maladie de Flaubert le résultat d'un effort du subconscient chez l'auteur pour échapper l une condition mortelle et impossible. Ce mal du jeune écrivain serait, d'après eux, une maladie neurasthénique où une impasse morale trouve son issue l travers une

manifestation physique: confronté avec une crise pathogénique où il n'y a pas d'autre issue, le corps manifeste les symptômes d'un désordre moral. C'est une sorte de 'comédie' jouée par l'inconscient dès qu'il se trouve devant une situation grave afin d'obliger l'individu à échapper à une condition qui le tuera autrement.

Flaubert s'est condamné au préalable

a

la carrière d'avocat. Il va l Paris et il y poursuit ses mornes études du Code civil. A plusieurs reprises, avant sa maladie, il s'est plaint aigrement de ses cours. A Ernest Chevalier, il écrira le 25 juin 1842:

(26)

" ••• l e Droit me tue, m'abrutit, me disloque, il m'est impossible d'y travailler. Quand je suis resté trois heures le nez sur le Code, pendant lesquelles je n'y ai rien compris, il m'est impossible d'aller au-delà: je me suiciderais (ce qui serait bien fâcheux car je donne les plus bonnes espérances). Le

lendem~in j'ai à recommencer ce que j'ai fait la veille, et de ce pas-là on n'avance guère. Semblable aux nageurs dans les forts courants, j'ai beau faire une brasse; la rapidité du courant m'en fait descendre deux, ce qui fait que j'arrive plus bas que je ne suis parti .• "1

C'est un cri de désespoir qu'il répète maintes fois dans ses lettres de cette époque, sans se soucier de savoir si son correspondant en partage ou non l'amertume. Il est si dégoûté de ses études qu'il pense même

quelquefois y renoncer long~emps avant sa maladie. Il confie à sa soeur Caroline, la tentation d'une telle décision:

"J'ai envie d'envoyer promener l'Ecole de Droit une bonne fois et de Ile plus y remettre les pieds. Quelquefois il m'en prend des sueurs froides à crever."2

Lire aujourd'hui ce poignant témoignage sur ses études de Droit, nous laisse une impression triste par le ton d'une souffrance véritable et profonde. On n'est plus surpris d'apprendre que le stage à la Faculté de Droit a sérieusement affecté son moral. Si on nous explique alors cette

maladie obscure de janvier

1844

par la théorie de la médecine psychosomatique, nous sommes déjà enclins à y ajouter foi.

Quoi qu'il en soit, il n'y a aucun doute q~e la maladie dont souffrit Flaubert a radicalement changé le cours de sa vie. Dès la crise d'apoplexie, la famille Flaubert va laisser le jeune homme au tempérament si frappant et

(1) Correspondance, série l, p.lo6. (2) ibid, série l, p.I22.

(27)

e

-20-~i vulnérab~e à ses propres desseins, pourvu qu'il ne se déplace pas trop; d'ici peu, le mythe du 'solitaire de Croisset' sera fermement établi.

Le docteur Flaubert ach~te Croisset afin de pouvoir établir sa

famille à la campagne après le long séjour dans l'appartement de l'Hôtel-Dieu. Le jeune Gustave prend goût immédiatement à cette maison. Sauf pour les . quelques absences de ses voyages à l'étranger et de ses visites ailleurs en France, il y passera toute sa vie, à partir de la mort de son p~re en 1846. Même avant son installation définitive à Croisset, il confie à ses deux amis intimes de l'époque son existence là-bas. A Alfred Le Poittevin, il écrit vers la fin de juin 1845:

" ••• ma vie maintenant me semble arrangée d'une façon

réguli~re. Elle a des horizons moins larges, hélas! moins var~es surtout, mais peut-être plus profonds parce qu'ils sont plus restreints. Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout est tranquille: la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu sombre."I

Et à Ernest Chevalier, Flaubert dit le 13 août 1845:

"Mon pli est à peu près pris, je vis d'une façon réglée, calme, régulière,· m'occupant exclusivement de littérature et d'histoire. "2

De plus en plus, Flaubert devient l'image de "l'homme-plume" qui ne vit que par l'Art et pour l'Art. C'est à cette époque qu'il reprend la premi~re

Education Sentimentale déjà commencée lors du stage douloureux à Paris.C'est dans l'ambiance de la retraite voulue et subie à Croisset qu'il va la terminer. Ceci est à proprement parler la première tentative du jeune Flaubert comme

véritable romancier.

