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Théorie du fantastique dans l'oeuvre romanesque de Julien Green.

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Academic year: 2021

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THEORIE DU FANTASTIQUE DANS LI OEUVRE ROMANESQUE DE JULIEN GREEN

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...

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ABSTRACT

THFDRIE DU FANTASTIQUE DANS L'OEUVRE ROMANESQUE DE JULIEN GREEN

L'auteur de littérature fantastique n'invente que très peu de choses. Il se contente de découvrir dans la réalité des aspects insoli-tes dont le quotidien nous amène à ignorer l'existence. C'est pourquoi le réalisme des romans de Julien Green ne doit pas étonner. Au contraire, il sert de base à un fantastique qui s'exprime à ltintérieur des romans par des détails apparemment anodins. Ces apparitions épisodiques ont pour fonction de permettre aux folies et aux puissances qui habitent au fond de llâme de l'écrivain de se manifester. Ce nlest pas le hasard qui préside à l'écriture de ces passages, mais la volonté toute-puissante d'une ima-gination dénonciatrice. A partir d~'cette idée, nous avons essayé de com-prendre le fonctionnement et la raison dl être du fantastique dans l'oeu~re

romanesque de Julien Green. Cette hypothèse de travail se présente sous forme de théorie.

Department of French Language and Literature

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THEORIE DU FANTASTIQUE DANS L'OEUVRE ROMANESQUE DE JULIEN GREEN

by

Robert CHARETTE

A thesis submitted to

the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGil1 University,

in partial fu1fi1ment of the requirements for the degree of

Department of French Language and Literature

Master of Arts.

@

Robert Charette 1973

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TABLE DES MATIERES

Introduction •••••••••••••••••••••••••

r...

1

Chapitre 1- Définitions •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 11

Chapitre 11- Comment Green introduit-il son fantastique? ••••••• 16

Chapitre 111- Qu'est-ce qui compose le fantastique greenien? •••• 24

Chapitre 1V- Comment Green revient-il à son intrigue de départ? 35

Chapitre V- Rapports et similitudes dans les sc?mes de

fantas-tique: Action, éclairage dramatique, personnages.. 46

Chapitre V1- Esthétique et morale du fantastique dans l'oeuvre

romanesque de Green ••••••••••••••••••••••••••••••• 54

Chapitre V11- Autobiographie où apparaissent les contradictions internes (surtout d'ordre psychologique) de Julien

Green ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 68

Conclusion ••...••.•• _,_ ••••••...•••..•.•..•...••..•...••.•••• :. • 87

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"Aucun artiste ne tolère le réel" Nietzsche

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INTRODUCTION

L'homme est inscrit dans la réalité et la peur le suit comme une ombre. Comment échapper à cette présence si ce n'est en niant le monde qui l'a fait nattre pour en susciter un nouveau; un monde d'où la peur ne se-rait pas absente mais où elle ause-rait l'aspect d'un jeu. Et l'homme aime jouer. Il ne redoute plus les dangers quand il s'amuse. Le fantastique lui permet d'affronter le réel, de s'en servir même, pour assouvir enfin cette volonté qu'il a, de dominer sa peur par le jeu.

L'être humain vit de rêves et de réalité. Voilà pourquoi un conte fantastique le touche autant qu'une histoire vécue. A l'appui de cette af-firmation, vient le nombre impressionnant d'oeuvres qui empruntent leurs données au monde fantastique, voi~même du merveilleux sacré. Rien d'éton-nant à cela. Devant le sombre miroir où se reflètent ses pouvoirs restreints et sa petitesse, llhomme échange la réalité de la vie pour la sécurité du rêve. Il ira jusqu'à préférer une existence fictive, cauchemardesque à la sienne propre. Sans cesse il est à la recherche d'une extase capable d'a-doucir sa rude condition. Il attend comme un enfant, assis dans une salle de théâtre, les yeux en quête d'un prodige: parfois une bonne fée qui con-nait les paroles magiques, parfois la boule de cristal qui lui dévoilera ses propres secrets, quand ce n'est pas un dénommé Godot, cet inconnu néces-saire.

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2

-Julien Green apporte dans la littérature cette part de fantasti-que indispensable dont ses lecteurs, eux aussi, sentaient intérieurement le besoin. Il n'a pas de quoi plaire à tous et tous ne l'aiment pas. Ceci est d'ailleurs juste et raisonnable. Car sf chacun d'entre nous a besoin d'évasion, nous ne choisissons pas tous le même chemin. Pour aimer Green, i l faut s'être senti prisonnier, avoir été emmuré par la vie et les autres entre les quatre murs de sa personnalité. "Les livres de Green sont ceux d'un prisonnier qui rêve de liberté. \1 0) Il imprime sur le papier de la réalité ses propres images. Il évoque sous les dehors d'un réalisme balzacien, ses fantasmes les plus intimes. Un simulacre d'objec-tivité sert de manteau à ses songes.

Aussi le noir, la mort, la sexualité, la peur de soi, la religion revendiquent-ils la paternité de ce fantastique.

Pour lui, la réalité n'a de valeur que transformée. L'homme est la mesure de toutes choses, disait Platon. Green est la mesure de son oeuvre et sa réalité lui ressemble. ll·refuse l'hypocrisie qui, malgré tout, vient se nicher au coeur d'une description objective. Volontairement ou non, il s'embarque pour des contrées où la vie s'apparente à sa vision du monde. Est réel, ce qui est près de nous. Et Green préférera un rêve à l'image de ses problèmes plutôt qu'une réalité qui les écarte totalement.

(1) Michel Gorkine, Julien Green (Paris: Nouvelles Editions Debresse, 1956), p. 74.

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-Il souhaite au fond de lui-même une existence calme et paisible, il veut vivre entouré dlobjets rassurants et confortables mais il est incapable dladhérer à ces valeurs à 11 intérieur dlun roman; cela ne lui suffit pas. Mème dans ses romans les plus éloignés, en apparence, du fantastique, pren-nent place des descriptions, des situations qui, pour un oeil attentif, se situent entre le monde réel et sa négation chimérique. Comme le souligne Robert de Saint-Jean, "La dose réalisme-magie siest inversée au profit de la magie." (l) Le fantastique est une fatalité qui tantôt préside à son oeuvre, tantôt se cache en elle. Elle disposera même,cette fatalité, de plusieurs déguisements.

Les êtres que la perspective dlune journée à passer sans obliga-tion assomme, seront choyés. Les personnages des romans greeniens slen-nuient souvent.

'Œn

un monde qui baigne dans llinvisible, les prestiges

du désir et de la mort nlont-ils pas autant de sens que nos réalités illu-soires?" (2) Aussi cherchent-ils souvent à quitter leur réel propre. Leur vie devient une vie de captivité et la tentation de l'évasion les ronge sans arrêt. Les plus rudement marqués frapperont le plus aux portes de llailleurs. Ce n'est pas sans raison que le fantastique se rattache surtout à eux: Manuel dans Le Visionnaire, Elisabeth dans Minuit... Ces héros faibles, réduits à la solitude de la bête traquée, s'approchent en tâton-nant de la sortie. Ils attendent ilL' homme qui vient dl ailleurs" (3) qui

(1) Robert de Saint-Jean, Julien Green (Paris: Seuil, Collection 'Œcri~.

vains de toujours", 1967), p. 62.

(2) Julien Green, Le Visionnaire (Paris: Plon, Collection du '~ivre de Poche" No 828, 1934), p. 240.

(3) Robert de Saint-Jean, Julien Green (Paris: Seuil, Collection 'Œcrivains de toujours", 1967), p. 99.

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-bouleversera leur vie comme le dit Robert de Saint-Jean. Cet étranger amène rarement le bonheur avec lui. Cependant ils ni ont de cesse qui ils ne le rencontrent. Si pourtant 11 avenir ne para1t leur ménager que des diffi-cultés, ils optent définitivement pour une autre vie. Peu importe ce que cette autre vie tralne de dangers, d'afflictions, de malheurs derrière elle. Il leur suffit de n'être plus les mêmes. Cet état de choses se vé-rifie souvent dans les romans de Green. Le rêve nlapporte pas une meilleure existence. Les personnages sly retrouvent aux prises avec des difficultés du même ordre ou d'un autre, quelquefois pire que ce qui ils avaient ha! dans la réalité. Il faut donc dès 11 abord tejet.er une interprétation qui donnerait au fantastique greenien le rôle de consolateur des affligés.

