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Épistémologie et pratique de la science chez Aristote : les seconds analytiques et la recherche de l'essence dans le De Anima

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(1)

MARTIN ACHARO

ÉPISTÉMOLOGIE ET PRATIQUE

DE LA SCIENCE CHEZ ARISTOTE :

LES SECONDS ANALYTIQUES

ET LA RECHERCHE DE L’ESSENCE

DANS LE DE ANIMA

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC MAI 2000

(2)

Dans le champ des études aristotéliciennes, la question du rapport entre l’épistémologie des

Seconds Analytiques

et la science «réelle» des traités de philosophie naturelle constitue, comme on sait, l’un des problèmes les plus controversés qui soient. Dans la présente thèse, nous cherchons à éclairer la nature de ce rapport en interprétant les chapitres II, 1 à II, 3 du

De Anima,

où Aristote s’emploie à déterminer et à démontrer la définition de l’âme, à la lumière du deuxième livre des

Seconds Analytiques,

où le Stagirite présente sa théorie des méthodes de définition et traite en profondeur du difficile problème de la démonstration de l’essence. Un semblable rapprochement permet, à notre sens, d’illustrer et de mieux comprendre le sens des analyses menées dans les

Seconds

Analytiques,

tout en permettant de trancher deux des plus grandes difficultés que pose le texte du

De Anima,

à savoir le problème, soulevé par le chapitre II, 2, de la nature de la démonstration de l’âme, et le problème, soulevé par le chapitre II, 3, du type d’unité propre à l’âme.

Jean-Marc Narbonne Martin Achard

(3)

Dans le champ des études aristotéliciennes, la question du rapport entre l’épistémologie des

Seconds Analytiques

et la science «réelle» des traités de philosophie naturelle constitue, comme on sait, l’un des problèmes les plus controversés qui soient. On compte par dizaines les études qui, à l’époque moderne, ont été consacrées à la question. Néanmoins, il n’existe que très peu de comparaisons

directes

entre les écrits théoriques et les écrits scientifiques du Stagirite. Dans la présente thèse, nous cherchons à effectuer une semblable comparaison, en interprétant les chapitres II, 1 à II, 3 du

De Anima,

où Aristote s’emploie à déterminer et à démontrer la définition de l’âme, à la lumière du deuxième livre des

Seconds Analytiques,

où notre auteur présente sa théorie des méthodes de définition et traite en profondeur du difficile problème de la démonstration de l’essence. La méthode d’interprétation que nous privilégions s’inspire, sous certains aspects, de l’approche analytique; mais sous d’autres, elle tient plutôt de l’approche synthétique ou herméneutique. Pour chacun des sujets que nous abordons, en effet, nous effectuons une revue approfondie de la littérature secondaire pertinente et nous procédons à une décomposition systématique des difficultés. Mais nous prenons toujours en considération, dans le développement de nos propres solutions, les contextes particuliers dans lesquels s’inscrivent les différentes remarques d’Aristote. La mise en relation que nous effectuons permet, à notre sens, d’illustrer et de mieux comprendre le sens des analyses menées dans les

Seconds Analytiques,

tout en permettant de trancher deux des plus grandes difficultés que pose le texte du

De Anima,

à savoir le problème, soulevé par le chapitre II, 2, de la nature de la démonstration de l’âme, et le problème, soulevé par le chapitre II, 3, du type d’unité propre à l’âme. Nos positions sur ces points sont que la démonstration proposée en II, 2 n’est pas — comme le croient la plupart des commentateurs — une démonstration a

priori,

mais bien plutôt une démonstration a

posteriori,

et que l’âme se voit bel et bien reconnaître par le Stagirite, dans le chapitre II, 3, une unité de type générique. La conclusion générale de notre thèse est qu’il existe, contrairement à une opinion assez répandue, un lien assez étroit entre les prescriptions des

Seconds Analytiques

et les processus de recherche mis en œuvre dans le

De Anima.

Jean-Marc Narbonne Martin Achard

(4)

J’aimerais vivement remercier Caroline Hilt, de même que les professeurs Jean-Marc

Narbonne et Claude Lafleur, pour l’appui qu’ils m’ont accordé au cours des dernières années. Je

remercie également le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

(5)

Page

AVANT-PROPOS... i

TABLE DES MATIÈRES... :... ii

INTRODUCTION... 1

CHAPITRE I LE CHAPITRE Π, 1 DU DE ANIMA ET LA MÉTHODE DE

DIVISION... 27

1.1

La détermination de la formule de l’âme par la méthode de

division... 29

1.2

La méthode de division dans les écrits à caractère

épistémologique... 35

1.2.1 Seconds Analytiques Π, 5... 36

1.2.2 Seconds Analytiques 11,13... 40

1.2.2.1 La solution «systématisante»... 41

1.2.2.2 La solution «anti-systématisante»... 47

1.2.2.3 La solution de compromis... 49

1.2.2.4 La méthode de division en 13,13... ... 55

1.2.2.5 Deux difficultés... 59

1.3

Conclusion... 65

CHAPITRE Π LE CHAPITRE Π, 2 DU DE ANIMA ET LA DÉMONSTRATION

DE L’ESSENCE... 68

2.1

Le contenu et les articulations du chapitre Π, 2... 71

2.1.1 Le caractère principiel de l’âme... 71

2.1.2 Deux questions sur les parties de l’âme... 73

2.1.3 La démonstration de la définition de l’âme... 77

2.2

Les différentes interprétations du chapitre Π, 2... 80

2.2.1 L’interprétation d’Albert le Grand... 80

2.2.2 L’interprétation de Thomas d’Aquin... 81

2.2.3 L’interprétation de G. Rodier... 84

2.2.4 L’interprétation de M. De Corte... 86

2.2.5 L’interprétation de R. Bolton... 89

(6)

2.3.1 La justification mise en place dans les lignes 414 a 4-14 est

bel et bien, comme le pense Thomas d’Aquin, une

justification a posteriori... 91

2.3.2 Les lignes 413 a 9-20 indiquent cependant, comme le

pensent Albert le Grand, Kodier, De Corte et Bolton, la

nécessité d’en arriver à une détermination plus précise de

l’essence de l’âme... 102

2.3.3 Conclusion... 104

2.4

Les chapitres Π, 3 à Π, 8 des Seconds Analytiques... ... 104

2.4.1 Le contexte dans lequel s’inscrivent les chapitres Π, 3 à

Π,ΙΟ... 105

2.4.2 L’introduction des chapitres Π, 3 à Π, 10 : les chapitres Π, 1

à Π, 2 et la question du moyen terme... 106

2.4.3 Le chapitre Π, 3... 107

2.4.4 Le chapitre Π, 4... 111

2.4.5 Le chapitre Π, 6... 120

2.4.6 Le chapitre Π, 7... 126

2.4.7 Le chapitre Π, 8... 136

2.5

Le chapitre Π, 2 du De Anima à la lumière des Seconds

Analytiques... 160

2.6

Conclusion... 164

CHAPITRE m LE CHAPITRE Π, 3 DU DE ANIMA ET LE TYPE D’UNITÉ

PROPRE À L’ÂME... 165

3.1

L’interprétation d’Alexandre d’Aphrodise... 168

3.2

L’interprétation de Thomas d’Aquin et de M. De Corte... 174

3.3

Les tentatives de réfutation de la position adverse... 180

3.4

Dénouement de l’aporie... 185

CONCLUSION... 202

iii

212

BIBLIOGRAPHIE

(7)
(8)

ainsi que ses exposés sur des aspects et des états particuliers de l’âme, restent encore toujours sur cet objet l’œuvre la meilleure ou la seule qui présente un intérêt spéculatif»1; et le penseur allemand jugeait, en conséquence, que «le but essentiel d’une philosophie de l’esprit ne peut être que d’introduire à nouveau le concept dans la connaissance de l’esprit et, pour ce faire, de découvrir aussi le sens de ces livres aristotéliciens»2. Aujourd’hui, et malgré tous les développements et aléas qu’ont connus, depuis Hegel, les pensées philosophiques et scientifiques, cette appréciation des plus radicales semble n’avoir presque rien perdu de son à-propos. L’un des spécialistes les plus autorisés qui soient, H. Putnam, affirmait par exemple récemment que «la direction du progrès dans notre pensée concernant la relation de l’esprit au corps réside en grande partie dans un retour à Aristote»3. Et l’on peut dire que, d’une façon générale, la pertinence actuelle des doctrines aristotéliciennes a été reconnue —

de facto

en tout cas — par les interprètes de notre époque, puisque ceux-ci, comme le notait A. O. Rorty, «do not turn to the

De Anima

solely for scholarship piety», mais que «many also hope to find insights that could in principle illuminate current issues in the philosophy of biology and the philosophy of mind»4.

1Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé,

trad. M. de

G

andillac

,

Paris, Gallimard, 1959, p. 350.

2Ibid.

3Cité dans T. De

K

oninck

, De la dignité humaine, Paris, Presses universitaires

de France, 1995, p. 90.

4«Introduction. B.

De Anima

: Its Agenda and Its recent Interpreters», dans

Essays on Aristotle’s

De Anima, éd. M. C. Nussbaum

et A. O. R

orty

, Oxford,

Clarendon Press, 1992, p. 13. La pertinence actuelle des doctrines aristotéliciennes est claire, par exemple, en ce qui regarde la question de la finalité dans le monde naturel.

(9)

Ce remarquable accord sur la richesse et la fertilité du

De Anima

contraste toutefois de manière frappante avec les mésententes qui régnent quant au sens des développements et des théories qui composent le traité5. Les difficultés apparaissent à vrai dire dès le tout début de l’exposé positif d’Aristote, avec, dans les chapitres un à trois du second livre de l’ouvrage6, les développements relatifs au problème de la définition générale de l’âme. Or ce fait est, indéniablement, de la plus grande gravité, puisqu’il est absolument certain que la question de l’essence de l’âme avait, dans l’esprit du Stagirite, un caractère primordial. Pour le comprendre, on n’a en effet qu’à

5La situation est d’ailleurs telle qu’un commentateur comme C. Shields

n’hésitait pas à écrire, il y a quelques années, que «scholarly opinion concerning even the most basic tenets of the

De Anima

is

alarmingly

diverse» («Some Recent Approaches to Aristotle’s

De Anima

», dans Aristote

, De Anima. Book II and III twith

Certain Passages from Book IJ,

traduction, introduction et notes par D. W. Hamlyn

,

Oxford, Clarendon Press, p. 157; nous soulignons).

6Nous nous permettons, ici, de ne pas considérer le premier livre du

De Anima,

car ce dernier ne renferme pas d’exposé qui soit à proprement parler positif. Ce premier livre comprend plutôt un prologue (chapitre 1) et une revue critique des opinions sur l’âme qui avaient été avancées par les prédécesseurs d’Aristote (chapitres 2 à 5). On notera que l’importance de cette revue critique dans l’ensemble formé par le

De Anima,

de même que la nature du lien unissant celle-ci aux autres parties du traité, a été dans la littérature différemment évaluée. Selon certains, en effet, la fonction de la doxographie serait à toute fin pratique négligeable : on prendra acte, en ce sens, des jugements de M. De

C

orte

(«La définition aristotélicienne de

l’âme», dans

Revue thomiste,

45 (1939), p. 462-463) et de M. Durrant

, («Préfacé»,

dans

Aristotle’s

De Anima

in focus,

éd. M. Durrant

, New York, Routledge, 1993, p.

VIII). Mais pour une C. W

itt

, au contraire, «the first book of the

De Anima

is as intrinsic a part of Aristotle’s project in the treatise as the second two books» («Dialectic, Motion, and Perception:

De Anima

Book I, dans

Essays on Aristotle’s

De Anima, p. 169). Nous reviendrons brièvement, dans les pages qui suivent, sur cette question de l’importance et du rôle du premier livre du

De Anima.

Mais nous pouvons d’emblée indiquer que — à une ou deux nuances près — c’est S. Mansion

qui nous

semble avoir le mieux compris et résumé les choses : les chapitres I, 2 à I, 5 du traité, écrit en effet cette dernière, permettent de faire ressortir «les véritables données du problème de l’âme»; et on peut donc affirmer que «le premier livre prépare les constructions du second et qu’il comporte des enseignements positifs», mais ceci, toutefois, «en un autre sens que le début de la

Physique

ou de la

Métaphysique,

car il ne donne pas encore d’éléments de

solution

du problème» («Le rôle de l'exposé et de la critique des philosophies antérieures chez Aristote», dans

Aristote et les problèmes de méthode,

éd. S. Mansion

, Louvain, Publications

(10)

relire le début de la

Physique7,

où Aristote explique que, puisque notre intelligence procède, pour ce qui est de la connaissance des êtres naturels, à partir de ce qui est plus connaissable pour nous mais moins connaissable en soi, pour atteindre ce qui est plus connaissable en soi, la science naturelle doit alors progresser, au plan de l’intelligible, du plus général au plus particulier, caree qui est plus connaissable pour nous, ce sont les touts ou les genres, qui contiennent en puissance leurs parties ou espèces. Or ce que dévoilent immédiatement ces principes épistémologiques, c’est évidemment pourquoi la question de la définition

générale

de l’âme est le premier point abordé dans le

De Anima,

de même qu’aussi toute l’importance de cette question pour la résolution des problèmes qui sont abordés dans la suite du traité : étant en effet le premier élément qu’il convient de théoriser, la définition générale indique la voie à suivre dans la recherche et constitue, partant, la pierre d’assise de !’argumentation ultérieure8. Mais, à vrai dire, c’est non seulement l’ordre des sujets à suivre dans un même traité, mais encore l’ordre des différents traités aristotéliciens de science naturelle qui est, pour ainsi dire, «tout entier virtuellement contenu dans les principes énoncés au chapitre premier de la

Physique»9.

Or à cet égard, il importe de noter que le

De Anima

dans son ensemble joue à sa manière — et exactement comme la définition de l’âme à l’intérieur du

De Anima

— le rôle de fondation. Si c’est par la

Physique

elle-même, en effet, que doit débuter en aristotélisme l’étude de la nature (puisque cet écrit considère de la façon la plus générale possible le mouvement, qui est l’élément commun à tous les êtres de la nature10), c’est ensuite

7184 a 10-b 14.

8Ce point n’a pas manqué d’être aperçu par G. E. R. Lloyd

: «One of the major

themes of Aristotle’s psychology», écrit en effet ce dernier, «indeed its chief foundation, is, of course, that soul is to body as form is to matter, or more strictly as first actuality is to matter» («Aspects of the Relationship Between Aristotle’s Psychology and his Zoology», dans

Essays on Aristotle’s

De Anima, p. 148).

9J.-M. V

ernier

, «Glose sur le prologue du traité “De l’âme” d’Aristote», dans

Revue thomiste,

91 (1991), p. 297. Et comme le remarque Vernier, la classification donnée au début des

Météorologiques

obéit parfaitement à ces principes.

10Ceci étant évidemment dû au fait que tous les êtres naturels sont matériels, et que tous les êtres matériels sont mobiles.

(11)

toutefois par l’étude des différentes espèces de mobilité que doit se poursuivre l’analyse du monde matériel, et ce, selon l’ordre de communauté des différentes sortes de mobilité, à savoir, nommément, selon le lieu, la qualité et finalement la quantité. Or sous ce rapport le

De Anima

, en plus de faire partie du groupe de traités consacrés à l’étude de cette dernière espèce, propre aux mobiles vivants, occupe parmi ces traités le tout premier rang, car celui-ci considère de la façon la plus générale possible l’âme qui, puisqu’elle est «principe de vie», c’est-à-dire «ce qui fait qu’un vivant est vivant», est l’élément commun à tous les vivants11. Or il en résulte que, de la même manière que la définition de l’âme représente l’un des fondements de la suite du

De Anima,

le

De Anima

fait office de base pour les autres traités biologiques, qui étudient d’une manière plus précise et circonstanciée le vivant. Ce traité procure à Aristote, autrement dit, «the major articulating framework for his zoology»12. Et la conséquence directe en est que la définition de l’âme constitue, ni plus ni moins, la porte d’entrée de l’ensemble des écrits biologiques, c’est-à-dire la

11H. Lawson

-T

ancred

a bien vu cet aspect : «it seems fairly ciear», écrit-il,

«that the

De Anima

formed the first part in a General Biology lecture course delivered by Aristotle (...), of which the other components will have been the

Parva Naturalia,

the

Historia Animalium,

the

De Partibus Animalium

and the

De Generatione

with the inclusion of the

De Motu Animalium»

(Aristote,

De Anima (On the Soul),

traduction, introduction et notes par H. Lawson

-T

ancred

, New York, Harmondsworth, 1986, p.

