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Faculté de théologie, d'éthique et de philosophie
Université de Sherbrooke
ÉTATS D'ESPRITS,
CONNAISSANCES THÉRAPEUTIQUES
ET JEUX DE POUVOIR
Analyses anthropologiques sur la santé,
l'identité et le chamanisme au Népal et en Inde
et discussion sur le pluralisme médical
dans ces pa�t au Québec
par
�CHARD GENDRON · ,
Bachelier ès arts (sciences sociales)
de l'Université Bishop's
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MÉMOIRE PRÉSENTÉ
pour obtenir
LA MAITRISE ÈS ARTS (SCIENCES HUMAINES DES RELIGIONS)
Sherbrooke
JUILLET 2001
RÉSUMÉ
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Analyses anthropologiques surla santé,l'identité etle chamanisme au Népal et enInde et discussion surle pluralisme médical dans ces pays et au Québec
Au sein detousles systèmesthérapeutiques,les praticiensfontface à une nécessité semblable: celle de voir et de montrer des choses queleurs patients ne sont généralement pas en mesure de découvrir eux-mêmes. Pour avancer dansla compréhension des maladies psychosomatiques ou socio-affectives,ilfaut comparer desfaçons différentes de voirle monde en général etla maladie en particulier: cela amène à poserle problème del'anxiété, del'angoisse, del'incertitude et dela certitude.
Ce mémoiretraite des certitudes, desidentités et des diverses «visions du monde»qui sont au coeur des systèmes de connaissancethérapeutique.Il y est notamment question dela médecine ayurvédique et du chamanisme pratiqués en Asie du Sud(notamment au Népal et enInde). Des comparaisons sont effectuées entre des conceptions et des pratiquesthérapeutiques des groupes Curaute, Santal, Tamang et Tharu de ces deux pays.II s'agit de quatre groupes minoritaires qui sont souvent désavantagés dans des contextes politiques marqués par une augmentation des contactsinterculturels.
Une discussion surla médecine pharmaco-technique nous amène en «Occident»,plus particulièrement au Québec, et permet de mettrela réflexion en perspective par rapport aux problématiques plus globales du«mythe du développement» et del'idéal écologique d'un
«développement viable».
Il est abondamment question du discours et duregard qu'onjette surlaréalité et qui organisentles différentesrationalités qui sont associées aux divers systèmes de connaissancesthérapeutiques. Lesthèmes del'angoisse, delaresponsabilité et dela conversation entreles divers acteurs dela scènethérapeutique permettent dejeter unregard éclairant surles différents systèmes étudiés. L'ensemble du mémoire constitue un plaidoyer pourlerelativisme épistémologique dans un contexte de pluralisme médical.
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REMERCIEMENTS
Dans un premiertemps,j'aimerais remercier M. Fernand Ouellet, mon directeur, qui m'atémoigné de sa confiance, a fait preuve de patience et a attiré mon attention sur destextes dontlalecture m'a été grandement profitable. Il m'a d'ailleurs prêté, sur delongues périodes detemps, ses propres copies de certainslivres au contenu si dense etinspirant queje n'ai pu que m'y attacher. D'avoir mené àtermela rédaction de ce mémoire a ceci d'ennuyant queje dois me départir de cesl ivres-phares, du moinstant queje ne m'en serai pas procuré d'autres exemplaires.
Dans un secondtemps,je remercierais John Leavitt, professeur au département d'anthropologie de l'Université de Montréal, qui s'est montré disponible pour répondre à de nombreuses questions et qui m'a également orienté vers deslectures profitables. J'ai également suivi des cours et discuté à de nombreuses reprises avec plusieurs enseignants et étudiants du même département, et s'il est impossible de discerner ou de cernerl'ampleur deleurinfluence et deles remerciertous,j'aimerais mentionner defaçon particulièreles professeurs Gilles Bibeau et Robert Crépeau.
Dans untroisièmetemps, mes remerciements vont à Yuki Shiose et à Jean-Francois Malherbe, professeurs àla faculté dethéologie, d'éthique et de philosophie del'Université de Sherbrooke,la première pour sa contribution à ma réflexion surlethème dela culture dans une perspective de mondialisation, etle second pour m'avoirinitié àla philosophie de Wittgenstein, dont Paul Feyerabend, qui m'inspire particulièrement, avait étél'élève.
Finalement, et nonle moindre, un ami delongue date atoujours constitué une source d'inspiration, à sa façon bien àlui, un peu déroutante. Jean-Pierre est un philosophe, un professeur de biologie et un chercheur sanslabo, un passionné curieux qui pourfendles dogmes comme d'autres dévorent une pouline. II est aussile père d'une famille dontje suis devenul'ami et qui constitue, avec ma famille d'origine et celle quej'ai fondée, des raisons d'aimer, delutter et de vivre. Ce dontje ne saurais me passer.
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SOMMAIRE
I.INTRODUCTION II. MÉTHODOLOGIE
III. CONNAISSANCES, JEUX ET VISIONS DU MONDE A.Théorie autonomique dela connaissance
B.Systèmestechniques vs systèmes vivants C.Rationalités et univers de connaissances
IV. POUVOIRS, MYTHES, SANTÉ ET«DÉVELOPPEMENT»
A.Médecine et mythe du progrès
B.Enjeuxidéologiques associés àla médication et àl'alimentation C.Mythe du développement, hiérarchie et anarchie
D.Soma, psukhê, polis, oikos et spiritus: quelquesrepères en anthropologie médicale
V. RELIGIONS ET SYSTÈMES MÉDICAUX TRADITIONNELS A. Âmes et dieux àlarecherche del'équilibre
1.Hindouisme 2.Bouddhisme et bôn 3.Islam
4.Autresreligions présentes au Népal et enInde
B. Traditions ayurvédiques et espritsfrais
1.Ayurveda: quelquesrepères historiques
2.Éléments de physiologie, d'embryologie et dethérapeutique ayurvédiques 3.Sang chaud, sang qui bout et puissance des médicaments
4.Une bonne cuisson pour garderlatêtefroide
C. Yiinni et médecine des Siddha D. Médecinetantrique et yoga
E. Chamanisme, possession et prêtrise F. Weltanschauung, jeu etrituel
Étatsdesprits, connaissances etjeux de pouvoir - iv- Richard Gendron, 2001
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XI. ANNEXES 144
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Lors dela première occurence d'un motissu d'unelangue autre quelefrançais oul'anglais, ce mot est suivi, entre parenthèses, d'une abbréviationindiquantlalangue en question(voir ci-dessousla liste des abbréviations utilisées). Si unterme d'origineindienne figure dansle dictionnaire Larousse(1998),jel'ai écrittel qu'il y apparaît. J'ai considéré qu'ilfaisait partie delalangue française etjel'ai accordé au pluriel et auféminin, au besoin.