Ces personnages s'estiment heureux dès qui ils ne sont plus tout

à fait comme auparavant. "0h n'être plus moi-même, cesser dl être mOi-même, pendant une heure." (1) Revêtus de cette nouvelle enveloppe, ils doivent affronter la réalité et reconnaissent alors· que leur destin les poursuit toujours sous un autre masque. Ils s'aperçoivent que les autres souffrent eux aussi, et que vivre c'est souffrir.

Mais alors, que rapporte cette recherche du fantastique? Elle permet à 11 auteur et à ses personnages "d' échapper à 1'inquiétude et dl ex-primer cette inquiétude avec profondeur. Il (2) Quand les personnages slen-gagent dans le fantastique, ils courent droit au but. Pas de

tergiversa-(1) Julien Green, Si j'étais vous (Paris: Plon, 1947), p. 21.

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-tions. LI auteur dessine à grands traits le tableau de misères transposées qui prend rapidement l'aspect dlune fresque terrifiante et fascinante.

Voilà la réponse. Il nly a pas de sortie secrète. Le même sen-tier, la même porte pour tous. Quels que soient les chemins, ils débouchent sur des culs-de-sac. Auss~Fabien, dans Si j'étais vous, rentre-t-il dans sa peau à la fin du roman. Le fantastique ne représente pas une solution mais une étape dans l'évolution des êtres. Etape importante qui créera un moment de diversion dans une existence difficile. Comment vivre sans écart? "Qui vit sans folie nI est pas si sage quI i l croit," (1) disait La Rochefoucauld. Cette échappée apportera aux personnages de Julien Green la double récompense de 11 illusion et de 11 approfondissement. Car s'ils nlont pas trouvé 1l éden, ils ont du moins calmé, en l'exprimant, leur an-goisse. Julien Green interdit à ses personnages une vie en rose. Il ne faut pas, du reste, que l'art fausse le tracé de la vie.

Julien Green comme tous les grands romanciers a noté sur des pa-ges blanches les grandes misères humaines. Et son lecteur le suit. Pour-quoi?

A cause d'une intrigue soutenue de nombreuses péripéties? Oui. A cause du vieux principe qui affirme que l'homme pour accepter de vivre doit croire à des fictions: "Celui-là vit plus gaiement que les autres qui sait mieux que les autres se faire illusion." Oui. A cause de la

(1) La Rochefoucauld, Version du Manuscrit de Liancourt, Maximes (Paris: La Pléiade, 1957), p. 377, maxime no 200.

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-tension que suscite chez lui la vision du fantastique? Oui.

La dernière raison invoquée sera le centre dl intérê.t de notre étu-de. Le fantastique est une attitude souvent discrète. Aussi, faut-il développer cette sensibilité qui donne la foi de croire ce que nous y avons aperçu de fascinant. Comment expliquer cette participation? Par la curio-sité naturelle que suscitent les encha!nés. Le fantastique est au départ plan d'évasion en même temps que développement d1une curiosité. Qu1est-ce que Fontfroide? Quels sont ceux qui l1habitent? Nos vies sont régies par l1habitude et aspirent au mystérieux.

Même si l'auteur essaie de cacher le lieu de transition entre le réel et le fantastique, le lecteur, comme un enfant perspicace, sent qu1il se trame quelque chose. Il guette. Il surveille les mains de l1 auteur. C1est une participation involontaire et merveilleuse au processus même de

la création.

Depuis le début du monde, l1homme est attiré par les explications surnaturelles du naturel. Connaissant 11 intérêt profond porté par Green

à la religion, on pourrait croire que son fantastique relève de la religion littéraire. Il ne s'agirait pas ici d'une véritable explication du réel mais plutôt d'une connaissance et d'une contemplation surnaturelle du natu-rel. Comme lIa dit Jean-Laurent Prévost, Julien Green fait montre d'un "réalisme magique. Il (1) Si Victor Hugo disait pouvoir arriver, en fixant

(1) Jean-Laurent Prévost, Julien Green ou l'Ame engagée (Lyon: Presses de la Cité, 1960), p. 86.

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-des yeux un objet, à des émotions nouvelles, Green, à force de réalisme, découvre une réalité à la fois défaite et refaite par la magie de la pen-sée et des sensations; une réalité neuve tout à coup.;

L'homme recherche dans le passé ou dans l'avenir une dimension nouvelle et vraie. Ce goût de l'inconnu est une soupape à son anxiété fon-damentale. Il s'est même inventé des problèmes pour l'aider à se dégager de ses angoisses. Tous les moyens de "tuer le temps" qu'on appelle jeux, sont des problèmes à résoudre. L'homme vit plus intensément quand il est soumis à une tension. Il a besoin d'avoir peur du monstre de Frankenstein sur un écran pour oublier ses propres craintes. Car les émotions artisti-ques, bien qu'elles soient réelles, n'engagent jamais l'être à la façon des émotions de la vie quotidienne. Au cours d'une pièce de théâtre où se meurt un malade privé des soins d'un médecin, personne ne se lève dans la salle pour en réclamer un. L'émotion est là mais n'incite pas à l'action comme le ferait un sentiment réel. Cette émotion n'est que diversion. Le fan-tastique favorise la participation à ce genre de jeu.

Cependant, comme on sait, Green n'essaie pas de créer une vie meilleure. D'où une tension plus grande encore puisqu'il répète le réel; le lecteur retrouve sous une autre forme ce qu'il a laissé. Les jours plus beaux ne semblent pas exister dans l'univers de Green, à tel point que ses personnages eux-mêmes n'y rêvent jamais. Leur imagination se tourne vo-lontiers vers un monde inventé mais qui ne dépasse guère en beauté celui qu'ils ont quitté.

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-Si le fantastique permet au lecteur d'oublier une part de lui-mÎeme, il le permet aussi à son auteur. On sait combien lourd a pesé sur Julien Green le fardeau de son propre moi. Le roman, Si j'étais vous en est l'exemple le plus évident. L'auteur revit dans ses personr~ges. Mais il ne peut d'autre part oublier complètement ce qui le préoccupe. L'art n'est ni une porte fermée ni une simple imitation de la vie. "Je ne conçois pas qu'on écrive pour faire passer la vie" (1) dira-t-il. Le roman ne doit pas photographier le réel mais le faire servir à l'exposition de pro-blèmes de vie. Plus encore, il doit dépasser, selon Green, la représenta-tion exacte et flâner dans le mystère.

On sait que Green refuse de parler ouvertement de lui. Voilà qui explique pourquoi il a choisi cette technique romanesque. Il se justi-fie pourtant en confiant que, pour lui: '~crire n'est pas fuir, quoiqu'il en semble, mais transposer." (2) Ainsi le Journal' ne nous instruira que fort peu sur la véritable personne de l'auteur, mais il sera d'une grande importance au point de vue littéraire.

''Mon vrai journal se trouve enfoui dans ce que j'invente;" (3) l'affirmation gagnerait en précision si Green y ajoutait qu'il s'agit du

(1) Julien Green, Journal II (Entends la douce nuit) (Paris: Plon, 1939),

p. 209.

(2) Jacques Petit, Julien Green (Paris: Desclée de Brouwer, 1969), p. 172. (3) Julien Green, Journal (en un volume 1928-1958) (Paris: Plon, 1961),

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-fantastique romanesque. Là, à l'abri de la réalité, en vagabondage dans les allées de son imagination, il invente des images, en toute nafveté, qui correspondent à la forme de ses douleurs. Qui songe à censurer ses rêves? Personne. Green ne fait pas exception. Aussi l'y retrouve-t-on tel quel, quand on a appris à le lire avec attention. Lui qui croit avoir oublié ses difficultés personnelles et s'aventurer dans les méandres dé-sordonnés de son imagination, avance en terre à lui seul connue. L'énigme est d'ailleurs facile à résoudre. La signification de ces voyages n'est pas non plus vraiment étrangère à son auteur. Il y retrouve ses "problèmes démesurément grandis jusqu'à atteindre des proportions terrifiantes." (l)

Ce cas d'utilisation du fantastique est fréquent en littérature, et dans tous les arts. L'auteur, loin de quitter la vision qu'il a de l'univers, la transpose; loin d'annihiler ses problèmes, les caricature au gré de ses pulsions.