(1) Correspondance, série l, p.I85. (2) ibid, série l, p.I8?

(28)

LA.P~IERE EDUCATION SENTIMENTALE.

D'après une note de Flaubert sur la couverture du manuscrit de la première Education Sentimentale , le roman a été commencé au mois de

février

1843,

c'est - à - dire après sa première année d'étude à la Faculté de Droit oà il avait réussi l'examen de

1842.

L'oeuvre serait bientôt

délaissée, sauf pour une ou deux courtes périodes oà l'auteur y travaille, mais sans conviction ni intérêt. Il n'allait reprendre la rédact:i.on du roman qu'après sa fameuse crise de janvier

1844.

Flaubert a été précis sur cette dernière période; toujourasur la couverture~du manuscrit, il a écrit qu'il s'était remis à l'oeuvre en mai

1844.

Et sur la dernière page, le romancier a indiqué le moment exact de la fin de sa~rédaction: "Nuit du

7

janvier

1845

une heure du matin."

On constate que le roman a été écrit pendant une phase capitale dans la vie de Flaubert. Il l'a commencé lors du triste séjour à Paris. Le jeune écrivain détestait ses études de Droit; la vie de société le

dégoûtait, et pourtant, il faut qu'il pense à un métier. La première partie du roman est écrite alors que Flaubert ne savait pas encore que devenir. Il y avait aussi la névrose dont il allait souffrir toute sa vie, et qui serait le signal dramatique de sa retraite. Enfin, la dernière partie de l'oeuvre devait être rédigée à Croisset où Flaubert allait passer presque tout le reste de sa vie et où sa carrière de grand écrivain prendrait forme.

Mais tout ceci serait inutile sans l'explication qu~ nous voulons y ajouter. C'est que Flaubert commence, vers cette époque, à réfléChir sur la vie non plus comme un adolescent romantique mais en homme mûr, équilibré,

(29)

-22-qui a me~é une existence jusque-là assez féconde; en individu qui a considéré la condition humaine et qui en a tiré ses propres déductions: la vie de

société tue l'individualité; il vaut mieux façonner sa destinée soi-même,

à l'écart du mouvement général.

L'écrivain débutant commence à prendre la vie concr~te au sérieux et

à formuler ses hypothèses~ C'est là la portée de cette première oeuvre vraiment flaubertienne, la première Education Sentimentale.

Flaubert observe la vie à tnaversles yeux de ses deux héros, Henry et Jules. Il décrit par leur bouche ses propres rêves, ses illusions, ses déceptions, et finalement par leur truchement, il formule ses théories sur l'univers et il laisse deviner ce qp'il sera dans l'avenir. Si les idée~ sont accumulées pêle-mêle dans le roman, il y a une excuse valable à ce foisonnement sans-aiScfPl~-n~ C'est que l'âme du jeune écrivain est gonflée de ses

imp~ions

nouvelles. Il faut qu'il les exprime,

co~te

que coûte. L'esprit éveillé aux charmes aussi bien qu'au dégoût de l'existence se met à s'exprimer, et à travers l'expression commence à se frayer un chemin pour l'avenir.