Je n'ai pas systématisélatranslittération destermesissus deslanguesindo-aryennes, dravidiennes, austro-asiatiques outibéto-birmanes. J'ai utilisélatranslittération des auteurs cités, etlorsqu'un motfréquemment utiliséfaisaitl'objet detranslittérations différentes par plusieurs auteurs,j'ai tranché en utilisant celle utilisée parla majorité de ces auteurs ou en en consultant d'autres dansle but d'identifierlatranslittérationla plus courante chezles spécialistesfrancophones de philologie indienne. Les mots provenant detranslittérations ne sont pas accordés. Dans une citation,les mots conserventlatranslittération qui apparaît dansletexte d'oùla citation est extraite.
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page1- Facteurs composant ouinfluencantla santé d'unindividu 28
2- Chaînesrelationnelles de processusinfluencantla santé humaine 28
3- Pourcentage des adhérents aux diversesreligions enInde et au Népal 38
4- Présentation des huit branches del'dyurvedaselontrois auteurs 58
5- Population de quelques ethniestribales enInde, selonlerecensement de 1971 79
6- Population des ethniestribales enfonction desrégions del'Inde,
selonlerecensement de 1991 80
7- Nombre approximatif dethérapeutes enInde au début des années'80 84
8- Processus de diagnostic et detraitement ducherba 92
9- Responsabilités des patients au sein de divers systèmesthérapeutiques 123 10- Opposition entre ordre«naturel»cosmocentriste et ordre«rationnel»anthropocentriste127
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.
INTRODUCTION
Antoine de Saint-Exupéryfait dire au Petit Prince:
« On ne voit bien qu'avecle coeur;l'essentiel estinvisible pourles yeux».
Cette phrase résumel'essentiel de ce quej'ai à dire surle plan philosophique. Mais pour bien en percevoirtoutela portée dans une perspective anthropologique et médicale, c'est vers Michel Foucault queje metourne:
La médecine moderne
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identifiel'origine de sa positivité à un retour, par delàtoute théorie, àla modestie efficace du perçu. En fait, cet empirisme présumé repose non sur une redécouverte des valeurs absolues du visible, non surl'abandon résolu des systèmes et deleurs chimères, mais sur une réorganisation de cet espace manifeste et secret qui fut ouvertlorsqu'un regard millénaire s'est arrêté surla souffrance des hommes.[
.
.
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au début du XIX siècle,les médecins ont décrit ce qui, pendant des siècles, était resté au-dessous du seuil du visible et del'énonçable; mais ce n'est pas qu'ils se soient remis à percevoir après avoirtroplongtemps spéculé, ou à écouterla raison mieux que l'imagination; c'est quele rapport du visible àl'invisible, nécessaire àtout savoir concret, a changé de structure...'Empirisme, raison, savoir. Ce sontlà des ambitionslégitimes maistrop souvent prétentieuses lorsqu'ellesignorentles réalités du coeur, qui a ses raisons bien àlui. La danse des émotions est et resteratoujours partiellementinexprimable,insondable et hors de portée du regardtechn ico-médical:la microscopie électronique etla résonance magnétique nucléaire (technologie du scanographe ou "scanner") ne pourrontjamais rendre visiblela profondeur des peines d'amour et le drame de certaines difficultés affectives et socio-économiques.
Pour avancer dansla compréhension dela maladie et dela souffrance,il faut comparer des façons différentes de dire et de voirle monde en général etla maladie en particulier: cela amène à poserle problème del'anxiété, del'angoisse,2 del'incertitude et dela certitude. La santé, dans ce contexte, peut se définir entermes detranquilité d'esprit ou de paix d'esprit. En fait on peut même parler,
1 Michel FOUCAULT,Naissance dela clinique,Paris, Presses universitaires de France, 1963, p. VIII
En me référant au dictionnaire Larousse (1998) et pour clarifier ce quej'entends par anxiété et angoisse,je précise queje retiens du concept danxiétél'idée qu'il correspond à dela peur et à un malaise éventuellement ressenti surle plan corporel et accompagné d'un sentiment d'impuissance. Ainsi, par définition, rindividu anxieux ne sait pas ou ne peut pas diminuer son anxiété par ses propres moyens. J'utiliserai une vision plus existentielle dela notion d'angoisse, celle-ci m'apparaissant comme un phénomèneidentitaire parlequell'individu est amené à remettre en question son rôle dansle grandjeu dela vie. A noter que dans cette vision,l'angoisse peut être accompagnée d'anxiété. En faitje vois l'angoisse comme une sorte d'anxiété existentielle.
Mil
dans un contexte chamanique, de paix avecles esprits... Lesjeux d'esprit - oulesjeux avecles esprits - sont des remèdes àl'angoisse, probablement parce qu'ils bousculent et réorganisentles certitudes oules perceptions qui sont au coeur de nosidentités.
Dansles pages qui suivent, on verra que différentes certitudes et diverses « visions du monde » (adaptation del'allemandWeltanschauungen)sont associées aux divers systèmes de connaissance thérapeutique. Cela est peut-être particulièrement remarquable dansle contexte du foisonnement ethnique et des bouleversements culturels du Népal et del'Inde d'aujourd'hui. Je me pencherai donc sur quelques systèmesthérapeutiquestraditionnels de ces deux pays, en essayant detenir compte delatransformation de ces systèmes dansle contexte des changementstechniques et sociaux qui se sont accélérés au cours du 20 siècle.
Les changements dontil est question sont, notamment,l'intensification des activités agricoles, l'industrialisation,l'urbanisation,la bureaucratisation etl'institutionnalisation dela médecine ayurvédique, dela médecine pharmaco-techniqu& et del'éducation scientifique. Letout étantlié à une croissance dela population et à des migrations qui entraînent d'avantage de contacts interculturels dans des contextes politiques souvent désavantageux pour certains groupes minoritaires, dontles « ethniestribales».
Il pourrait être commode de désignerl'ensemble de ces changements parleterme « modernité», maisje préfère rejeterl'usage de ceterme galvaudé. On netrouvera que rarement dans ces pages des références àla « modernité» (et aucune àla «post-modernité»), et si j'ytraite du concept de « développement», ce n'est que pour soutenirl'entreprise de ceux qui veulent en finir avec l'idéologie arrogante quil'aimposé, avec pour conséquence une mondialisation polit ico-économique qui n'a pas fini d'entraîner oppression, pollution,injustice et, comme Bibeaule suggère, sonlot de problèmes de santé mentale dans une population de plus en plus « fragilisée».