Manuel, dans Le Visionnaire n'a pas une situation plus amusante au château de Nègreterre que chez sa tante ou à la librairie. Mais son monde intérieur change de décor et c'est ce qui importe. Green ne peut supporter longtemps la réalité à l'état brut. Il l'approche en suivant les longs détours que lui prescrit sa sensibilité. Et la nouvelle forme que prennent soudàinement ses drames étouffe le cri de la douleur.

Comme on comprend maintenant la facilité et l'état d'excitation

(1) Michel Gorkine, Julien Green (Paris: Nouvelles Editions Debresse, 1956), p. 98.

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-qui furent siens au moment de la composition de certaines parties de roman. Les propos de Robert de Saint-Jean ne surprennent dès lors personne quand il écrit que cette satisfaction correspondait aux passages où Green versait allègrement dans le fantastique.

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r-CHAPITRE l DEFINITIONS

Pour bien saisir ce qu'on entend par le fantastique, rappelons que to Il Cfot.v't~6ti~~Vt, désigne la faculté de se créer des illusions. Hoffmann, l'un des pionniers du fantastique y voyait pour sa part, un ensemble de tra-vers humains, de situations réelles mais exceptionnelles capables de créer une certaine fébrilité chez le lecteur. Il s'agit d'un fantastique essen-tiellement psychologique fondé sur la réalité. Les lieux sont naturels et les personnages vrais. Dans son Journal, Green résume à sa façon ce procédé littéraire: IlQue le vrai fasse passer l'imaginaire~ et que le vrai soit d'autant plus ~<actement vrai que 11 imaginaire fait violence au vraisembla-ble, enfin que ce soit de 'l'impossible probable' pour repr61dre le mot d'A-ristore.1I (1) Voilà une définition bien éclairante qui trouve son

complé-ment dans 11 explication suivante.

Par ce biais, Green évoque sans crainte ses myst~res. Plus encore, le fantastique devient une démarche, une structure, une nouvelle réalité, celle qui sert d'appui et d'interpr~te au monde intérieur de Julien Green. Il explique grâce

à

ce schéma de compréhension sa vision du monde. L'emploi

(1) Julien Green, Journal (Paris: Plon, 1961), p. 572 (5 octobre 1944)0

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-le second, surhumain en route vers la puissance si longtemps enviée des ré-sidents de l'Olympe. L'irréel jouira aussi d'une longue carrière. L'homme n'oubliera jamais qu'il aurait pu être un dieu.

A première vue, le surréalisme semble fort éloigné de l'oeuvre de Green mais en analysant les mécanismes d'écriture, on s'étonne de certaines analogies. Quand nous parlons de surréalisme, nous devons comme le faisait Breton dans son manifeste de 1924, faire une distinction entre les surréa-listes nés et les surréasurréa-listes accidentels. Avant tout, écoutons la défini-tion générale de Breton:

Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. Encyclo-pédie philosophique. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines for-mes d'associations négligées jusqu'à lui, à la tou-te puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pen-sée. Il tend à ruiner définitivement tous les au-tres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. (1)

Green n'est pas un surréaliste né. Cependant, la création de son fantastique rappelle un peu certaines techniques de ce mouvement. La "tou-te-puissance du rêve", la rapidité de création de ces pages comme s'il re-cevait une "dictée" ne font pas de lui un surréaliste mais rapproche un peu

(1) André Breton, Manifeste du surréalisme de 1924 (Paris: Collection Idées NRF, 1963), p. 37.

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-ce qui, au départ, pouvait sembler terriblement éloigné. Il a écrit à plu-sieurs reprises que ses personnages avaient une vie indépendante et qu'il les suivait presque docilement "en l'absence de torit contrôle exercé par la raison". "De petites circonstances naissent les personnages. Ces per-sonnages, je découvre leur caractère peu à peu." (I)

Nous ne croyons certes pas que Green voulait faire oeuvre surréa-liste; son oeuvre serait un lamentable échec si tel était le cas. Mais il fait sans doute partie des "accidentels" comme Shakespeare, comme Chateau-briand et combien d'autres que nomme Breton. Julien Green s'est servi in-volontairement d'un moyen que d'autres pratiquaient sciemment.

Enfin, l'imaginaire est le produit inventé d'une faculté de notre esprit. Son fondement repose sur une réalité transposée, dépassée. Il se rattache toujours à un objet ou un être réel à qui on accole l'étiquette d'imaginaire: un jeu imaginaire, un danger imaginaire. Nous sommes à pro-prement parler dans le rêve, ou plus simplement dans la création. Car toute création est imaginaire si elle ne raconte pas une histoire véridique: sonnages fictifs, lieux fictifs ••• L'imaginaire est donc un outil qui per-met de franchir les limites de la réalité.

Au contraire le fantastique s'appuie largement sur la vie quoti-dienne, compte sur ce soutien pour faire accepter les événements touchant à "l'impossible probable". Mais i l est aussi redevable à l'imaginaire.

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-Sans lui, rien ne va plus. Pour provoquer des frayeurs bien-aimées, un grand nombre d'écrivains en mal d'émotions fortes ont utilisé les deux. Tel est le cas de Julien Green. Cependant, loin de vouloir d'abord faire frissonner d'horreur le lecteur esseulé dans le calme douillet de son fau-teuil, il cherche par ce détour à approfondir la connaissance de ses pro-blèmes intérieurs et tend par osmose littéraire à les communiquer à d'autres. Il manie l'imaginaire au gré de ses besoins romanesques et fantastiques.

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j

~-CHAPITRE Il

COMMENT GREEN INTRODUIT-IL SON FANTASTIQUE?

Sous les dehors d'une aisance toute naturelle, Julien Green excelle

~ découvrir les chemins écartés qui mènent aux oasis luxuriants de l'imagina-tion. Il connait intuitivement les moyens d'égarer son lecteur. Sans diffi-cuIté, une situation, un état d'âme, voire une nouvelle histoire sont créés. Personne ne se doute qul~ Mont-Cin~re, habite une colonie de fantômes.

Pourtant Mrs. Elliot les entend passer devant sa chambre et la pauvre Emily domine ~ grand peine sa frayeur à l'écoute des récits dont sa grand-~re la gratifie. Chacun sait cependant que Mrs. Elliot souffre de parano~a et qu'une part de l'explication se trouve là. Mais Emily n'entend rien ~ la

parano~a et sa grand-mère non plus.

De son côté, qu'est-ce que le lecteur a ressenti? En général, il rationalise en second lieu: le premier moment oh il a été emporté malgré lui dans le délire des personnages, n'est cependant jamais tout à fait effa-cé par la rationalisation. La logique ne réussit pas à supprimer la peur. Elle se situe à un autre palier. Quand un climat de tension est établi et maintenu, le lecteur est à la merci de l'auteur. Ce dernier dépend lui-même des personnages qu'il a inventés, surtout lorsque, comme Julien Green en a Il habitude, il se soumet à leurs lois. Or, les êtres qui hantent l'imagina-tion de Green ne sont guère raisonnables. Ils sont en proie à des

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-ments violents, à des fureurs secrètes bien loin de la tranquillité sereine des choses qui les entourent. Leur comportement demeure sans reproche jus-qulau moment où le drame surgit, suivi de près par le fantastique. lUtai l' austéri té de ceux que dévore une passion secrètell (1) déclare Fabien

dans Si j'étais vous.