235-236). Les raisons plus précises qui expliquent la place du

De Anima

dans la pensée d’Aristote sont bien résumées par P. Pellegrin

: «Le traité

De l’âme

doit être rangé au nombre des ouvrages biologiques, parce qu’il n’est pas ce que nous appellerions un livre de psychologie, mais un traité de biologie générale : il examine successivement les caractéristiques du vivant en général (l’autotrophie, qui est en même temps faculté de se reproduire), du vivant animal (la faculté de sentir, et donc de discriminer ce qui est utile ou nuisible) et du vivant animal parfait (qui ajoute aux deux autres la faculté motrice qui est avant tout celle qui permet de capturer ou d’éviter)» (Aristote

, Parties des animaux. Livre I, traduction et notes par J.-M.

L

eblond

, introduction et mises à jour par P. P

ellegrin

, Paris, GF-Flammarion, 1995,

p. 8).

12L

loyd

, «Aspects of the Relationship Between Aristotle’s Psychology and his

Zoology», dans

Essays on Aristotle’s

De Anima, p. 147. Bien que, évidemment, «it is a framework that leaves plenty of scope for the introduction of supplementary material not immediately and maybe not even ultimately geared to resolving questions connected with his main psychological interest»

(ibid.).

(12)

porte d’entrée de près du tiers des écrits conservés d’Aristote13; et qu’elle représente ainsi un point de passage obligé pour l’appréciation de cet important domaine de l’aristotélisme, qui fait incidemment l’objet, depuis le début des années soixante-dix14, d’une vaste entreprise de «réévaluation théorique»15, méritant certainement d’être vue

13Et c’est d’ailleurs probablement à ceci qu’Aristote fait référence lorsqu’il écrit, au début du

De Anima,

que «la connaissance de l’âme contribue beaucoup à une vérité globale, mais surtout concernant la nature, car il y va comme du principe des êtres animés» (Aristote

, De l’âme, traduction, présentation, notes et bibliographie

par R. Bodéüs

, Paris, GF-Flammarion, 1993,402 a 4-5; signalons ici que toutes nos

citations du

De Anima

seront tirées de cette traduction).

14Et plus précisément depuis la parution du livre de D. Balme

, Aristotle De

Partibus Animalium I and De Generatione Animalium I,

traduction et notes par D.

B

alme

, Oxford, Clarendon Press, 1972. Pour une bonne bibliographie récente des

principaux travaux sur la biologie aristotélicienne, voir Aristote

, Parties des animaux.

Livre I,

p. 121-123.

15D. Devereux

et P. P

ellegrin

, Biologie, logique et métaphysique chez

Aristote,

publiés par D. Devereux

et P. P

ellegrin

, Paris, Editions du Centre national

de la recherche scientifique, 1990, p. 1. Si l’on en croit du moins P. Pellegrin

, cette

nouvelle appréciation de la théorie aristotélicienne du vivant ne découle pas du fait qu’on aurait recommencé à s’intéresser aux ouvrages biologiques du Stagirite : elle découle plutôt du fait que «jusqu’à une date récente, ce sont surtout les historiens des sciences naturelles et, plus loin de nous, les naturalistes eux-mêmes qui se sont intéressés à ces ouvrages» (Aristote

, Parties des animaux. Livre I, p. 10), ce qui

faisait que le

corpus

biologique aristotélicien était considéré «exclusivement, ou principalement, comme un monument de l’histoire naturelle», et ce qui amenait les historiens à «lui poser de mauvaises questions»

(ibid.,

p. 11); la nouvelle vague cherche plutôt, pour donner sens à la biologie aristotélicienne, à «la référer au contexte théorique qu’Aristote lui a lui-même assigné»

(ibid.,

p. 13). On notera finalement, et dans un autre ordre d’idée, l’importance de cette entreprise de réévaluation théorique pour la compréhension de la métaphysique aristotélicienne, puisque, comme le note avec raison M. Furth

, «the actual Aristotelian substances

are pre-eminently the biological objects» («Aristotle’s biological universe: an overview», dans

Philosophical issues in Aristotle's biology,

éd. A. Gotthelf

et J. G.

L

ennox

, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 23), de sorte que, pour

éclairer les développements de la

Métaphysique

consacrés à la substance, il peut sembler approprié de s’adresser aux écrits biologiques, où l’on trouve «both the common “principles” and the distinguishing “differences” most characteristic of substances, as they are to be found in the real world : the manner of their construction, how they come into existence, their modes of self-sustenance, how they relate to the remainder of the world surrounding them, what is specifically meant by a substance’s decline and eventual ceasing-to-be,

et cetera» (ibid.).

(13)

comme «l’un des événements herméneutiques principaux advenus récemment dans le champ des études aristotéliciennes»16.

Or dans le présent ouvrage, nous tenterons d’apporter une réponse à deux des trois grandes difficultés que soulève, dans le

De Anima,

la question de la définition générale de l’âme. Nous voudrons solutionner, en fait, les deux difficultés qui sont à notre sens les plus fondamentales et qui, par le fait même, portent le plus à conséquence : à savoir les difficultés reliées à la méthode ou aux méthodes qui, dans les chapitres II, 1 à II, 3, sont utilisées par Aristote.

Pour bien apercevoir le profil de ces deux difficultés, et pour mieux saisir leur caractère «principiel», il importe toutefois auparavant de discerner tous les problèmes posés parles chapitres II, 1 à II, 3; et, pour ce faire, il convient avant tout de distinguer les trois phases argumentatives auxquelles se rattachent, dans le texte du

De Anima,

les remarques formulées par Aristote sur la définition de l’âme.

La première de ces phases argumentatives correspond à la mise en place et à l’élucidation partielle, dans le chapitre II, 1, d’une définition commune de l’âme, voulant que cette dernière soit «la réalisation première d’un corps naturel pourvu d’organes»17. Or la difficulté que posent ces développements concerne la question du lien entre l’âme et le corps, et porte plus précisément sur les implications exactes, en rapport avec cette question, de la formule commune. Selon l’importance et le sens qu’on a accordés à cette dernière, en effet — et selon aussi les autres données textuelles qu’on a cru bon, dans la littérature, de considérer —, on a pu trouver matière à interpréter la position d’Aristote de façons radicalement différentes, à savoir, selon les cas, comme une théorie : matérialiste18, dualiste19, irréductible au

16D. D

evereux

et P. P

ellegrini

, Biologie,

logique et métaphysique chez

Aristote,

p. 1. 17412 b 5.

18J. Barnes

, «Aristotle's Concept of Mind», dans

Proceedings of the

(14)

matérialisme ou au dualisme19 20, fonctionnaliste21 et anti-fonctionnaliste22.

La seconde phase, quant à elle, comprend la toute fin du chapitre II, 1 et le chapitre II, 2. Aristote y affirme d’abord, en conclusion du chapitre II, 1, que si l’on peut s’en teñirá la définition de l’âme comme «réalisation première d’un corps naturel pourvu d’organes», ce n’est cependant qu’«à titre d’ébauche» et comme «esquisse»23. Puis il annonce, au début de II, 2, la nécessité de revenir sur le sujet, en signalant de façon plutôt elliptique que «la clarté qui satisfait à la connaissance rationnelle procède de données obscures quoique évidentes»24, et en expliquant que «la formule d’une définition doit non seulement montrer le fait dont il s’agit, (...) mais

of Action,

Ithaca, Cornell University Press, 1984.

19C. Shields

, «Soul and Body in Aristotle», dans

Oxford Studies in Ancient

Philosophy,

6 (1988), p. 103-137; R. Heinaman

, «Aristotle and the Mind-Body

Problem», dans

Phronesis,

35 (1990), p. 83-102.