J'ai choisi d'inventer ceterme pour caractériserletype de médecine qui est prédominant en Amérique du Nord, et notamment au Québec oùrÉtatdéfraieles frais hospitaliers etles coûts d'une consultation chezles praticiens de cette médecine. Je préciseles raisons de ce choix plusloin dansletexte.
4 Dans un cahier spécial soulignantle 20 anniversaire dela revue Santé mentale au Québec, Gifles Bibeau parle du processus de mondialisation et del'instabilité potentiellement malsaine qui en résulte:
Les ruptures fondamentales qui sont entrain de se mettre en place dans de nombreux secteurs de notre vie collective, àl'insu même des gens (... ) risquent d'engendrer rapidement une fragilisation chez un nombre croissant de personnes et de familles qui seront de plus en plus mal équipées pour faire face au nouveau monde danslequel elles doivent vivre.
cf Gilles BISEAU, « Chaos d'une fin de millénaire. Modestes propositions pour aider à s'en sortir » dans Santé mentale au Québec, 1996, p. 68.
Contribuer àla dénonciation de ce malsain«jeu de pouvoir»idéologique est un des objectifs queje poursuisici, notamment au chapitre IV -la contrepartie étant un plaidoyer en faveur du relativisme culturel et du pluralisme médical (chapitres III et VIII). La notion dejeu, comme métaphore pour plusieurs aspects dela vie psycho-sociale, sera présentée et sa valeur épistémologique sera mise en évidence dansle contexte del'analyse de systèmesthérapeutiques. En faitla notion dejeu, à laquelle setrouvera notammentintégrée une réflexion surl'identité desjoueurs ou acteurs, se trouve au coeur durelativisme épistémologique qui m'amène à me porter àla défense du pluralisme médical.
C'est dans ce contexte queje me pencherai surle chamanisme pratiqué en Asie du Sud(notamment au Népal). Ceci sera principalement réalisé en effectuant, d'une part, quelques comparaisons entre des conceptions et des pratiquesthérapeutiques des groupes Santal, Tamang et Tharu del'Inde et du Népal (chapitres VI et VII) et, d'autre part, une comparaison entre ces pratiquesthérapeutiques
«tribales»etles pratiques ayurvédique et pharmaco-technique aveclesquelles ellesinteragissent ou contrelesquelles elles compétitionnent, et qui sont plus particulièrement encouragées parles autorités gouvernementalesindiennes et népalaises (chapitre VIII).
La discussion surla médecine pharmaco-technique nous ramènera en«Occident», et notamment au Québec oùj'ai eula chance detrouver une riche source de réflexion dans un numéro spécial de la revueMédecin du Québec,quitraitait duthème dela spiritualité.5 Commeje suis né et quej'ai vécul'essentiel de ma vie au Québec, ce passage del'Asie du Sud àl'Amérique me permet d'insérer des commentaires plus personnels qui,j'osele croire, bonifient et situentle propos. J'ai ainsitenté d'effectuer meslectures et de rédiger montexte en accomplissant une certaine introspection.
J'effectuerai également, au chapitre VIII, une analyse des enjeux delatransformation des systèmes thérapeutiquestraditionnels surles plans dela santé et del'écologie, dansle cadre dela réflexion contemporaine surle «développement viable». Là encore,je m'insère et m'investis personnellement dansletexte: surla base de mes 15 ans de réflexion et de militantisme écologiques, c'est un peu ma propre angoisse queje confronte.
Toute réflexion surle pluralisme médical - et mêmetoute analyse de n'importe quel système thérapeutique - est nécessairementliée aux problématiques plus globales du contactinterculturel et
Le Médecin du Québec, voL33,numém4,1998.
du«développement»dela«science»et du«progrès». J'amorcerai donc ma démonstration par
une réflexion surla culture,la connaissance etle«progrès»(chapitre III et IV): après un coup
d'oeil àlathéorie des systèmes de connaissances dits«autonomes»,je me pencherai surle «mythe du développement»en meréférant au passage à unimportant ouvrage de Paul Feyerabend
(Adieula Raison).
Lesthèmes del'angoisse, dela certitude et del'identité des «joueurs»reviendront régulièrement,
alors qu'il sera abondamment question du discours et du regard qu'onjette surla réalité. Comme onle«verra»,les médecins,les psychanalystes etles chamanesjouenttous un rôle semblable en
réponse à une nécessité bien simple: celle de voir, de montrer et de raconter des choses queleurs patients ne sont généralement pas en mesure de découvrir eux-mêmes.
Nous reviendrons, pour finir, surles différentes rationalités qui sont associées aux divers systèmes de connaissancesthérapeutiques. Cette courte réflexion s'articulera sousla forme d'une comparaison entrel'idéologie du progrès et dela maîtrise dela nature, qui sous-tendle système pharmaco-technique, etl'idéologie du maintien del'ordre qui est àla base de systèmesindiens traditionnels commele chamanisme etl'âyurveda(H.). Les questions del'angoisse, dela
responsabilité et dela conversation entreles divers acteurs dela scènethérapeutique permettront ultiinement dejeter unregard éclairant surles différents systèmesthérapeutiques étudiés.
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« La méthode, c'estle chemin après qu'onl'a parcouru. »
Cette constatation de Granet, plus ou moins présentée en forme de boutade et citée par Dumézil, 6 est assez évocatrice dela « méthode » quej'ai employée pour écrire ce mémoire. Pour présenter celle-ci,j'évoquerai donc, dans un premiertemps, quelques épisodes ettâtonnements dela petite histoire de mes études de maîtrise.
Tout a commencé il y a un peu plus de 4 ans. Je désirais travailler sur le thème du « développement » dans une perspectiveinterculturelle quiintégrerait monintérêt pourl'Asie du Sud, etje me suisinscrit au programme de maîtrise en sciences humaines des religions, à l'Université de Sherbrooke.