La dimension change alors. Le personnage, tout en gardant son identité, devient aussi quelqu'un dlautre qui se rapproche singulièrement de la caricature. Cet état trouve habituellement sa cause dans un change-ment radical du monde extérieur ou intérieur. Ainsi, Elisabeth, dans Minuit, est amenée- à .. :Fontfroide; Adrienne Mesurat dans le roman qui porte son nom évolue différemment après l'·assassinat de son père.

Comme le fantastique de Green n'est pas monolithique, les façons de l'introduire varient selon les cas. Dans son premier roman, qualifié trop rapidement de réaliste, l'auteur utilise déjà des techniques qui lui deviendront familières. Citons deux exemples révélateurs: le pouvoir des hallucinations et les effets terribles de la réalité nocturne.

Le pouvoir des hallucinations sert magnifiquement l'amateur de scènes étranges où le monde bascule en entraînant dans sa chute le lecteur imprudent. Cette méthode a déjà fait ses preuves. Déjà au dix-neuvième siècle, Nodier et Maupassant la pr.atiquaient pour exercer sur leurs lecteurs un pouvoir nouveau et mystérieux. Green perpétue la tradition.

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-Très souvent, ce pouvoir hallucinatoire est contagieux. Il se communique aux personnages et au lecteur. La caractéristique de cette tech-nique et sa force résident dans les justifications plausibles que la raison découvre; mais en vain puisque de toute évidence l'âme est to~chée. Eli-sabeth dans son réduit, chez sa tante Rose, s'aperçoit finalement qu'elle s'effraie d'une simple chaise brisée; mais il est trop tard. Le coup a porté. L'explication ajoute encore à la force de la situation.

Un procédé aussi vieux que le précédent et très employé par Green, consiste à raconter avec complaisance les rêves et surtout les cauchemars des héros. Bien entendu, vous les faites dormir profondément et pénétrez en ange gardien au sein de leurs délires les plus intimes, leurs pensées les plus obscures, leurs angoisses les plus troublantes. Qui n'a pas déjà lu un tel roman? Combien de songes racontés par les acteurs d'un drame n'ont-ils pas préfiguré leur destin à venir?

Le moyen parait avantageux. En dépit du temps qui l'a usé, ce truc littéraire conserve le pouvoir de sa fonction même s'il n'a plus l'effet de la surprise. L'habitude trompe plus aisément le lecteur qui se méfie moins. Si l'auteur manie avec subtilité le passage de la réalité au rêve, le tour est joué. Dans Adrienne Mesurat, voici comment, à titre d'exemple, Green a réussi à créer l'atmàsphère vécue du rêve: d'abord il écrit qu'Adrien-ne tombe de sommeil tout de suite et la décrit pendant un paragraphe; ensuite il passe à une brève description de la clarté de la lune dans la chambre ("teinte étrange", "couleurs mortes"); enfin dans un troisième paragraphe commençant par ces mots "Il y avait une demi-heure qu'Adrienne dormait

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-lorsqu' elle vit entrer Germaine, Il ( 1) Il raconte le rêve proprement dit.

Tout cela est à la fois si rapide et si lent que le lecteur doit presque relire la page pour slassurer qulil s'agit bien dlun rêve. Dans le Voya-geur sur la terre, Daniel trace sur un papier une phrase que son rêve lui a dictée. Les liens avec l'automatisme surréaliste sont évidents.

Les hommes ont toujours été intéressés par cette deuxième vie qui leur est offerte au moment du sommeil; cet apprentissage de la mort les

inqui~te et les fascine. Aujourd'hui, la psychanalyse et la science se sont

emparées au grand désarroi des poètes, des échos de cette vie parall~le et troquent les signes prémonitoires et troublants pour des explications scien-tifiques. Green n1est pas un savant, il est un homme de lettres, et agit à sa guise quand il nous fait franchir les frontières de cet autre monde.

Pourtant, dans un autre domaine, cet homme de lettres sIest laissé impressionner par les théories concernant la réincarnation sans que ces

der-ni~res nlobtiennent jamais son assentiment profond. De religion catholique,

il croit à la résurrection finale et refuse l'idée dlune réincarnation sem-piternelle. Il faut donc se garder de lui accorder des croyances dont il se sert comme d1une technique romanesque.

Llécrasante fatalité d'être soi jusqu'à sa mort qui lIa hanté plus que d'autres, lIa mené tout droit vers les charmes illusoires de la métem-psychose. Enfoui dans la routine, il se prend à se détester. Au lieu

(1) Julien Green, Adrienne Mesurat (Paris: Plon, Collection du '~ivre de Pàchel l No 504-505, 1927), pp. 304-305.

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-dlêtre gêné par cette dévalorisation, il opte sur le plan de l'écriture pour la re-naissance. Varouna et Si j1étais vous témoignent de ce choix. Encore une fois, la création littéraire a sauvegardé son équilibre intérieur.

Pour llintroduire cette fois-ci llauteur ne cherche pas ·à berner qui que ce soit. Les deux livres sont précédés d'une préface expliquant ce que 11 auteur veut exprimer. Varouna veut démontrer que la personnalité de l'homme est un produit complexe, fabriqué à llaide de vestiges héréditaires d'ancêtres lointains. La transmission d'une chaine permettra d'unir deux destins. Enfin, l'homme est tiré de l'orni~re de sa vie banale, poussé quasi malgré lui. Il est déjà devenu un autre quand i l apprend que "vivants et morts nous payons les uns pour les autres, et si l'égofsme nous porte à nous retrancher en nous-mêmes, notre vie ne s'éclaire, cependant, qu1unie à celles qui la préc~dent et à celles qui la suivent, comme les mots d'une longue phrase dont le sens général n'est connu que de Dieu." (1) Quant au second roman, comme nous l'avons déjà dit, il applique, à l'aide dlune phra-se magique, le principe de la re-naissance.

Dans le Visionnaire, nous ne sommes pas tr~s éloignés de cette re-naissance lorsque nous abordons la partie qui a pour titre lice qui au-rait pu être. Il Mais Manuel ne change pas suffisamment. Seul le milieu

en-vironnant est vraiment bouleversé.

(1) Julien Green, Varouna (Paris: Plon, Collection du 't.Livre de Poche"

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1

'.. 21

-Là encore, nous sommes prévenus du saut dans l'imaginaire. Quand j'arrivai enfin au récit de sa fuite

imaginai-re et de ses aventuimaginai-res au château, j'en imaginai-relus quatimaginai-re ou cinq fois le début avec autant de surprise que s'il eut été rédigé dans une langue inconnue car cette extravagance faisait suite au compte rendu le plus scrupuleux, le plus platement fid~le; puis, allant d'une phrase ~ l'autre et de page en page, je cédai au charme de ces rêveries violentes et mé-lancoliques comme lloiseau s'engourdit sous l'oeil fascinateur. (1)

Nous reconnaissons bien dans cette citation l'attitude romancière greenienne. DI abord un saut extravagant mais camouflé par tout un décor fi-gnolé, ét~dié dans ses moindres détails. Marie-Thérèse dont il est question ici, s'arrête d'abord et se surprend mais s'abandonne rapidement au charme envoûtant du récit. Le cheminement du lecteur est le même. La mise en garde semble insuffisante. Il ne Si inquiète ra plus de la vraisemblance,

oubliera quI i l lit Ilce qui aurait pu êtrell pour suivre Manuel.

La derni~re méthode de Green, et aussi la plus fréquente, conserve

plus que les autres un rapport étroit avec la réalité tout en lui dessi~~t

un visage étonnant mais croyable. Il adore et excelle à donner naissance à

,.

des situations ambigues, obtenues grâce à des travers psychologiques dont le personnage a été affublé. Un exemple fera mieux comprendre.

Au début de Minuit, la petite Elisabeth est recueillie par sa tante Rose. Tard le soir avant de se coucher cette vieille femme lave en marmonnant son parquet et avertit 1'enfant qui lui dit bonsoir, de bien

re-(1) Julien Green, Le Visionnaire (Paris: Plon, Collection du '~ivre de Pochell No 828, 1934), p. 240.