20R. S0RABJ1, «Body and Soul in Aristotle», dans

Philosophy,

49 (1974), p. 63- 89.

21M. V. Wedin

, Mind and Imagination in Aristotle, New Haven, Yale University

Press, 1988; C. Shields

, «The First Functionalist», dans

Essays on the Historical

Foundations of Cognitive Science,

éd. J.-C. Smith

, Dordrecht, Kluwer, 1990, p. 19-33;

T. Irwin

, «Aristotle's Philosophy of Mind», dans

Companion to Ancient Thought: The

Philosophy of Mind,

éd. S. Everson

, Cambridge, Cambridge University Press, 1991,

p. 56-83; M. C. Nussbaum

et H. P

utnam

, «Changing Aristotle's Mind», dans

Essays

on Aristotle's

De Anima, p. 27-56.

22E. H

artman

, «Substance, Body and Soul», Princeton, Princeton University

Press, 1977; H.M. Robinson

, «Mind and Body in Aristotle», dans

Classical Quarterly,

28 (1978), p. 105-124; D. K. Modrak

, Aristotle: The Power of Perception, Chicago,

University of Chicago Press, 1987; H. Granger

, «Aristotle and the Functionalism

Debate», dans

Apeiron,

23 (1990), p. 27-49.

23413 a 10. 24413 a 12.

(15)

encore contenir et rendre manifeste le motif pour lequel il en va ainsi25». Or dans les lignes qui suivent, le Stagirite produit un syllogisme dans lequel, à partir d’une nouvelle définition de l’âme — selon laquelle cette dernière est «ce qui fait que nous vivons, sentons et réfléchissons, au sens premier»26 —, la première définition est inférée. Et notre auteur formule sur cette base, à la fin du chapitre II, 2, la conclusion suivante, qui pourrait sembler clore le point : «le fait donc que l’âme est une certaine réalisation ou expression du corps qui a la faculté d’être tel, est un fait qui ressort clairement de ce qui précède»27. Or ces remarques posent un second grand problème, qui peut être énoncé en deux temps : pourquoi, d’une part, Aristote juge-t-il nécessaire d’effectuer un retour sur la définition de l’âme? et comment, d’autre part, opère-t-il effectivement ce retour? Or sur ces points — et nonobstant évidemment quelques différences de détail —, un certain nombre de commentateurs, comme Albert le Grand, G. Rodier, M. De Corte et R. Bolton, pensent qu’Aristote expliquerait, à la fin du chapitre II, 1 et au début du chapitre II, 2, qu’il faut s’«efforcer, par une détermination plus rigoureuse de son essence [l’essence de l’âme], d’atteindre la cause»28. Notre auteur expliquerait, autrement dit, qu’il faut maintenant s’efforcer d’atteindre la définition «causale» et véritablement essentielle de l’âme, soit la définition qui donnerait le «pourquoi ultime» et, ainsi, !’explication de la première définition (qui, pour sa part, appartiendrait à ces définitions qui ne donnent que le fait). Or, toujours selon Albert, Rodier, De Corte et Bolton, cette définition véritablement causale de l’âme correspondrait à la nouvelle définition donnée en II, 2, à l’effet que l’âme est «ce qui fait que nous vivons, sentons et réfléchissons au sens premier»; et, en conséquence, le retour sur le sujet, c’est-à-dire le syllogisme proposé au chapitre II, 2, consisterait en une démonstration

a priori

de la première définition. Mais pour des interprètes comme Thomas d’Aquin et R. D. Hicks, au contraire, le syllogisme en

25413 a 14-15. 26414 a 13-14. 27414 a 28.

28G. Rodier

: A

ristote

, Traité de l’âme, t. 2, traduit et annoté par G. R

odier

,

Paris, Dubuque, 1900, p. 191.

(16)

question serait plutôt une démonstration a

posteriori

ou, si l’on préfère encore, une démonstration «par l’effet» de la première définition; et il faudrait, partant, comprendre d’une façon entièrement différente les indications formulées à la fin de II, 1 et au début de II, 229.

La troisième phase argumentative, enfin, correspond au chapitre II, 3. Aristote commence ce dernier, comme on sait, en montrant de quelle façon et dans quel ordre se suivent, chez les vivants du monde sublunaire, les facultés de l’âme : certains de ces vivants n’ont que la puissance végétative, d’autres ont aussi la puissance sensitive, et d’autres ont encore, en plus de ces deux derniers, la puissance intellective. Puis, à la lumière de cette hiérarchie, le Stagirite tire la conclusion qu’«un même genre d’unité va caractériser la formule de l’âme et de la figure»30, ce qui, précise-t-il aussitôt, revient à dire que «pas plus (...) qu’il n’est là de figure en dehors du triangle et de celles qui lui font suite, il n’y a de place ici pour l’âme en dehors de celles qu’on a dites [c’est-à-dire en dehors des puissances végétative, sensitive et intellective]»31; et ce qui implique, d’autre part, qu’«il est (...) ridicule de chercher, dans ces cas comme dans d’autres, la formule commune qui ne serait celle, en propre, d’aucune réalité, et non la formule conforme à l’espèce appropriée et indivisible, en laissant de côté ce genre de définition»32. Or cette série d’affirmations pose un troisième grand problème, ayant donné lieu à une virulente querelle interprétative.

29Signalons aussi qu’il existe dans la littérature une troisième manière d’interpréter le chapitre II, 2 : pour M.-D. Roland-Gosselin, en effet, Aristote ferait tout simplement preuve, en ce chapitre, d’incohérence : au début de celui-ci, écrit

R

oland

-G

osselin

, «nous trouvons un rappel très net du point de vue déductif (...).

Aristote voudrait une définition causale de l’âme, qui ne soit pas comme la simple conclusion d’un syllogisme, mais qui en donne la raison d’être. Par malheur, il est très loin d’y réussir et il retombe, comme malgré lui, dans une preuve par l’effet» («Les Méthodes de la Définition d’après Aristote», dans

Revue des sciences

philosophiques et théologiques,

1 (1912), p. 672-673).

30414 b 19-20. 31414 b 20-21. 32414 b 25-28.

(17)

C’est qu’en effet, autant la comparaison avec la figure et !’explication du type d’unité qui caractérise l’âme, que leur conséquence à l’effet qu’il est ridicule de chercher à définir l’âme d’une certaine manière, peuvent donner prise, à première vue du moins, à deux types d’interprétation. D’un côté, comme le résume H. Lawson-Tancred, «the presentation (...) of the hierarchy of soul has led some fastidious scholars to eschew altogether talk of an Aristotelian “definition of soul”33» : des aristotélisants comme Alexandre d’Aphrodise, G. Rodler, A. C. Lloyd et R. Bodéüs, en effet, prétendent que par la mention d’un type d’unité particulier, Aristote voudrait signifier l’inexistence d’un genre «âme»; et que, par sa remarque subséquente sur la futilité de rechercher une certaine formule de l’âme, celui-ci indiquerait qu’il n’existe aucune définition générale du premier principe des vivants et qu’il convient, pour cette raison, de passer à l’étude des espèces. Mais d’après Lawson-Tancred, qui rejoint sur ce point l’opinion de Thomas d’Aquin ou de J. Barnes, le fait que les facultés de l’âme forment une hiérarchie n’exclurait aucunement la possibilité de donner une définiton générique de l’âme; de sorte que ce qu’Aristote voudrait dire, par sa déclaration à l’effet qu’il est ridicule de chercher un certain type de définition de l’âme, c’est tout simplement qu’on aurait tort de ne pas considérer, en plus de la définition générique de l’âme, les différentes espèces de cette dernière.

Or nous prendrons pour acquis, dans le présent ouvrage, que les différentes remarques formulées par Aristote dans les trois phases argumentatives des chapitres II, 1 à II, 3 du

De Anima

constituent les différents moments, non pas d’une argumentation fragmentaire et discontinue, mais bien plutôt d’une argumentation systématique et progressive; et nous considérerons ces différentes remarques, en conséquence, comme étant indissolublement liées entre elles. C’est en partant de ce principe que nous nous attaquerons à la deuxième et à la troisième grandes difficultés que soulève le texte des chapitres II, 1 à II, 3.