En faitil serait peut-être plusjuste d'indiquer que cetintérêt nous ramène en 1992,l'année de mon voyage au Népal. Il serait également pertinent d'ajouter queje suis assez actif, depuis 1986 surtout, dansle mouvement écologiste québécois, et que cet engagementfait suite dans une certaine mesure au visionnement du film
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de Richard Attenborough, et à deslectures subséquentes surlethème del'action politique non-violente. Peu après mon retour du Népal,je suis retourné à l'Université Bishop pour étudierl'anthropologie etla politologie (j'y avais déjà étudiéla biologie). J'y ai également suivi un cours surl'hindouisme et un autre surle bouddhisme.En 1997j'ailu, à peu près simultanément, deux ouvrages ethnologiques qui ont éveillé monintérêt pourles phénomènes de possession et de chamanisme. Il s'agit d'unlivre de Marine Carrin,
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Népal (1993).Lelivre de Carrin parle des Santal, un groupe ethnique qu'on retrouve surtout en Inde (notamment dansles états d'Orissa, du Bihar et du Bengale occidental) et celui de Gaborieau constitue une ethnographie des Curaute, une caste de musulmans des montagnes du Népal. Commeje m'intéressais à cette époque aux Tharu (un groupe ethnique dontj'ai côtoyé quelques membreslors de mon voyage au Népal),j'ai commencé à m'interroger sur certaines similitudes et différences que je notais, de façon préliminaire, entre ces groupes. Enlisant un peu plus surle sujet du
6 Georges DUMÉZIL,Entretiens avec Didier En bon, Paris,Gallimard, 1987, p. 183.
États d'esprits, connaissances etjeux de pouvoir -6- Richard Gendron, 2001 Lui
chamanisme,je me suis rendu compte qu'il existait de nombreux écrits surle chamanisme des
AMI Tamang du Népal. C'est ainsi qu'est néel'idée d'une comparaison plus systématique entreles
Santal,les Tamang,les Tharu etles Curaute.
Les Curaute constituent un groupe un peu distinct, carils sont de religionislamique etils s'insèrent plus volontairement et plus clairement dansle système des castes. Leurinclusion dans cette étude me permet cependant detraiter destrois principales religions del'Asie du Sud, à savoir l'hindouisme,le bouddhisme etl'islam.
Le choix des quatres groupes mentionnés permet égalementl'observation de phénomènes similaires danstrois des quatre principales familleslinguistiques del'Asie du Sud:les familles indo-européenne,tibéto-birmane et austro-asiatique sont représentées,la famille dravidienne étant la seule qui n'est pasincluse.
En 1998,j'ai suivi àl'Université de Montréal un séminaire d'anthropologie médicale qui a stimulé ma réflexion et qui m'a permis d'articuler un peu plusles nombreux parallèles quej'entrevoyais déjà entre religion et science, entre chamanisme et médecine. C'est à cette époque quej'ailu
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Chamans, mystiques et médecins: enquête psychologique surles traditionsthérapeutiques en Inde,qui venait toutjuste d'êtretraduit del'anglais en 1997.En Inde,les Tharu etles Santal sont considérés comme des « tribus répertoriées». Il s'agit d'une terminologie consacréelégalement en Inde, mais queje préfère remplacer par « ethniestribales » pour accommoder àla foisle contexteindien etla situation socio-culturelle de ces groupes au Népal. L'expression « ethniestribales » peut s'appliquer aux Santal, aux Tamang et aux Tharu, mais non aux Cumule qui constituent une société avec castes et qui sont en cela plus représentatifs des populations majoritaires del'Inde et du Népal. J'ai dû articuler un peu cette distinction entre « société avec castes » et « ethniestribales», maisj'ai concentré mon attention sur ces dernières. J'ai ainsilu de nombreux ouvragestraitant des ethniestribales et deleurs systèmes médicaux. De plus,il est clair qu'on ne peut analyserles pratiquesthérapeutiques des ethniestribales sans se pencher surle contexte religieux et médical du Népal et del'Inde en général. C'est ce quej'ai fait dans cet ouvrage, avec pourrésultatle chapitre V.
J'ailaissé de côtél'analyse en profondeur des systèmes de castes, qui est probablementla question
qui a déjà étéla plus étudiée parles anthropologues etles chercheurs qui s'intéressent àla religion en Asie du Sud. Dansle même ordre d'idée,j'ailargementignoréla question dela pureté et de l'impureté malgré sonimportance surle plan médical: elle esttrop étroitement associée àla notion de caste.
J'ai cependant poursuivila réflexion surla question du« développement » qui marque de façon déterminantela pensée médicale et politique, en Inde et au Népal bien sûr, mais également au Québec. Une précision s'est alorsimposée:il n'est pas question de comparerletravail d'un chirurgien nord-américain qui, suite à un grave accident dela route, effectueraitl'amputation d'un bras, avecla démarche d'un chamane qui part àla recherche del'âme de son patient. Ce qui m'intéresse, c'est plus particulièrementla problématique dulien «corps-esprit», c'est-à-direla question dela prévention, du diagnostic et dutraitement des maladies psycho-somatiques, et l'idéologie oula mythologie qui prévaut dans divers contextes culturels en matière de catégorisation de ces maladies. C'est à ce niveau que se posent de façon particulièrement aiguëles questions du pluralisme médical, durelativisme culturel et dela nature même des connaissances et des sciences. Ainsi orientées en fonction dela problématique psychosomatique, meslectures m'ont amené à porter une attention particulière aux questionsrelatives àl'identité- sexuée, ethnique etterritoriale -des chamanes, des prêtres et des possédés, en relation avec celle des esprits et des dieux. Un autre thème qui s'estimposé rapidement est celui dela dichotomie chaud/froid, qu'on retrouve notamment dansl'dyurveda et danslathéorietantrique des canaux de circulation des souffles. L'existence d'une dichotomie os/chair,le recensement d'autres dichotomies etl'analyse deleurs relations m'ont suggéré un portrait d'ensembleidéologique basé surlajuxtaposition suivante:
masculin/féminin froid/chaud
os/chair et sang stabilité! mouvement domestique/ sauvage.
Je me suis ultimement employé, au fil de meslectures, à vérifierla validité de ce « portrait d'ensemble», qui m'apparaît révélateur d'uneWeltanschauungtypiquement sud-asiatique. Ce travail ambitieux n'est pas complété, mais ce qui est devenu particulièrement clair, c'est que ces dichotomies - ou ces bipolarités7 - ne sont pas anodines. J'en suis arrivé à une démonstration,
Une chose se définittoujours àla fois en fonction de ce qu'elle est et de ce qu'elle n'est pas. Ainsila noirceur peut-elle être vue commel'absence delumière. L'opposition entre deux concepts n'est pas nécessairement absolue: on peut ainsi insérer, dans une dichotomie ou une bipolarité blanc/noir, des nuances de gris.
assez concluanteil me semble, quant àl'importance de ces oppositions binaires et deleurs juxtapositions dansla structuration de certitudes et d'idéologies cohérentes. D'après moi, cette cohérence peut être crucialelorsque vientletemps delutter contrela maladie et contrel'angoisse et l'incertitude quil'accompagnent - ou quila causent.