(27)

22

-garder où elle met les pieds. La fillette est éveillée pendant la nuit par un bruit. Comme elle dort dans un réduit où sont entassées les choses inutiles, elle s'effraie de tout et de rien. Enfin elle sort et voit de la lumière dans la cuisine. Elle aperçoit alors sa tante qui,au milieu de la nUit,s'est relevée pour laver de nouveau son parquet •••

La folie demeure une source de frayeur inépuisable. Un être mé-chant mais raisonnable peut écouter vos raisons, discuter avec vous, mais rien n'est plus horrible à imaginer que d'être en face d'une folle aux ges-tes inconséquents et dont l'autorité n'a d'égale que ses lubies dangereu-ses. Ces circonstances se répètent dans son oeuvre romanesque et crée rapi-dement chez nous un état de tension. Ce moyen favorise l'envol vers le fan-tastique et pourrions-nous dire, en forme la base. L'exposition de la vie courante brisée par des détails aussi alarmants marque un pas en avant vers le fantastique.

Selon le genre de fantastique, Green choisit donc une démarche différente. Mais il existe une préparation générale, celle qui figure dans tous ses romans, la persuasion par le détail. Le deuxième chalnon nous pla-ce devant des personnages secondaires habituellement atteints de dérange-ments psychologiques mineurs. Puis en troisième lieu la nuit approche. Et voilà la peur qui s'installe. Commencent·alors:les agissements insolites d'une réalité déguisée. Le jour aussi peut permettre le passage du fantas-tique, dans les Clefs de la mort, le narrateur entend sa voix dans le pré en plein jour. Elle abuse moins cependant. On pense tout de suite à la voix de la conscience, à une voix spirituelle.

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,

'-_.'

23

-Julien Green a été marqué dans son enfance par ces attentes pas-sées à retenir son souffle pour surprendre l'ennemi qui rôde dans l'obscu-rité. Il est attiré par la peur comme tous les enfants qui adorent les his-toires terrifiantes et les adultes qui raffolent des films d'horreur et des intrigues policières à leur couper le souffle. Quel bel atout pour le fan-tastique!

(29)

CHAPITRE III

QU'EST-CE QUI COMPOSE LE FANTASTIQUE GREENIEN?

Les éléments qui composent le fantastique greenien se rattachent à la tradition du genre. Le mot évoque dans l'esprit de chacun, un monde assez indistinct dont le fouillis abrite des données semblables. Quelque chose que la vie de tous les jours nous évite et que nous rencontrons à un moment privilégié de notre existence. Un léger dérèglement de la machine appelée réalité qui, sans l'empêcher de fonctionner, lui fait frôler les débordements de l'imagination. Une surprise qui nous laisse médusé et in-quiet. Une crainte qui va s'amplifiant devant l'accumulation de circons-tances bizarres dans leur vraisemblance. Chez Green, le mot encercle l'aire des auteurs fantastiques qui l'ont précédé.

Le fantastique vit surtout la nuit. Il faut pourtant la distinguer du noir qui crée ses impressions propres. La noirceur amène la disparition des affres d'une réalité insatisfaisante. Elle apaise comme le sommeil, quand il n'est pas agité. Pourtant dans l'oeuvre que nous étudions, elle est une source d'inquiétudes nouvelles. Elle devient la complice d'un cor-tège de craintes menaçantes.Dès que le noir absolu enveloppe le personnage, sa terreur débute. C'est alors qu'il croit qu'à la faveur de ce vide noir des êtres mal intentionnés s'approchent de lui. L'obscurité assiège le malheureux jusqu'à le faire disparaltre lui-même. Cet effacement de la

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25

-réalité force les autres sens à s'aiguiser pour pallier à l'aveuglement. Attentif à l'extrême, leur pouvoir décuplé amplifie la moindre sensation

qui engendre elle-même une surveillance accrue et la roue de la peur tourne.

Plus encore que l'obscurité totale, plalt à Green la nuit traver-sée d' ombres et allumée de clartés fantomatiques. Il affectionne pour les besoins de son fantastique ce décor "qui semble la sc~ne perpétuellement prête pour une action secr~te.1l (1) Une lumi~re diffuse et mystérieuse sait accrocher aux choses une allure soudainement dangereuse, alors que le jour leur conserve un caract~re inoffensif.

Il suffit pour cela de quatre ouvriers, la pelle en main, affairés autour d'un tas de sable, ou d'une femme proprement vêtue qui montre la Seine à un pe-tit enfant; rien de plus honnête que ce quai, cette berge ou ce port désert, mais à la brune le même endroit s'éveille à une vie qui semble la parodie de la mort. Ce qui était riant devient livide, ce qui était noir pâlit et brille d'un éclat funèbre, joyeux dl exister enfin. Le bec de gaz op~re cette transformation. (2)

La clarté laiteuse de la lune joue aussi un grand rôle dans ses visions nocturnes. Le fameux passage dans Léviathan où Guéret se retrouve sur un tas de charbon le démontre.

Cette esp~ce de ruissellement immobile donnait aux masses de houille et d'anthracite un caractère étran-ge: elles semblaient palpiter ainsi que des êtres à

qui lJastre magique accordait pour quelques heures une vie mystérieuse et terrifiante. (3)

(1) Julien Green, Epaves (Paris: Plon, 1932), p. 22. (2) Ibid. p. 21.

(3) Julien Green, Léviathan (Paris: Plon, Collection du '!Livre de Pochell No 361, 1929), p. 125.

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26

-Nous retiendrons l'appellation "astre magique" révélatrice des intentions et des impressions de Green. Le clair de lune romantique n'y trouve pas sa place.

Pour obtenir son effet, le personnage doit être seul. La frayeur collective n'est pas de mise. Les lieux déserts sont propices à ce genre d'action, rue ou chambre. Il arrive que la simple vue d'un passant qui déambule rassure. Le narrateur de l'Autre Sommeil se calme au passage de promeneurs quand il veille sa mère morte. La solitude en coupant t~ut rap-port avec ses semblables suscite la communication avec un nouveau monde enne-mi qui attendait patiemment cet instant ultime pour se dévoiler.

De l'attitude du triste individu en proie à la solitude nocturne, dépendra la croissance de ses terreurs. La nécessité de résister à la chute occupe souvent l'esprit du héros. Il se joue la comédie de la bravoure pour abolir sa faiblesse. '~ne mine effarée, des mouvements trop hâtifs et je succombais aussitôt à la terreur qui me guettait. Jouant avec mon propre effroi comme avec une bête qu'on veut intimider, je ramassai le livre et le replaçai sur le rayon." (1) Le moyen ne donne pas toujours les résultats escomptés selon les circonstances et les individus.

Du reste, la nuit suscite l'idée du sommeil qui, comme nous savons, est largement employée dans l'oeuvre de Julien Green. Elle donne au fantas-tique l'occasion de créer une réalité autre, les allures fantaisistes des

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27

-rêves se prêtent d'ailleurs aisément à ce rôle. Elles sont la transposi-tion sur un plan encore plus réel des apparitransposi-tions floues et troublantes qu'une obscurité trouée de luminosités pâ10tes avait imaginées.

Les bruits jouent également les vedettes dans cette mise en scène. Ils résonnent tout à coup au milieu d'un silence qui n'a d'égal que la nuit environnante. Le silence en soi, comme la noirceur, risque de favoriser l'affolement. Il accentuera davantage la tension s'il est entrecoupé d'échos sinistres dont l'effet est à rapprocher des jeux d'ombres dont la nuit était parsemée. La venue de ces bruits épisodiques grandit cet espace muet, cette réalité qui, sans sa rumeur, n'est plus qu'une image.

Quelques pas entendus dans un noir silence sont suffisants pour effrayer quiconque. Pis encore, le souffle rauque de quelqu'un qui épie. Souffle à peine perçu car cet ennemi rusé prend soin de le retenir longue-ment. Souvent il se confond avec le souffle même de la personne terrifiée dont les transes la rendent incapables de distinguer qu'il est question de sa propre respiration. Alors pendant un moment, elle ne souffle plus, elle écoute, l'oreille aux aguets du plus petit son errant quelque part dans

Pair.