Afin de bien1situer cette idée, considérons tout d'abord le titre; cher au romancier ( puisqu'il le reprendra plusieurs années plus tard ). Que signifie cette" éducation sentimentale" dans l'oeuvre? Il va sans dire que c'est un thème romanesque qui se présente à l'esprit de Flaubert sous toutes sortes de perpectives morales et sociales·. (voir Eugène Falk-Types of Thematic Structure .P.2. -The University of Chicago Press .. ' 1967) •

Si nous nous référons à quelques romans précédant celui de Flaubert, ceux de Stendhal et de Balzac par exemple, il se peut que nous y voyions des

(30)

indices qui vont nous aider à éclairer les intentions multiples de Flaubert. Une oeuvre comme Le Rouge et le Noir raconte l'histoire d'un jeune homme dévoré d'ambition mais timide et sensible. Il doit vaincre ses faiblesses de caract~re et cacher sa vie intime pour ne pas être victime de la société hiérarchisée. Julien Sorel, bafoué. par la haute classe, refoule son idéal dàn~Coeur; il se tait sur ses passions: il se rév~le comme une tête froide··~t accepte les r~gles

ordinaires du jeu social.

\

Il yale même fil conducteur chez Balzac. \Le héros balzacien , par excellence, Eugène de Ras,tignac, lui aussi

Plei~

di ambi tion et de fougue, monte à l'assaut de Paris. Il souffre en silen'ce toutes les avanies; enfin, il se guérit de ses illusions et il finit par arriver au but convoité. Dans les Illusions Perduea, Balzac raconte l'histoire d'un autre jeune homme de province qui vient faire fortune à Paris, comme tant d'autres. Si au seuil de la réalisation de ses ambitions, Lucien Chardon, devenu Lucien de Rubempré, trébuche, c'est qu'il n'a pas la force morale nécessaire à la vocation! dangereuse de "flibustier en gants jaunes."

On pourrait avoir ainsi une vague idée de la signification du titre, L'Education Sentimentale. Il s "agi t des aventures quasi picaresques d'un:

jeune homme imaginatif aux prises avec la société. Il est certain que Stendhal et Balzac ont rendu célèbre, aruXIX siècle, le "roman d'apprentis-sage", 0-0. un adolescent ambitieux mais sans expérience tâtonne à travers des .. év_é:g,ements disparates vers son idéal •. C'est ce que Flaubert tente de faire ici, lui aussi.

(31)

-24-Si l'on veut interpréter littéralement le titre, l"'Education Sentimentale ", c'est l'expérience qu'acqUièrent les deux héros, Henry et Jules, dans leur commerce avec la société. Il faut prendre l'épithète "sentimentale" dans son acception absolue ou générale. Il s'agit non seulement d'une éducation amoureuse, mais aussi d'un sens affectif -de la sensibilité; enfin, une éducation en ce qu'elle a à voir avec toutes les émotionS. de l ''individu.

Henry et Jules subissent beaucoup d'épreuves; ils goûtent plusieurs expériences pour finalement accéder à une philosophie très personnelle de la vie. Ils commencent par un romantisme désuet qui leur dicte un dégoût précoce du mondei chacun d'eux passe par le creuset d'une passion qui modifie ses vues sur la vie en société et qui met au clair les trai ts_ latents de .'-S'ot!

(

caractère.

A propos du sens de ce titre, Flaubert le défirlit très nettement dans une lettre à Alfred Le Poittevin, vers la fin de juin

1845

(-juste un mois après qll' il ait terminé son roman):

If Je me suis sevré volontairement de tant de choses que

je me sens riche au sein du dénûment le plus absolu. J'ai encore cependant Qllelques progrès à faire. Mon

, éducation sentimentale' n'est pas aChevée, mais j'y touche peut-être."I

Dans l'esprit du romancier donc, le mot 'sentimental' contient un sens plus large que celui qui recouvre le seul amour. C'est un adjectif qui qualifie les trajets des deux protagonistes à travers les milieux où

(32)

~ls vivent pour qu'ils débouchent sur une sagesse personnelle.