Ilimporte de souligner une faiblesse majeure dela méthode quej'ai suivie:il s'agit essentiellement d'un problèmeinhérent au fait queje ne suis pas retourné au Népal ou en Inde pourles besoins de cette étude et queje n'aitravaillé qu'à partir des écrits d'auteurs qui ont effectué, eux, des recherches surleterrain. Chacun de ces chercheurs a conduit ses recherches sous un angle différent, aucun n'étant en mesure de rendre compte, dans ses ouvrages, delatotalité des systèmes de pensée du groupe étudié. De plus,je n'ai pas été en mesure deliretousles ouvragestraitant des quatre groupes ciblés au départ, etil y atrès peu d'articles ou de monographiestraitant de deux d'entre eux(les Tharu etles Curaute). Par ailleurs,il estimpossible deliretout ce qui a été écrit sur
l'âyurveda,letantrisme etles religions del'Inde. Dans ce contexte, sije n'ai pastrouvé, au cours de meslectures, de références à une dichotomie particulière,je ne peux pas déduire que celle-ci n'existe pas danslatradition étudiée ou chezl'ethnie en question. L'absence de ressemblances ou de concordances danslestextes ne veut pas dire grand chose. Par contre, sijetrouve des ressemblances,je peux amorcer un cheminement comparatif qui peux aller, siles données sont suffisantes,jusqu'à un choix entrel'une oul'autre des possibilités suivantes:
•la dichotomie, vue comme untrait culturel a faitl'objet d'une diffusion: c'est-à-dire qu'elle a été transmise entre groupes ethniques:
-l'origine n'étant pasidentifiable, ou
-l'origine étantidentifiable à partir detextes anciens commeleRgveda,par exemple;
• malgré certaines ressemblances,la présence dela dichotomie se manifeste avec des différences si marquées, d'un groupe àl'autre, qu'on serait porté à croire:
- à une évolutionindépendante, à partir d'une origine commune maistrop éloignée pour qu'il subsiste des évidences structurales oulinguistiques claires quant àl'origine (certains pensent, par exemple, quele chamanisme seraitla première forme de religion del'humanité et que toutesles autres religions, et à plus forte raisonles formes de chamanisme qui subsistent, seraientlerésultat d'une évolution à partir d'une seulereligion primitive);
- àl'apparition, purement au hasard, de dichotomies semblables chez deux groupes distincts (cette dernière possibilité ouvrantla porte à une hypothèse àl'effet que ces dichotomies dévoilent une caractéristique universelle dela pensée humaine).
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Sur une planète oules contactsinterculturels sont de plus en plus nombreux, des disciplines commel'anthropologie etla psychologie vivent de plus en plus àl'heure du relativisme culturel.8 Le respect dela diversité culturelle dansle domaine des sciences humaines est en effet devenu une exigence éthique de plus en plus pressante, et presqueincontournable. Mais qu'en est-il des domaines dela science et delatechnologie médicales,9 ces édifices philosophiques modernes dont les fondations semblent constituées par une expérimentation qu'on voudrait si rigoureuse qu'on parle parfoisde sciences « exactes»? Pour répondre à cette question,je me penche dans ce premier chapitre sur des notions comme « connaissance » et « compréhension», qui constituent des repèresimportants pourle reste dela discussion.
A. Théorie autonoinique dela connaissance
Tabary a élaboré unethéorie dela connaissance qu'il a qualifié d"c autonomique». Fondée surla systémique, cettethéorie comporteles éléments suivants(qui nousintéressentici particulièrement):
« La connaissance estrelative, subjective et strictement utilitaire». Elle est particulière au sujet connaissant et aux événements vécus par ce sujet.
- «La connaissance est un pari quiimplique une décision d'acceptation du sujet connaissant puisqu'il n'y a pasisomorphisme strict entre objet et connaissance». Le sujet choisit donc une
«façon d'être » qui constitue pourluila«meilleure approximation possible del'événement à
connaître».`
Les aspects utilitaires et approximatifsde la connaissance sont également mis en évidence dansles lignes suivantes,tiréesdesInvestigations philosophiquesde Wittgenstein. Il s'agit d'une
8 Il ne faut pas confondre relativisme culturel et relativisme moral. Le relativisme culturel ne signifie pas qu'on doive être d'accord avecl'exploitation sexuelle des enfants dans certains pays asiatiques, par exemple. Ce quele relativisme culturelaffirme,grosso modo, c'est qu'il y a partout dela souffrance et dela violence et qu'aucune culture ne peut se présenter comme modèle universel surle plan moral.
9 Je faisicila distinction établie par Eliul entretechnologie ettechnique,la première étant considérée comme un discours surla seconde (cfJacques ELLUL,Le blufftechnologique,Paris, Hachette, 1988, p. 12.
10 Jean-Claude TABARY, « Cognition, systémique et connaissance » dans Andreewsky, E. et coll.,Systémique et cognition,Paris, Dunod, Collection Afcet Systèmes, 1991, p. 57.
discussion utilisantlejeu d'échec(comme métaphore) pourtraiter duthème del'explication: ...on pourrait donnerl'explication: « Ceci estle roi»(...) Cette explication(...) nerensei -gne sur l'usagedela pièce que parce que la place avait déjà été préparée à cette explication. (...)les mots: « Ceci estleroi »(ou«ceci se nomme«roi») ne sont une explication de mot
que si celui qui apprend«sait ce qu'est une pièce dujeu». Donc s'il a déjàjoué éventue
l-lement à d'autresjeux ou s'il a suivi «avec compréhension » la manière dejouer des autres, -- et maintes choses de ce genre. Et ce ne sera que dans ce cas-là aussi qu'il pourra deman-der pertinemment: « Comment ceci se nomme-t-il ? »-- c'est-à-dire cette pièce-ci dujeu. Nous pouvons dire: seul peut poser une question sensée quant àla dénomination celui qui
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quelque chose."L'utilisation dela notion de « pari » par Tabary etle recours àla métaphore dujeu chez Wittgenstein sont révélateur d'aspectsimportants detoute démarche épistémologique: l'approximation etla participation du sujet connaissant. On peut résumer en disant que pour apprendre,il faut déjà comprendrel'utilité de ce qui sera appris, et que pour comprendre,il faut observer. L'explication d'un phénomène ne saurait suffire à sa compréhension s'il n'y a pas eu, au préalable,l'observation d'un phénomène similaire dans un but semblable (ou, ce qui est mieux, la participation à untel phénomène ou processus).12
Sile but n'estrien d'autre que dejouer en conformité aveclesrègles,ilfaut connaître cesrègles de façon explicite ou chercher àles comprendre de façonintuitive, parl'observation. Dansle passage cité, Wittgenstein nous dit quel'observation précède généralementla compréhension qui permet de passer àl'action en respectantles règles dujeu.