Évidemment, pareil principe herméneutique pourrait sembler des plus banals,

(18)

parce qu’il est bien connu, en effet, que le sens d’une affirmation «n’existe pas sans la connexion (...) avec son contexte»34; et parce que, de façon plus précise, il pourrait paraître obvie que le sens dans lequel on choisit de résoudre telle difficulté influe nécessairement sur la manière dont on peut résoudre telle autre. Le cas est, par exemple, particulièrement clair entre la première difficulté et les deux autres : il est patent, en effet, que la valeur qu’il faudra accorder, relativement à la question des rapports entre l’âme et le corps, à l’affirmation selon laquelle l’âme est «la réalisation première d’un corps naturel pourvu d’organes», ne pourra être la même selon que l’on croit ou non que cette formule représente une véritable définition de l’âme, et en admettant que celle-ci soit une vraie définition, selon que l’on pense ou non que cette dernière donne ce qu’il y a, dans l’essence de l’âme, de premier et de plus fondamental.

Néanmoins, les trois problèmes que nous avons distingués et résumés sont quasi toujours, dans la littérature, abordés de façon indépendante. C’est qu’il faut dire — et ceci explique certainement dans une large mesure l’état actuel de la recherche — qu’on ne peut essayer de comprendre l’aspect systématique et méthodique de !’argumentation d’Aristote sans tenter de replacer celle-ci dans le cadre, beaucoup plus vaste, de la théorie aristotélicienne de la science, et sans se trouver ainsi obligatoirement confronté à «l’un des problèmes les plus aigus que nous pose le

corpus

aristotélicien, qui est celui des relations entre l’épistémologie et la métaphysique aristotéliciennes, d’un côté, et la science “en acte” telle qu’on la trouve dans certains des traités qui nous ont été conservés sous le nom d’Aristote de l’autre»35. On ne peut, autrement dit, vouloir considérer les différents moments de !’argumentation d’Aristote dans les chapitres II, 1 à II, 3 du

De Anima

comme les différents moments d’une argumentation cohérente et continue, sans être obligé de prendre en considération un problème qui — et même lorsqu’il est envisagé de

34E. Berti, «Les stratégies contemporaines d’interprétation d’Aristote», dans

Rue Descartes,

1-2 (1991), p. 50.

35D. Devereux et P. Pellegrini,

Biologie, logique et métaphysique chez

(19)

manière simplement partielle — requiert un traitement beaucoup plus long et fouillé que celui que, jusqu’ici, on semble avoir été disposé à accorder aux difficultés que nous avons signalées. Or nous chercherons précisément, dans les pages qui suivent, à effectuer ce traitement, et à établir, autant qu’il est possible, les liens entre les développements du

De Anima

et les théories scientifiques d’Aristote. C’est ce qui explique pourquoi le sujet de notre ouvrage, en apparence assez ténu, nous mène en fait sur un terrain d’envergure considérable.

Nos analyses étant centrées sur les chapitres II, 1 à II, 3 du

De Anima,

il va sans dire que nous ne pourrons toucher à

tous

les aspects de la problématique des rapports entre l’épistémologie et la science «en acte». Cependant — et avant de mieux indiquer sur quels aspects particuliers nous aurons, dans cet ouvrage, l’occasion de nous concentrer —, il pourra être bon de donner une description relativement détaillée de ladite problématique, et ce, d’une part, parce que si son existence est bien connue, ses causes et son exacte nature, de même que son ampleur réelle, sont toutefois souvent mal comprises; mais aussi et surtout parce que ce résumé permettra de faire voir comment se situera, par rapport à l’état et la direction actuels de la recherche, notre propre démarche.

Commençons par exposer la nature du problème. L’on distingue habituellement deux parties du savoir scientifique : une première partie, qu’on pourrait qualifier descendante», et qui permet d’atteindre les principes; et une partie subséquente, de nature en quelque sorte «descendante», qui permet de tirer certaines conséquences de ces principes36. Or alors qu’il est généralement reconnu que, dans les écrits scientifiques d’Aristote, cette première partie occupe une place importante, les

Seconds Analytiques

sont quant à eux souvent résumés, dans la littérature, d’une manière pouvant laisser croire que, pour le Stagirite, seule cette seconde partie constitue la science. Les

Seconds Analytiques

sont souvent résumés, autrement dit, d’une manière pouvant laisser croire que la science aristotélicienne se borne en une

36Surce point, voir W. Kullman, «Bipartite Science in Aristotle’s Biology», dans

(20)

procédure qui, partant de principes premiers et connus — dont certains sont des définitions —, utilise le syllogisme pour déduire et démontrer les attributs d’une chose. Et, en conséquence, il est courant de voir compris le problème des rapports entre l’épistémologie aristotélicienne et la science en acte comme une opposition entre une théorie qui décrirait un processus où l’on part de définitions déjà connues pour en arriver à la connaissance de telle ou telle propriété, et une pratique où Aristote, plutôt que de partir de définitions déjà connues, doit d’abord et surtout trouver celles-ci37. Mais comme l’a très justement fait remarquer G.E.L. Owen, «this is too simple a contrast», puisqu’après tout, en effet, «the

Analytics

shows interest not only in the finished state of a science but in its essential preliminaries; it describes not only the rigorous deduction of theorems but the setting up of the

arkai,

the set of special hypotheses and definitions, from which the deductions proceed»38. Si on lit en effet le second livre du traité, et quelles qu’aient pu être à l’origine les intentions d’Aristote en rédigeant le premier, «it becomes clear that he (Aristote) no longer confines science (as it might seem at first sight) to the apodeitic syllogism which proceeds from first propositions, i.e. from principles of proof»39. Et il est, du reste, assez facile de

37Ainsi J.-M. Leblond (tout en constatant la place importante qu’occupe dans

les écrits scientifiques la démarche ascendante vers les causes, c’est-à-dire la recherche des définitions) écrit que pour l’Aristote des

Analytiques,

la science «n’est (...) pas principalement

recherche,

mais

possession;

les

Analytiques

n’apportent guère d’indications sur la recherche : ils décrivent la science achevée, qui descend des causes aux effets» (

Logique et méthode chez Aristote,

Paris, Vrin, 1939, p. 105). Dans les

Analytiques,

précise quelques lignes plus loin Leblond, Aristote «se

préoccupe (...) surtout du second temps et c’est au mouvement descendant qu’il réserve l’appellation de scientifique, au sens propre. Dans une telle science, encore une fois, il n’y a pas de place pour la

méthode

(...) : il ne s’agit plus de recherche mais

d’exercice

d’une science parfaite»

(ibid.).

38«Tithenai ta phainomena», dans

Aristote et les problèmes de méthode,

p. 83- 84.

39Kullman, «Bipartite Science in Aristotle’s Biology», p. 336. Le Stagirite est,

au demeurant, on ne peut plus clair sur ce point dès le premier livre des

Seconds

Analytiques :

«notre doctrine à nous», affirme-t-il, «est que toute science n’est pas démonstrative, mais que celle des propositions immédiates est, au contraire, indépendante de la démonstration» (trad. Tricot, Paris, Vrin, 1970, 78 b 18-19;

(21)

comprendre pourquoi : comme la caractère scientifique ou non d’un syllogisme dépend de la nature des prémisses, comme la véracité, la nécessité et l’universalité des conclusions dépendent, autrement dit, des prémisses premières40, il faut, pour garantir la véracité, la nécessité et l’universalité des conclusions, garantir la validité des prémisses.

En fait, pour bien comprendre le problème des rapports entre l’épistémologie et la science en acte, il faut voir que la nature de ce problème est double. Celui-ci a, en effet, deux composantes, qui correspondent aux deux parties, ascendante et descendante, du savoir : la première «concerns the means by which the principles of the science are reached»41; et la seconde tient au fait que dans les œuvres de science, même lorsque les principes ont été atteints, il ne semble pas y avoir correspondance entre la méthode prescrite pour en tirer des conclusions et la méthode effective : «in the whole of the Aristotelian

corpus

», allait même jusqu’à écrire Jonathan Barnes, «there is not, as far as I am aware, a single example of a demonstration»42. Et puisque les définitions forment, d’après Aristote, l’une des trois classes de principes qu’on trouve à la base de la science43, c’est donc à la première composante du problème que se rattachent les développements du

De Anima sur la

définition de l’âme.