Bien sûr, l'amour y tient le rôle central, mais il n'est pas responsable des choix définitifs des deux héros. L'amour ne joue qu'un rôle de catalyseur dans les deux destinées.

L'auteur a dressé un catalogue aussi détaillé et une analyse aussi riche du sentiment par l'importance qu'il y attache. Rappelons-nous qu'il est toujours jeune, viril, imaginatif et tr~s conscient des attraits érotiques et poétiques de la femme.

Comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, il a connu lui-même assez d'aventures féminines; il va sans dire aussi qu'il est toujours fasciné par le mot 'Amour'.

(33)

DEUXIEME CHAPITRE

L' A MOU R.

"Voilà pourquoi j'ai, pendant plusieurs années, fui systématiquement la société des femmes. Je ne voulais pas d'entrave au développement de mon principe natif, pas de joug, pas d'influence •••• L'amour, après tout, n'est qu'une curiosité supérieure, un appétit de l'ihconnu qui vous pousse dans l'orage, poitrine ouverte et tête en avant."

(34)

o

La premi~re Education Sentimentale se recommande à notre admiration surtout par son point de vue sur l'amour. Flaubert fait une étude tr~s

compl~te du sentiment- de sa naissan~e jusqu'à sa fin. .... Dans les deux

-,

protagonistes du roman, le narrateur nous dévoile les plus petits détails de ce grand ressort de la vie humaine. On passe par tous les mouvements

de ce sentiment qui intéresse l'esprit critique surtout par ses tons violents. A travers le tableau foisonnant, nous voyons tous les traits de l'amour-passion: les délires d'une passion naissante:. les joies. et les douleurs qui se compl~tent dans. un amour heureux mais soupçonneuxo La certitude

agréable d'un sentiment partagé et les doutes déchirants de la jalousie qui en na1t tout naturdllement. On y voit l'amertume et le désespoir

ressentis après une trahison; le goût doux-amer des plaisirs; l'amour-passion arrivé à son apogée, et qui est nécessairement voué au déclin. La peinture d'une liaison qui entre dans sa phase de décadence; 1 "ennui qui engendre l'habitude; et finalement l'indifférence ou l'apathie, ennemi mortel de l'amour.

Flaubert montre un tel souci de la nuance et de la vraisemblance dans son analyse de l'amour que nous osons affirmer qu'il n'irait pas plus loin dans ses romans de la maturité. C'est l'amour saisi dans tous ses ., menus détails, à travers les mouvements multiples de l'âme et du coeur.

Le jeune romancier sait déjà admirablement communiquer la mobilité à une passion qui est destinée à s'effriter peu à peu, une fois arrivée à sa . ____ .E..léni tude.

Dans une étude psychologique étonnante de la part d'un aussi jeune homme; Flaubert observe ses personnages, il les scrute à la loupe, dévoile leurs plus secrets mobiles, partage leurs joies et leurs douleurs; il les

(35)

e

~uit pas à pas avec une sympathie apparente jusqu'au bout de leur destin. -28-Tantôt maintenant son regard objectif sur le cadre du jeu, tantôt

s'immi~~ant dans le cours de l'histoire, le narrateur domine le canevas entier pour ne pas trop s'associer aux protagonistes et pour garder' le regard p;co jeté d'en-haut jusqu'à la fin. Il partage les rêveries et les nostalgies d'une vie intérieure, le charme attendrissant d'un amour naissant sans tomber dans le pathétique; d'autre part, il énumère les indices d'une existence médiocre et rapetissante qu'il déteste avec une constance effarouchée, sans pourtant aller à la diatribe.