Il n'est pas nécessaire d'être en mesure de formuler ces règles. De plus, pour participer aujeu,la
11 Ludwig WITTGENSTEIN,Investigations philosophiques,traduction française par M. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 129. La notion d'utilité, enlien aveclelangage, mérite qu'on s'y arrête un peu. L'idée que «l'indigène nomme et conçoit seulement en fonction de ses besoins » a déjà été présentée comme étant caractéristique d'une mentalité « primitive»et utilitariste. Cependant, on a également souligné le fait que dans les sociétés industrialisées,le spécialiste est souventindifférent aux phénomènes et aulangage qui ne relèvent pasimmédiatement de son domaine (cf Claude LEVI-STRAUSS,La pensée sauvage, Paris,Pion, 1962,, p. 4). Il est important de bien voir commentla notion d'utilité permet de distinguer connaissance etinformation. On emmagasine parfois del'information sur des sujets divers sans que cela ne constitue uneconnaissancedes sujets en question: par exemple,il peut être socialement utile de«connaître»le nom dela capitale dela France, mais de pouvoir ainsi nommer Paris et de savoir qu'on ytrouvelatour Eiffel ne constitue pas une connaissance de cette ville, mais bien uneinformation comme une autre qu'on est susceptible d'oublier dèslelendemain si elle s'avèretotalementinutile. Son utilité, ne serait-ce que dans le cadre de conversations mondaines, peut selimiter à démontrer auxinterlocuteurs notre « connaissance » du sujet, si superficielle soit-elle, mais dans ce cas ce n'est pas Paris qui est connu autant quel'art de mémoriser un minimum d'information sur des sujets divers.
12 On peut alors se poserla question: Faut-il remonter àl'infini? À celàje réponds que s'il peut y avoir, au départ, une curiosité désintéressée,il faut par contre que se manifeste unintérêt pour que dela compréhension ou dela connaissance soit générée. Il est clair qu'il peut y avoir, notamment durantl'enfance, une participation à unjeu sans questionnement surle but ou surles règles. Cependant, en général,la vie nous amène à observer et à questionner dans un but précis, et c'est seulement dans ce contexte utilitaire qu'on peut parler d'acquisition de connaissances.
connaissance (intuitive ou explicite) des règles ne suffit pas. Il faut d'abord et avanttout en comprendrele sens,l'intention: surle plan social,il faut déceler, derrièreles règles,les motivations. Dansle domainelégal, on dira parfois qu'ilfautrespecterl'esprit delaloi, et non pas - ou pas seulement-lalettre.
Lerôle d'une pièce etlesrègles quile circonscrivent danslejeu d'échec ne peuvent être comprises qu'enrelation aveclerôle des autres pièces. Ceci nous amène à un autre élémentimportant dela théorie deîabary:
- Il aformation de systèmes de connaissances à partir de connaissancesisolées:le sujet ne se contente pas d'accumuler des connaissancesindépendantes, car en ce castout nouvel événement exigerait une démarchetotalement originale d'analyse. À partir des similitudes entre événements ou connaissances ponctuelles,le sujet construit des systèmes généraux en décidant du bienfondé de ses comparaisons(il y a également, par ailleurs, une construction sociale des connaissances qui résulte de démarches subjectives des générations antérieures).13 À noterici queles comparaisons et les systèmes qui en découlent s'élaborenttrès souvent surla base de dichotomies. Celles-ci, en se juxtaposant, sont source de cohérence(j'yreviens dansles deux pages suivantes).
Les systèmes de connaissance peuventinteragir (on parlera alors, par exemple, de relations interdisciplinaires ouinterculturelles) etily a destentatives deformation de nouveaux systèmes de connaissance à partir de comparaisons entre des systèmes existants. Ce dialogue entre systèmes ne sefait pastoujoursfacilement ou harmonieusement, etil existe, comme nous allonsle voir, une différence paradigmatique entre deuxtypes de systèmes. En me penchant sur cette différence dans la section suivante,j'amorce en quelque sorte ma démonstration del'importance des dichotomies dansla pensée.
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13 TABARY,op ci:.,p. 58.
14 La notion de système mérite une courte présentation. Elle est complexe parce qu'elle réfèreàdes entités diverses comme le système solaire,les écosystèmes,le système digestif etles systèmesinformatiques. Elle est cependant assez simple en ce sens qu'elle est essentiellement basée sur une continuité dansles relations entreles composantes du système: un système conserve en effet une certaine permanence structurelletout en étant éventuellement sujet à des entrées et des sorties de matière, d'énergie ou d'information.
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etles systèmes autonomes(ce quiinclut notammenttousles systèmes vivants).
- Nous connaissons bienla commande;(...) quelque chose entre dans un processus, quelque chose en ressort. (... ) Le paradigme fondamental de nosinteractions avec ce genre de
systèmes estl'instruction, etles résultatsinsatisfaisants de nosinteractions avec ces systèmes sont des erreurs.
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Le paradigmefondamental de nosinteractions avec un système autonome estla conversation, et,lorsque ce genre d'interactions donne des résultatsinsatisfaisants, nous parlons d'incompréhension.'5
La conception de meilleurs systèmestechniques(etlatechnologie qui accompagne cette concep -tion)implique un processus visant àidentifier et à se débarasser del'erreur. Le mêmetype de rationalité se manifeste cependant dans d'autres sphères del'activité humaine: on peut concevoir par exemple qu'au cours d'un conflit d'opinion avec un autreindividu, chacun reste sur ses positions et ne cherche qu'à entraînerl'autre dans sonjeu- sans en modifierlesrègles. En cas de refus del'un,l'autre affirmera éventuellement « vous êtes dansl'erreur » aulieu d'affirmer
simplement «je vous comprends mal».
