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Chapitre 4. Le cas de Bresso

4.4. Le point de vue des militants sur la mobilisation d’Août

Malgré la présence de l’Hub de Bresso depuis l’été 2014, l’activité du réseau a démarré à partir de la protestation d’Août 2015. Les premiers ont été les activistes de Bam. Cet évènement a donc sans doute eu la fonction de soulever la question du centre, de réveiller les consciences du territoire et des alentours et d’attirer l’attention général des médias et des politiciens : « La protestation a été plutôt grande, les journaux nationaux

en ont parlé, Salvini23 tweetait des choses indécentes, il y a eu de l’attention politique… Peut-être aussi parce que c’était une période pendant laquelle le thème des migrations, avec ce qui était en train de se passer à Vintimille aussi, était au centre du débat… » dit

P. de Collettivo 20092. Cette concentration d’attention sur l’évènement semble inquiéter les institutions qui réagissent de manière forte avec « une intervention répressive de la

police qui les avait repoussés dans le centre » (B., militant de Ri-Make, 31/05/2016). En

plus, cela change aussi la perception de la présence du centre dans la commune par la

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population de Bresso qui, jusqu’à ce moment, n’en avait pas réellement conscience. M., qui vit à Bresso et l’observe analytiquement à travers le travail de Bam affirme que « depuis qu’ils sont sortis, les gens ont commencé à en parler. Avant, on en parlait pas,

on n’avait pas vraiment la sensation qu’ils étaient là. En tout cas, après la protestation des choses absurdes ont commencé à être dites, par exemple qu’ils auraient pu voler un avion de l’aéroport qu’il y a dans le parc afin d’aller s’écraser sur la zone de l’Exposition Universelle de Milan. En tout cas, un imaginaire fallacieux s’est créé à propos de ce que le centre est et de ce qu’il devrait être, et beaucoup de rumeurs sur les réseaux sociaux »

(M., militante de Bam, 03/03/2016).

« Mais comment vous définiriez cette protestation, comment l’interpréteriez-vous ? », je demande aux militants des trois réalités. Les réponses reçues s’accordent sur le fait qu’il s’est agi d’une explosion de rage extemporanée, faiblement organisée et sans une réelle conscience politique collective. « En ce moment ils étaient en train de pâtir la

chaleur, personne ne leur disait ce qu’il allait se passer avec eux, ils étaient fatigués et ils sont descendus dans la rue, non pas pour une conscience politique collective, ils sont sortis dans la rue chacun pour soi-même…après qu’une situation de mobilisation collective soit le résultat, ça est une autre chose…mais tu parlais avec l’afghan et il te disait une choses, tu parlais avec le nigérian, il t’en disait une autre, et je crois que c’est normal », me dit M. de Bam. Cette affirmation remet à flot la question identitaire comme

je la posais au début du travail et s’approche aux considérations faites préalablement à partir de l’analyse du discours de Monsieur A. Il ressort en effet des mots de M. la difficulté de saisir les dynamiques portées par les migrants en révolte comme un groupe identitaire compact et politiquement conscient.

Il s’agit d’un « act of demonstration » et non pas d’un « act of citizenship » théorisés par Isin. Pour les militants du réseau comprendre et accepter cette réalité n’est guère facile, habitués comme ils sont à se mobiliser en partant d’un groupe avec une forte identité collective. Néanmoins, la compréhension de l’identité sociale et culturelle collective et individuelle relative aux individus avec lesquels ils ont choisi de travailler est un passage indispensable pour mettre en œuvre des pratiques et des stratégies qui, tout en essayant de maintenir une réflexion politique de haut niveau, ne risquent pas d’étouffer les exigences et les intérêts réels des demandeurs d’asile. « Des fois », continue M., « on

les prenait pour une collectivité, mais ce n’est pas comme ça, en réalités ils sont des individualités qui vivent temporairement une même condition, ce n’est pas la même chose,

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La difficulté de comprendre de manière approfondie le/les sujet/s avec lesquels il souhaitait travailler a sans doute ralenti le travail du réseau qui encore aujourd’hui est en train de rechercher la balance nécessaire entre l’indispensable participation active des demandeurs d’asile aussi bien aux activités régulières de chaque réalité qu’aux évènements collectifs ponctuels et la tentation parfois de forcer légèrement la main en agissant en tant que représentants des instances des migrants sans qu’ils soient nécessairement impliqués activement24.