Tout comme son créateur, Henry Gosselin va à Paris pour poursuivre des études en Droit. Il est installé dans une modeste pension bourgeoise. Le jeune homme)rêveur et insatisfait, éprouve une douleur vague au coeur. Il s'ennuie et il attend quelque chose. Qu'est-ce qu'il attend? Il n'en

sait rien lui-même: ce qu'il sait surtout, c'est que chacun de ses mouvements vers le 'bonheur' s'engloutit dans une vague d'insatisfaction:

"Mais à chaque joie qu'il rêvait, une douleur nouvelle s'ouvrait dans son âme, comme pour expier de suite les plaisirs fugitifs de son imagination."I

Il voit Madame Emilie Renaud, épouse de son directeur à la pension. L'adolescent contemple la femme mûre et il est séduit de ses charmes un peu fanés. Comment faire pour l'approcher? Henry est trop timide pour vouloir déclarer son trouble à Madame Renaud. Mais elle aussi s'ennuie chez elle. Elle en a assez de son triste mari. Si, avant l'arrivée d'Henry, elle avait l'intention de suppor.ter son calvaire conjugal jusqu'au bout,

(36)

e

c'est qu'il n'y avait personne pour attiser le feu mourant en elle.

L'adolescent entre en scène et tous les deux sont attirésil'un vers l'autre presque immédiatement.

Henry et Emilie.

Dans l'une de ces parenthèses fréquentes du narrateur de la première Education Sentimentale, 'l'intrigue d'amour' est définie. Nous voulons bien commencer par cette définition parce qu'elle englobe, avec une netteté admirable, toute l'histoire sentimentale entre Henry et Madame Renaud:

"Une intrigue d'amour", dit le narrateur, "est comme une navigation fluviale, on s'embarque par un beau temps, la voile déployée, le courant vous pousse rapidement, vous ramez ferme, suant sur l'aviron et dépassant vite vos rivaux; puis tout à coup le calme arrive, la voile tombe, les cloches vous poussent aux mains, l'ennui arrive à son tour, avec le dégoût et la fatigue: sans l'entêtement, le parti pris, la vanité, on en resterait là ou bien on descendrait sur le bord pour se rafraîchir dans un cabaret et faire un somme! "I

Cette métaphore vivante résume le cours que va prendre l'amour d'Henry et d'Emilie. C'est ce que nous allons essayer de parcourir avec les deux amoureux.

Arrivé à la pension, Henry s'amourache vite de Madame Renaud; à travers la fascination érotique qui émane d'elle, la femme mûre nous est présentée:

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"Quand elle s'habillait et qu'elle mettait son grand chapeau de paille d'Italie à plume blanche, c'était une beauté royale, pleine de fraîcheur et d'éclat, dans sa marche rapide sa bottine craquait avec mille séductions, elle avait une allure un peu cavalière et virile, mais toujours mitigée cependant par l'expression de sa figure, qui était ordinairement d'une tendresse mélancolique ••• Si sa gorge qu'elle laissait volontiers voir, était peut-être un peu trop pleine, en revanche elle envoyait une si douce odeur quand on s'approchait d'elle! Elle cachait bien, il est vrai, le bas de sa jambe, mais elle montrait le bout de son pied, et il était très mignon ••• "I L'esprit du jeune homme demeure engourdi devant les charmes ambigus d'une femme mûre qu'un homme plus expérimenté aurait vus sans en être troublé. Mais Henry épie chaque mouvement de Madame Renaud, et sans qu'il se demande

s'il l'aime ou non, il se rend compte que sa journée n'est complète qu'avec le bruit de ces mouvements incessants en-bas:

" ••• l e retour habituel de cette fenêtre qui se fermait et s'ouvrait, et ce bruit calme de pas féminins revenant ainsi chaque soir, avant de s'endormir, tenait son esprit dans une espèce de suspension rêveuse; c'était pour lui, comme pour d'autres le chant du coq ou l'angélus."2

La maîtresse de pension voit les hommages timides de l'adolescent, et devine son émoi; elle en est flattée, et sans se soucier des scrupules habituels de son sexe, elle se met à attiser les vagues de désir chez le jeune homme. D'ailleurs, cette approche hardie de la femme est. d'une grande vérité psycholo-gique. D'abord, l'adolescent timide, dont les sens commencent à s'éveiller, n'aurait pas assez d'audace pour s'attaquer à la vertu reconnue de cette bourgeoise. D'autre part, Emilie Renaud se meurt d'ennui chez elle; toute perspective de changement lui est agréable. Elle est charmée par l'admiration

... _ .. ---~-

---;;:---(I)Oeuvres Complètes, tome l, p. 282. (2)~, tome l, p.283.