Quant aux causes du problème, et plus spécifiquement aux causes de sa

40Voir

Seconds Analytiques,

72 a 26-27 : un syllogisme scientifique «n’est tel», en effet, «que par la nature des principes dont le syllogisme est constitué».

41Owen, «Tithenai ta phainomena», p. 84.

42«Aristotle’s Theory of Demonstration», dans

Phronesis,

14 (1969), p. 124. 43Les deux autres classes étant celles des hypothèses, c’est-à-dire des assomptions d’existence, et des axiomes, c’est-à-dire des vérités que présuppose toute démonstration (voir

Seconds Analytiques,

72 a 14-24). Pour une explication particulièrement claire et concise des raisons pour lesquelles les définitions sont, pour Aristote, des principes de démonstration, on se référera à J. Hintikka, «On the

ingredients of an Aristotelian Science», dans

Nous,

6 (1972), plus spécialement p. 58-59.

(22)

première composante, il faut voir que les difficultés proviennent, d’une part, des développements épistémologiques. À l’instar de A. Gotthelf et J. G. Lennox, en effet, on peut noter que «Aristotle’s theoretical discussions of the nature and methodology of proper science are often programmatic, elliptical, even downright obscure, on subjects central to their argument»44. À vrai dire (et ce point est de la première importance, car il délimite en quelque sorte les termes de notre problème), les difficultés posées par les discussions théoriques sont telles qu’elles ne laissent pas aisément voir non seulement la concordance entre la théorie et la pratique, mais encore, et plus fondamentalement, la concordance entre les différentes remarques théoriques. Ainsi, au début des

Topiques,

Aristote affirme expressément que la dialectique, qui opère à partir des opinions probables, c’est-à-dire à partir des «opinions qui sont reçues par tous les hommes, ou parla plupart d’entre eux, ou par les sages, et, parmi ces derniers, soit par tous, soit par la plupart, soit enfin par les plus notables et les plus illustres»45, a comme «office propre, ou le plus approprié», d’expliquer «les principes premiers de chaque science»46. Mais de façon quelque peu étrange, et comme on n’a pas manqué de le faire remarquer, «there is no reference to this important task of dialectic anywhere else in the

Topics»47.

En fait, dans la suite du texte, Aristote discute non pas des moyens pour

trouver

les définitions, mais des moyens permettant

d’éprouver et

de

réfuter

celles-ci, en affirmant même au passage que «c’est à un autre traité qu’il appartient d’indiquer avec exactitude et la nature de la définition

et la manière dont on doit définir»48.

Puis, au chapitre I, 30 des

Premiers

Analytiques,

notre auteur pose, avec la même clarté qu’il pose dans les

Topiques

que

44«Introduction to part II: Definition and Demonstration: Theory and Practice», dans

Philosophical issues in Aristotle’s biology,

p. 68.

45Les Topiques,

trad. Tricot, Paris, Vrin, 1950, 100 b 20-23. Toutes nos

citations des

Topiques

seront tirées de cette traduction. 46101 a 36-b 4.

47D. Devereux, «Comments on Robert Bolton’s

The Epistemological Basis of

Aristotelian Dialectic»,

dans

Biologie, logique et métaphysique chez Aristote,

p. 284. Et ce fait, selon Devereux, rendrait le début des

Topiques

«anomalous»

(ibid.).

(23)

la dialectique a pour tâche de livrer les principes, qu’«il appartient à l’expérience de fournir les principes afférents à chaque sujet»; c’est par exemple, ajoute-t-il immédiatement, «l’expérience astronomique qui fournit les principes de la science astronomique, car ce n’est qu’une fois les phénomènes célestes convenablement appréhendés, que les démonstrations de l’astronomie ont été découvertes». Et «il en est de même», prend la peine de préciser Aristote,

«pour n’importe quel autre art ou

science»49.

Or on l’aura remarqué : la concordance entre ces affirmations et la déclaration des

Topiques

n’est pas immédiatement perceptible. Et pour un commentateur comme Alexandre d’Aphrodise, par exemple, ces deux ordres de remarque prouveraient que «celui qui induit est dialecticien»50; tandis que pour un commentateur comme W. Kullman, au contraire, ceux-ci laisseraient entrevoir, après la rédaction des

Topiques,

une évolution doctrinale de la part du Stagirite : Aristote, écrit Kullman, «silently changes his view when he comes to his theory of apodeixis in the

Anal. post.

(...) Dialectics has obviously lost its auxiliary function of guiding to the first principles of the sciences. One can only be conducted to them by means of perception (...), not by means of

doxai,

which are the starting-points of dialectics»51.

Les plus grandes complications surviennent toutefois avec le deuxième livre des

Seconds Analytiques,

où Aristote aborde la question de l’essence et de la définition, et dont l’extrême difficulté a souvent été relevée52. Au début du troisième

49Les Premiers Analytiques,

trad. Tricot, Paris, Vrin, 1971,46 a 16-21. Nous

soulignons. Toutes nos citations des

Premiers Analytiques

seront tirées de cette traduction.

50In Top.,

Wallies, 35-7, cité par Leblond

, Logique et méthode chez Aristote,

p. 31. Alexandre «explique cette déclaration», résume Leblond

, «en disant que

puisque la dialectique s’occupe des principes, dont part la science et qu’elle ne peut songer à établir, et que d’autre part, c’est l’induction qui met en possession des principes, l’induction appartient donc proprement à la méthode dialectique»

(ibid.).

51«Bipartite Science in Aristotle’s Biology», p. 336.

52«In working on Aristotle’s theory of definition in

An. post.

Il», écrivait par exemple J. L.Ackrill

, «I have been impressed by the difficulty and complexity of the

problems» («Aristotle’s Theory of Definition: Some Questions on

Posterior Analytics

II 8-10», dans

Aristotle on Science : The «Posterior Analytics»,

éd. E. Berti

, Padua,

(24)

chapitre de ce livre, Aristote annonce qu’il va dire «comment on montre ce qu’est une chose, et de quelle façon la définition peut se ramener à la démonstration, ce qu’est la définition et de quoi il y a définition»53. Or pour ce faire, notre auteur s’attaque dans un premier temps à la question de savoir s’il est possible de démontrer une définition; et !’argumentation qu’il développe alors jusqu’à la fin du chapitre 11,7, tout en étant qualifiée de dialectique, semble néanmoins établir de façon péremptoire qu’il s’agit là d’une stricte impossibilité. Mais quoi qu’il en soit, Aristote revient positivement, dans les chapitres II, 8 à II, 10, sur la question, et il montre cette fois qu’il y a place, pour un certain type d’objet et d’une certaine façon, à une démonstration de l’essence. Or !’argumentation qu’il met alors en place est, de par son caractère technique et allusif, particulièrement complexe54, et le rapport de celle-ci avec !’argumentation des chapitres II, 3 à II, 7 est, en conséquence, assez difficile à percevoir. Mais on peut toutefois noter — et bien qu’il soit «clear from the sentences that begin and end the section» qu’en II, 8-10, comme en II, 3-7, «Aristotle’s primary and essential aim is to explain the nature and structure of definitions and the relation of definition to demonstration» —, on peut toutefois noter, disions-nous, que contrairement aux développements de II, 3-7, «some of the most difficult passages in

An. post.

II 8-10 involve the notion of investigation or inquiry (...) and raise questions as to how definitions are supposed to be

discovered»55.

Or de façon assez prévisible, ces deux caractéristiques de !’argumentation d’Aristote ont occasionné, dans la littérature consacrée au problème des moyens de découverte et de validification des définitions, deux manières entièrement différentes de considérer les chapitres II, 8 à II, 10. Pour certains commentateurs, en effet, et puisque l’intention première et explicite d’Aristote n’est pas dans ces chapitres de montrer comment l’on doit débusquer les définitions,

Editrice Antenore, 1981, p. 359).