Cette dernière affirmation, celle dela « mécompréhension »(unterme emprunté à Schleiermacher16 et queje préfère à «incompréhension») est beaucoup plus respectueuse del'autre et de son autonomie comme sujet connaissant. Siles deux protagonistesfonctionnent vraiment surla base du paradigme dela conversation,ils chercheront à se comprendre et non pas àidentifierl'erreur chez l'autre. La contradiction appelle alorslarecherche d'une nouvelle cohérenceinterne(réduction de la dissonance cognitive)tout autant quela recherche d'une cohérence externe (entente entre individus). En d'autrestermes,lejeu se poursuivra à deux siles deuxjoueurs s'entendent sur certains paramètres.
Ceci nous amène à un autre principe delathéorie autonomique dela connaissance:
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15 F.J. VARELA,Autonomie et connaissance: Essai surle Vivant,Paris, Seuil, 1989, p. 8
16 Voirla discussion del'herméneutique chez Schleiermacher dans H.G. GADAMER,Vérité et méthode: Les grandeslignes d'une herméneutique philosophique,traduction deWahrheit und Methode(1965), Paris, Seuil, 1996, p. 203.
17 TABARY, op. cit., p. 59.
bien du mal oula vérité dela fausseté surla base d'une opposition fondamentale entre Dieu et Diable. Personnellement,je ne sais pas si quelqu'un peut avoir accès àla Vérité absolue, maisje ne crois pas que celle-ci soit contenue dans unlivre ou même susceptible d'être énoncée par écrit. Je veux cependantinsister surl'idée qu'un univers de connaissances (univers psychologique ou culturel) est un système autonome. Il y a nécessairement uneincommensurabilité avecl'ensemble des règles de fonctionnement d'un autre univers de connaissance.
D'après moi, on en vient ainsi à réaliserl'absurdité dela notion d'erreur dans un domaine comme celui des relations mterculturelles:imaginons qu'un peuple africain géographiquementisolé ait été visitéil y a plusieurs siècles par unjoueur d'échec européen et aitinventé une autre façon dejouer aux échecs en utilisantles mêmes pièces surle même damier. Ce peuple serait-il dansl'erreur? Absolument pas! Dansle même ordre d'idées,il est clair qu'il y a plusieurs façons de cohabiter et d'utiliser un même environnementla faune,la flore etle sol peuvent être utilisés ettransformés de différentes façons d'un univers culturel à un autre, et desidéologies différentes émergent pour donner un sens et perpétuer certaines pratiques qui permettentl'adaptation à (mais parfois aussila destruction de...)la société etl'environnement naturel quila supporte.
Ceci dit,il convient de bien situerla distinction entre système autonome et systèmetechnique. Je donne desinstructions à mon ordinateur pour écrire ceslignes, etj'aila fermeintention de contrôlerle résultat, d'éviterles erreurs. Le système d'exploitation de mon ordinateur etlelogiciel quej'utilise sont des systèmestechniques. Par contreje suis en quelque sorte en conversation avec un ou deslecteursimaginaires ou présumés qui disposent d'une autonomieintellectuelle, ce qui m'empêche de prévoirtouteslesinterprétations- etles objections- éventuelles. Làj'ai affaire à des systèmes autonomes. Entre moi etlelecteur,il y alelangage, un systèmetechnique certes, mais qui dispose d'une certaine autonomie caril existe en dehors de mon contrôle et même en dehors de tout contrôle, notamment sous sa forme poétique.
L'exemple dulangageillustre quela dichotomie entre système autonome et systèmetechnique n'est pas absolue. Elle constitue cependant, comme onle verra, une bipolarité qui nous permet de situer différents systèmesthérapeutiques.
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Une démarche dite « rationnelle » est un processus de modélisation à partir d'un système de relations qui constitue un « univers de connaissances». Les relations en question sont établies entre des concepts divers, dont certains qui sont considérés comme des « certitudes ». Ces dernières, structurées et prenant souventla forme de mythes, se situent au centre des « univers de connaissances »: ce sontles fondations del'édifice du « savoir » au sein d'un système culturel donné. Inévitablement, plusieurs de ces mythes apparaissent «irrationnels » aux yeux des membres d'une autre culture:ils ne sont pas vérifiables empiriquement etil arrive souvent qu'on netolère pas une remise en question de ceux-ci (de peur de voirl'édifice s'écrouler...).
Ce besoin d'ancrage mythique, cetteintolérance àl'incertitude varie bien sûr d'unindividu àl'autre et, pour un mêmeindividu, d'une situation àl'autre. Pour certaines questions, on s'attend ainsi à des réponses satisfaisantes d'untype spécifique, alors que pour d'autres, on est prêt à accepter n'importe quelle réponse.18 Comme onle verra àla section suivante,les « experts » sont parfois prompts à se satisfaire d'une réponse facile, par peur del'incertitude et, surtout, del'impuissance. En effet,l'exercice d'un pouvoir,le besoin de maintenir une position au sommet dela hiérarchie socialeimplique un attachement plus prononcé (conscient ou non) à certaines valeurs situées au centre mythologique de «l'univers de connaissances » d'une société donnée. L'ensemble de ces valeurs centrales, de ces conceptions de ce qui constitue pour unindividu ou un groupe «les fondements del'universtel qu'il est», sont ce quej'appellerai àl'avenir une vision du monde (traduction del'Allemand
We
l
tan
schauung
)
.
Même
siles contours d'unetelle vision du monde sont parfois difficiles àidentifier,je crois qu'on peut parler d'une vision du monde prédominante au sein d'une société donnée. À cet égard, on peut prendre note dela brève définition qui apparaît dansle glossaire d'un ouvrage de Howard, qui présentela vision du monde comme étant «l'orientation culturelle de base des membres d'une société ».19Pourles ethnologues oules historiens qui se sont penchés sur des cultures et des époques différentes,les visions du monde oules orientations prédominantes ont pris des noms divers comme « magie», « religion», «idéologie», « science » ou même « modernité». II faut remarquei
18 Voir A.W. KRUGLANSKI et D.M. WEBSTER, « Motivated Closing ofthe Mmd: "Seizmg" and "Freezing », dans
Psychological Review, vol. 103, n° 2, 1996, p. 263-283.
19 cf M.C. HOWARD,Contetnporary Cultural Anthropology, 3èm édition, HarpeiCoilins Publishers, 1989, P.457.
A noter cependant quele concept a aussi été utilisé en psychologie cf Bilgrave et Deluty 1998
que, quelque soitle nom qu'onlui donne, une vision du mondeimpliquele recours à des dichotomies commele bien etle mal,le vrai etle faux,lelibéralisme etle socialisme,la connaissance etla superstition, etc. À retenir égalementle fait que cette orientation esttoujours arrimée à des considérations pragmatiques de base (la vie quotidienne) ainsi qu'à des enjeux politiques,letout se reproduisant par et danslesjeux des enfants et des grands.