(38)

e

muette de. l'adolescent et elle se promet de l'encourager. Mais elle reconnaît aussi que le jeune homme ne fera jamais le premier pas si elle ne l'y pousse. Rappelons-nous également qu'elle est dans la période critique (l'âge mûr) chez la femme ordinaire. C'est une phase où elle est touchée par toute attention à ses charmes qui commencent à se ternir.

Ayant pénétré chez Henry un dimanche après-midi, elle essaie de nouer une conversation anodine mais suggestive avec lui. Celui-ci est tellement

embarrassé par cette visite insolite que tous les efforts d'Emilie sont inutiles. Soudain, évidemment pRr intuition féminine, elle se met à jouer la comédie

de l'âme élevée mais méconnue.

Elle a déjà soupçonné le penchant romantique d'Henry; par son jeu de femme romanesque, elle se dit victime du même mal. Il va sans dire que l'adolescent na~f sent son coeur dilaté devant cette femme qui le comprend si bien:

"_"VOUS êtes distrait, à ce que je vois, dit Emilie. C'est comme moi, cent fois par jour je me surprends rêvassant à une foule de choses insignifiantes ou in-différentes, je perds tous les jours à cela un temps considérable • ",

"-Ce sont de bonnes heures, ne trouvez-vous pas, madame, que ces heures-là, que ces moments qui s'écoulent

vaguement, doucement, sans laisser dans l'esprit aucun souvenir de joie ni de douleur."I

Tout de suite c'est un duo romantique qui s'entame. Leur intimité se noue dès ce moment sans plus d'hésitation ni d'embarras.

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-32-Emilie dirige alors le cours de l'intrigue. Elle mène l'adolescent avec toute la facilité possible. Mais c'est une démarche qui n'a rien de vulgaire ni d'explicite. Au contraire, elle dévoile ses illtentions à

travers des gestes charmants et discrets, par des suggestions imperceptibles où Henry se laisse prendre sans même résister. Par exemple, après avoir laissé entendre au jeune homme que ce qu'il lui faut est une femme, elle fait valoir sa propre personne; - tout ceci est esquissé et suggéré plutôt que prononcé carrément:

"_Ah vous changerez plus tard," dit Emilie. "-QJli vous l'a dit?"

"_Ça viendra, croyez-moi." "-Quand?"

"-Si vous vouliez plaire à une ••• à quelqu'un." IIElles'arrêta, Henry rougit:"

"-Vous croyez? dit-il" l

Elle ne répond pas. Au lieu d'une réponse banale,

"Elle fit deux pas pour s'avancer vers le milieu de la cheminée, elle étendit un pied, puis un second, et y chauffa tout debout la semelle de ses bottines noires, tout en se regardant dans la glace et rajustant ses bandeaux, qu'elle lissait avec la paume des mains".2 On voit ici le manège de la part de cette femme qui veut à tout prix nouer une idylle avec le jeune homme. Juste avant la soirée chez elle, Emilie revient au même jeu d'une âme incomprise qui souhaite une union d'âmes avec quelqu'un qui lui ressemble:

"-Oh! que j'aime bien mieux la société intime de vrais amis, où l'on peut tout dire, tout penser ••• mais il est si rare de rencontrer des personnes dont le coeur réponde au vetre et qui vous puissent comprendre!"3

-U)&{2)·Oeuvres Complètes, tome I, p.284. (3)ibid, tome I, p.285.