53Les Seconds Analytiques,

90 a 36-37.

54Barnes, notamment, n’hésite pas à qualifier le chapitre II, 8 d’«excessively

difficult» (Aristote,

Posterior Analytics,

traduction et commentaire par J. Barnes, 2e

éd., Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 217).

55Ackrill, «Aristotle’s Theory of Definition: Some Questions on

Posterior

Analytics

II 8-10», p. 359 (nous soulignons).

(25)

ceux-ci ne seraient d’aucun secours dans la solution du problème de la découverte des premiers principes. Mais pour d’autres interprètes, au contraire, et puisque Aristote asseoit son argumentation en II, 8 - II, 10 sur un certain «processus de découverte», tout en donnant des exemples concrets de «découverte de l’essence», c’est dans ceux-ci qu’on trouverait, ni plus ni moins, la clef de toute sa position.

Or si l’on croit effectivement que les chapitres II, 8 à 11,10 donnent la clef de la position d’Aristote, la question qui se pose alors immédiatement consiste à savoir dans quelle mesure, et de quelle façon, les indications méthodologiques qu’on croit pouvoir abstraire de ces chapitres sont compatibles avec les indications signalées en d’autres endroits du

corpus.

Et pour un D. Devereux, en tout cas, «it is clear [si on prend le cas d’une quelconque des définitions données en exemple par Aristote au chapitre 8] that the way we arrive at it is not dialectical discussion»; de sorte qu’«Aristotle’s understanding of how first principles in the sciences are arrived at in the

Analytics

seems incompatible with the sweeping claim about dialectic in our passage

in

Top.

I 2»56.

Mais il faut également voir comment ces indications des chapitres II, 8 à II, 10 peuvent cadrer avec le chapitre II, 13 des mêmes

Seconds Analytiques,

et comment celles-ci peuvent cadrer, plus spécifiquement, avec l’existence même de ce dernier chapitre. En introduction à II, 13, en effet, on trouve les lignes suivantes : «Nous avons rendu compte antérieurement», écrit Aristote, «de la façon dont l’essence se manifeste dans les termes d’une démonstration, et de quelle façon il y a ou non démonstration ou définition de l’essence. Indiquons à présent par quelle méthode il faut rechercher les prédicats contenus dans l’essence»57. Or évidemment, si l’on adopte la première des deux façons que nous avons signalées de considérer les chapitres 8 à 10, les présentes lignes ne soulèvent aucun problème, car leur sens peut sembler des plus obvies : en II, 8-10, résume ainsi Barnes, «the main question

56«Comments on Robert Bolton’s

The Epistemological Basis of Aristotelian

Dialectic»,

p. 285.

(26)

was to what extent, if at all, essences can be exhibited in demonstrations; here [en II, 13] Aristotle asks how we can get hold of such potential exhibits in the first place58». Autrement dit, la réponse à la question des rapports entre définition et démonstration, si elle mène naturellement à la question des moyens de découverte des définitions, n’implique toutefois aucune réponse à cette dernière. Mais si l’on croit plutôt qu’Aristote poursuivait, à partir du chapitre II, 8, «the discovery of the true method of definition»59, le chapitre II, 13 soulève alors la question de savoir pourquoi notre auteur — après avoir exposé, avec sa théorie de la démonstration de l’essence, la nature de cette méthode — revient sur le sujet. Or d’après Ross, le double traitement trouverait son explication dans la distinction, qui est posée par Aristote au début de II, 8, entre une chose dont la cause est identique à elle-même, et une chose ayant une cause autre qu’elle-même. Ce premier genre d’objets correspondrait, selon notre commentateur, aux substances, et ce second, aux attributs : suite à cette distinction, en effet, Aristote indique que «c’est dans le cas seulement où sa cause est distincte d’elle que l’essence peut être soit démontrable, soit indémontrable», or, argue Ross, «a substance is the cause of its own being, and there is no room for demonstration there», tandis qu’il est clair, d’autre part, que «a property or an event has an

aition

other than itself»60, ce qui rendrait possible une certaine preuve démonstrative de l’essence. Et Ross pense en conséquence qu’Aristote, après avoir montré au chapitre II, 8, par l’analyse des relations entre la définition et la démonstration, comment en arriver à la définition d’un attribut, reprendrait son analyse, au chapitre II, 13, pour montrer comment en arriver à la définition des substances61.

Quant aux indications méthodologiques données au chapitre 13, elles sont à l’avenant de ce qui précède, c’est-à-dire particulièrement absconses. Tout d’abord,

58Aristote,

Posterior Analytics,

p. 240.

59Aristote,

Prior and Posterior Analytics,

texte revisé, introduction et commentaire par W. D. Ross, Oxford, At the Clarendon Press, 1949, p. 77.

60Ibid.,

p. 629. 61Voir

ibid.,

p. 656.

(27)

le rapport qui existe entre les quatre grands groupes d’indications qu’on trouve en ce chapitre n’est ni indiqué par Aristote62, ni facile à percevoir. Selon M.-D. Roland- Gosselin, en effet, ceux-ci représentent quatre méthodes d’accès à la définition63; mais d’après J.-M. Leblond, ils en représentent plutôt trois64; et pour P. Pellegrin, finalement, il semble aller de soi qu’on ne trouve, dans tout le chapitre II, 13, qu’une seule méthode65. Ensuite, et comme on l’aura probablement deviné, le sens des explications offertes par Aristote n’est pas toujours clair. Ce dernier commence par affirmer, en effet, qu’on peut définir une chose en réunissant certains de ses attributs, soit les attributs : 1) qui appartiennent toujours à cette chose, 2) dont l’extension est intermédiaire entre l’extension de la chose et l’extension du genre sous lequel tombe cette dernière, et 3) dont la réunion n’appartient en propre qu’à la chose66. Puis notre auteur se propose d’indiquer comment il faut procéder «quand on veut traiter quelque sujet qui est un tout»67. Or le passage où est donnée cette indication est, à l’instar du chapitre II, 8, «exceedingly difficult», et ce, au point même où «even its overall purpose is obscure»68. À quoi Aristote veut-il faire référence, en effet, en parlant d’un «sujet» qui est un «tout»? «The traditional interpretation», résume Barnes, «takes this

62Et «une telle abstention», comme l’écrit Roland-Gosselin, «est assez

déconcertante. [Car] l’allure de la discussion aux chapitres précédents, pour ne rien dire des

Topiques,

plus encore la maîtrise du traité de la démonstration paraissaient promettre plus de précision et de rigueur» («Les Méthodes de la Définition d’après Aristote», p. 665-666).

63Ibid

., p. 661-665.

64Logique et méthode chez Aristote,

p. 141-144.

65«Division et syllogisme chez Aristote», dans

Revue philosophique de la

France et de l’étranger,

171 (1981), p. 177-185.

6696 a 24-b 14.

6796 b 15 : όταν ολον τι πραγματεύηταί τις.

68Barnes : Aristote,

Posterior Analytics,

p. 242. R. Bolton écrivait pour sa

part que ce passage est «l’un des plus corrompus est des plus difficiles du

corpus

aristotélicien» («Division, définition et essence dans la science aristotélicienne», trad. P. Pellegrin, dans

Revue philosophique de la France et de l’étranger,

2 (1993), p.

(28)

phrase to designate the attempt to define a term which is intermediate between

infima

species and

summum

genus. Padus thought that Aristotle was discussing the definition of a particular type of

infima

species». Mais Waitz et Ross, au contraire, «think that Aristotle is providing general guidance on howto approach a subject (e. g. geometry) which one wants to treat demonstratively»69. D’après !’interprétation traditionnelle en tout cas, qui est la plus développée sur ce point, Aristote expliquerait que pour en arriver à la définition d’un «tout», c’est-à-dire d’un genre, il convient en premier lieu de diviser le genre dont il est question et de trouver la définition de ses espèces dernières; puis, dans un second temps, de déterminer la catégorie sous laquelle tombe le genre; et finalement, de débusquer la différence spécifique de ce dernier, en relevant l’attribut qui est commun à toutes les définitions des espèces.