Cette métaphore dujeu occuppe une position centrale dans mon propos. J'y reviens notamment lors d'une discussion surles similitudes entre«jeu»et«rituel»qui clôtla section Vtraitant des religions et des systèmes médicauxtraditionnels. Il nous faut auparavant poursuivrela réflexion surle relativisme culturel etle pluralisme médical, enlien avec des notions comme«mythe»et
«idéologie». Ce seral'objet du prochain chapitre.
IV
.
POUVOIRS
,
MYTHES
,
SANTÉ
ET
«
DÉVELOPPEMENT
»
A. Médecine et mythe du progrès
Depuis des siècles, on retrouve en Inde une grande diversité religieuse qui s'accompagne d'une diversité des pratiquesthérapeutiques. Cette situation s'est encore complexifiée avec et depuis l'influence coloniale britannique et entraîne, particulièrement en milieu urbain, une compétition, uneinterfécondation et d'autrestypes d'interactions entreles pratiques et entreles systèmes de connaissance qui sous-tendentles pratiques médicales. Il arrive par ailleurs queletout « dégénère » enjeux de pouvoir comme ceux qui opposent depuisle début du sièclelestenants d'une vision«moderne » aux praticiens «traditionnels » au sein dela profession médicale ayurvédique.2°
En Inde comme au Québec,l'idée de « progrès » se retrouveimplicitement ou explicitement au coeur de biens des débats et on ne peut faireicil'économie d'une critique de ce concept. Le mythe du progrèstechniquejoue en effet un rôle structurant dansla pratique quotidienne du médecin omnipraticien.
Cela a étéillustré dans un article de William Roe quitraite dutraitement del'asthme avec des médicaments bronchodilatateurs. Dans un article paru en 1984 dansla revue Perspectivesin
Biology andMedicine, Roe,un médecin àla retraite, a critiqué sévèrementl'utilisation de ces médicaments pourletraitement del'asthme. Ayant obtenu detrès bon résultats entraitant 183 enfants asthmatiques sans médicaments,il a prouvé qu'on n'avait généralement pas besoin des bronchodilatateurs etil s'est demandé pourquoi on accorde aussi peu d'importance aux émotions, quijouent un rôle crucial dansla genèse etle développement del'asthme. 21 Il mentionne notammentle rôle nuisible dela peurlors d'une crise d'asthme etil soulignel'importance de
20 En Inde, certainstenants dela « médecine occidentale moderne » ont demandé des explications del'ayurveda dansles termes dela « science occidentale » ou du moins dans destermes compréhensibles par des gens ordinaires sans connaissance particulière destextes anciens. Charles Leslie fait remarquer avecjustesse que cette exigence est aussi arrogante que celle que pourraient formuler des praticiens del'ayurveda s'ils exigeaient quela médecine « moderne puisse être expliquée à des gens dépourvus de connaissances de base en science « moderne ». cf Charles LESLIE,
« Interpretations oflilness: Syncretismin Modem Ayurveda » dansPa:hs Io A3ian Medical Knowledge (C. Leslie et A. Young, eds), Berkeley, University of California Press, 1992, p. 189. Pour une évocation de débats semblables entre praticiens de rayurvedatraditionnel et moderne, voir également Jean LANGFORD, « Ayurvedic Interiors: Person, Space, and Epistemein Three Medical Practices., dansCultural Anthropology, vol. 10,n3, 1995, pp. 333-4. 21 William ROE, « "Science"inthe practice of medicine:itslimitations and dangers., dansPerspectivesin Biology
and Medicine, vol. 27,n° 3, 1984, p. 397.
Lii
rassurer et de calmerle patient.
Roe a suggéré dans son article que ses collègues qui prescrivaient (et qui prescriventtoujours, si on prendl'exemple du Québec) des bronchodilatateurs n'ont pas une attitude critique, mais qu'ils agissent à partir d'une perspective biaisée parleur réticence à admettreleurignorance. Selon Roe, ses collègues préféreraient agir surla base d'« hypothèses scientifiques»(plausibles, certes, mais non prouvées) plutôt que d'admettreleurignorance. Loin d'être scientifique,leur attitude consiste à entretenir un mythe, celui du progrès, en traitant rituellement l'asthme à l'aide de bronchodilatateurs, ces substancesissues dela«recherche scientifique»moderne.
Le mythe, bien entendu, est en quelque sorte matérialisé ou prouvé parle soulagement à court terme des symptômes del'asthme. Ce que ces médecins ne savent pas ou ce qu'ils refusent de savoir, c'est qu'ils pourraient agir autrement. Aulieu de se poserles bonnes questions,ils se contentent de réponsestoutes faites qui relèvent plus dela bureaucratie et dela foi (foi enla
«science»; confiance danslejugement qui prévaut au sein deleurs collègues ou dansles processus de validation quela profession a mis en place) que delathérapeutique ou dela prophylaxie.
Dansla conclusion de son article, Roe constatelatendance de ses collègues et del'humanité en général à «fabriquer» des mythes et suggère qu'on rebaptisel'homme moderne« Homo mythofabricans»22 Roe affirme également quele milieu médical fonctionne à partir d'une
philosophie faussée qui considèrel'être humain comme rien de plus qu'une machine qui peut être comprise entermes mécanistes. En conséquence, selonlui,la profession médicale a contribué de façon significative àla déshumanisation dela société. Ici, Roe rejoint Charles Taylor:
Patricia Benner a montré dans plusieurs ouvragesimportants quelatechnologie médicale conduit souvent à négligerles soins qu'exigeletraitement d'un patient entant que personne possédant une vie propre et non pas entant que site d'un problème technique. La société etle corps médical sous-estimentle rôle desinfirmières qui apportent ce contact humain dont manquentles spécialistes enfermés dans un savoir technique?4
22 W. ROE,op.cit., p. 399. J'ai repris la suggestion de Roc dans un texte publié icemment. cf Richard GENDRON, « Adieula Raison, bonjourla vie. Discussion surlatechnique,la connaissance etl'idéologie du progrès chez l'Homo hierarchicus mythofabricans»dans L'Autre delatechnique: perspectives multidisciplinaires, sous la direction de Serge Cantin et de Robert Mager, Ste-Foy, Les Presses del'Université Lavai etl'Harmattan, 2000, p. 274.
23 W. ROE,foc cit.
24 Charles TAYLOR, Grandeur et misère dela modernité, traduit del'anglais par Charlotte Melançon, Montréal, Bellarniin, 1992, p. 17