(40)

,Henry commence à sortir de sa préoccupation romantique et

à se rendre compte que la femme de son maître de pension lui fait la cour. Peu à peu, il y répond à sa manière • Même pendant cette soirée bruyante et vulgaire o~ parmi les invités bourgeois, les deux âmes:, trouvent le temps de revenir à leurs intérêts communs,

" ••• ils parlèrent ensemble des histoires d'amours fameuses au théâtre, des élégies les plus tendres; ils aspir~rent en pensée la douceur des nuits étoilées, le parfum des fleurs d'été, ils se dirent les livres qui les avaient fait pleurer, ceux qui les avaient fait rêver, que sais-je encore? ils devisèrent sur le malheur de la vie et sur les sôle:n.s ':. couchants. Leur entretien ne dura pas

longtemps, mais il fut plein, le regard acaompagnait chaque mot, le baLtement de coeur précédait chaque parole. Mme Renaud admira l'imagination d'Henry, qui fut séduit par

son âme."I

Le jeune homme est déjà pris au piège de Madame Renaud; ainsi se termine la première phase de l'amour entre eux. Henry se croit

amoureux d'Emilie; seule la présence de la femme aimée lui est'tolérable: " ••• il se mit à l'aimer, à aimer sa main, ses gants, ses yeux, même quand ils regardaient un autre, .sa voix quand elle lui disait b0l1jour; ••• "2

Emilie observe ces indices d'une passion naissante chez l'adoles-cent avec tout le plaisir du monde; et dès qu'elle est sûre de son empire sur lui, elle va immédiatement changer de tactique. Puisque le jeune homme l'aime, elle va essayer de canaliser le sentiment pour qu'il réponde à ses besoins. Peut-être est-elle consciente du besoin de garder la tête froide. "ais sans qu'elle se l'explique, sa personnalité a changé

(I) Oeuvres Complètes:, tome l, p.287.

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-34-sous l'influence de ce "divertissement" sentimental. Toute sa,personne rayonne à cause de son nouveau bonheur. Le narrateur en fait une analyse détaillée:

"Son humeur, en effet, est bien changée. Jadis elle était assez triste, ennuyée, nonchalante, un peu boudeuse, elle grondait son mari, elle s'emportait quelquefois, elle le tracassait sur ses pantalons sans dessous-de-pied et sur son goût pour les fromages de Roquefort; mais mainte-nant elle est gaie, elle est vive, son oeil brille, elle ne soupire plus, elle court dans l'escalier, elle chante en cousant à sa fenêtre, on entend ses roulades et ses éclats de voix retentir dans la maison."I

C'est le cas classique de l'oiseleur qui se prend dans ses rets! La femme expérimentée mais encore un peu na~ve n'a pas mesuré l'étendue de la violence dans la passion. Elle va réussir à diriger le sentiment naissant chez le jeune homme jusqu'au moment où elle aura le dessus. Mais dès .. qu'elle se laisse dominer par sa propre passion, elle est perdue. Voyons comment Emilie réussit à contrôler l'amour chez Henry. Une fois assurée de sa domi-nation, Emilie se met à ~nduire l'idylle avec tout l'instinct de la femme. Elle s'efforce de faire durer cet amour! Voyant l'effet du premier rendez-vous manqué sur l'adolescent, elle ne doute plus de son empire sur lui. Elle prend carrément le dessus et triomphant de la faiblesse du jeune homme, elle lui fait une leçon de morale. Ecoutons le narrateur:

"Plus calme que lui, et triomphant de sa faiblesse: "-Modère-toi, ami. Oui, nous serons heureux, nous nous aimerons ••• Oh! ne pleure

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as , tu rougis tes beaux yeux."2

CI) Oeuvres·Complètes, tome l, p.293.

Figure

TABLE  DES  MAT  1ER E  S.

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