Puis, suite à ces indications, Aristote passe à la considération de la méthode de division. Dans les chapitres I, 31 des

Premiers Analytiques

et II, 5 des

Seconds

Analytiques,

notre auteur avait montré que, contrairement à la prétention des platoniciens, ce procédé ne pouvait fournir de preuve démonstrative de l’essence. Mais en II, 13, pourtant, Aristote affirme que ladite méthode est «une aide utile pour procéder comme on vient de le dire70», car elle permet de poser dans le bon ordre les éléments de la définition et de n’omettre, au cours de l’analyse, aucun de ses éléments71. Et finalement, en guise de conclusion au chapitre, Aristote montre comment l’induction permet de déterminer si des «groupes d’individus semblables entre eux et indifférenciés72» sont susceptibles de recevoir une définition commune. Or «voilà donc», pour reprendre les paroles de Leblond, «quels sont les moyens d’entrer en possession des définitions»; et

si l’on considère maintenant que les définitions constituent le

69A

ristote

, Posterior Analytics, p. 242.

7096 b 25. C’est-à-dire, selon toute vraisemblance, pour «traiter quelque sujet qui est un tout».

7196 b 28-35. 7297 b 7.

(29)

contenu originaire de la science, que de leur nécessité, dépend entièrement la nécessité de la science, on ne peut que s’étonner de l’insuffisance de ces méthodes, de leur manque de rigueur, — et par suite, de l’insouciance, on serait tenté de dire, de l’inconscience, d’Aristote, qui fait reposer un si imposant édifice de nécessité sur une base aussi fragile73.

Or dans le présent ouvrage, nous ne pourrons évidemment toucher qu’à quelques-uns des aspects de cette vaste problématique; et nous ne pourrons toucher, plus précisément, qu’à quelques-uns des aspects soulevés par les

Seconds

Analytiques.

Nous voudrons en effet montrer qu’on trouve, dans certains chapitres de ce dernier traité, les clefs qui permettent de solutionner les problèmes que pose le texte du

De Anima.

Et la thèse que nous défendrons dans les pages qui suivent sera, en clair, qu’un rapprochement entre les

Seconds Analytiques

et le

De Anima

permet, d’une part, d’entrevoir la grande cohérence et le caractère hautement systématique des développements d’Aristote sur la définition de l’âme, et permet, d’autre part et inversement, de percevoir l’unité et la complémentarité d’une partie significative des remarques théoriques formulées par le Stagirite sur la méthodologie scientifique74.

Comment se situera notre point de vue par rapport à l’état actuel de la recherche? Les nombreuses difficultés que nous avons signalées n’ont pas empêché

73Leblond,

Logique et méthode chez Aristote,

p. 144.

74On nous permettra de faire remarquer que les composantes de notre approche viennent lier entre elles et remplir les deux exigences qui, selon R. Bodéüs,

devraient guider les recherches actuelles sur le

De Anima :

ce commentateur fait en effet remarquer, dans la présentation qui accompagne sa récente traduction, que «les multiples recherches savantes qui lui [le

De Anima]

sont consacrées aujourd’hui et qui prennent le relais d’une longue tradition de commentateurs, malgré leur degré de spécialisation, n’ont pas réussi à résoudre les difficultés du texte. Elles contribuent plutôt à mieux mettre en lumière ces difficultés»; et Bodéüs en tirait la conclusion que

ces études «invitent cependant, lorsqu’on en fait la synthèse, à replacer d’urgence le

De Anima

dans la perspective d’une comparaison avec les autres textes d’Aristote lui-même. Elles invitent aussi à reconsidérer, mieux qu’on ne l’avait fait dans le demi- siècle qui précède, la cohérence des exposés réunis pour former le

De Anima,

malgré les indices d’une composition ou d’une transmission imparfaite» (Aristote,

(30)

les commentateurs modernes, on s’en doute, de se prononcer sur la nature de la méthode employée par Aristote dans ses écrits scientifiques. Et en réalité, même, la position interprétative qui a, depuis plus de trois décennies75, très largement prévalu76, loin de s’être formée en dépit de ces difficultés, appert plutôt avoir été le résultat de celles-ci. C’est qu’en effet, comme les multiples indications théoriques d’Aristote peuvent paraître difficiles à concilier, et comme la croyance en la valeur et la cohérence des traités de science exige au contraire qu’on admette une certaine unité dans le méthode effective, il a pu paraître approprié, au plan herméneutique, de simplement ignorer certaines des indications théoriques du Stagirite : de ne pas chercher à voir dans les textes, autrement dit, leur application. Et comme d’autre part, parmi les différentes prescriptions théoriques disponibles, l’indication des

Topiques

— à l’effet que la dialectique a pour «office propre ou le plus approprié» de mener à la découverte des principes de chaque science — est celle qui trouve, de la façon la plus manifeste, un écho dans la pratique — car c’est non seulement le

De Anima,

en effet, mais une bonne partie des grands traités d’Aristote qui contiennent un examen dialectique des opinions antérieures sur le sujet traité —, on en est arrivé à un point où, comme le notait il y a une dizaine d’années R. Bolton, «the view now more dominant is that whatever other methodological procedures Aristotle may introduce [dans les écrits à caractère épistémologique] none is intented in any way to supercede dialectic [dans les traités scientifiques] as the proper method of scientific or other inquiry and, in particular, as the proper to use to discover the first principles of the sciences»77. Or dans une pareille perspective, bien évidemment, la résolution des problèmes posés par le

De Anima

ne saurait passer par une meilleure considération

75Plus précisément depuis la parution de l’article déjà cité de G. E. L. Owen,

«Tithenai ta phainomena».

76Et qui a fort probablement eu une incidence sur la manière dont on a, jusqu’ici, abordé les problèmes que pose le

De Anima.

77«The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic», dans

Biologie, logique

et métaphysique chez Aristote,

p. 186. On trouve cette opinion clairement énoncée, par exemple, chez J. Barnes, «Aristotle and the Methods of Ethics», dans

Revue

Internationale de philosophie,

34 (1980), p. 495; C. Witt, «Dialectic, Motion, and

(31)

des nombreuses indications formulées par Aristote sur la question des procédés de définition.

Mais ce qu’auraient tout aussi bien pu suggérer les problèmes précédemment résumés, cependant, c’est que la seule façon d’en arriver à comprendre la méthode d’Aristote consiste à instaurer un dialogue entre ses prescriptions théoriques et ses réalisations scientifiques. Et depuis quelques années, d’ailleurs, ce qu’une poignée de travaux s’appuyant sur cette hypothèse «tendent à montrer, c’est que ce sont bien les questions, les concepts et les méthodes de la science aristotélicienne tels qu’ils sont décrits dans les ouvrages épistémologiques, notamment dans les

Seconds

Analytiques,

que nous retrouvons “en acte” dans les textes biologiques»78. Or pour qui adopte un semblable point de vue, qui implique que théorie et pratique peuvent et doivent s’entre-expliquer79, les développements sur la définition de l’âme constituent certainement, de par leur longueur et leur complexité, l’une des meilleures occasions pour amorcer le dialogue.

Trois chapitres diviseront notre ouvrage. Dans le premier de ceux-ci, nous mettrons en relation les remarques formulées dans le chapitre II, 1 du De

Anima

avec les analyses des

Seconds Analytiques

sur la méthode de division; et nous expliquerons, à cette occasion, pourquoi les

Analytiques

traitent de façon si allusive et schématique des moyens de «rechercher les prédicats contenus dans l’essence»80. Puis dans la seconde partie, qui constituera en un sens la pierre d’assise de notre ouvrage, nous montrerons comment une considération attentive des chapitres II, 3 à

78Pellegrin : Aristote,

Parties des animaux. Livre I,

p. 2122־.

79On trouve cette idée d’une entre-explication formulée chez A. Gotthelf :

«we might expect close study of the explanatory structure of such biological treatises as

PA II IV»,

écrit en effet celui-ci, «to be of help in resolving some of the interpretative logjams that plague the study of

APo.,

as we might expect close study of

APo.

to further illuminate the explanatory structure of PA

II IV»

(«First Principles in Aristotle’s

Parts of Animals»,

dans

Philosophical Issues In Aristotle’s Biology,

p. 197).

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