Elisabeth dans Minuit au moment où elle se retrouve seule dans la chambre que sa tante lui réserve vit des minutes qui expliquent et com-p1ètent ces propos. "Elle espérait qu'en ne bougeant pas le calme revidrait, mais sa crainte était si forte et si profonde qu'il lui semblait en-tendre le bruit de son propre coeur battant sous les revers de son manteau." (1)

Cl) Julien Green, Minuit (Paris: P1on~ Collection du "Livre de Poche" No 214-215, 1936), p. 79.

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i , 1

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-Nous observons une fois de plus que le calme SI obtient grâce ~ une sorte de jeu. Elisabeth tente de se rassurer en demeurant immobile mais il lui faudrait disparaltre complètement pour éviter 11 angoisse. "Elisabeth ten-ta de se faire plus petite, de retenir son souffle, comme pour échapper à

1'attention de 1'ennemi invisible." (1) LI autre solution delileure 1'audace. Essayer de reprendre contact avec la réalité disparue. ItAvançant une main, elle frôla le pied dlune chaise, puis un bras de fauteuil et le contact de ces choses familières apaisa ses craintes.1l (2) Malheureusement, ce répit

ne dure pas. Un détail banal aux effets incontrôlables brise l'équilibre obtenu si difficilement. IlQuand tout à coup le plancher craq~. Ce bruit retentit dans le silence comme un coup de fouet.1I (3) Le bois ne craque

pas toujours parce qu10n appuie. Pourtant cette interprétation slimpose dans certaines circonstances. La comparaison du coup de fouet s'applique à merveille ici, puisque l'enfant réagit de façon physique à la peur enva-hissante. Green choisit cet instant pour l'apparition de bruits plus nom-breux. "Elle eut 11 impression que la nuit sJ emplissait de rumeurs et qu~ on

respirait à côté d1elle; pour mieux en juger, elle retint de nouveau son souffle, mais le sang bourdonnait si fort à ses oreilles quI elle n'aurait su dire si elle se trompait ou non.1I (4)

(1) Julien Green, Minuit (Paris: Plon, Collection du Il1ivre de Poche" No 214-215, 1936), p. 79.

(2) Ibid. p. 80.

(3) Ibid. p. 81. (4) Ibid. p. 81.

(34)

29

-Le bruit se transforme en rumeurs et bourdonnent après un choc émotif sur-venu à la suite d'un état de tension prolongé. Le peFSonnage, sans perdre connaissance, perd la conscience nette de ce qui l'entoure et verse dans le délire et l' hallucination. "80n imagination lui montrait un homme rô-dant, ••• (1)

Cependant les héros sont rarement aux prises a~ec d~ objets d'effroi. Quand Elisabeth voit un homme dans la chambre, les bruits dimi-nuent. 'Œlle nlentendait plus rien depuis plusieurs secondes; dans sa tête ce murmure qui l ' effrayai t tant, se calmait peu à peu." (2) Petit à petit la paix revient pour fuir aussitôt, apeurée qu'elle est par ses pro-pres gestes. La voilà rendue à ses peurs, encore plus terribles parce que la victime est plus fatiguée. Tout à coup, une lumière, elle croit devenir folle. Folle de joie car la lune éclaire l'affreux réduit. Encore une fois un répit de courte durée, car la lune venue en amie, s'amuse bientôt

à ses dépens. "Ces paquets informes prenaient d'étranges apparences dans la lumière spectrale qui tombait sur eux." (3) Et la pauvre est plongée de nouveau dans un monde hostile. Après bien des misères le sommeil la tirera de ce dangereux chaos. Mais cette porte ouverte se referme rapide-ment, la rend prisonnière d'une autre réalité tout aussi inquiétante, où le noir et les bruits exercent sur elle les mêmes pouvoirs; la voilà dans la prison des rêves.

Cl) Julien Green. Minuit (Paris: l'Ion, Collection du ''Livre de Foche" No 214-215, 1936), p. 81.

(2) Ibid. p. 82. (3) Ibid. p. 84.

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30

-Il nous faut inclure ici, parmi ces bruits, l'utilisation de la voix. Le mystère rôde sans cesse autour de leur provenance. Si que1qu1un

dlimaginaire ou de réel fait face à ltantagoniste dans une situation fan-tastique, il parle peu. Quelques mots parviennent, généralement ambigUs. Hedwige dans le Malfaiteur, en proie

à

une hallucination entend sans

enten-dre; la voix vient d'ailleurs. "Qui êtes-vous? demanda-t-e11e enfin. La réponse lui vint aussitôt sans qulelle entendit le plus léger bruit de paro-les: - Regarde-moi. Levant les yeux, elle vit un homme pauvrement vêtu qui lui souriait.1l (1) Cet homme ne parlera plus. 11 désignera dlun geste ce

qu l i1 veut. Ailleurs dans l'oeuvre, la voix n'aura pas de corps. Dans la nouvelle les Clefs de la mort, le narrateur, étendu dans un champ, entend une voix dont il ignore llorigine. "Elle venait de toute part, de près et de loin, et je n1aurais pu dire si elle prenait naissance dans llherbe à

mes côtés ou aux confins de la grande plaine, ••• " Comment ne pas être tenté de la rapprocher de la voix de la conscience? Dans le cas de cette nouvelle, la voix ne slexprime pas dans une langue connue et se mue en cri. Il arrive au contraire qu'elle s'exprime avec des mots connus, comme dans llexemp1e du Malfaiteur.

Le bruit le plus fréquent demeure le cri que lance dans son affolement le personnage envahi par le fantastique. Citons, parmi de nombreux exemples,

(1) Julien Green, Le Malfaiteur (Paris: Plon, 1955), p. 73.

(2) Julien Green, Les Clefs de la mort nouvelle tirée de ''Le Voyageur sur la terre" (Paris: :Plon, Collection du "Livre de Poche" No 203, 1930), p. 106.

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-le cas d'Elisabeth dans Epaves. 'Tout à coup, elle saisit ses cheveux à pleins poings et poussa un long cri de désespoir qui s'étendit sur la campagne; l'air sonore vibra plusieurs secondes à ses or~illes. Alors elle cria de nouveau, ••• " (1) Le cri appara1t comme un aboutissement quel-quefois suivi de paroles brèves. Après avoir réussi à articuler le cri, la parole semble venir plus aisément aux personnages. A la suite de multi-ples efforts douloureux, le héros hurle sa douleur et en même temps la joie qu'il ressent à l'exprimer. Les cris persistants et répétés jaillissent sous cette pression et comme un jet de vapeur qui a trouvé sa fissure libé-ratrice, il marque la fin d'une partie de scène ou de la scène complète. S~.il

n'achève pas le passage, il est généralement la cause d'une frayeur nouvelle, différente de la première où le héros se prend à avoir peur de lui-même et de sa propre voix.

Dans cette oeuvre, les femmes sont nombreuses à subir les assauts du fantastique. Sans être refusés aux hommes, ces assauts les touchent moins. La plupart d'entre eux sentent le fantastique autour d'eux sans y participer vraiment par des hallucinations ou des délires. Quand ils y sont mêlés, il s'agit de héros masculins encore très jeunes: Manuel, Daniel O'Donovan, le narrateur de l'Autre Sommeil, •••

La place de la femme étant prédominante dans l'oeuvre, les grandes émotions y trouvent instantanément leur place. Or le fantastique ,s;tamoqant

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32

-à la suite d'un drame ou d'un choc émotif violent, il portera donc l'ima-ge de ce qui l'a provoqué. Rien d'étonnant à ce que, loin de privilégier le retour du calme, il trouble davantage des esprits déjà tourmentés. Le

caract~re féminin tel que présenté par notre culture offrait une

récepti-vité et une souplesse tout indiquée à cet état.

Pour les mêmes raisons, llenfance et l'adolescence devenaient des modèles dociles, aisément la proie d'inquiétudes hallucinatoires, de rê-ves et de délires fréquents. Cet âge à l'imagination fertile et au fantasme facile ouvrait la voie au passage du fantastique greenien. Le souci de fi-délité au réel qui anime l'auteur trouvait là une solution merveilleuse.