Comme déjà mentionné plus tôt, au fil des mois le réseau a de plus en plus compris d’être face à un groupe fragmentaire et hétérogène. P. (militant de Collettivo 20092), comme M. (militante de Bam), affirme : « Nous avons parlé avec beaucoup des

demandeurs d’asile qui ont participé à la protestation, et selon la personne avec laquelle on parlait l’approche changeait. Il y en avait pour lesquels il ne s’agissait que de simple colère et exaspération, d’autres qui étaient très conscients de la situation plus générale à niveau européen et se mobilisaient pour cela aussi » (P., militant du Collettivo 20092,

06/06/2016). Ainsi, ces mots confirment l’idée que les expériences et les caractéristiques individuelles jouent un rôle important dans l’organisation des mobilisations politiques des demandeurs d’asile et sur leurs modalités d’action. Néanmoins, P. détache dans son discours la question identitaire du groupe de la valeur politique de la protestation en soi, en fournissant un ultérieur intéressant point de vue: « En tout cas », dit-il, « les migrants

qui vivent ces conditions aujourd’hui dans notre système sont en plein milieu de toute une série de contradictions qui sont profondément politiques, ainsi, même s’ils ne sont pas conscients d’être à l’intérieur d’un mécanisme de ce type, cette colère, cette exaspération avaient quand-même pour nous une forte valeur politique » (P., militant du Collettivo

20092, 06/06/2016).

Je considère ces mots profondément vrais, d’autant plus qu’ils donnent concrètement voix à ce qu’on théorisait au tout début du travail, c‘est-à-dire la considération d’un individu comme sujet politique du moment où il est capable d’agir. Dans ce sens, on pourrait dire qu’il n’est pas nécessaire que l’individu, soit le groupe, soit conscient de la valeur politique de son action pour qu’elle soit considéré quand-même comme telle. Il va

24 L’analyse de ce processus de recherche d’une balance entre représentation et

participation constituera le focus principal du dernier chapitre de ce travail, dédié à la relation entre demandeurs d’asile et réseau militant.

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de soi, ainsi, que la protestation d’Août des demandeurs d’asile de l’hub de Bresso ait eu une valeur politique importante, qu’ils en soient conscients ou pas. Le passage successif, celui de la construction d’une identité collective à travers la prise de conscience et l’identification d’instances et objectifs politiques et sociaux communs n’a donc rien à voir avec la valeur politique effective de l’action en soi-même, et il résulte être, par mes observations, un processus progressif et long qui ne peut pas se réduire à une mobilisation collective ponctuelle.

D’autre part, l’action menée par les demandeurs d’asile en Août 2015 a provoqué l’intervention des trois groupes militants dont on a parlé et le début d’un processus de connaissance et d’apprentissage réciproque : « cette action-là a déterminé une rencontre

qui a eu des résultats parce que cette rencontre a produit un parcours basé sur la relation », dit B. de Ri-Make. Les notions de rencontre et de relation sont devenues

centrales dans l’analyse des observations effectuées et c’est autour d’elles que mes hypothèses de départ se sont modelées en trouvant des réponses différentes par rapport à celles que j’avais prévues. Elles vont donc être le cœur des considérations finales de mon travail.

Pourtant, pour ne pas perdre de vue d’où je suis partie, je vais maintenant analyser et discuter les effets que beaucoup des éléments propres aux système d’accueil italien ainsi que les facteurs symboliques de représentation sociale sur les demandeurs d’asile présentés en ouverture produisent sur la capacité et la possibilité de ces-derniers de se mobiliser collectivement pour revendiquer leurs droits et leur voix.

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Chapitre 5. Demandeurs d’asile, mobilisations