Enfin, les décors où se situe l'action ne jouent pas leur rôle habituel. Comme les bruits (ou le silence) et la nuit les recouvrent tous, ils perdent souvent leur aspect particulier. La nuit, tous les chats sont gris, dit le proverbe. Cependant un concours de circonstances donne quel-quefois aux lieux l'apparence du réel.

J'affectionne encore tout particulièrement les lieux oh la vie apparaît sous un aspect irréel, ••• A deux pas plus loin elle reprend les formes que nous lui connaissons trop, mais là, en ce point d'élection, elle a quelque chose de douteux qui l'apparente au rêve. Son charme vient pourtant de ce que n'étant plus tout à fait la vie elle n'est pas, ~ vrai dire, le rêve. (1)

(1) Julien Green, L'Autre Sommeil (Paris-Genève: La Palatine, 1950) p. 82.

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-Fait suite à ce texte, la description d'une visite dans l'entre-pôt d'une boutique d'un fabricant de moulages de plâtre.

et mes yeux s'accoutumant à la pénombre? Je vis tout à coup un spectacle qui m'arracha un cri. Cette cave abritait l'Olympe. Près de vingt sta-tues attendaient mon regard, rangées contre un mur noir d'où elles semblaient sortir. Ce que d'autres ressentent sous le ciel de l'Acropole, je l'éprou-vai là. Les visions incertaines de mes rêves pre-naient corps,... (1)

Dans ce cas, le fantastique doit beaucoup à son décor. Il exagère le naturel quotidien au point d'en fournir une caricature si proche de la vision qu'il en obtient temporairement les puissances divines.

Le décor, surtout, ne doit jamais entraver l'action entreprise par le romancier. Il lui faut donc des maisons vastes, à grenier poussiéreux, à chambres vides, dont les étages multiples sont reliés par des escaliers qui craquent la nuit. Les châteaux ou habitations du même style, ont tou-jours gardé leurs charmes pour les auteurs dont les ambitions dépassent la vie quotidienne. "Fontfroide, le château de Nègreterre, Mont-Cinère, ou-vrent toutes grandes les portes aux fantaisies les plus audacieuses.

Dans les autres romans, tout en suggérant moins au départ, les lieux n'en demeurent pas moins accessibles aux mouvements du rêve. Il suf-fit d'une simple chambre d'hôtel, d'une rue banale, envahies sournoisement

(1) Julien Green, L'Autre Sommeil (Paris-Genève: La Palatine, 1950)~

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-de rumeurs, -de vents, -de sombres éclats pour opérer une transformation complète. Julien Green n'hésite pas, le crayon trace par-dessus la réalité innocente le noir manteau de la peur.

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~.

CHAPITRE IV

COMMENT GREEN REVIENT-IL A SON INTRIGUE DE DEPART?

Apr~s l'orage, les étoiles et la tension exercée par les moments

de fantastique dans l'oeuvre romanesque de Green s'évanouit et réappara1t selon cet éternel principe. La dure réalité accapare de nouveau le roman-cier qui en agite les images peintes avec une rare délicatesse. Les ins-tants exceptionnels de vie quittent les personnages apr~s avoir laissé en-trevoir, le temps d'un éclair, la vérité enfouie au plus profond de leur être.

Encore une fois, selon la technique fantastique employée, 11au-teur revient de façon différente à son intrigue initiale. Quelquefois même le fantastique se mêle si intimement au développement de l'action qu'il la grandit tout à coup sans l'arrêter vraiment. Un des meilleures exemples de cette situation se trouve dans Varouna oh le ton fantastique sous-jacent partout dans le livre, inscrit à sa base, se perd pourtant, se cache dans le remous des péripéties pour repara1tre quelque part ailleurs un peu plus tard.

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-Dans les romans fondés sur des bases réelles, Green comme nous l'avons déjà dit plus haut, n'arrive pas à empêcher l'apparition d'un monde qui apporte dans le quotidien, une brassée de rêves.

Le dernier roman de Green, L'Autre, fait partie de cette lignée de romans réalistes, d'autant plus détaché du monde des songes qu'il vient après les oeuvres autobiographiques de l'auteur où il a pu exprimer une bonne part de ses angoisses librement. Nous verrons plus tard comment, in-terprétant le fantastique greenien, il nous est possible d'imbriquer ce ro-man de la fin dans l'ensemble de son oeuvre roro-manesque.

L'univers de Julien Green a deux pôles. Et le lecteur bascule avec le récit; il passe d'un monde à l'autre sans même être étourdi. Les moyens les plus simples comme les plus subtils servent d'appui au romancier, pour opérer ces mouvements.

L'intrigue de départ, ce filon qu'il exploite nlest vraiment jamais abandonné. Aussi n ' a-t-i1 pas à chercher de véritables moyens pour retrouver sa trame initiale. Dans Le Visionnaire, Manuel demeure fidèle à son personnage tout au long du livre. Dans le roman qui porte son nom, Adrienne Mesurat restera toujours la même et pourtant la distance psycholo-gique est immense entre ces deux personnages. Dans cette optique, étudions dl un peu plus près Le Visionnaire.

Le roman est composé de trois parties qui en sont quatre; une première, appe1ée'~écit de Marie-Thérèse", une bonne fille simple y raconte fidèlement les évènements d'une vie de province. Une seconde partie, appelée

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" '

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-"Récit de Manuel", garçon sensible mais laid, se divise en deux: dans un premier élan~ nous refaisons la même route avec un autre guide et tout à coup le guide slarrête, s'écrie, "Je suis libre" Cl) nous invente un texte que nous écoutons à rebours jusqu'au moment oh il nous entraîne dans sa fo-lie, libérés à notre tour des attaches d'une premi~re intrigue. Enfin une

troisi~me partie, appelée "Récit de Marie-Thér~se", vient clore cette aven-ture sur un ton réaliste non sans semer l'équivoque sur le caract~re illu-soire de ce qui ne fait aucun doute pour le commun des mortels.

Le titre et la structure même du livre tiennent compte de cette vision seconde des choses et des événements. Ce gui aurait pu être qui

s'ach~ve av.ec la deuxnme partie du livre, compose le tiers du volume. Dans

la derni~re partie de son livre, Green ne ménage pas notre susceptibilité,

il reprend résolument la voie du vécu qu'il suivait au départ. Le second récit de Marie-Thér~se débute par ces mots: "Lorsque Manuel écrivit les derniers mots qu'on vient de lire, je me trouvais seule avec lui, dans la salle à manger." (2) L'auteur sent presque le besoin de ce trait d'union entre les deux versions pour ne pas induire en erreur un lecteur inattentif. C'est de cette façon à la fois délicate et directe que Green revient à son premier récit.

(1) Julien Green, Le Visionnaire (Paris: Plon, Collection du '~ivre de Poche" No 828, 1934) ~ p. 140.

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-Nous retrouvons un exemple de cette délicatesse au début du roman alors qu1il est question de l'éternel château. Après avoir répondu avec force détails aux questions de Marie-Thérèse, Manuel "prit un air mystérieux pour me recommander le silence et me promit de s'informer avec soin la pro-chaine fois qu'il irait au château. La plus extraordinaire, c'est que ce château existait vraiment." (1) Ces propos de Marie-Thérèse replacent 11action dans la vie de tous les jours.

Dans le cas des hallucinations, le réel reprend ses droits à llins-tant où 11état du personnage atteint son paroxysme. Une banalité innocente

s'improvise l'artisan du retour, le spectre qui cogne à la porte comme llap-pelle Baudelaire dans la Chambre double. Souvent aussi la fatigue causée par la tension nerveuse que nécessite ce genre de situation, provoque un engour-dissement inévitable si ce n'est le sommeil lui-même.

Mon coeur se mit à battre un peu plus fort, mais je ne craignais pas; au contraire, quelque chose en moi se raffermit tout à coup. J'attendis, les yeux grands ouverts, n'y voyant rien, car llobscu-ri té était épaisse. Plusieurs minutes passèrent. Une idée singulière me vint, une idée de fiévreux qui ne distingue plus le possible de l'impossible; 'Lui, peut-être1

• Ce fut alors, je le crois, j1en

suis sûr, que sur mon front une main se posa, d'une fra!cheur délicieuse, brûlante. Je frissonai, et, presque aussitôt, m1endormis. (2)

Avec quelle prodigalité, le sommeil est-il utilisé dans lloeuvre romanesque de l'auteur du Visionnaire? S'il marque la fin d1une scène comme

(1) Julien Green, Le Visionnaire (Paris: Plon, Collection du '~ivre de Poche" No 828, 1934), p. 8.

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39

-nous venons de le voir, il peut également en préparer une. Le réveil y sert alors simplement d'outil pour briser le rêve. La lecture de quelques romans est suffisante pour faire apparaître l'étonnante répétition. De toute évidence, Green n'est pas un technicien de l'originalité. Son champ d'attraction est ailleurs.

L'auteur s'en rend-il compte ou n'a-t-il tout simplement pas lJin-tention de nous berner en cherchant longtemps à renouveler ses méthodes? Nous croyons plutôt qu'il existe chez lui une véritable fascination pour

cette vie étrange qui est nôtre toutes les nuits. Comme Descartes qui se

d~dait s'il ne vivait pas au moment où il croyait dormir et s'il ne

dor-mait pas quand il croyait vivre, Green porte une attention soutenue aux actions qui peuplent nos rêves. Combien de fois rapporte-t-il dans son Journal les divagations de son esprit nocturne? Il accueille d'un oeil bienveillant la vie étrange que les bras de Morphée d.essinent pour nous. Quly voit-il? Des signes? "Cette tendance à voir des signes partout,ll dit-il, "je la tiens sans doute de ma mère." (1) Non qu'il y voit des symboles comme font les tenants de la psychologie moderne, mais il est attiré par le mystère. A la clarté, il préfère la curiosité que suscite une pénombre pleine d'ombres, à la vie, il préférera les visions incertai-nes.

Donc, le sommeil lui permettra d'échapper au réel pour aller à

l'aventure de ses fantasmes. Parfois le sommeil ira même jusqu'à excuser

(1) Julien Green, Vers llinvisible (Paris: Plon, 1967), 20 décembre 1964, p. 405.

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40

-en quelque sorte ses fantaisies sans qulil soit question vraim-ent de quel~

qu1un qui dort. La vicomtesse dans Le Visionnaire, personnage mystérieux, emportée et retenue à la fois, se laisse aller à décrire au jeune Manuel des visions personnelles de mort. Green pratique alors ce qulil me sera permis dlappeler le fantastique au carré. Ce passage se situe en effet dans cette partie du livre intitulée: liCe qui aurait pu être. Il Nous

vi-vons donc avec Manuel au pays de Nègreterre. Tout en étant fausse, cette existence conserve toutes les caractéristiques dlune vie quotidienne subli-mée. Elle conserve la logique de la réalité ou plutôt sa vraisemblance. Mais comme elle, cette vie possède ses écarts quI animent des angoisses en

liberté. Etrange, ce rêve dans le rêve, ces angoisses dans llangoisse, cette libération dans la libération. Rien ne distingue lJ une de llautre. Les· deux s'emparent des puissances de llimagination. Si elle est llissue de Manuel quand il habite chez sa tante, elle llest également pour la vicomtes-se dans son château. IlJ lécoutai aVec étonnement cette femme sèche et dédai-gneuse SI ouvrir à moi dlune chose aussi secrète, mais je compris bientôt

qulelle parlait toute seule, ••• 11 (1) Il faut noter cependant que Manuel,

le créateur de ce château imaginaire ne se prête pas lui-même à ce double fantastique, il choisit un des habitants qu'il a inventé pour cette fin. Dans ce cas précis, il s'agit de la vicomtesse personnage créé par Manuel lui-même inventé par Green. C1est pourquoi, nous parlons de double fantas-tique pour cette partie du roman.

(1) Julien Green, Le Visionnaire (Paris: Plon, Collection du '~ivre de Poche" No 828, 1934), p. 189.

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; \.

.'

-..

41

-Elle soupira profondément comme une personne qui sJéveille et son bras ayant touché le mien, par accident, elle s'écarta un peu pour s'ap-puyer à un arbre. Je la devinai troublée, étour-die, et pendant près d'une minute, je demeurai immobile, pour lui permettre de revenir à elle sans secousse. (1)

Nous ne pouvons écrire sans sourire que Green revient à son fan-tastique de départ. En effet, jusqu'à maintenant nous avons expliqué com-ment l'auteur revenait à son intrigue initiale; mais ici, lIépisode fan-tastique étant déjà au coeur de la partie ainsi nommée du roman, nous n1in-diquons qu'un retour au prenier niveau de son fantastique.

C'est ici que s'explique l'excuse du sommeil dont nous avons déjà parlé auparavant. La vicomtesse ne dormait pas, elle rêvait à haute voix perdue dans les affres de ses terreurs. Aussi sort-elle de cet univers comme quelqu'un qui s'éveille. Comment ne pas remarquer, cette phrase lIà la Greenl l i l décrit les deux bras qui se touchent IIpar accident". Cet

attouchement furtif et involontaire favorise encore davantage le chemin du retour. Cette façon de ramener le personnage à son existence est partout dans son oeuvre romanesque. Le contact avec autrui semble symbolique d'une prise de conscience. Il fallait à la vicomtesse la présence de Manuel, dit celui-ci. Mais sa présence doit être muette et dissimulée. '~ans son es-prit je ne comptais pas plus qu'à l'ordinaire", c'est-à-dire quelqu'un de né-gligeable. Encore une fois, le personnage, à l'instar de son auteur, veut conserver son enveloppe extérieure à la réalité. Chacun sait que la parole est faite pour communiquer et quIil faut quelqu'un pour nous écouter.

Ma-(1) Julien Green, Le Visionnaire (Paris: P Ion, Collection dil.,''1ivre de Poche" No 828, 1934), p. 190.

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-nuel joue le rôle du lecteur de lJoeuvre de Green quand il prête attention au discours de la vicomtesse. Tout en sachant qu'il existera des lecteurs éventuels de ses romans, Green nlen prend pas une conscience physique. Si tel était le cas, ses imaginations disparaîtraient comme celles de la vi-comtesse au moment où Manuel ouvre la bouche. Le hasard a voulu que les deux bras se touchent et les songes la quittent lentement. Il est fascinant de sentir chez le personnage la lenteur, comme si cet espace se situait très loin dans llailleurs. Existent enfin dans son oeuvre ces moments de vie exceptionnels qui, comme nous 1'avons· vu· dans-cette partie ··de notre tra-vail qui Sl intitulait: "Comment Green introduit-il ce fantastique? ", sont monnaie courante chez lui. Souvent l'étrangeté réside moins dans l'action que dans le ton. Quoi de plus banal qu'un jeune garçon qui fait l'appren-tissage de sa sexualité avec sa jeune cousine, surtout lorsqu'elle est la seule femme de son âge qulil puisse voir et aborder? Pourtant ~ IJaide de ce simple canevas, Julien Green crée une intensité d'action sans pareille.

D'abord Manuel s'introduit dans la chambre de Marie-Thérèse au milieu de la nuit. Il lui propose ensuite de se rendre ~ llHéritage, un pré situé ~ l'extérieur de la ville. ~fumuel est inquiet, tressaille lorsque Marie-Thérèse lui touche le bras, et elle ne peut réprimer un mouvement con-vulsif quand un peu plus tard il saisit son genou pour enfin perdre connais-sance quand il la caressera un peu. Elle s'éveille plus tard aux cris de Manuel fou de terreur, de la voir inanimée. Cette façon de mettre fin ~

une activité sexuelle a dl innombrables répliques dans lloeuvre de l'auteur. La culpabilité surgissant comme une punition prend visage de mort comme dans Mo!ra, d'horreur comme dans la scène dlamour avec la vicomtesse de Nègreterre,

Figure

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